Histoire socialiste/La Troisième République/23

Chapitre XXII.

Histoire socialiste
La Troisième République

Chapitre XXIV.



CHAPITRE XXIII


Lassitude générale. — Pour la paix. ― Les problèmes constitutionnels. — Un nouveau manifeste. — M. de Fourtou et les bonapartistes. — Modifications ministérielles. — La proposition Casimir Périer et le « Ventavonat ». — Les droites désemparées. — La Constitution de 1875.


Suivant un mot fameux, la France s’ennuyait, malgré son activité économique qui semblait devoir l’absorber ; elle s’ennuyait et s’énervait parce qu’elle se sentait le jouet des partis. Jamais, depuis la Révolution française, elle ne s’était autant occupée de politique ; cette fois, c’était une politique élémentaire, pratique, liée à des intérêts matériels tels qu’en majorité elle les comprenait qui sollicitait son attention, excitait son inquiétude et orientait ses efforts. Aucun grand principe ne la passionnait comme cela était advenu en 1789, 1792 et 1848 ; si elle s’éloignait des monarchistes, c’est que leurs intrigues étaient une source d’agitations, de crises ; que leurs projets de restauration, s’ils avaient abouti, auraient entraîné de profondes perturbations et fait naître des aventures ; elle voulait travailler, se refaire en toute tranquillité, estimant qu’il y avait déjà assez pour elle de difficultés et de sacrifices à acquitter de lourds impôts. Elle avait peur de la politique de casse-cou des bonapartistes ; il fallait en payer les frais et, cependant, s’il eut fallu opter, elle eût plutôt incliné vers ces derniers, parce qu’en la masse populaire persistait, comme un héritage des grands jours évanouis, la haine des aristocrates et du prêtre, non de la religion ; ceci était habilement exploité par la faction plébiscitaire, qui connaissait à merveille l’opinion. Elle ne pouvait oublier, cette faction, qu’en 1848, lors de l’élection de décembre, si quelques départements blancs avaient voté contre le prince Louis Napoléon Bonaparte, les départements « bleus » et même les départements « rouges » lui avaient, en masse, donné leurs suffrages.

Phénomène paradoxal, la démagogie bonapartiste avait pu passer aux yeux de la France affolée par les calomnies conservatrices contre la démocratie républicaine, comme le plus sur rempart de défense de l’ordre !

Toutefois, il faut en convenir, cette crise morale, si elle provoqua de légitimes anxiétés, devait être de brève durée. L’élément rural, agricole, sur qui les bonapartistes comptaient le plus n’eut pas peur de la République ; c’est vers elle qu’il s’achemina résolument, c’est l’élément qui, avec le Parti socialiste plus tard, lui restera le plus fidèle, quand la démagogie plébiscitaire, alliée à tous les partis réacteurs, à des républicains traîtres à leur cause ou égarés par des événements troublants, tentera de s’emparer de l’opinion et de se faire porter par elle à la conquête du pouvoir.

Nous avons eu l’occasion d’indiquer que le sentiment dominant du pays c’était de voir la paix maintenue. Ce sentiment est celui qui se maintiendra avec le plus de solidité, se marquera d’autant plus que la réorganisation militaire et navale s’effectuera. Ceci ne veut pas dire que le sentiment patriotique s’atténue, s’amoindrit ; il se modifie, il s’épure, il s’élève. La guerre crée des charges lourdes ; elle impose de cruels sacrifices ; elle offre des aléas terribles ; le vainqueur en sort presque aussi meurtri que le vaincu, et pour quels avantages matériels ou moraux ? Comme on la concevait durant la prodigieuse et meurtrière épopée du premier Empire, durant les lamentables expéditions du second Empire aux victoires si souvent incertaines, remportées plus par la valeur des troupes que par la science — combien douteuse ? — des chefs, la gloire militaire n’est plus comprise ; elle est même redoutée. La dernière guerre a fait lever trop d’hommes qu’ont décimés les nouvelles armes et les maladies coutumières, inévitables, dans les grandes agglomérations de soldats condamnés à une vie tout à fait anormale ; celle qui pourrait surgir viderait hameaux, villages, villes, petites, moyennes ou grandes, de tous les hommes valides, capables de porter un fusil ou de manier un sabre. Cette échéance, il la faut reculer, éviter à tout prix. Se défendre contre une agression, mais ne provoquer aucune aventure belliqueuse en Europe, tel est le mot d’ordre tacite ; il aura une influence déterminante sur la politique française, quelles que soient les rancœurs de la défaite et la douleur causée par la mutilation de la frontière Est.

Du reste, pendant plusieurs années, la France va rester dans un isolement complet et va voir se former autour d’elle de véritables coalitions, d’aspect défensif il est vrai, mais que la moindre complication, que la plus anodine provocation peuvent rendre offensives. Il y a de quoi réfléchir, et on réfléchit. Ce sentiment pacifique, dominant, M. Gambetta, qui a été l’homme actif de la défense nationale, qui incarne la revanche après avoir incarné la « guerre à outrance », en comprend toute l’importance politique. Parlant aux enfiévrés, aux impatients, aux politiciens qui exploitent sans vergogne les douleurs les plus poignantes, les regrets les plus amers, il prononcera les paroles représentatives du sentiment général à propos des provinces perdues : « Pensons-y toujours, mais n’en parlons jamais ».

C’est bien une idée ferme, l’idée de paix extérieure, de tranquillité intérieure, qui conduit la France vers la République ; elle est tellement intense que les partis conservateurs en sont réduits à l’impuissance et que d’un provisoire chaotique sortira un gouvernement définitif qui sera la préface fatale de la République désormais aux mains des républicains.

L’Assemblée nationale s’attachait à l’étude des problèmes constitutionnels ; il n’était plus possible de les éviter, de les ajourner ; chaque élection disait la volonté nette du corps électoral. Une nouvelle manifestation du comte de Chambord allait, une fois de plus, déjouer les manœuvres des droites ; elle n’eut que cette importance, notable cependant, car elle ne trouva d’écho pas plus dans la bourgeoisie que parmi les masses populaires.

L’infortuné prétendant abandonnait, cette fois, le ton intransigeant qui lui était familier et avait fait le désespoir de la majorité de ses partisans. C’était un manifeste tout de transactions, de concessions : « Je connais, disait-il, toutes les accusations portées contre ma politique, contre mon attitude, mes paroles et mes actes.

« Il n’est pas jusqu’à mon silence qui ne serve de prétexte à d’incessantes récriminations. Si je l’ai gardé depuis de longs mois, c’est que je ne voulais pas rendre plus difficile la mission de l’illustre soldat dont l’épée vous protège.

« Mais aujourd’hui, en présence de tant d’erreurs accumulées, de tant de mensonges répandus, de tant d’honnêtes gens trompés, le silence n’est plus permis. L’honneur m’impose une énergique protestation.

« En affirmant que je ne rétractais rien des déclarations sans cesse renouvelées depuis trente ans, dans les documents officiels et privés qui sont dans toutes les mains, je comptais sur l’intelligence proverbiale de notre race et sur la clarté de notre langue.

« On a feint de comprendre que je plaçais le pouvoir royal au-dessus des lois et que je rêvais je ne sais quelles combinaisons gouvernementales basées sur l’arbitraire et l’absolu.

« Non, la monarchie chrétienne et française est dans son essence même une monarchie tempérée qui n’a rien à emprunter à ces gouvernements d’aventure qui promettent l’âge d’or et conduisent aux abîmes.

« Cette monarchie tempérée comporte l’existence de deux Chambres dont l’une est nommée par le souverain dans des catégories déterminées, et l’autre par la nation selon le mode de suffrage réglé par la loi……………………………………..

« Français, je suis prêt aujourd’hui comme je l’étais hier. La maison de France est sincèrement, loyalement réconciliée. Ralliez-vous, confiants, derrière elle ! »

Publié par le journal légitimiste l’Union, s’il n’émut pas l’opinion qui en avait lu d’autres plus hautains, ce manifeste n’était qu’une véritable capitulation ; le drapeau blanc n’y figurait plus et le maintien des vieilles, intangibles traditions en était éliminé, mais il eut une très forte répercussion sur la politique parlementaire. Comme le caractère des pouvoirs confiés au maréchal de Mac-Mahon, malgré la grande déférence affichée, était mis en cause et en doute, au risque de déchaîner la colère des légitimistes, l’Union fut suspendue pour une quinzaine. Il n’en fallut pas davantage pour provoquer une interpellation ; ce fut M. Lucien Brun qui la déposa et, le 8 juillet, la développa.

