Histoire socialiste/La Restauration/19

Chapitre XVIII.

Histoire socialiste
La Restauration




CHAPITRE XIX


LES IDÉES SOCIALISTES ET LA RESTAURATION


Saint-Simon et ses disciples. — L’enseignement de la Révolution. — L’état de l’industrie. — La classe ouvrière. — Saint-Simon. — Ses œuvres. — Ses disciples.


Ce n’était pas pour le triomphe de leurs intérêts immédiats que s’étaient levés les ouvriers dans Paris révolté. Leur honneur sera d’avoir prêté leurs bras robustes, déserteurs du travail pacifique, au labeur furieux qui ne devait engendrer d’immédiats profits que pour la classe dirigeante. Mais un sourd instinct les avertissait que les services rendus aux aspirations de la classe dirigeante ne peuvent jamais se retourner contre la classe vaincue. D’un idéal plus élargi la bourgeoisie profite pour s’améliorer elle-même et rendre à la justice plus d’hommages. Rien n’est perdu pour personne quand l’humanité s’élève, et jamais l’ascension d’une classe ne peut se produire sans qu’un lent ébranlement ne se communique à l’autre.

Et puis, il faut le dire, les ouvriers n’avaient pas la conscience très nette de leurs devoirs, de leurs droits. Comment l’auraient-ils eue ? L’enseignement théorique où étaient proclamés les droits éternels du travail asservi ne descendait pas encore jusqu’à leur masse obscure, trop loin des sommets pour en percevoir le rayonnement. Et quand même l’enseignement théorique serait venu, sur leurs droits, informer les travailleurs, il eût cette propagande des idées, le fait, la leçon de choses, en un mot, la force économique, illustrant d’un exemple la parole qui en dénoncerait déjà l’abus.

La Révolution française avait passé. Il est vraiment étrange qu’à si peu d’années de son labeur, et quand tant d’hommes en avaient été les témoins, il y ait eu dans les consciences si peu de germes. La calomnie, qui est l’arme de la contre-révolution, avait discrédité devant des générations débiles ses grands hommes, et le fiel de l’histoire jésuitique avait filtré à travers les tombes hâtives où leur mémoire immortelle attendait la vérité. L’Empire, succédant au Consulat, avait, par sa violence splendide, déraciné en ce pays toute énergie propre, et l’horreur que causait le régime de guerre s’étendait à l’acte révolutionnaire, violent aussi, mais qui avait libéré quand l’acte impérial avait asservi. Enfin, au point de vue économique, la Révolution n’avait donné que des enseignements peu profitables à l’émancipation ouvrière, au moins si le regard était superficiel qui les interrogeait.

Elle avait exalté l’individu, et au sortir de la longue compression royale, on le comprend. Elle avait rendu impossible toute association, par réaction contre la contrainte des maîtrises et des jurandes, par peur aussi des complots. Elle avait fondé le droit individuel, la liberté du travail, le droit d’accéder à la propriété, en un mot, déchaîné toutes les initiatives de l’être et aussi, sans qu’elle le voulût, tous les égoïsmes. À ne considérer que cette forme de son action, on la pouvait prendre, comme on la prend encore, pour la grande initiatrice du droit des individus opposé aux exigences de la collectivité.

Rien n’est plus faux que cette donnée subalterne qui émane de critiques peu clairvoyants. Mais cette donnée sévissait surtout pendant la Restauration. La Révolution a créé la liberté et l’égalité : ce sont là ses filles immortelles. Elle a voulu que l’être fût libre. Non pas libre seulement au regard de la féodalité mourante, du régime royal aboli ; libre au regard de toutes les puissances terrestres et célestes. Elle a donné de la liberté cette définition que la liberté n’existe pas sans la sûreté. Qu’est-ce donc que la sûreté, la sécurité du lendemain ? Par quoi peuvent-elles être assurées ? Par la propriété, et c’est ce qui fait que la propriété est pour ainsi dire la matérialisation de la liberté : n’est pas libre celui qui, le lendemain, peut, s’il perd sa place, son salaire, son instrument de travail, être réduit à la détresse. Sa liberté ne naîtra qu’avec l’appropriation de l’instrument de vie.

