Histoire socialiste/Le règne de Louis-Philippe/P1-02

1. LA RÉVOLUTION BOURGEOISE.


CHAPITRE II


PREMIERS TATONNEMENTS


Les briseurs de machines et la grève des imprimeurs. — Déclarations et menaces du nouveau pouvoir. — Attitude embarrassée des républicains devant l’agitation ouvrière. — Les hommes du mouvement et ceux de la résistance. — La manifestation des quatre sergents de la Rochelle et les alarmes conservatrices. — L’affiche des « Amis du Peuple » pose la question sociale. — La garde nationale envahit le local des « Amis du Peuple » et disperse leurs réunions.


Sur ces entrefaites, s’occupant de choses infiniment plus pratiques, Louis-Philippe était proclamé roi des Français, jurait la Charte en s’écriant, à l’adresse de ceux qui demandaient les garanties promises : « On ne m’en demandera jamais autant que je suis disposé à en donner ».

Dans les théâtres, la Parisienne, appelée d’abord la Marche française, due à la pâle et chétive muse de Casimir Delavigne, remplaçait la Marseillaise et faisait de la colonne Vendôme un énorme mirliton libéral.


…C’est la liberté des Deux-Mondes,
C’est Lafayette en cheveux blancs.
…Les trois couleurs sont revenues.
Et la colonne avec fierté
Fait briller à travers les nues
L’arc en-ciel de la liberté.
Soldat du drapeau tricolore,
D’Orléans, toi qui l’as porté,
Ton sang se mêlerait encore
À celui qu’il nous a coûté…


Barthélémy et Méry, de leur côté, saluaient le soleil levant par un poème intitulé l’Insurrection, qui se terminait par ce vers :


Un roi qu’un peuple nomme est le seul légitime.


Cet alexandrin était une bonne « galéjade » des deux auteurs marseillais. Le peuple avait fait la place nette, mais il n’y avait en réalité appelé personne. Ce fut la bourgeoisie, dans sa portion organisée et dirigeante, qui, par crainte de la démocratie, fit avorter le mouvement républicain.

Elle ne put éviter un autre mouvement, convulsif et désordonné encore, animé d’instincts plus que de pensée, à coup sûr moins immédiatement périlleux, mais qui croîtrait en force et en importance pour s’annexer finalement le premier, l’inspirer et le diriger.

Ce mouvement, qui se manifeste le lendemain même de la bataille, le 30 juillet, les communistes révolutionnaires eux-mêmes, les Buonarotti, les Voyer d’Argenson, les Teste, ne semblent pas le voir. Et s’ils le voyaient, ce serait pour le réprouver comme une diversion dangereuse, une déviation des efforts tentés pour orienter vers la République la révolution qui se fait. Comment d’ailleurs des socialistes pourraient-ils s’associer à l’aveugle fureur d’ouvriers brisant les machines qui leur coupent les bras ?

Blanqui lui-même, qui toute sa vie tentera d’utiliser les courants populaires les plus indifférents même au but que poursuit la démocratie sociale, Blanqui n’aurait pu que réprouver le geste de ces malheureux. Il eût pu, il est vrai, leur en indiquer un qui fût dans la direction de leurs destins. Mais à ce moment il n’a que vingt-cinq ans et il est encore perdu dans la masse des combattants. La veille même du jour où les ouvriers imprimeurs vont se ruer sur les presses mécaniques, Blanqui, noir de poudre, entre dans le salon de Mlle de Montgolfier. Il apparaît, nous dit Gustave Geffroy dans l’Enfermé, « avec la décision du triomphe, la bouche et les mains noires des cartouches déchirées et des balles parties, odorant de poudre et aspirant l’âcre parfum de la bataille gagnée, aussi doux qu’un bouquet de printemps et qu’une chevelure de femme. Il s’arrête sur le seuil et laisse tomber son fusil dont la crosse heurte lourdement le parquet, dont la crosse et la baguette sonnent avec un bruit de cristal et de chanson. Et le bruit, et la pensée, et le geste sont en rapport avec les paroles brutales et ironiques qui sont prononcées les premières : « Enfoncés, les romantiques ! » s’écrie l’étudiant qui rassemble en un cri ses haines politiques et ses colères littéraires, son goût de la mesure et des règles, son aversion du lyrisme, de la phrase et de la cathédrale ».