La thèse de l’orateur légitimiste était simple, tellement simple mais précise qu’elle faillit porter un coup mortel au cabinet. Si ses collègues avaient voté la loi qui prorogeait les pouvoirs du maréchal, c’était parce qu’ils avaient compris que cette loi n’enlevait aucun de ses droits souverains à l’Assemblée nationale, c’est-à-dire qu’elle restait toujours maîtresse de proclamer la monarchie. C’était la remise en question du sens exact de la loi. La situation du ministère était embarrassée, car s’il répondait que la loi de prorogation liait l’Assemblée et entamait sa souveraineté constitutionnelle, il s’aliénait les voix des légitimistes, des bonapartistes et de nombreux monarchistes ; pouvait-il, cependant, lui qui avait été choisi par le maréchal-président, déclarer que les pouvoirs du chef de l’État étaient précaires, indéfinis et d’un caractère tellement provisoire que l’Assemblée y pouvait mettre un terme avant la fin du « Septennat » ? M. de Fourtou, ministre de l’Intérieur, tout audacieux et retors qu’il put être, ne sut que patauger et il s’en acquitta à tel point qu’il ne put grouper une majorité autour de l’ordre du jour de sauvetage présenté par M. Paris qui portait : « L’Assemblée, résolue à soutenir énergiquement les pouvoirs concédés pour sept ans au maréchal de Mac-Mahon, président de la République, et réservant l’examen des questions soumises à la Commission des lois constitutionnelles, passe à l’ordre du jour ». Par 38 voix de majorité, le ministère était battu. Même après le rejet d’un ordre du jour du centre gauche affirmant que l’organisation de la République devait servir de base aux pouvoirs du maréchal de Mac-Mahon et l’adoption de l’ordre du jour pur et simple proposé par le général Changarnier, il crut devoir remettre sa démission, mais elle fut refusée par le président de la République qui, le lendemain, adressa à l’Assemblée un message. Ce document avait une grande importance en ce sens qu’il déclarait d’une durée fixe et irrévocable les pouvoirs qui lui avaient été confiés ; qu’ils enchaînaient, de par sa volonté même, la souveraineté de l’Assemblée et qu’il entendait les maintenir, les défendre par les moyens dont il était armé par les lois. C’était là un langage net, précis ; pour la première fois, depuis son élection, le président faisait acte de décision.

Puis, le message invitait l’Assemblée à donner au pays un gage de stabilité par l’organisation des pouvoirs publics ; il chargeait « ses ministres » de faire connaître sans retard à la Commission les points sur lesquels il croyait devoir, plus particulièrement, insister. Ces trois points étaient : 1o la substitution du scrutin d’arrondissement au scrutin de liste ; 2o la faculté pour le gouvernement de nommer une partie de la Chambre haute ; 3o le droit de dissolution de la Chambre des députés avec ou sans le concours de la Chambre haute. Ces projets devaient être placés en première ligne, par conséquent, détachés de l’ensemble des lois touchant l’organisation des pouvoirs publics.

La Commission des Trente estima que les projets présentés par le gouvernement étaient en contradiction flagrante avec les déclarations du message et les négligea pour s’occuper de la proposition Casimir-Perier. M. de Ventavon en lui nommé rapporteur. Comme il fallait s’y attendre, la proposition Casimir-Perier fut repoussée et la Commission accoucha d’un projet étrange qui ne pouvait être accepté pas plus par les républicains que par les légitimistes et les bonapartistes. Il portait en substance que le maréchal de Mac-Mahon, avec le titre de président de la République, exercerait ses pouvoirs jusqu’au terme du délai fixé par la loi du 20 novembre 1873 ; qu’il n’était responsable que dans le cas de haute trahison ; que les ministres étaient solidairement responsables


expulsion d’un colon en irlande


devant les Chambres de la politique générale du gouvernement et individuellement de leurs actes personnels ; que le pouvoir législatif s’exerçait par deux Chambres, la Chambre des députés et le Sénat ; que la Chambre des députés serait nommée par le suffrage universel dans les conditions fixées par la loi électorale. Quant au Sénat, il devait se composer de membres élus et de membres nommés dans des conditions à déterminer dans une loi spéciale. Le président de la République était investi du droit de dissoudre la Chambre des députés : un délai de six mois était accordé pour l’élection d’une nouvelle Chambre. À l’expiration des pouvoirs du maréchal ou en cas de vacance du pouvoir présidentiel, les deux Assemblées étaient immédiatement convoquées par le Conseil des ministres. Réunies en Congrès, elles statuaient sur les mesures à prendre. Enfin, durant les sept années, le maréchal-président avait seul le droit de proposer la révision des lois constitutionnelles.

Le véritable inspirateur de cette paraphrase compliquée du septennal était le duc de Broglie ; elle ne fit pas grand honneur à sa réputation d’homme d’État ; elle était fort usurpée du reste. Faite d’impertinence aristocratique, de morgue et d’indécision, elle manquait de largeur de vues et de volonté.

Au moment où la bataille constitutionnelle allait s’engager survenait une crise ministérielle : crise de détail, elle commençait par la retraite piteuse du ministre des finances, M. Magne, cher aux bonapartistes qui prônaient sa compétence financière et qui se fît battre lamentablement, à une majorité de 156 voix, sur son projet d’aggraver d’un demi décime additionnel la majeure partie des impôts indirects. L’Assemblée recula devant une mesure qui n’aurait pu qu’accroître son impopularité déjà si grande. Il fut remplacé par M. Matthieu-Bodet. Enfin, M. de Fourtou dut résigner le portefeuille de l’intérieur devant l’évidence de sa complicité avec les conspirateurs bonapartistes dont l’audace ne connaissait plus de bornes, dont la propagande devenait dangereuse et dont les agents avaient pu se faufiler jusque dans les appartements du maréchal ! M. Léon Renault, préfet de police, sur leurs agissements, avait fourni les preuves les plus irréfutables. Le 18 février il était démissionnaire, et le lendemain il avait comme successeur le général de Chabaud-Latour, dont la compétence était peut-être militaire mais sûrement pas politique. Ainsi « replâtré », le cabinet s’engagea dans la lutte constitutionnelle.

Il importait tout d’abord de faire échec à la proposition Casimir-Perier qui, quoique repoussée par la Commission, inquiétait, en raison de sa modération et un caractère de son auteur, fils du célèbre ministre de la monarchie de juillet, d’un des adversaires les plus implacables et les plus hautains des idées républicaines ; orléaniste lui-même de la veille, mais que les épreuves subies par la France avaient rallié à la République, à la condition qu’elle fut nettement conservatrice.

Sous l’action du gouvernement, pratiquée par le général de Cissey, vice-président du Conseil, plus que sous celle du duc de Broglie qui l’attaqua dans un discours perfide, la proposition fut repoussée à une majorité de 41 voix.

Une proposition signée par plus de trois cents députés et déposée par M. de Malleville, député du centre gauche, fut également repoussée, mais, cette fois, à une majorité réduite à 29 voix ; elle constatait l’impossibilité de fixer la forme définitive du gouvernement, d’organiser les pouvoirs publics en raison de l’état de division des partis et elle proposait à l’Assemblée de décréter qu’il serait procédé dans toute la France, le 6 septembre suivant, à l’élection d’une nouvelle Assemblée qui se réunirait le 28 du même mois. L’Assemblée actuelle ne devait se séparer qu’après sa réunion. C’était, en réalité, une proposition de dissolution ; l’Assemblée ne pouvait s’y résigner. Tous les projets de droite étaient à vau-l’eau ; aussi ceux du gouvernement ; dans l’impossibilité où l’on se trouvait de donner une solution quelconque au problème constitutionnel qui se posait, la majorité de l’Assemblée se décida à partir en vacances le 31 juillet ; elle devait se reposer jusqu’au 3 novembre !