Mais comment cette haute leçon, qui n’est qu’humaine et qui nous vient de la Révolution, elle aussi humaine, avant d’être française, comment cette haute leçon aurait-elle été aperçue pendant la Restauration ? À cette époque, la propriété ne s’offrait au regard que sous la forme capitaliste. Les champs subdivisés par la loi successorale qui autorise et impose même le partage entre des enfants égaux en droit n’étaient pas menacés par les procédés de culture, par une concurrence internationale qui fait tomber le sac de blé d’Amérique devant la porte du fermier qui s’apprête à expédier le sien. L’industrie était aux mains de petits industriels, et les ouvriers moins nombreux étaient isolés les uns des autres. À peine la vapeur commençait à soulever le couvercle, et l’espoir n’était à personne de la voir bouillonner, frémissante et dominatrice, à travers le monde. La forme de la propriété était individuelle, le travail était individuel, et il paraissait moins dérisoire qu’à notre époque de rappeler à l’ouvrier qu’il avait le droit théorique d’accéder à la propriété. Le machinisme n’était pas encore assez puissant pour servir le monde et asservir les hommes. Les grandes centralisations d’ouvriers qu’il a rendues nécessaires ne s’étaient pas formées, apportant à une classe d’hommes l’instinct de la solidarité. Les communications avec les pays voisins étaient trop difficiles pour que, de nation à nation, l’écho de l’oppression nationale éveillât la révolte internationale, Par conséquent, la propagande nationale ne pouvait pas encore faire lever dans l’immense sillon les germes de la justice.

Cependant, pour l’honneur de l’esprit humain, et comme pour bien montrer qu’il n’est pas asservi à la matière, des hommes d’élite, sans pouvoir encore appuyer leur conception à des réalités vivantes, mais les pressentant dans un avenir obscur, parlaient du droit social. Gloire à leur mémoire ! Ils ont tenu dans l’obscurité et dans l’ignorance le flambeau dont la flamme légère devait grandir, et ils l’ont sauvée de toutes les tempêtes !

En 1824, après que Louis XVIII fut mort, un autre homme défaillait à sa tâche surhumaine parmi de rares amis : c’était le comte de Saint-Simon. Après une vie mouvementée, soldat de l’Indépendance américaine, ingénieur dont les projets rebutent les États, spéculateur sur les fonds nationaux, ami de la Révolution, riche puis pauvre, puissant puis misérable, malade et recueilli sur un grabat par un domestique ancien, dégagé par cette main reconnaissante du labeur ingrat qui le faisait vivre, enfin, indépendant, studieux et noble philosophe, élevé par la force de sa pensée au-dessus de la terre, qui eut son corps quand nous avons sa mémoire, le comte de Saint-Simon a jeté sur le mouvement social de larges jugements. Il a fondé une philosophie, une doctrine, une école, et ses disciples plus heureux ont connu plus que lui l’admiration des hommes. Restant, par les mesures mêmes de notre histoire, au temps de la Restauration, cette doctrine n’exigera de nous que peu de mots, car c’est à d’autres, à ceux qui raconteront le développement qu’elle prit, qu’appartiendra davantage un droit dont nous ne voulons pas abuser.