Ce que Blanqui n’a pas vu, ses aînés, les héritiers directs de la pensée de Babeuf, ne l’ont pas vu davantage. Ils sont tout à leur rêve d’une communauté agraire, que pouvait réaliser le seul triomphe préalable de la République, et cette explosion de fureurs ouvrières contre les machines, cette contagion du luddisme Anglais ne leur dit rien. Remarquons d’ailleurs que le mouvement qui se produisit dans la matinée du 30 juillet fut relativement insignifiant. « Quelques ateliers d’imprimerie furent envahis et quelques presses mécaniques brisées », dirent les journaux quinze jours après cet incident.

Ils n’en parlent même que parce que l’agitation ouvrière contre les machines a repris le 12 ou le 13 août. De son côté, Louis Blanc ne dit pas que les ouvriers ont brisé les machines, mais qu’ils ont voulu en briser. Cependant, le 3 septembre, les Débats ne parurent pas, leurs presses mécaniques ayant été détruites.

D’ailleurs, le bris des machines n’était qu’une des moindres manifestations du malaise qui mettait la classe ouvrière en mouvement. La révolution de juillet s’était produite au moment d’une crise économique et l’avait aggravée. Selon l’expression de Louis Blanc, « chaque coup de fusil tiré pendant les trois jours avait préparé une faillite ». On sait que les ordonnances, en supprimant le peu de liberté qui restait à la presse, avaient permis à la bourgeoisie libérale de jeter à l’insurrection les nombreux ouvriers parisiens occupés aux travaux de l’imprimerie. Au grief politique qu’ils avaient contre la Restauration, les libéraux avaient ajouté le grief économique qui mettait les ouvriers de leur côté. D’ailleurs, les propriétaires d’imprimeries et quantités de patrons libéraux s’étaient donné le mot pour fermer leurs ateliers.

La révolution faite, les ouvriers n’eussent pas demandé mieux que de reprendre le travail. Mais la révolution avait aggravé la crise. Paris, ville de luxe, patrie des métiers d’art, vit émigrer pour un temps les gens de luxe ; ceux qui restaient limitaient leurs dépenses, par crainte du lendemain plus encore que par bouderie. Le malaise économique, encore une fois, n’était pas né de la révolution. Nous allons examiner tout à l’heure quelles conditions générales l’avaient amené. Pour l’instant, constatons que les journées de juillet l’ont porté au comble. Dès lors se comprend « l’étonnement irrité de ce peuple qui, nous dit M. Thureau-Dangin, se sent mourir de faim au moment où l’on proclame le plus bruyamment sa souveraineté ».

L’agitation ouvrière, qui se prolonge pendant les mois d’août et de septembre, est naturellement fort confuse. Les uns demandent du travail et les autres protestent contre le salaire de famine que leur donnent leurs patrons. Ils défilent par corporations dans les rues de Paris, clamant leur détresse et demandant du travail ou du pain. Au moment même où les parasites de la monarchie se retournent vers le nouveau gouvernement et grossissent l’affluence qui se rue à l’assaut des places, les ouvriers, qui sont les artisans de cette révolution, errent affamés devant les palais où la bourgeoisie organise sa victoire.

Tout naturellement, les ouvriers firent appel au pouvoir que leurs fusils encore chauds du combat venaient d’installer. Diverses réponses leur furent faites. D’abord par Guizot. En sa qualité de ministre de l’intérieur, il demanda à la Chambre, qui le lui accorda, un crédit de cinq millions applicables à des travaux publics.

Ce fut ensuite le préfet de police, Girod (de l’Ain), qui répondit en préfet de police, c’est-à-dire en prenant un arrêté contre les attroupements. Dans l’article 3 de cet arrêté il disait : « Aucune demande à nous adressée pour que nous intervenions entre le maître et l’ouvrier au sujet de la fixation du salaire, ou de la durée du travail journalier ou du choix des ouvriers, ne sera admise, comme étant formée en opposition aux lois qui ont consacré le principe de la liberté de l’industrie. »

Tant que la bourgeoisie régnera seule et sans partage, tant que par la démocratie le peuple n’aura pas été appelé à peser sur la direction des affaires publiques, la doctrine de l’État sera fixée dans ces dures paroles de Girod (de l’Ain). C’est de cette doctrine que s’inspirera en 1843 un de ses successeurs à la préfecture de police, Delessert, lorsqu’il refusera à Jean Leclaire l’autorisation de réunir ses ouvriers pour leur répartir les bénéfices de son entreprise. Selon cette doctrine, l’État est réduit à la fonction de gendarme chargé de faire observer les lois faites par les riches contre les pauvres. Il est bien ainsi la chose d’une classe.