C’est un fait constant que chaque parti affiche hautement la prétention d’avoir avec lui le pays, parce qu’il affirme ne travailler que dans son intérêt. C’est là le point essentiel de tout programme d’action politique. Quand on va au fond des choses, quand on observe plus particulièrement l’évolution de la France depuis un siècle, on en arrive à conclure que chaque parti, même le plus infime, le plus décrié, a raison, même aux heures où le mouvement de l’opinion publique le plus énergiquement hostile semble lui donner tort. Car elle est profonde la différence existant entre le sentiment général tel qu’il est et les sentiments varies, changeants, presque toujours factices, qu’exprime l’opinion.

La conscience individuelle est le résultat d’une culture morale développée ; elle est difficile à former ; c’est elle qui affirme la personnalité de l’individu ayant une suffisante notion de ses intérêts, de ses droits, de ses devoirs personnels et sociaux. La conscience collective, elle, n’existe pas ; rien n’a contribué à la former ; elle ne peut être encore, parce qu’elle implique l’idée d’harmonie, d’équilibre dans les conceptions, l’orientation, l’action collective basée sur la solidarité, la liberté, l’égalité et que le milieu social est fait d’antagonismes, d’incohérences, de conflits incessants qui suscitent l’individu contre l’individu, le groupe humain contre le groupe humain, la collectivité contre l’individu. C’est le désordre qui domine le fonctionnement des organismes sociaux. Chaque parti tour à tour a bénéficié, — le cycle n’est pas encore clos — de cet état de choses ; il y faut voir l’explication de ces revirements brusques qui font se succéder les formes de gouvernement les plus disparates, les plus opposées.

L’opinion publique est formée par des minorités relativement infimes qui s’agitent, que des circonstances favorisent et qui ne sont que le reflet, plus ou moins exact, des aspirations toujours vagues ou des besoins fréquemment mal compris, mal interprétés de la collectivité, auxquels il faut ajouter ses élans ou ses paniques.

Quand, dans l’Assemblée nationale, les différents groupes politiques s’agitaient, tous pouvaient avoir des espérances : ceux qui, comme les républicains, avaient gagné du terrain, comptaient en conquérir encore ; ceux qui en avaient perdu, comme les royalistes, en reconquérir ; les bonapartistes eux-mêmes, désarmés au point de vue parlementaire, ne reprenaient-ils pas pied dans certains départements ?

Cependant, au moment où allait se débattre le problème constitutionnel, il était impossible de ne pas tenir compte du mouvement électoral qui s’était produit depuis la réunion de l’Assemblée nationale jusqu’en septembre 1874 ; il était caractéristique, puisque sur les 166 sièges devenus successivement vacants, 126 avaient été attribués aux candidats républicains, 22 aux candidats royalistes et 10 aux candidats bonapartistes. Or, les programmes républicains étaient nets sur trois points essentiels : l’Assemblée n’a pas le droit de constituer ; elle doit se dissoudre pour faire place à une Constituante ; le gouvernement de la République doit être définitivement proclamé et organisé.

A ces manifestations électorales venaient s’ajouter celles causées par le renouvellement triennal des conseils généraux (4 octobre 1874) et des conseils municipaux (22 octobre). Celles-ci avaient leur importance, en raison du rôle prépondérant que jouent les questions locales et l’influence personnelle des candidats. Or, dans toutes, ce fut le parti républicain qui, seul, affirma ses constants progrès. Sur 1.426 conseillers généraux, les républicains en comptaient 666 ; les monarchistes, perdant quarante sièges environ, restaient 604 ; les bonapartistes gagnaient quelques sièges sur leurs intermittents alliés et avaient 156 de leurs candidats élus ; la moitié des conseils généraux, 43, élisaient des présidents républicains.

Sur le terrain municipal, le succès républicain fut encore plus marqué ; en effet, les municipalités nommées par le gouvernement, par application de la loi communale votée dans un but si évidemment électoral, étaient balayées par le suffrage universel et remplacées par des municipalités républicaines. Les grandes villes donnèrent l’exemple ; à Paris, les conservateurs ne recueillaient qu’une minorité de 10 sièges ; c’était une défaite soulignée par l’accroissement du nombre des conseillers radicaux qui devinrent majorité dans la majorité républicaine. Les marseillais, eux, nommèrent un Conseil municipal à tendances socialistes ; les effets de la propagande commençaient à se faire sentir.

Les conservateurs, malgré leurs insuccès électoraux, ne se décourageaient cependant pas et usaient de tous les procédés en leur pouvoir pour ramener à eux l’opinion. Le ministère fit exécuter quelques voyages au Président de la République avec l’espoir qu’un accueil enthousiaste serait fait au soldat intrépide de Malakoff ; au général qui, à Magenta, par une manœuvre plus instinctive que raisonnée, avait sauvé l’armée impériale d’une grave défaite. L’accueil fut sans doute respectueux mais très froid ; presque partout, population et municipalité lui firent entendre des vivats républicains et des avis ou des revendications qu’il n’était pas habitué à entendre dans son entourage. Comme sous ses dehors militaires faits de brusquerie et de laisser-aller d’allure paternelle, se cachaient une grande timidité et de grandes incertitudes, le maréchal de Mac-Mahon fut fortement impressionné par l’attitude d’une France qu’il ignorait. Cette France ne voulait pas « marcher » sous la férule de gouvernements de combat ; elle avait la haine de la monarchie, la peur des curés ; elle voulait la stabilité et la paix avec la République. Ces manifestions n’avaient pas passé sans avoir frappé le président jusqu’à ce jour peu mêlé à la politique active et parfois, au grand dépit de son entourage, il s’était laissé entraîner à des déclarations peu faites pour être agréables aux conservateurs : à M. Testelin, ancien commissaire de la Défense nationale et aux députés du Nord, le 11 septembre, il disait « qu’il entendait appeler à lui les hommes modérés de tous les partis ».

C’est au cours de la session ouverte le 5 janvier 1875 que devait s’engager la laborieuse, chaotique rencontre d’où allait sortir une constitution, républicaine seulement de nom, votée par une majorité pour ainsi dire imperceptible, mais dont néanmoins l’influence devait être aussi considérable qu’heureuse sur les destinées de la France.

Tous les groupes avaient pris position, chacun avec l’espoir de tirer le plus grand profil du débat. À droite, les légitimistes restaient sur leur terrain d’intransigeance ; ils avaient la sensation bien nette et très justifiée, du reste, que les orléanistes manœuvraient en vue de les duper ; les bonapartistes escomptaient l’imprévu ; se faisant des illusions sur leurs récents succès électoraux et l’activité de leurs comités, ils estimaient qu’une crise grave surgissant leur permettrait d’agir ; ils en étaient capables, nul scrupule ne pouvait les arrêter dans leurs calculs. Les orléanistes, eux, dans la droite, étaient la grande majorité et ils avaient toujours l’espoir que le centre gauche pourrait leur revenir, chaque manifestation électorale accusant les progrès du « radicalisme ». Quant au parti républicain, tout désireux qu’il fut de voir la République devenir la définitive forme de gouvernement, il se montrait, comme nous l’allons constater, fort divisé sur des points très importants. Il se subdivisait en trois groupes, le Centre qui suivait l’orientation tracée par M. Thiers : « la République sera conservatrice ou elle ne sera pas », la Gauche proprement dite manœuvrant sous la direction à la fois souple et impérieuse de M. Gambetta ; enfin l’Extrême-gauche de formation récente qui, se tenant plus sur le terrain des principes traditionnels du programme républicain, trouvait que M. Gambetta et ses amis se rapprochaient trop du Centre, faisaient trop de concessions aux modérés ; composée d’éléments fort divers, elle affirmait sa volonté de ne pas fléchir dans ses revendications.

