Histoire socialiste/La Troisième République/15

Chapitre XIV-b.

Histoire socialiste
La Troisième République

Chapitre XVI.



CHAPITRE XV


Manœuvres contre les républicains. — « L’Ennemi c’est le cléricalisme ». — « Vive la République ! » — Date douloureuse. — Contre la France. — Un Message. — La Commission des Trente. — La dissolution et les pétitions. — Nouvelle capitulation de M. Thiers.


Les vacances parlementaires furent marquées par des agitations graves, bien faites pour indiquer que les passions politiques si fréquemment déchaînées au cours des séances de l’Assemblée nationale, ne pouvaient connaître de répit. Le cabinet, afin de donner des gages à la majorité, de calmer les inquiétudes des modérés de la minorité, déploie une énergie rigoureuse. Tout ce qui, de près ou de loin, peut avoir un caractère républicain, est prohibé ou réprimé. C’est ainsi que sont interdites toutes les manifestations organisées pour célébrer les anniversaires de la prise de la Bastille, de la proclamation de la République en 1792, de la révolution si pacifique du 4 Septembre, et Louis Blanc ne peut prendre la parole dans une réunion convoquée à Marseille où il devait parler sur la dissolution de l’Assemblée.

Les réunions publiques sont aussi interdites et les réunions privées surveillées étroitement par la police qui y sème des agents provocateurs. C’est sous cette forme que M. Gambetta continue sa campagne dissolutionniste très ardente, dans la Savoie et le Dauphiné ; il donne de l’élan au parti républicain, mais il se rapproche de M. Thiers, en le ménageant. S’il combat activement les Droites, il rassure les modérés en répudiant les idées socialistes, déjà traçant son programme politique et social, celui qui bientôt divisera la Gauche pour donner naissance au parti opportuniste qui trouvera à sa gauche le parti radical et la fraction intransigeante.

Il veut concilier les inconciliables et il lance sa formule « rapprocher le bourgeois de l’ouvrier, l’ouvrier du paysan » ; il proclame « l’avènement des nouvelles couches », mais son effort principal se porte sur le terrain immédiat de la politique. L’Assemblée doit se retirer pour laisser le suffrage universel exprimer librement sa pensée, sa volonté sur la forme gouvernementale à donner à la France, et cette forme gouvernementale ne peut être que la République. Sans doute les socialistes n’ont-ils pas eu à se louer du chef de la Gauche, qui fut un de leurs adversaires les plus acharnés ; il faut
la vente des journaux sur les boulevards
(D’après un document de l’époque.)

toutefois reconnaître que Gambetta fut, en cette période troublée, l’âme du mouvement contre la réaction et que de chacun de ses discours se détacha, en formules brèves, les mots d’ordres du camp de la démocratie républicaine en constante veillée d’armes. C’est au cours de cette campagne qui eut un retentissement considérable sur tous les points de France, qu’il prononça, à Saint-Julien, le 20 octobre, un discours sur les menées du parti clérical dont les agitations et les moyens d’action si nombreux, si variés et si sournois, étaient inquiétants :

« Il n’y a plus à parler, s’écriait-il, des partis monarchiques. Il reste un parti que vous connaissez bien, un parti qui est l’ennemi de toute indépendance, de toute lumière et de toute stabilité, car ce parti est l’ennemi déclaré de tout ce qu’il y a de sain, de tout ce qu’il y a de bienfaisant dans l’organisation des sociétés modernes. Cet ennemi, vous l’avez nommé, c’est le cléricalisme ! »

Et dans le pays de Voltaire, de Diderot, dans le pays d’étiquette catholique où le « curé » n’est pas aimé, est en suspicion légitime, ces paroles avaient un écho profond ; mais il n’y avait là que des paroles de circonstance. Quand la République aura échappé à tous les pièges monarchistes ou bonapartistes, quand, consacrée par des votes populaires qui peuvent être considérés comme de véritables plébiscites, elle sera solidement assise, Gambetta interrompra la lutte contre le cléricalisme ; il trouvera inopportune toute tentative de séparation de l’église et de l’État ; il parlera d’un « clergé national » et déclarera que le « cléricalisme n’est pas un article d’exportation ! »

De son côté, M. Thiers avait quitté Versailles pour assister à Trouville à des expériences d’artillerie ; il avait visité le Havre ; partout il avait été accueilli par les cris de : « Vive la République ! » bien faits pour lui indiquer la voie à suivre, car ils manifestaient les sentiments de la majorité du pays inquiète et lasse des mesquines, turbulentes agitations des Droites de l’Assemblée et de leur évidente impuissance.

La masse ouvrière, malgré la reprise des affaires qui lui assurait du travail mais n’améliorait pas ses salaires, n’allégeait pas ses peines, ne faisait pas disparaître ses incertitudes, commençait à se « chercher » ; un mouvement purement professionnel s’esquissait parmi diverses corporations et, dans le Nord industrialisé plus que toute autre région, où la féodalité financière et industrielle est le plus puissante, les exigences patronales avaient provoqué des grèves qui furent énergiquement réprimées.