Ce fut enfin Odilon Barrot, qui, en qualité de préfet de la Seine, adressa dans les premiers jours de septembre une proclamation à ses concitoyens. Dans cette proclamation nous trouvons les affirmations suivantes : « Une commission a été créée pour rendre aux travaux publics et privés la plus grande activité. Des ateliers sont établis sur tous les points de la capitale. Nul ne peut se plaindre de manquer de travail. Des secours ont été et sont journellement distribués aux indigents infirmes ».

En bon représentant de l’autorité, et quoique tout neuf dans ce rôle, Odilon Barrot terminait sa proclamation par les menaces usuelles, rappelant que « la loi punit » les « démonstrations turbulentes » et les « coalitions », et, proclamant sa confiance dans la population parisienne, il déclarait compter sur « notre brave garde citoyenne. »

Négligeons ces menaces, qui sont de style officiel, et retenons les affirmations formelles du préfet de la Seine. « Nul, disait-il, ne peut se plaindre de manquer de travail ». Or, les journaux du temps, soigneusement compulsés par M. Thureau-Dangin, qui, je le répète, est un écrivain favorable au régime de juillet, les journaux du temps affirment tous la crise commerciale et la détresse des ouvriers. Une semaine à peine après la proclamation d’Odilon Barrot, les Débats déclaraient « affreux » l’état du commerce. Citant Louis Blanc, qui raconte qu’une imprimerie avait vu tomber son personnel de deux cents ouvriers à vingt-cinq et le salaire de cinq et six francs à vingt-cinq ou trente sous, M. Thureau-Dangin dit en termes précis : « Les ouvriers n’avaient pas d’ouvrage. »

Pour Odilon Barrot, les secours aux indigents, secours insuffisants et dont encore aujourd’hui nous connaissons la modicité (trois francs par mois l’été et cinq francs l’hiver) et les chantiers où la rétribution se rapprochait plus de l’aumône que du salaire normal, voilà qui avait suffi à donner satisfaction aux travailleurs. Et, dès lors, ceux qui réclamaient étaient des « turbulents » qui méritaient d’être punis par la loi.

Ch. Dupin, économiste, professeur au Conservatoire des Arts-et-Métiers, frère cadet du ministre, du factotum de Louis-Philippe, prêcha de son côté fort éloquemment les ouvriers.

« Mes anciens et bons amis, leur dit-il en substance, méfiez-vous de ceux que vous avez vaincus hier ; ce sont leurs perfides conseils qui vous poussent aujourd’hui à détruire à la fois la révolution que vous avez faite et les machines qui sont les moyens les plus sûrs d’améliorer votre sort.

« Il y a quarante ans, ajoutait-il, quand la Révolution a commencé, quand nos pères ont pris la Bastille, que défendaient non pas des régiments de garde royale, mais une poignée d’invalides, demandez à nos vieillards si l’ouvrier était aussi bien nourri, aussi bien meublé qu’aujourd’hui ; il vous diront tous que non. Cependant, en 1789, Paris avait dix fois moins de mécaniques et de machines qu’en 1830.

« Si l’on détruisait aujourd’hui ces beaux instruments d’une industrie perfectionnée, avec lesquels la France produit tout ce qui fait votre bien-être et sa splendeur, nous n’aurions plus rien qui plaçât notre pays au-dessus du pays des Napolitains, des Espagnols et des Portugais. Il faudrait qu’à l’imitation de leurs pauvres, de leurs manouvriers, de leurs lazzaronis, vous allassiez sans chaussures et sans coiffure. Vous seriez encore plus malheureux que ces hommes dénués d’industrie, car vous n’auriez pas comme eux un soleil du midi pour vous aider à supporter l’abrutissement et la nudité. »

C’était parfaitement dit. Mais les ouvriers eussent pu répondre à l’économiste qui les haranguait : — Il est certain que, lorsque nous avons du travail, nous sommes moins malheureux qu’au temps jadis ; mais il est non moins certain que, lorsque la crise éclate, nous sommes d’autant plus malheureux que nous manquons subitement de ce bien-être, d’ailleurs trop vanté par vous, auquel nous étions habitués.

Ch. Dupin avait terminé sa harangue en affirmant aux réclamants qu’ils trouveraient une administration « amie de l’ouvrier », prête à satisfaire à ses « justes réclamations ». Ils trouvaient, huit jours après, l’impitoyable arrêté de Girod (de l’Ain). Leurs réclamations n’avaient pas été jugées conformes, à la doctrine économique ni à l’intérêt de la classe au pouvoir.