Pour tous les partis, la situation parlementaire devenait plus délicate que jamais, en ce sens que la plus légère faille pouvait compromettre la solution chère à chacun d’eux. Elle n’était pas moins délicate pour le gouvernement, président de la République et ministère. Le président avait réclamé la stabilité sans laquelle, avait-il solennellement affirmé, il manquait d’autorité pour accomplir sa mission, d’où nécessité d’organiser ; mais organiser quoi ? le provisoire, disaient les membres du ministère représentant les droites, qui ne pouvaient manœuvrer qu’à la faveur du provisoire. Parmi les plus importants conciliabules tenus en vue de concerter une ligne de conduite, il importe de signaler celui tenu à la présidence même, le maréchal présent, dont le but était de ramener le centre gauche vers la droite, il échoua et la bataille s’engagea définitivement.

La première question qui se posa et sur laquelle, tout naturellement, devait se greffer le débat constitutionnel, fut celle relative à la création du Sénat. Pour tous les partis qui allaient se trouver en présence de problèmes politiques exigeant des solutions précises, elle avait une importance capitale ; elle en avait une considérable pour le maréchal-président. Pouvait-il rester, pouvait-on le laisser désarmé en présence d’une seule Chambre souveraine, alors que l’évolution du suffrage universel y préparait une minorité conservatrice de plus en plus réduite ? Et si, pour un motif ou pour un autre, l’Assemblée nationale venait à se dissoudre, — malgré tous ses désirs, elle ne pouvait se prolonger plus longtemps, — que deviendrait-il en face d’une Chambre dont la majorité serait certainement républicaine ? Or, le maréchal de Mac-Mahon devenait déjà suspect aux droites et sa situation était extrêmement délicate ; son entourage et lui s’en montraient préoccupés.

C’est de ces préoccupations que s’inspirait le message lu à l’Assemblée par le ministre du commerce réclamant la mise à l’ordre du jour, dans le plus bref délai, de la loi relative au Sénat. Il n’en fallait pas davantage pour mettre en émoi tout le monde parlementaire ; c’était la première escarmouche d’une grande et décisive bataille. La question allait se poser entre la République et la Monarchie. C’est avec anxiété que le pays tout entier s’attacha à suivre les comptes rendus des séances qui allaient se succéder.

La Commission des Trente n’était pas restée inactive : bien des intrigues s’y étaient nouées ; son président, M. Batbie, monta à la tribune pour demander en son nom la mise à l’ordre du jour des deux projets de lois relatifs au Sénat et à l’organisation des pouvoirs publics qu’il considérait comme étroitement reliés ; toutefois, il déclara que la Commission acceptait que la loi sur le Sénat fut discutée la première. Mais MM. de Laboulaye et Jules Simon firent des interrogations gênantes. Pour quel gouvernement veut-on organiser le Sénat ? Avons-nous oui ou non une République ? Le ministre de l’intérieur, le général de Chabaud-Latour, avec une rondeur et une candeur toutes militaires, déclare que le Sénat doit être organisé pour le septennat. Il n’en faut pas davantage pour qu’une majorité faite des gauches, du centre-gauche et de l’extrême-droite légitimiste qui se sent jouée par les orléanistes, refuse la priorité au projet de loi sur le Sénat. C’est un échec grave pour le président de la République ; c’est la chute du cabinet qui démissionne mais est prié de rester en fonctions, en attendant que la situation plus nettement dessinée permette de former un autre ministère ; il va supporter le poids trop lourd pour lui d’une série de discussions les plus compliquées, les plus violentes qu’enregistrent les annales parlementaires.

Durant une semaine environ, le débat est suspendu ; tandis que l’Assemblée s’occupe à l’étude de l’importante loi militaire des cadres, les stratégistes de droite emploient leur temps à manœuvrer ; des conciliabules se tiennent ; les princes d’Orléans y jouent un rôle très actif ; il faut prendre une attitude nette car il faut tenir compte du sentiment du pays et le pays se lasse du provisoire, il s’inquiète de l’impuissance de la majorité.

C’est le 21 janvier que s’ouvre définitivement le débat : chaque groupe de l’Assemblée semble avoir pris nettement position ; un seul marque une grande indécision, le centre-droit qui cherche à s’orienter, tiraillé rentre les résolus de la droite et le centre-gauche dont le modérantisme bien évident le frappe ; n’est-il pas composé d’hommes en majorité naguère hostiles à la République, venus à elle par raison ou par patriotisme ; puis, parce qu’ils comptent bien imposer à la France une République par-dessus tout et avant tout conservatrice des intérêts économiques et politiques de la classe dirigeante et possédante ? N’est-ce pas M. Thiers qui les inspire ? Aux deux ailes du champ de bataille, l’extrême-droite royaliste, appoint important, est décidée à s’opposer à tout ce qui ne préparera pas la restauration de la monarchie traditionnelle représentée par le comte de Chambord ; à l’extrême-gauche, une poignée de républicains qui affirment la résolution de ne pas se laisser entraîner hors du terrain des principes. Quelle majorité pourra se former — et dans quelle voie s’engagera-t-elle — parmi cette masse confuse, agitée par les passions les plus diverses et les plus vives ?

M. de Ventavon engagea les hostilités en présentant le projet dont il revendiquait la paternité, qui était bien de lui, bizarre, falot comme son auteur. Il n’avait pas la prétention de présenter un projet de constitution, son ambition n’allait pas jusque là ; il avait simplement pour but « d’organiser des pouvoirs temporaires, les pouvoirs d’un homme… », les pouvoirs du Maréchal, le Septennat ; on le baptisa le Ventavonat !

Quelle était l’économie du projet : deux Chambres ; la Chambre des députés et le Sénat ; pouvoir absolu donné au Maréchal de dissoudre de sa propre autorité la Chambre des députés ; pendant la durée de ses pouvoirs le Maréchal-président pouvait demander la révision des lois organisant les pouvoirs publics. Enfin, point important, si par suite de démission, de mort ou de l’expiration des pouvoirs la présidence devenait vacante, il appartenait aux deux Assemblées réunies en congrès, de prendre, en pleine souveraineté, telles décisions qu’elles jugeraient nécessaires. C’était la porte laissée ouverte aux espérances et aux conspirations monarchistes. Le projet était loin de créer le définitif pour la stabilité réclamée par le suffrage universel. M. Lenoël se prononça nettement contre le projet ; orateur d’allures et d’opinions très modérées, son discours produisit une forte impression sur le centre-droit, même quand après avoir démontré que la Commission des Trente n’avait en vue que l’organisation d’une monarchie temporaire qui exclut les autres monarchies à temps, et qui exclut la République à perpétuité, il déclara que la République était la conséquence logique et nécessaire de la souveraineté nationale. »

La bataille est désormais engagée sur toute la ligne et chaque groupe s’y rue avec une passion extraordinaire. Les légitimistes, par la voix de M. de Carayon-Latour et de M. Lucien Brun réclament, proposent la restauration de la vieille monarchie française et dressent contre les orléanistes des réquisitoires, même plus violents que contre la République ; le centre-droit, dont M. de Meaux se fait le porte-parole, se cramponne désespérément au maréchal de Mac-Mahon transformé en homme providentiel et au Septennat ; le duc de Broglie, dans un discours où tour à tour éclatent son dépit et son embarras, lance un appel pressant à la conciliation entre les éléments vraiment conservateurs. « J’espère, dit-il en concluant, que nous pourrons trouver ensemble un terrain de conciliation sur lequel nous établirons un gouvernement régulier, pacifique, inspirant confiance au pays ».