Enfin, ce fut durant cette intersession que commença l’organisation définitive, en pays d’Empire, de l’Alsace et de la Lorraine et que, à dater du 1er octobre, les options pour la nationalité française furent closes, que furent déclarés déchus du bénéfice de l’option tous les Alsaciens-Lorrains qui se trouveraient sur le territoire annexé. Ce fut un grand mouvement d’immigration qui se manifesta. Par milliers, des Alsaciens et des Lorrains franchirent la frontière ; ce mouvement fut encouragé par l’opinion.

Cet exode peut être jugé en se plaçant à des points différents. Tandis que chez certains il excitait admiration et pitié, était considéré comme un acte de piété patriotique, pour d’autres — minorité infime il est vrai — il fut considéré comme une grave erreur, comme une très lourde faute. Était-il bon d’abandonner les deux provinces et d’y laisser la place plus large pour l’immigration allemande ? Comment s’y entretiendraient le souvenir, le culte de la patrie, quand les plus ardents patriotes s’en seraient éloignés, la plupart sans esprit de retour ? Ces derniers évoquaient le souvenir des conspirations ourdies, des luttes incessantes contre l’Autriche, en Lombardie, en Vénétie, conspirations, luttes qui avaient constamment tenu en éveil la revendication italienne contre l’occupant ; qui avaient été un facteur considérable dans le réveil de l’Italie, dans le mouvement dont la conclusion avait été la collaboration de la France et du Piémont en 1859 et était dû en grande partie à ce fait que les conquis, loin de quitter leurs foyers, y étaient restés pour faire nombre et rendre plus intenses, plus solennelles, leurs incessantes protestations.

La situation au point de vue extérieur n’était pas sans préoccuper, car des négociations se poursuivaient actives entre l’Allemagne. l’Italie, la Russie et l’Autriche et tout le monde sentait bien que les combinaisons élaborées étaient toutes dirigées contre la France encore occupée par les armées du vainqueur. Cependant l’heure de la libération définitive se rapprochait, le succès du dernier emprunt allait la hâter.

L’enthousiasme qui avait partout accueilli la campagne dissolutionniste de Gambetta. les ovations faites à M. Thiers soulignées par les cris de « vive la République ! » n’avaient pas peu contribué à exaspérer les conservateurs ; tous ces « ruraux », comme les avait si justement qualifiés Gaston Crémieux, revenaient la rage au cœur, déçus dans leurs espoirs après avoir été fréquemment mal accueillis par leurs électeurs.

Ce fut devant une Assemblée chargée d’orages, fiévreuse, que, le 13 novembre, M. Thiers, donna lecture de son Message, à diverses reprises interrompu par des approbations marquées des Gauches, par des exclamations, des protestations ou des murmures significatifs de la Droite, car s’il insista sur son caractère conservateur nécessaire, il n’en affirma pas moins qu’il fallait maintenir au gouvernement la forme républicaine.

« La République existe, déclarait M. Thiers. elle est le gouvernement légal du pays ; vouloir autre chose serait une nouvelle révolution et la plus redoutable de toutes. Ne perdons pas de temps à la proclamer ; mais employons-le à lui imprimer ses caractères désirables et nécessaires. Une Commission nommée par vous, il y a quelques mois, lui donnait le titre de République conservatrice. Emparons-nous de ce titre, et tâchons surtout qu’il soit mérité (Très bien ! Très bien !)

« Tout gouvernement doit être conservateur, et nulle société ne pourrait vivre sous un gouvernement qui ne le serait point. (Assentiment général)

« La République sera conservatrice, ou elle ne sera pas (sensation) »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Qu’on ne se fasse pas d’illusions ! On peut croire que, grâce au suffrage universel, et appuyé ainsi sur la puissance du nombre, on pourrait établir une République qui serait celle d’un parti ! ce serait là une œuvre d’un jour.

« Le nombre lui-même a besoin de repos, de sécurité, de travail. Il peut vivre d’agitations quelques jours, il n’en vit pas longtemps. Après avoir fait peur aux autres, il prend peur de lui-même ; il se jette dans les bras d’un maître d’aventure et paye de vingt ans d’esclavage quelques jours d’une désastreuse licence ! »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Nous touchons, Messieurs, à un moment décisif. La forme de cette République n’a été qu’une forme de circonstance, donnée par les événements reposant sur votre sagesse et sur votre union avec le pouvoir que vous aviez temporairement choisi ; mais tous les esprits vous attendent, tous se demandent quel jour… (Murmures à droite), quelle forme vous choisirez pour donner à la République cette force conservatrice dont elle ne peut se passer…

« M. de la Rochefoucauld, duc de Bisaccia. — Mais nous n’en voulons pas !

« M. le vicomte de Lorgeril. — Et le pacte de Bordeaux !