Une réponse, cependant, parvint au savant professeur du Conservatoire. Victor Hugo nous affirme, dans son Journal d’un révolutionnaire de 1830, que Dupin reçut le billet anonyme suivant : « Monsieur le sauveur, vous vous f… sur le pied de vexer les mendiants ! Pas tant de bagou, ou tu sauteras le pas ! J’en ai tordu de plus malins que toi ! Au revoir, porte-toi bien en attendant que je te tue. »

Ce billet est trop « littéraire », je veux dire trop apprêté, pas assez spontané, pour émaner d’un des ouvriers qui allaient par les rues demandant du travail ou du pain. Un mendiant même, um malheureus tombé de l’état d’ouvrier à celui d’indigent pourrait avoir de tels sentiments, mais il ne les exprimerait pas de la sorte.

J’ai dit que l’administration n’avait presque rien fait pour les ouvriers en détresse. Elle fit pis que de ne rien faire.

D’abord elle licencia les ouvriers que la commission municipale siégeant à l’Hôtel de Ville avait incorporés à la garde nationale mobile et auxquels, depuis le 31 juillet, il était alloué une solde de trente sous par jour. Devant les manifestations de la faim, le Globe du 17 août proposa, mais vaguement, la réincorporation des ouvriers à la garde nationale : « C’est un droit pour eux et un devoir d’y entrer », disait le journal libéral. Et il concluait en demandant « que la Ville fît un sacrifice d’argent pour faciliter l’équipement de tous les citoyens qui justifieraient de l’impossibilité où ils sont de se procurer en totalité ou en partie cet équipement ». On comprend sans peine que le nouveau pouvoir ait peu goûté l’expédient et qu’il ait tenu à faire, au contraire, de la garde nationale une milice essentiellement bourgeoise. Les ouvriers n’en furent pas moins cruellement ulcérés, plus encore que lésés, par cette insultante éviction.

D’autre part, bien loin de chercher à calmer l’effervescence, le gouvernement fit une fausse manœuvre qui ressemblait singulièrement à une provocation.

En accordant à l’Imprimerie royale une certaine somme pour les réparations à faire, le ministère donna l’ordre d’imprimer au Bulletin des lois l’ordonnance dans laquelle se trouvait spécifiée la réparation des presses mécaniques brisées dans la matinée du 30 juillet. Les ouvriers, disent les journaux, se refusèrent à imprimer cette ordonnance et quittèrent les ateliers. Une réunion fut tenue le 3 septembre à la barrière du Maine, à laquelle prirent part quinze à seize cents ouvriers imprimeurs : ils s’engagèrent à ne pas travailler dans les maisons qui employaient des presses mécaniques.

Une commission ayant été nommée par cette réunion à l’effet de percevoir les cotisations et de représenter les ouvriers, le Moniteur annonça des poursuites « contre les signataires d’un écrit dans lequel le fait de coalition a paru positivement exprimé ». Ce ne fut pas l’avis du tribunal qui, le 14 septembre, acquitta les treize « commissaires » dont voici les noms : Roget, Carré, Sainte-Anne, Domeri, Champion, Genuyt, Hy, Dauzel, Possel, Valant, Devienne, Cruché, Lamey.

Fermement attaché au principe de la non-intervention directe dans les relations entre les employeurs et les ouvriers, Benjamin Constant proposa comme remède à la crise l’abrogation du monopole de la librairie et de l’imprimerie. Il était connu, en effet, que déjà, rien qu’à Paris, douze imprimeries existaient sans privilège. Toute la presse libérale appuya l’initiative de Benjamin Constant. Un renfort inespéré lui vint d’Angleterre, où les sociétés typographiques ouvrières protestaient contre le bris des machines et disaient bien haut qu’il suffirait de diminuer les charges pesant sur l’imprimerie, droits de timbre, frais de poste exagérés, pour augmenter immédiatement la production.

Les journaux libéraux et républicains, notamment le Globe et la Tribune, s’attachaient à réduire l’importance de cette agitation ouvrière. Parlant de la misère des ouvriers et de leurs réclamations, la Tribune, s’adressait aux gens au pouvoir :

« Nous vous avons indiqué comment vous pouviez les satisfaire sans dépenser un sou, et en augmentant même les revenus de l’État, par l’abolition du monopole et des privilèges industriels ; et, quand vous avez refusé, quand votre aveuglement vous a forcés à ne voir plus qu’en eux un moyen de vous défendre contre eux-mêmes, nous nous sommes adressés au patriotisme si puissant sur leur âme, nous les avons conjurés de ne pas ternir sur le front de la patrie la gloire de leur triomphe. Frappés de ce langage, ils se sont dit : Puisque ceux qui marchaient avec nous le 27 juillet, blâment aujourd’hui notre marche, nous ne sommes pas dans la bonne route, et ils se sont arrêtés ; et, toujours patriotes et généreux, ils ont fait taire leurs souffrances devant l’intérêt public. »