Le parti bonapartiste, à son tour, entre en ligne avec M. Raoul Duval qui exécute une virulente charge contre le duc de Broglie dont il met à jour toute la duplicité, et M. Bérenger prend position, comme M. Lenoël, au nom du centre-gauche, pour un gouvernement définitif, la République, contre le provisoire du septennat, contre le provisoire si dangereux que confirme le projet de la Commission. Puis, c’est M. Jules Favre, l’ancien ministre des Affaires étrangères, qui sort du silence auquel il s’était condamné depuis de longs mois, pour parler au nom de la République, à laquelle il a fait tant de mal depuis le 4 septembre, dont il a contribué à faire fusiller, emprisonner ou exiler les plus vaillants défenseurs, et son discours, superbe de forme, d’une violence froide, tour à tour hautain, ironique ou menaçant, soulève les droites en des mouvements tumultueux, d’une violence inouïe : « Le pouvoir est tombé dans vos mains, dit-il, vous vous êtes intitulés conservateurs ; qu’avez-vous conservé ? Bien que je sache, si ce n’est les traditions impériales pour les restaurer, les perfectionner et les aggraver ; l’arbitraire de l’état de siège ; tout le cortège des lois exceptionnelles… Vous n’avez su faire que la réaction, vous qui étiez arrivés, ayant aux lèvres le mot de liberté. Laissez donc la place à la souveraineté nationale, puisque vous lui avez manqué ! »

M. Bocher lui succède ; il est l’homme de confiance de la ramille d’Orléans ; il est un des chefs les plus habiles et les plus autorisés du groupe le plus nombreux, le plus important de la droite. Il parle contre la République, « régime de désordre et de sang, qui par trois fois a été funeste à la France ». Enfin, le débat s’épuise et se clôt, la lassitude, l’énervement aidant, et par 538 voix contre 145, l’Assemblée vote le passage à une seconde délibération. Il se produit comme une accalmie durant la discussion relative au Sénat, à sa constitution et à ses attributions. Malgré l’opposition d’une notable fraction du parti républicain, de M. Gambetta, de M. Jules Simon lui-même qui déclare que jamais ses amis et lui ne voleront la création de la seconde Chambre, le principe en est voté. À la fin du mois de janvier, les 28, 29, 30, figure à l’ordre du jour la seconde délibération sur le projet de M. de Ventavon relatifs l’organisation des pouvoirs publics :
Portrait de Jules Joffrin, conseiller municipal.
D’après un document de l’époque.

« Article premier. — Le pouvoir législatif s’exerce par deux Assemblées : la Chambre des députés et le Sénat.

« La Chambre des députés est nommée par le suffrage universel, dans les conditions déterminées par la loi électorale.

« Le Sénat se compose de membres élus ou nommés dans les proportions et aux conditions qui seront réglées par une loi spéciale ».

Un contre-projet présenté par M. Alfred Naquet, qui siège à l’extrême-gauche, est d’abord repoussé ; il comporte une Chambre unique, le pouvoir exécutif exercé par un président du Conseil des ministres responsable devant la Chambre, les ministres choisis en dehors de la Chambre ; révision par une Constituante ; la nouvelle Constitution soumise à la ratification du suffrage universel. C’était une préface à l’organisation du gouvernement direct. Puis, un amendement est présenté, il vient du centre-gauche : le bruit circule qu’il a été inspiré par M. Thiers. C’est M. de Laboulaye qui le soutient. Il est simple de texte mais caractéristique, car il précise la forme du gouvernement :

« Le gouvernement de la République se compose de deux Chambres et d’un président ». Le discours de M. de Laboulaye produit une forte impression, car il fait appel au patriotisme et à la sagesse de l’Assemblée ; il faut sortir du provisoire, telle est sa thèse dominante ; ce n’est qu’à cette condition que l’on conjurera une situation diplomatique délicate, grave ; que l’on donnera confiance au pays ; que l’on enrayera les progrès du parti du désordre qui se reconstitue. On devait voter, quand M. Louis Blanc demanda la parole. Une formidable clameur s’élève contre lui ; on le presse de descendre de la tribune ; on le menace, mais il persiste dans son projet de parler sur la position de la question. Ses amis et lui ne peuvent voter l’amendement, parce que la République ne peut être mise en question ; parce qu’ils sont contre la création d’une seconde Chambre et contre la présidence de la République.

« J’entends, déclara-t-il, il faut, en égard à l’état des partis dans l’Assemblée, être sage, très sage… Il faut savoir comprendre que la politique vit de transactions et de compromis : il faut ne rien négliger pour gagner à la République les esprits les plus prévenus et les âmes effarouchées ; il faut se hâter vers la dissolution de l’Assemblée en évitant toute querelle, et cela coûte que coûte.

« A ces considérations, dont je ne méconnais pas la portée et qui sont dictées par un sentiment que je respecte, je voudrais pouvoir me rendre ; je l’essaye en vain.

« Sacrifier à je ne sais quelles combinaisons éphémères de couloir l’intérêt permanent, l’intérêt suprême de la paix publique dans l’avenir, n’est-ce pas faire passer la petite sagesse avant la grande.

« Serait-ce un compromis dont des républicains auraient lieu d’être satisfaits, que celui qui consisterait, de leur part, à tout donner sans rien recevoir, et, de la part de l’autre contractant, à tout recevoir sans rien donner ?… ou, si l’on aime mieux, qui consisterait dans l’échange d’un mot contre la chose que ce mot exprime ?

« Il est sans doute très désirable de chercher à gagner à la République le plus de partisans possible, et je conviens que pour y réussir le parti républicain doit se montrer un parti pratique, sachant tenir compte des circonstances, capable de procéder par réformes partielles, capable d’aller à son but sans brûler l’étape.

« Mais encore lui convient-il de ne pas compromettre un principe pour éviter le reproche d’en vouloir tirer d’un coup, prématurément, toutes les conséquences.

« Et où serait, je le demande, l’avantage de gagner des partisans, de faire des convertis, à une République qui ne serait pas la République, qui, née d’idées contradictoires, composée d’éléments irréconciliables, n’aurait qu’une puissance de séduction trompeuse […]

« Ne vous laissez pas abuser par le mirage de la révision. Rappelez-vous qu’en 1880 la révision dépend du maréchal-président, et de lui seul. Rappelez-vous que, même après 1880, il n’y aura de révision possible qu’avec le concours du Sénat, de qui personne aujourd’hui ne peut dire avec certitude si les ennemis de la République n’y seront pas majorité.

« Oui, Messieurs, prenez-y garde ! les liens dont il s’agit d’enserrer la République sont de telle nature qu’ils ne pourraient pas être brisés de longtemps, et qu’ils ne le seraient peut-être un jour qu’au prix de ce que tous, tant que nous sommes, nous avons intérêt à éviter : une révolution ! »

Comme son apparition à la tribune, le discours de M. Louis Blanc a provoqué une profonde agitation : la droite, par tactique habile et perfide à la fois, fréquemment l’approuve, parfois l’interrompt violemment ; la grande majorité de la gauche tient une attitude de désapprobation. Ce discours lui parait inopportun, dangereux quant à l’effet qu’il peut produire sur les timorés du centre gauche ; puis, M. Louis Blanc a annoncé que ses amis et lui ne voteront pas l’amendement ; à la vérité ils ne sont que cinq, mais c’est peut-être de ces cinq voix que dépendra la défaite ou la victoire. Dans son numéro du lendemain, la République Française exprimait en termes plus que vifs les impressions de la gauche : « Envers et contre tout son parti, disait l’organe de M. Gambetta, M. Louis Blanc a occupé la tribune. Tout entier à son opinion personnelle, il n’a pas vu ce qui se passait dans les rangs des adversaires de la République. Il leur laissait le temps de se concerter, de reformer leurs rangs, d’arrêter un plan de conduite. M. Louis Blanc invoque sa conscience. Il se peut qu’il arrive à se payer de cette monnaie de son propre orgueil… C’est une grave responsabilité que nous lui laissons tout entière. Nous souhaitons qu’elle ne pèse pas d’un poids trop lourd sur cette conscience si scrupuleuse, quand les bouffées d’une vanité, maintenant trop connue, seront entièrement dissipées ».

Dans la vivacité exagérée de cet article, il y avait, en ce qui touche les réalités du moment, une vérité incontestable : l’impression causée par le discours de M. de Laboulaye s’était atténuée et le trouble jeté parmi le centre-droit s’était dissipé ; afin d’empêcher une résolution immédiate, sur la proposition de M. de Castellane, le renvoi du vote à une séance ultérieure avait été adopté ; il restait du temps aux ennemis de la République, même purement nominale, pour manœuvrer et rallier la partie trop flottante de la majorité royaliste.

M. Louis Blanc n’avait certainement pas tort de poser nettement à la tribune les questions de principe qui avaient toujours figuré au premier plan du programme de la fraction la plus avancée du parti républicain ; il importait de ne pas les laisser oublier, de ne pas les passer sous silence, au moment même où légitimistes, orléanistes et bonapartistes clamaient hautement leur attachement aux régimes qui leur étaient chers, mais, certainement, il était dangereux de se séparer du parti républicain à l’heure où la question se posait entre la République et la Monarchie. Puis, peut-être, M. Louis Blanc était-il mal placé pour parler si haut au nom des principes. N’était-il pas resté à son banc, parmi cette Assemblée de réacteurs, alors que se faisait le second siège de Paris, et qu’étaient fusillés les parisiens qui, eux, défendaient la République vraiment républicaine ?