Les conceptions sociales de Saint-Simon, répandues dans des livres nombreux, ne s’offrent pas à l’esprit avec une netteté et une simplicité complètes. La confusion règne un peu parmi un assemblage quelquefois contradictoire. Et il est heureux que ses disciples aient pu condenser dans des formules moins hâtives, et exposer dans des livres plus clairs les conceptions auxquelles ils ont puisé les leurs. Il semble que de la vie de Saint-Simon, de cette vie mouvementée, quelque chose se soit communiqué à sa pensée mobile, généreuse. Vieilli, malade, sentant la vie se retirer (n’alla-t-il pas au devant de la mort par une tentative de suicide ?) le monde fuir, il voulait tout voir, tout dire, tout noter, et si la méthode n’a pas toujours discipliné ses pensées, c’est que celles-ci jaillissaient d’un cerveau perpétuellement frappé de tous les spectacles, à qui rien ne demeurait étranger, et qui fut l’ardent réceptacle de toutes les idées qui agitaient le monde. D’ailleurs, Saint-Simon a pensé comme son époque pensait, et il en est un reflet fidèle. En vingt ans à peine, deux régimes nouveaux, une terre nouvelle, un horizon nouveau, une magnifique floraison qui semblait spontanée, une agitation perpétuelle, une insécurité lamentable pour les pensées et les intérêts, des ruines et près d’elles des matériaux innombrables et disparates — telle était l’image qu’offrait la société après la Révolution, pendant l’Empire, au début de la Restauration. L’homme, si puissant qu’il soit, n’échappe pas au mouvement universel, et la fièvre générale a communiqué à Saint-Simon une excitation bien légitime.

Du moins, et tout de suite, il fixa la règle invariable d’où doivent procéder nos conceptions, et il y demeura fidèle : les faits sociaux ne se peuvent et ne se doivent examiner que d’après les règles de la science, et cette souveraine qui domine les faits physiques domine aussi les faits humains. Ce sera plus tard le plus sûr héritage que recueilleront des mains amies. C’était, en attendant, la protestation la plus ferme contre l’envahissement des conceptions anciennes. Invoquer la science comme seule arbitre, c’était reléguer au loin cette fatalité chrétienne qui soumet aux caprices du ciel les mouvements de la terre et fait l’homme tributaire de Dieu. C’était aussi écarter la fatalité naturelle, qui permettait à l’homme politique de comparer la société à la nature, de déclarer soumis, comme dans la nature, à la loi du plus fort le plus faible. La science est révolutionnaire. Elle dérobe la vie à l’action de Dieu, et elle permet de dire que la société doit être un progrès sur la nature, doit la corriger, ne lui point ressembler, la force morale, que la nature ignore, devant servir de règle à la société.

Sur quoi la société, tributaire seulement de la science, sera-t-elle fondée ? Saint-Simon a indiqué, à vingt années de distance, en 1802 et en 1823, le même système, mais sous deux formes différentes. En 1802, dans les Lettres d’un habitant de Genève, il indique que la société est fondée sur trois classes : les sages, les conservateurs, les égalitaires. Les sages sont les savants et les artistes, les conservateurs sont les propriétaires, les égalitaires sont ceux qui ne possèdent pas. Mais le vague des formules ne permet pas de trouver encore dans cette tentative de l’esprit le fondement de la doctrine. En 1819, le Système industriel, et en 1824 le Catéchisme des industriels vont compléter et surtout expliquer l’ébauche : les industriels héritent le pouvoir politique des soldats et des propriétaires. Ce pouvoir politique est à la fois temporel et spirituel. À qui ira le temporel ? Aux hommes utiles, aux industriels. À qui ira le pouvoir spirituel ? Aux intellectuels, aux savants.

Pour bien saisir cette vue, il faut définir, comme Saint-Simon le fit, le mot industriel. Sous sa plume, ce mot n’a pas le sens précis et restreint que lui donne notre langue : l’industriel est celui qui travaille, que ce soit le patron, que ce soit l’ouvrier. Et l’industrie est l’ensemble des travailleurs auxquels Saint-Simon adjoint même les commerçants, qui échangent cependant et ne créent pas. Donc c’est à tous ceux qui travaillent, quel que soit leur emploi, quelle que soit leur place sur les degrés de la hiérarchie sociale, c’est à l’ensemble de ceux qui fondent et créent que doit échoir le pouvoir. Ce pouvoir, il le faut arracher aux militaires, représentants attardés de la force destructive, aux propriétaires, représentants de la féodalité. La part temporelle de ce pouvoir demeurera aux mains des hommes utiles. La part spirituelle aux mains des artistes, des savants, des penseurs philosophes, créateurs de doctrines et de beautés, comme les autres sont créateurs d’utilités.