Car l’ennemi commun est là qui guette, tout prêt à profiter des divisions qui surgiraient entre ses vainqueurs pour prendre sa revanche. À Nantes, des ouvriers ont brisé une machine à pêcher le sable. Le journal l’Ami de la Charte affirme que, lors de l’émeute, des « personnages suspects » se frottaient les mains et encourageaient les briseurs de machines en disant : « Ha ! ha ! c’est bien. En voilà de la liberté, de la vraie liberté ! Cassez, brisez tout ; plus vous en ferez, mieux ce sera. »

La presse royaliste s’exposait à ces reproches, il faut bien en convenir. À propos de l’incident de Nantes, elle annonçait que, le lendemain matin, des « placards incendiaires » avaient été apposés sur les murs. Or, en fait de placards incendiaires, il n’y avait sur les murs de Nantes que des affiches, très modérées de ton, demandant que l’autorité s’occupât « du moyen d’exercer les bras inactifs », parce que « sans ouvrage, pas de pain et qu’il faut du pain pour vivre. »

Pour sa part, la Quotidienne explique à sa manière le bris des machines et toute l’agitation ouvrière. « La multiplication exagérée des forces par les machines préparait depuis longtemps la crise actuelle », dit le journal légitimiste. Pour la Quotidienne, la révolution qui vient d’avoir lieu est « l’occasion plutôt que la cause » de cette crise. Cela est parfaitement exact. La Quotidienne poursuit en raillant « les adeptes de l’économie politique que nous allons enfin voir à l’œuvre ». Elle ajoute que « cet emploi démesuré des machines… devrait blesser les libéraux conséquents à leurs principes, puisqu’il tend incessamment à annuler les petits producteurs au profit de l’aristocratie industrielle ». Et fielleusement elle glissait : « Aujourd’hui que la révolution se fait par cette aristocratie, de tels mouvements se réprimeront facilement sans doute ». Car, si la répression ne venait pas, « si les rôles changeaient, qui sait où nous serions conduits ? La révolution de 93 a emporté bien autre chose que des mull jennys, des presses mécaniques et des machines à haute pression. »

En réponse à cet article, le Journal du Commerce accusa les rédacteurs de la Quotidienne de se faire « ouvertement les théoriciens des luddistes ». Il affirma que « MM. de Polignac et consorts comptaient avoir pour auxiliaire dans l’exécution de leur coup d’État la faim de 40 ou 50.000 ouvriers ». Ils durent décompter, car les ouvriers furent tous du bon côté des barricades. « Il est vrai, ajoute le journal libéral, que, dans la matinée du 30, quelques ateliers d’imprimerie furent envahis et quelques presses mécaniques brisées par de soi-disant ouvriers imprimeurs ; mais pour deviner quels étaient les véritables auteurs de ce désordre passager, il faut savoir que la fureur des luddistes s’exerça particulièrement contre les presses des journaux libéraux. »

L’histoire de nos luttes politiques a prouvé que ce n’est pas calomnier les partis conservateurs que leur attribuer l’espérance de tirer ce qu’ils estiment le bien de l’excès même du mal. Des premiers temps de l’Assemblée nationale aux Chambres d’aujourd’hui, nous avons toujours vu le côté droit employer la surenchère démagogique pour tenter de faire échouer les propositions démocratiques ou simplement libérales. Dans le manifeste communiste, Marx et Engels


Brisez vos machines ! — C’est déjà fait, père St-Ignace.
(D’après un document de la Bibliothèque nationale.)


ont excellement observé que, « par leur situation historique, l’aristocratie française et l’aristocratie féodale anglaise étaient appelées à écrire des pamphlets contre la société bourgeoise moderne. »

À présent, une chose paraît certaine, c’est que si les presses des journaux carlistes furent épargnées, c’est qu’apparemment ces journaux, en bons conservateurs qu’ils étaient, avaient repoussé avec horreur l’emploi de ces diaboliques engins de progrès qu’on appelle des presses mécaniques.