La séance s’était terminée par le vote à mains levées du paragraphe 1er de l’article 1er du projet de M. Ventavon : dans la séance du 29 eût lieu le vote sur l’amendement Laboulaye. Les manœuvriers de droite n’avaient pas perdu de temps durant le répit que leur avait valu le renvoi du vote ; le rappel de tous les absents avait été battu ; les malades eux-mêmes s’étaient fait transporter à la séance. Cinq représentants seuls ne prenaient pas part au vote : MM. Louis Blanc, Nevral, Marcou, Edgar Quinet et Madier de Montjau. Entourés, sollicités, objurgués, ils cédèrent et déposèrent leurs bulletins dans l’urne. Il était quatre heures et demie environ quand le président proclama le résultat du scrutin : l’amendement Laboulaye n’était pas adopté ; il avait rallié 336 voix, mais 359 étaient prononcées contre lui. Tout espoir semblait perdu pour les républicains. C’était un septennal perfectionné qui allait sortir triomphant de ces laborieux et passionnés débats, c’est-à-dire un gouvernement d’attente pour les monarchistes. — Il y avait de quoi inquiéter, sinon décourager. — Mais il était réservé à un représentant obscur, M. Wallon, de produire un amendement qui allait, soudain, changer la face des choses et engager une partie du centre droit dans la voie républicaine. Cet amendement ou plutôt cette disposition additionnelle portait :

« Le président de la République est élu à la pluralité des suffrages par le Sénat et la Chambre réunis en Assemblée nationale. Il est nommé pour sept ans et est rééligible. »

Ce fut un étonnement profond sur tous les bancs. On ne saisissait pas bien le caractère de cette disposition ; elle paraissait prêter à équivoque. Un moment elle fit naître dans l’esprit de tous des perplexités, tellement que son renvoi à la Commission fut adopté sur la proposition de M. de Ventavon.

A la réflexion, les républicains reconnurent que son adoption serait pour eux une victoire importante, parce qu’il n’y aurait plus, dès lors, place pour une restauration légale de la Monarchie ; ce serait la base même d’une Constitution républicaine puisque, légalement, il resterait stipulé que Chambre et Sénat réunis en assemblée nationale, ne pourraient élire qu’un président de République. C’était peu et beaucoup à la fois. Des négociations s’engagèrent entre les gauches, le centre-gauche en vue de la ligne de conduite à adopter. MM. Gambetta et Jules Ferry, Léon Say, Bérenger, Dufaure et M. Léonce de Lavergne, du centre-droit, établirent les bases d’un accord et il parut qu’en manœuvrant avec habileté, prudence, on pourrait trouver une majorité pour voter l’amendement Wallon ou du moins serrer de près la victoire.

Le 30 janvier, le combat recommença. La Commission des Trente repousse l’amendement de M. Wallon qui le défend. Dans son ouvrage de Paris à Versailles, M. Ranc, en quelques lignes, a tracé un croquis très exact de celui qui, dès cette séance, fut paré du titre de « père de la République » : « M. Wallon soutint son amendement avec d’infinies précautions de langage. Il semblait demander pardon à Dieu et aux hommes d’être réduit par la force des choses à défendre le régime républicain. M. Wallon a eu son jour de gloire. Professeur sans auditoire, écrivain sans lecteurs, la politique l’a d’un seul coup bombardé à la célébrité. Il était né pour l’oubli, et son nom vivra : nul esprit plus rétrograde que le sien, et ce nom sera, dans les souvenirs, attaché à la fondation de la République. Le sort a de ces ironies ».

M. Wallon fut, en effet, peu écouté par une Assemblée sur laquelle il n’avait aucune autorité et dont le siège était déjà fait. Un amendement perfide présenté par M. Desjardins fut repoussé à une énorme majorité et il fut procédé au vote sur l’amendement Wallon modifié en ce sens que l’élection du président de la République devait avoir lieu à la majorité absolue et non à pluralité des suffrages, après une déclaration de M. Dufaure qui résumait et confirmait l’accord conclu : « Avec l’honorable M. Wallon, avec un grand nombre de mes amis, j’admets parfaitement en premier lieu que, par l’amendement de M. Wallon, nous ne porterons aucune atteinte aux pouvoirs qui ont été conférés, le 20 novembre, à M. le président de la République et, en second lieu, que nous admettons le droit de révision ».

Il était près de sept heures quand le résultat fut proclamé ; l’amendement Wallon était adopté par 353 voix contre 352. La majorité était bien chétive, mais elle fut accueillie par les applaudissements enthousiastes de la gauche qui avait voté avec un ensemble parfait : une partie du centre-droit avait formé l’appoint ; les amis de M. Léonce de Lavergne étaient restés fidèles au pacte.

La République était fondée et il y eut en France une détente. Le territoire avait été libéré de l’envahisseur ; la France était libérée de la monarchie. Il ne restait plus qu’à organiser cette République où l’esprit conservateur allait mettre son empreinte sur la Constitution.

Parmi les nombreuses anecdotes qui sertissaient les « mots » prêtés au maréchal avec une si malicieuse prodigalité, une se rapportait au vote de l’amendement Wallon, fait qui l’émut profondément : « une voix ! une voix ! » mâchonnait-il, le lendemain matin en parcourant la liste des députés qui avaient voté « pour » et, comme il atteignait la fin de cette nomenclature alphabétique, il s’arrêta naturellement au dernier nom, Volowski, et lança une exclamation : « Volowski ! Volowski !… ces b….. de Polonais n’en font jamais d’autres ! » Cependant, il se remit ; les émotions politiques, chez lui, n’étaient jamais longues ; le milieu dans lequel il vivait était trop compliqué, trop politicien, trop mêlé d’opinions, de nuances, se tiraillant, se combattant sournoisement, toujours en train d’ourdir quelque intrigue un de combiner des manœuvres parlementaires bien faites pour effarer son cerveau de soldat. Il y était toujours gêné ; il y devenait parfois gênant.

A la réflexion, toutefois, il comprit que le septennat créé pour lui, il le pensait du moins dans sa candeur, restait assuré comme durée, avec des modifications qui allaient restreindre ses pouvoirs présidentiels, mais lui donner une autorité enfin définie qu’il n’avait pas lue jusqu’à ce jour, ce dont il s’était fréquemment plaint. Il était loin de se douter que l’unique voix de majorité, pour ne représenter qu’une seule semence, allait rapidement donner une moisson inattendue par lui, mais espérée par l’ensemble du parti républicain.

Il s’agit maintenant de bâtir l’édifice constitutionnel, de l’aménager ; il portera sur son fronton le mot de République, c’est là un fait désormais acquis, mais cette enseigne sera-t-elle une réalité ou un simple trompe-l’œil ? La satisfaction des républicains se mélange d’inquiétudes ; le dépit des conservateurs n’efface pas toutes leurs espérances. L’élaboration des lois constitutionnelles laisse le champ libre à la majorité, si ses chefs peuvent lui rendre la cohésion profondément entamée.

Que seront les pouvoirs du maréchal ? le projet Ventavon les a définis ; ils sont étendus ; il aura le droit de dissoudre la Chambre des députés de sa propre et seule autorité. Mais voici un nouvel amendement de M. Wallon qui restreint ces pouvoirs ; le maréchal-président, pour dissoudre la Chambre aura besoin de l’avis conforme du Sénat et, en ce cas, ce n’est plus dans six mois mais dans trois que les collèges électoraux devront être convoqués. Après une discussion assez vive, cet amendement est adopté par 452 voix contre 346, malgré l’intervention de M. Berthauld qui, au nom des principes républicains, combat le droit de dissolution, tout en concédant qu’on le peut accorder au maréchal, mais à lui seul. Une fraction notable de la droite avait voté avec les gauches.