On peut tout de suite démêler ce qui, au regard du socialisme contemporain lui est opposé, ce qui lui est identique, dans cette large doctrine. Saint-Simon entrevoit la société gouvernée par les travailleurs, et il confond dans les travailleurs les ouvriers et les patrons. C’est le système de la collaboration des classes, et non celui de la lutte des classes. C’est le patron et l’ouvrier associés pour une même œuvre, qui est la direction de l’État, et cela suppose entre eux des intérêts similaires et non des intérêts opposés ; mais on comprend que Saint-Simon se soit attaché à cette vue. Le spectacle que, surtout en 1802, il avait sous les yeux ne le pouvait pas amener à une autre pensée. Ce n’était pas l’époque florissante du machinisme tout puissant ; il n’y avait pas de grandes industries excluant, par leur étendue, l’accession des plus pauvres. L’ouvrier se confondait avec l’instrument de travail qui était le prolongement de son bras. Le patron était modeste, travaillant lui-même. Il n’y avait pas encore séparation, comme aujourd’hui, entre le créateur de la fortune et l’instrument de la fortune. Dès lors, on pouvait croire à la permanence d’intérêts similaires et réunir dans la même classe ceux qui maintenant défendent des intérêts hostiles.

Mais le fondement de la doctrine demeure solidement socialiste. Tout d’abord, c’est l’expropriation de la classe oisive et de la classe destructive, au profit de la classe qui travaille. Le socialisme n’a pas d’autre formule. C’est l’égalité dans les rapports politiques et économiques. C’est surtout la condamnation formelle de la liberté, envisagée comme le droit de ne rien faire, de faire le mal. La force avec laquelle Saint-Simon enchaîne l’homme au travail le rattache plus encore au socialisme, qui réclame précisément que le pouvoir soit dérobé à ceux que leur paresse enrichit[1]. L’aspect sous lequel le travail apparaît à Saint-Simon s’est modifié dans son esprit. Tout au début, le travail n’était que l’obligation naturelle et primordiale qui rattachait l’homme à la vie. C’était, pour lui, pour son œuvre, pour son devoir satisfait qu’il devait travailler. Cette conception s’est élargie avec le temps. Saint-Simon a vu les hommes, tels qu’ils sont, enchaînés au passé, à l’avenir, dépositaires passagers de l’œuvre du temps. Il a eu la noble vision d’une humanité laborieuse, et qui travaille non seulement pour subsister, mais pour s’améliorer, pour agrandir le patrimoine, refouler l’horizon, conquérir sur le néant un peu de vie. Le travail n’est plus pour lui un devoir individuel, mais un devoir social ; l’idée de la solidarité humaine se lève.

Déjà en 1814, frappé de tous les maux de la guerre, il avait émis, dans la Réorganisation de la Société européenne, la pensée supérieure d’un Parlement européen chargé d’élucider « les intérêts communs de la société européenne ». C’était la protestation contre la guerre, et elle était générale. C’était plus, c’était l’organisation de la paix, sa permanence, la sécurité rétablie sur les frontières mouvantes. Sans doute, imprégné des préjugés du temps, et peut-être aussi pour atténuer la hardiesse de cette idée, il fixe à 25,000 francs de rente le cens de l’éligibilité pour les députés de ce Parlement, mais le cens eût disparu, l’Assemblée fût demeurée, et cet internationalisme réformateur et pacifique eût mis fin au choc des épées entremêlées pour l’hécatombe.

En 1825 allait être fondé le journal le Producteur, destiné à répandre la doctrine saint-simonienne. Mais la mort surprit, pour le confier au repos, l’ouvrier sur sa tâche. Saint-Simon mourut au mois de mai 1825. Surgi d’une famille féodale, petit-neveu du duc célèbre qui se fit le défenseur de l’aristocratie, fils adoptif de la démocratie, il déserta la noblesse pour venir au peuple souffrant. Des disciples, des amis très rares suivirent jusqu’à la tombe ce convoi qui traversa les rues, sous le regard indifférent des hommes.