« M. le Président de la République. — C’est à vous de choisir l’un et l’autre. Le pays en vous donnant ses pouvoirs, vous a donné la mission évidente de le sauver en lui procurant la paix d’abord ; après la paix, l’ordre ; avec l’ordre le rétablissement de sa puissance, et enfin un gouvernement régulier. Vous l’avez proclamé ainsi, et dès lors c’est à vous de fixer la succession, l’heure de ces diverses parties de l’œuvre de salut qui vous est confiée. »

La fin de la lecture de ce document déchaîna une véritable tempête. Il était précis sur un seul point, la nécessité de maintenir la République comme forme de gouvernement, ce qui exaspérait les Droites, car c’était là une pierre d’achoppement pour toutes leurs intrigues en vue d’une restauration ; mais sur d’autres points. quelles concessions au parti de la conservation sociale et quelle véritable monarchie sous l’étiquette républicaine ! C’était bien l’ancien ministre de la monarchie de Juillet qui venait d’exposer ses vues non modifiées en matière politique et sociale ! Puis, ne venait-il pas, contrairement au vœu manifeste de l’opinion, de reconnaître à l’Assemblée le caractère de Constituante ?

Ce fut l’occasion d’une manœuvre à la fois dirigée contre le parti républicain et M. Thiers ; mais conduite par M. de Kerdrel et M. Batbie, le mémorable « éléphant de combat », appuyée par MM. Ernoul et Lucien Brun, elle échoua. Ses protagonistes devaient réussir à prendre une revanche en forçant à se retirer M. Victor Lefranc, ministre de l’Intérieur, et M. Thiers à reconstituer un cabinet où entrèrent MM. de Goulard, de Fourtou et Léon Say ; cette fois les bonapartistes et les royalistes avaient manœuvré de concert et marché la main dans la main. L’interpellation qui amena ce résultat avait pour motif les nombreuses adresses de félicitations adressées à M. Thiers par des Conseils municipaux réunis hors séance.

En suite du grave débat provoqué par la discussion du Message, sur la proposition du gouvernement, une Commission de trente membres avait été nommée dans les bureaux à l’effet de présenter à l’Assemblée un projet de loi pour régler les attributions des pouvoirs publics et les conditions de la responsabilité ministérielle ; sa grande majorité était monarchiste, c’était dire que la victoire de M. Thiers était plus qu’incertaine : c’était le chef du pouvoir exécutif lui-même qui était directement menacé et des inquiétudes en naquirent pour la République. Il n’en fallut pas davantage pour stimuler l’ardeur des républicains les plus timorés, les plus modérés ; le mouvement dissolutionniste auquel M. Gambetta, par sa campagne oratoire, venait de donner un vif élan, prit une recrudescence extraordinaire. Et les diverses fractions de la Gauche entrèrent en campagne résolument. L’Extrême-Gauche et la Gauche manifestèrent avec une grande ardeur leur adhésion au mouvement ; ce fut le journal Le Siècle, bien modéré, dont le directeur, M. Leblond, député de la Marne était en relations fréquentes avec M. Thiers, qui entreprit l’organisation d’un pétitionnement général ; la formule qu’il avait trouvée fut adoptée par toute la presse républicaine ; elle était brève mais d’une clarté saisissante : « Les citoyens soussignés prient l’Assemblée nationale de vouloir bien prononcer sa dissolution ».

Les pétitions circulèrent dans tout le pays et revinrent couvertes de milliers et de milliers de signatures. Les Droites comprirent le danger et résolurent de frapper un grand coup. Un des leurs, M. Lambert de Sainte-Croix, demanda la mise à l’ordre du jour de ces pétitions et elle fut fixée au 14 décembre. Ce fut M. Gambetta qui ouvrit le feu et prononça un grand discours à tout instant interrompu de la façon la plus violente et peu protégé, parfois même admonesté par le président Grévy, qui se montra d’une partialité dont la Gauche marqua un vif étonnement, M. Gambetta conclut en les termes suivants : « Sachez-le, le suffrage universel saura bien reconnaître les siens, et choisir entre ceux qui auront retardé et ceux qui auront préparé le triomphe définitif de la République. »

On attendait avec une certaine impatience, avec une certaine anxiété, le discours de M. Dufaure ; il devait donner l’avis du gouvernement, c’est-à-dire révéler la pensée de M. Thiers. Or, l’initiative du directeur du Siècle permettait de supposer qu’il ne voyait pas d’un œil défavorable le mouvement pétitionnaire. Ce fut une douloureuse déception ; une fois de plus le pouvoir exécutif « lâchait » le parti républicain pour capituler devant les Droites conservatrices.

En effet, son discours fut le désaveu, le blâme de la campagne dissolutionniste en même temps qu’un violent, haineux réquisitoire contre M. Gambetta, contre les républicains radicaux qu’il accusa de vouloir troubler l’ordre et bouleverser le pays. Il fut acclamé par les Droites qui, formant la majorité, passèrent dédaigneusement à l’ordre du jour sur les pétitions et votèrent l’affichage dans toutes les communes du discours si inqualifiable de M. Dufaure.

Mais si rien ne pouvait apaiser les fureurs de la réaction, rien n’allait arrêter l’élan républicain qui avait gagné jusqu’aux plus modestes hameaux.