A dater de ce vote, ce sont les manœuvriers de droite qui reprennent la direction et les modérés de gauche vont fréquemment marcher avec eux pour faire que la République proclamée reste aussi conservatrice, aussi monarchique que possible. Après la proclamation de la responsabilité collective des ministres et de leur responsabilité individuelle devant les Chambres, la responsabilité du président dans le seul cas de haute trahison, l’élection par les deux Chambres du Président de la République en cas de vacance, l’Assemblée vote l’article 6, qui porte que les deux Chambres auront le droit, par délibérations séparées, prises dans chacune à la majorité absolue des voix, soit spontanément, soit sur la demande du Président de la République, de déclarer qu’il y a lieu à réviser les lois constitutionnelles et qu’elles y procéderont en se réunissant en Assemblée nationale, mais avec cette restriction que, durant les pouvoirs conférés au maréchal de Mac-Mahon, lui seul aura le droit de proposer la révision. C’était l’empreinte monarchiste bien caractérisée ; elle est dans la tradition royaliste ; elle a pénétré et elle marque maintenant, depuis 1875, la tradition républicaine bourgeoise, puisque, malgré la constitution de majorités républicaines très fortes dans le parlement, elle est restée dans la constitution qui nous régit ; ils sont relativement très rares ceux qui, au Luxembourg au Palais-Bourbon, parlent de supprimer ce droit de dissolution.

Malgré son calme, Paris républicain décimé, faisait encore peur, aussi l’article 7 stipula-t-il que le siège du pouvoir exécutif et des deux Chambres resterait à Versailles. L’Assemblée décida à une énorme majorité qu’elle procéderait à une troisième délibération et elle prit quelques jours de repos, jusqu’au 11 février, date à laquelle elle entreprit la deuxième délibération de la loi sur le Sénat.

Aux yeux des membres de la Droite, le Sénat devait jouer un rôle important, le rôle de refuge et de place forte de tous les ennemis de la République : par la puissance même que lui donnait la constitution, avec la collaboration du président de la République, il pouvait entraver, annihiler tous les efforts d’une majorité républicaine occupant la Chambre des députés. Ses pouvoirs étaient définis ou à peu près, le problème capital résidait dans son mode de recrutement.

Le rapporteur du projet de loi, M. A. Lefèvre-Pontalis avait fidèlement résumé ma pensée de la Droite et même des timorés des Centres : « Nous voulons opposer au parti révolutionnaire une barrière suffisante pour qu’il ne puisse pas s’emparer légalement du pouvoir ». Le « parti révolutionnaire » ne comprenait pas seulement l’Extrême-Gauche parlementaire et « les éléments de désordre », mais il englobait jusqu’aux amis les plus « sages » de M. Gambetta ! Et l’article du projet élaboré par la Commission disait que le Sénat serait composé de sénateurs de droit, de sénateurs nommés par le président de la République, de sénateurs élus par les départements et qu’il ne pourrait compter plus de trois cents membres. En première lecture, les républicains, y compris M. Jules Simon, avaient repoussé l’institution du Sénat en se plaçant sur le terrain des principes. Quelle attitude allaient-ils prendre maintenant qu’ils avaient tous voté l’amendement Wallon qui stipulait que le président de la République gouvernerait avec deux Chambres ! La logique les condamnait à voter le principe de la loi et à faire des efforts pour que le Sénat, dans sa composition, fut le plus républicain ou du moins le moins monarchiste possible.

Un amendement présenté par M. Pascal Duprat exprima cette tentative ; il disait : « Le Sénat est électif. Il est nommé par les mêmes électeurs que la Chambre des députés ». Il n’y eût pas de débat, mais ce ne fut qu’après deux épreuves, à mains levées, fort douteuses, et après un scrutin public qui donna lieu à pointage, que cet amendement fut adopté par 322 voix contre 310. C’était une victoire républicaine et elle fut accueillie par les gauches avec un grand enthousiasme. La droite qui sur cette question s’était divisée, les bonapartistes ayant voté l’amendement et les légitimistes s’étant abstenus, se trouva fort désemparée ; la Commission voyait son projet s’en aller à la dérive et le pouvoir exécutif recevait une rude atteinte. En effet, rien n’était plus illogique que ce vote ; pour les républicains qui y voyaient un correctif à la création de deux Chambres, n’était-il pas contradictoire de les voir décider la création de deux Chambres recrutées de la même façon et exposées, naturellement, à se trouver en conflit ; conflit entre représentants directs du suffrage universel ! Pour les monarchistes et les partisans du septennat, l’adoption de l’amendement mettait le pouvoir exécutif, le maréchal-président, en présence de Chambres pour ainsi dire identiques ; sur laquelle pourrait-il s’appuyer en cas de désaccord profond avec l’une d’elles ? C’était dès lors le conflit avec le pays lui-même ! Situation vraiment singulière, vraiment délicate. Aussi le vice-président du Conseil, fit-il une déclaration fort nette, non pas une déclaration ministérielle mais exprimant la pensée même du maréchal de Mac-Mahon. Elle était catégorique, elle laissait même, sous sa forme parlementaire, percer la menace d’une crise grave.

« Messieurs, dit-il, le Président de la République n’a pas cru devoir nous autoriser à intervenir dans la suite de cette discussion. Il lui a paru, en effet, que votre dernier vote dénaturait l’institution sur laquelle vous êtes appelés à statuer et enlevait ainsi à l’ensemble des lois constitutionnelles le caractère qu’elles ne sauraient perdre sans compromettre les intérêts conservateurs. Le gouvernement qui ne peut en déserter la défense, ne saurait donc s’associer aux résolutions prises dans votre dernière séance. Il croit devoir vous en prévenir avant qu’elles puissent devenir définitives. »

Dès lors, c’est le désarroi complet ; les amendements se succèdent, mais la Commission semble avoir disparu ; l’Assemblée ressemble à un navire qui a perdu boussole, gouvernait et pilote en pleine tempête. On adopte un amendement de M. Bardoux, donnant le scrutin de la liste comme mode de votation pour le Sénat ; joint à la proposition de M. Pascal Duprat, il constitue un article qui
Jugement des assassins de l’empereur Alexandre II. Le banc des accusés.
Extrait du Monde Illustré.
est adopté à une majorité de 31 voix sur 601 votants. Mais voici que la désorientation se change en naufrage ; car le passage à une troisième délibération est repoussé par une majorité de 23 voix sur 713 votants.

Une fois de plus l’Assemblée nationale vient de manifester son impuissance. Il est vraiment temps qu’elle s’en aille, qu’elle laisse au suffrage universel le soin de nommer une Constituante, car c’est d’une constitution dont il a besoin pour sortir de l’incertitude dans laquelle il est plongé et est pour lui une source de constantes inquiétudes ; MM. Vautrain, Waddington déposent des amendements espérant qu’ils constitueront des moyens de conciliation ; vains efforts.

M. Henri Brisson dépose une proposition de dissolution pour laquelle il réclame le bénéfice de l’urgence. M. Raoul Duval l’appuie avec énergie. Le tumulte que provoque le déchaînement des plus violentes passions couvre la voix des orateurs ; le président lui-même est impuissant. L’énervement est à son comble. Le duc Decazes, au nom du cabinet, accepte la responsabilité de la déclaration au nom du président de la République ; il demande à l’Assemblée de ne pas se dissoudre et de poursuivre l’œuvre constitutionnelle entreprise. Il le fait avec tant d’âpreté que M. Gambetta monte à la tribune et, aux applaudissements de la Gauche toute entière, prononce un discours bref, mais véhément, qui produit une vive impression dans l’Assemblée :

« Messieurs, dit-il, on vient de nous apprendre comment, à l’aide de certaines habiletés de procédure parlementaire, on pouvait défaire les majorités vraies et constituer des majorités factices […]

« Messieurs, nous vous avions donné le spectacle d’un parti que vous aviez souvent qualifié d’intransigeant, d’excessif, d’exclusif, et rebelle à tout compromis, à toute transaction politique ; nous vous avions donné ce spectacle non sans quelque courage et sans de grands sacrifices de la part de nos aînés et de nos devanciers dans la vie politique, nous vous avions donné ce spectacle de nous associer à vous et de vous dire : Conservateurs, vous voulez bien reconnaître qu’après l’échec et l’avortement définitif de vos espérances monarchiques, il est temps enfin de donner à la France un gouvernement qui pourra rester dans vos mains, si vous êtes sincères et véritablement épris de ces principes libéraux dont vous nous parlez sans cesse et dont vous suspendez constamment l’application.