Ces agitations ne pouvaient que faciliter la formation du pouvoir nouveau et lui donner de l’équilibre. Pour fonder « la monarchie entourée d’institutions républicaines » dont il s’était proclamé le représentant dans la comédie qu’il alla jouer à l’Hôtel de Ville, Louis-Philippe transforma, le 11 août, en ministère régulier la commission provisoire qui s’était installée à l’hôtel Laffitte. Quant à la commission municipale, composée des combattants et de leurs chefs, l’adhésion de Lafayette à la nouvelle monarchie l’avait désemparée en lui ôtant toute raison d’être ; sans même qu’elle fût consultée, deux ou trois de ses membres prononcèrent sa dissolution, et elle disparut sans bruit.

Désireux d’exercer une action personnelle sur ses ministres, le roi n’avait pas nommé de président du conseil. Deux éléments se partageaient le cabinet, et Louis-Philippe voyait dans cette division le moyen d’assurer son pouvoir, dont il se montra toujours jaloux à l’extrême, même dans les plus minces détails, comme on le verra dans la suite de cette histoire.

Dans le ministère, Dupont (de l’Eure) et Laffitte représentaient plus particulièrement les libéraux, ceux pour qui la Révolution signifiait un changement de régime, une mise en marche vers le progrès politique. C’étaient, avec des nuances qui les différenciaient assez fortement et une égale crainte de déchaîner la démocratie, les hommes du mouvement. Le groupe des hommes de la résistance au mouvement, des doctrinaires, était plus particulièrement représenté par Guizot, Dupin, le duc de Broglie et Casimir Périer. Ceux-ci étaient en majorité dans le ministère ; mais, d’une part, la popularité de Dupont (de l’Eure) et de Laffitte et, d’autre part ; la présence d’Odilon Barrot à la préfecture de la Seine et de Lafayette au commandement général des gardes nationales du royaume assuraient la prééminence aux hommes du mouvement.

Ces hommes du mouvement épuisèrent leur énergie à inscrire dans la charte l’abolition de l’hérédité de la pairie, à se quereller dans les séances du conseil avec Louis-Philippe, à laisser faire l’agitation dans la rue et à la laisser réprimer par leurs collègues de la résistance, dont l’adhésion au nouvel état de choses était faite surtout de résignation.

Le calme plat ne succède jamais immédiatement à la tempête. Cette vérité est plus constante encore pour les mouvements humains que pour ceux de la nature. Et puis, les démocrates et les libéraux réels ne pouvaient tous se faire à l’idée qu’il n’y avait rien de changé, que le monarque et la couleur de sa cocarde.

Dans le combat auquel les avait acculés la folle provocation des ministres de Charles X, ils avaient pris une audace morale née de leur courage militaire. La victoire avait redressé leur échine, et s’ils avaient de nouveau placé un homme sur le pavois, ils entendaient porter cet homme à leur gré, dans leur direction propre, et non selon son bon plaisir.

La révolution avait fait surgir au grand jour les associations républicaines et libérales qui, sous le régime précédent, s’étaient secrètement organisées pour mener la lutte contre le pouvoir et la congrégation. Dès les premiers jours d’août, la société Aide-toi, le ciel t’aidera proposa l’érection d’un monument aux quatre sergents de La Rochelle, guillotinés en place de Grève le 21 septembre 1822 pour avoir conspiré le renversement de Louis XVIII. Une autre société, la loge maçonnique les Amis de la Vérité, prit, de son côté, l’initiative d’une cérémonie funèbre pour l’anniversaire de l’exécution. Toutes les sociétés libérales et démocratiques de Paris et des départements adhérèrent à ce projet, et la cérémonie eut lieu le 21 septembre, dans le plus grand recueillement. Quatre mille citoyens y prirent part, défilant par trois de front, précédés de quatre drapeaux et de tambours recouverts d’un crêpe.

Le cortège partit de la rue de Grenelle-Saint-Honoré, où se tenaient les séances des Amis de la Vérité. Lorsqu’il arriva sur la place de Grève, les gardes nationaux de l’Hôtel de Ville présentèrent les armes et leurs tambours battirent aux champs. Deux discours furent prononcés, l’un par le citoyen Cahaigne, vénérable des Amis de la Vérité, l’autre par l’avocat des quatre jeunes gens. Et la cérémonie s’acheva dans le plus grand calme.

Elle eut aussitôt son retentissement à la Chambre. À propos de bottes — il s’agissait d’une pétition des commissaires-priseurs — un membre obscur de la majorité. Benjamin Morel, blâma le préfet de la Seine d’avoir laissé se produire cette manifestation et demanda des explications au gouvernement. Guizot répondit à cet interpellateur de complaisance qu’il considérait comme dangereuses les sociétés populaires : « Toutes choses y sont mises en question, dit-il. Et, remarquez, messieurs qu’il ne s’agit point dans ces sociétés de discussions purement philosophiques ; ce n’est pas telle ou telle doctrine qu’on veut faire prévaloir ; ce sont les choses mêmes, les faits constitutifs de la société que l’on attaque ; c’est notre gouvernement, c’est la distribution des fortunes et des propriétés, ce sont enfin les bases de l’ordre social qui sont mis en question et ébranlés tous les jours dans les sociétés populaires ». Selon lui, ces sociétés prolongeaient et tendaient à rendre permanent l’état révolutionnaire ; l’Europe s’inquiétait de leur propagande et se souvenait de 1792. Bref, il fit le discours de réaction qui lui semblait approprié aux circonstances.

Dupin, ministre sans portefeuille, vint en renfort du ministre de l’Intérieur avec ses « arguments de coin de rue », selon l’expression aussi pittoresque qu’exacte du duc de Broglie. Il fit appel aux intérêts. « On ne peut pas, dit-il, entrer dans une boutique pour acheter quand on voit des agitateurs populaires se promener dans les rues ». Puis, sentant qu’on allait lui opposer que ces agitateurs avaient été jugés bons pour faire la révolution dont il était un des ministres, il disait en terminant : « Rappelez-vous que ce qui est bon pour détruire ne vaut rien pour consolider ».

Mauguin, qui était l’orateur le plus actif de l’opposition, souleva un tumulte en déclarant que les gouvernements sont les auteurs réels des fautes commises par les peuples : « La France entière est en guerre contre son administration », s’écria-t-il. Et il conclut en demandant une enquête sur la conduite du ministère depuis la révolution.

Le discours de Guizot eut pour résultat direct et immédiat de jeter la bourgeoisie dans la rue, non pour y faire des manifestations pacifiques comme celle des quatre sergents, mais pour envahir tumultueusement le manège Peltier, où se réunissait la société des Amis du Peuple. Le ministre avait dit : « Le désordre n’est pas le mouvement, le trouble n’est pas le progrès ». Ses amis politiques firent du désordre pour arrêter le mouvement. La réunion fut dissoute par deux officiers d’état-major de la garde nationale. Ceci se passait le 25 septembre, le soir même de la séance où Guizot avait dénoncé les sociétés populaires.

Mais on se doute bien que le discours de Guizot n’eût pas suffi à provoquer un mouvement violent contre la plus célèbre et la plus remuante des sociétés populaires. Qu’est-ce donc qui avait exaspéré la bourgeoisie parisienne contre cette société ? Pourquoi était-elle allée en tumulte dissoudre une réunion où, ce soir-là, disent les membres de la société dans leur protestation, on s’occupait pacifiquement d’économie sociale ?

La société des Amis du Peuple, composée de républicains, avait, dans les premiers jours de septembre, manifesté ses sentiments sur l’agitation ouvrière dont nous avons parlé plus haut. Au plus fort de cette agitation, le Moniteur raconta que la police venait de saisir une affiche dans laquelle on provoquait les « gardes nationaux, les chefs d’ateliers et les ouvriers à se réunir pour renverser la Chambre des députés ».

La vérité était que cette proclamation émanait des Amis du Peuple et qu’elle avait été déposée régulièrement par l’afficheur. Des poursuites, néanmoins, furent ordonnées, et un mandat d’amener décerné contre les signataires de cette affiche, Hubert, ancien notaire à la Villette, et Thierry. La presse libérale protesta contre ces poursuites, elle rappela qu’à l’Hôtel de Ville, lorsqu’on avait demandé au duc d’Orléans le jury pour les délits de presse, le futur roi avait répondu : « Des délits de presse, il n’y en aura plus ! » Le journal la Révolution dit que les Amis du Peuple étaient une « société composée de plus de trois cents membres, honorablement connus dans Paris ». L’affiche incriminée n’avait pas, selon ce journal, le caractère que lui attribuait le Moniteur. Elle « invitait tous les citoyens à renoncer à des querelles intestines pour s’occuper d’un seul objet, la dissolution de la Chambre ».

C’était, en effet, à ce moment, un sujet de discussions passionnées que cette question de dissolution. Les 221, majorité élue contre le ministère Polignac, étaient demeurés, et seuls quelques membres de la droite avaient cru devoir démissionner à l’avènement du nouveau roi. Mais ce n’était sûrement point sur le ton de la discussion que l’affiche des Amis du Peuple invitait la Chambre à s’en aller ; car si les journaux libéraux étaient unanimes à protester contre la saisie de l’affiche et les poursuites contre ses auteurs, ils montraient la même unanimité à blâmer le ton de cette affiche. D’ailleurs, la bourgeoisie avait un bien autre grief contre les rédacteurs du manifeste, et elle leur reprochait bien moins d’attaquer violemment la Chambre que de s’être élevés contre « l’aristocratie bourgeoise » et d’avoir essayé de donner une doctrine et une direction aux impulsions tumultueuses de la classe ouvrière.