« Nous vous avons dit : Eh bien, nous faisons taire nos scrupules : prenons sur nous de faire aux nécessités générales de l’État, troublé au dedans, menacé au dehors, et qui a plus besoin que jamais de gagner sur les heures s’écoulent un temps que lui convoite la jalousie de ses adversaires dans le monde ; nous prenons sur nous de capituler entre vos mains si vous voulez faire un gouvernement modéré et conservateur. Nous avons consenti à diviser le pouvoir, à créer deux Chambres ; nous avons consenti à vous donner le pouvoir exécutif le plus fort qu’on ait jamais constitué dans un pays d’élection et de démocratie ; nous vous avons donné le droit de dissolution, et sur qui ? Sur la nation elle-même, au lendemain du jour où elle aurait rendu son verdict ! […] le Cabinet s’est précipité chez le maréchal et il en est revenu avec une déclaration. Il vous l’a lue ; l’a-t-il commentée, expliquée ? a-t-il apporté un argument, une raison politique ? Non, il s’est caché derrière et il vous a fait voter !

« Et maintenant voici ce que j’ai à vous dire : Je sais — pardonnez-moi de froisser vos illusions — je sais qu’il en est encore parmi vous qui poussent cet esprit de sagesse et de transaction politique jusqu’à l’héroïsme et qui croient pouvoir encore rencontrer dans des rangs où rien de solide ne s’est présenté des auxiliaires pour cette œuvre impossible ; oui, je le sais. Eh bien, expérimentez vos illusions, la déception ne tardera pas à venir. Jusqu’à présent nous vous avons donné des gages — je l’ai dit et je le maintiens — plus tard on nous jugera, et on nous jugera moins sévèrement, malgré les fautes que nous avons pu commettre, que vous ne serez jugés vous-mêmes. Plus tard on dira que nous avez manqué la seule occasion peut-être de faire une République ferme, légale et modérée ».

Comme nous l’avons déjà dit, l’impression causée par ce discours fut profonde, même sur la droite qui comprit que le pays ratifierait le jugement porté par M. Gambetta. Ce discours, d’une grande habileté sous sa forme véhémente, disait aussi les secrètes pensées du tribun. Il avait parlé de « l’occasion de faire une République ferme, légale et modérée », la République qu’il rêvait conservatrice, car c’était vraiment un conservateur républicain, adversaire du socialisme, estimant que certaines satisfactions données à la toute petite bourgeoisie et aux travailleurs suffiraient largement à leur faire prendre en patience leurs souffrances, leurs misères. Et, sans doute, considérée dans son ensemble, la bourgeoisie française commit-elle à cette époque, par l’organe de ses représentants, une série de fautes capitales en ne mettant pas de côté ses vaines divergences politiques pour se grouper, sous l’étiquette républicaine, en un parti solide, uni, résolu à aborder et à résoudre quelques problèmes destinés à donner certaines satisfactions à la classe ouvrière, c’est-à-dire à créer à son profit, pour la défense plus aisée de ses intérêts économiques et sociaux, de véritables soupapes de sûreté. Ne trouve-t-on pas quotidiennement, dans les Conseils d’administration des sociétés financières, des grandes ou moyennes entreprises industrielles, côte à côte, fraternellement unis pour la culture intensive de leurs capitaux, pour l’exploitation de ceux qui effectivement les mettent en valeur, descendants de croisés, petits-fils de chouans et d’émigrés, petits-fils de « bleus » et bonapartistes de marque ?

Le général de Chabaud-Latour répondit à l’orateur de la gauche ; il se montra moins arrogant, moins sec que le duc Decazes ; il parut même à certains trop conciliant : « Nous ne pouvons que voir surgir avec sympathie, déclara-t-il en se tournant vers les républicains, de ce côté de la Chambre, de nouveaux projets qui permettront peut-être de résoudre le problème redoutable posé devant nous ». Ces paroles contribuèrent à apaiser les esprits. Toutefois, il fallait s’y attendre, la proposition de dissolution déposée par M. H. Brisson fut repoussée à une majorité de 433 voix sur 647 votants.

Le moment était grave. Si tous les partis avaient la haine des bonapartistes, tous en avaient peur ; leur activité était vraiment pour les inquiéter tous. La conspiration était évidente : le préfet de police n’avait plus de doutes à ce sujet ; une enquête approfondie lui en avait fourni les preuves certaines. Tout se préparait en vue d’un coup de main militaire ; des généraux, des officiers supérieurs et subalternes, en activité de service, mettaient leur épée et leurs troupes au service des conspirateurs ; on affirmait même que des recrues avaient été faites jusque dans l’entourage immédiat du maréchal. Il faut toutefois reconnaître que celui-ci, malgré les sollicitations directes ou indirectes dont il était constamment assiégé, paraissait décidé à ne pas sortir des attributions qui lui étaient légalement assignées : c’eût été manquer à ses engagements, à la loyauté ; c’est poussé par ce sentiment qu’il repoussa énergiquement un véritable projet de Coup d’État parlementaire dû à quelques députés assez obscurs mais qui, sans les craintes inspirées par les agissements bonapartistes, auraient pu rallier d’assez nombreux partisans, tant il restaurait et confirmait le provisoire. Ce projet ne tendait à rien moins qu’à donner au maréchal des pouvoirs personnels très étendus tels que le droit de veto, le droit de dissolution de l’Assemblée suivante qui se renouvellerait par échelons. Les premières mesures devaient être la constitution d’un ministère prenant pour base l’orientation du 24 mai, la concentration des divers éléments de droite avec une politique nettement monarchiste. Naturellement le premier acte du cabinet devait être le retrait des lois constitutionnelles !

Le maréchal s’étant refusé à ce Coup d’État, il ne restait plus qu’à poursuivre l’élaboration des lois constitutionnelles ; la constitution d’un nouveau ministère paraissait indispensable et urgente. M. de Broglie est appelé dans ce but, mais il refuse. C’est le vendredi 19 février, après des conciliabules, des réunions de groupes, qu’est né un accord d’où sort une majorité, que le projet Wallon est distribué. Il détaille l’organisation du Sénat, nous ne reproduirons pas le texte de ce projet, il est trop connu et il n’a varié que par la suppression, par voie d’extinction, des 75 sénateurs inamovibles élus par l’Assemblée nationale. Dans une réunion plénière des gauches, M. Jules Grévy le combat ; il reste fidèle à son amendement de 1848. Dans une réunion de l’Union républicaine le projet est soutenu par MM. Gambetta, Jules Ferry et Corne, mais MM. Edgar Quinet, Louis Blanc, Madier de Montjau le combattent énergiquement au nom des principes républicains, au nom du programme traditionnel ; ils le combattront jusqu’au bout et se refuseront à le voter, malgré les supplications de leurs meilleurs amis.

La discussion s’engage ; chaque parti fait donner ses meilleurs orateurs ; les légitimistes et les bonapartistes font entendre d’énergiques protestations et présagent les plus grands malheurs pour la France ; en vue d’intimider les hésitants, les timorés, on fait circuler des bruits de coup d’État militaire. Rien n’y fait : le 25 février, le projet de loi est vote par 425 voix contre 254. À l’exception de MM. {{{2}}} et Baragnon, tous les ministres ont voté « pour » ; le duc de Broglie lui-même, après bien des hésitations, cédant aux instances du duc Decazes, s’est rallié. Avec M. Jules Grévy, inflexible, MM. Louis Blanc, Barodet, Edgar Quinet, Madier de Montjau, Marcou, Peyrat, Ordinaire, Escarguel, intransigeants, se sont abstenus. Rien n’a pu les fléchir. La République est organisée, jusqu’au prochain et non lointain Coup d’État parlementaire qui mettra à nu les défauts de la Constitution et, malgré tout, démontrera que, toute chétive, elle sert de suffisant rempart aux institutions républicaines.