Que disait donc cette affiche ? Elle dénonçait l’égoïsme de la bourgeoisie. Puis elle déclarait que les travailleurs n’échapperaient à la servitude que par l’association. Enfin elle invitait l’État à réorganiser le crédit et à donner le droit de suffrage aux ouvriers. La société des Amis du Peuple se proposait l’examen attentif et réfléchi de ces problèmes, tout en protestant de son respect pour le droit de propriété.

On trouve ici les premiers contours du socialisme démocratique dont, six ans plus tard, Pecqueur, et ensuite Vidal et Louis Blanc, seront l’expression la plus complète. Mais ce schéma devait être singulièrement développé par eux, puisqu’ils allèrent, les deux premiers jusqu’au collectivisme, — il est vrai qu’ils avaient passé l’un par l’école saint-simonienne et l’autre par l’école fouriériste, — et le troisième jusqu’au communisme. Néanmoins, comme le fait fort à propos remarquer M. Georges Weill dans sa remarquable Histoire du parti républicain, « le parti démocratique, sans formuler encore un programme spécial précis, exprimait cette idée, très nouvelle pour la France de 1830, que le sort des prolétaires doit être un des soucis constants du pouvoir ».

Le 28 septembre, les gardes nationaux envahissaient de nouveau le manège Peltier et en interdisaient l’entrée aux membres des Amis du Peuple, brutalisant et violentant ceux qui voulaient résister. Le lendemain, ces incidents furent portés devant la Chambre. Mauguin, parmi les murmures de l’Assemblée, prit la défense des « hommes généreux » qui avaient « établi le gouvernement », et que le gouvernement accusait aujourd’hui de vouloir le renverser. Les ministres reprirent leurs accusations et leurs récriminations contre les clubs. Ils invoquèrent l’émoi que l’agitation parisienne causait en province. Les déclarations de M. Guizot sur ce point soulevèrent les protestations d’un certain nombre de journaux libéraux des départements.

Cette séance consacra législativement ou plutôt gouvernementalement les violences de la garde nationale et achemina le pouvoir vers la suppression du droit de réunion et d’association conquis deux mois auparavant sur les barricades. Tout en protestant de son respect pour ce droit, Dupin le vit violer avec un plaisir non dissimulé : « C’est Paris, dit-il, qui a fermé les clubs ; c’est la force de Paris tout entière qui s’y est opposée ; il n’y a eu qu’à donner protection… » Paris et sa force, c’était la garde nationale, la bourgeoisie armée. Le peuple ne comptait déjà plus. Et, de fait, il ne comptait plus, puisqu’il ne se montrait pas, puisqu’il laissait ses maîtres économiques organiser le pouvoir politique que sa force un instant soulevée avait mis à leur portée. C’est pourtant lui que craignait cette bourgeoisie armée ; un réveil subit de cette plèbe qui venait d’emporter un trône était à craindre tant que les républicains pourraient l’appeler à profiter de sa victoire et à ne pas se la laisser escroquer. De là ces fureurs qui faisaient dire à Victor Hugo :

« Nous sommes dans le moment des peurs paniques. Un club, par exemple, effraye, et c’est tout simple : c’est un mot que la masse traduit par un chiffre : 93. Et pour les basses classes, 93, c’est la disette ; pour les classes moyennes, c’est le maximum ; pour les hautes classes, c’est la guillotine.

« Mais nous sommes en 1830. »

On était en 1830, mais la bourgeoisie à qui Victor Hugo disait : « Il y a pourtant longtemps que nous avons dépassé 1789 » songeait que 1793 avait succédé bien rapidement à 1789. Elle fit donc l’impossible pour que le peuple ne reprit pas goût à la démocratie. Dupin ainé avait eu beau prodiguer les protestations rassurantes et, par son naturel à la fois trivial et retors, mettre en gaieté la Chambre conservatrice : la bourgeoisie avait peur des républicains. Elle ne se sentirait en sûreté que lorsqu’il serait défendu de parler de la République au peuple.

— Quand on saisit un républicain, avait osé dire Dupin, on lui trouve dans les poches une pétition pour être préfet.

La bourgeoisie avait ri, mais elle n’avait pas désarmé.