Mais l’idée demeure. Olinde, Rodrigues, Léon Halévy, Duvergier, Bailly étaient les premiers amis de la première pensée avec Augustin Thierry et Auguste Comte ; Enfantin et Bazard se joignirent à ce groupe et l’École saint-simonienne ouvrit ses portes aux adhérents, en même temps

(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale).


qu’avec le Producteur, enfin fondé, et par l’Exposition de la Doctrine saint-simonienne, les théories précises, plus nettement mises en relief, finissaient par gagner quelques esprits.

Envisagée dans son ensemble, la société est décrétée d’incohérence et d’anarchie. Elle donne asile à la pire misère et à la plus dégradante « l’exploitation de l’homme par l’homme ». Partout cette exploitation se retrouve, dans tous les rapports des hommes, et le travail humain, chargé d’une prime, dont le nom change mais dont le profit enrichit les oisifs, réclame sa part. Comment, disent les disciples, faire avec cette incohérence qui jette les uns sur les autres pour les meurtrir, des hommes qui se devraient embrasser dans une association fraternelle. Il faut découvrir et abattre la base inique sur laquelle l’exploitation repose. Et quelle est-elle ? Elle est la propriété et sa transmission héréditaire dans les familles.

D’ailleurs, cette propriété est destinée à périr de ses propres coups : cette prime, appelée loyer ou fermage, cette prime dont elle frappe comme d’un impôt le travail, diminue peu à peu et pourra se réduire au minimum, tomber au néant. Ici, la critique des disciples saint-simoniens est fausse.

L’intérêt, le loyer, le fermage, en un mot, le profit, tomberont certes par degré, sous l’action de la concurrence, sous l’afflux des capitaux, mais il n’y aura pas de jour où les capitaux seront improductifs ; l’essence de la propriété capitaliste est le profit et le logement gratuit ou le crédit gratuit restent des chimères. Sans compter que les regards de ceux qui entrevoyaient ces merveilles n’embrassaient qu’un trop étroit champ d’action. Le monde était plus vaste encore de leur temps que du nôtre et la société capitaliste, quand le profit lui manque sur les vieilles terres témoins de ses prodigieuses conquêtes, s’expatrie, se répand au dehors, toujours en quête de nouveaux débouchés.

Mais, cette réserve faite, le principe par eux affirmé demeure, qui est l’iniquité blessante pour tant d’hommes, privés de la propriété, c’est-à-dire de la vie, de la liberté vraie, du bonheur. Mais pour restaurer la justice, une révolution était nécessaire, c’est-à-dire une transformation totale de la société et non une série de mesures. Par là encore l’école saint-simonienne se rattache au socialisme. L’application serait aisée : il faudrait, selon le besoin des localités, et par branche de travail, remettre aux hommes les instruments de travail.

Cependant comment sera accompli ce grand labeur ? Il ne demande pas que des bras, mais aussi des cerveaux, et des consciences. Il faut que l’homme soit meilleur, que l’humanité s’élève à la solidarité, à la fraternité. Comment pourra-t-elle y parvenir, si, dans l’instant où les revendications des malheureux apparaissent, l’esprit général n’est pas gagné par l’éducation ? C’est la partie morale du plan de saint-simonisme. Ce n’est pas la partie la moins haute, ni la moins utile. Elle vient compléter la doctrine purement matérielle exposée. Elle répond à toutes les critiques grossières des esprits délicats, qui entrevoient le socialisme sous la forme d’une poussée de bestialité humaine. Ce ne sera pas, ce ne pouvait être. C’est que le socialisme n’est pas seulement un appel aux intérêts, une surexcitation de l’égoïsme d’une classe substituée à l’égoïsme des individus, l’avidité changeant de terme, mais gardant ses convoitises ; il est un appel aux nobles instincts de la nature, à l’élévation constante des sentiments et de la pensée, et par là sera adouci et ennobli d’idéalisme le fatalisme économique qui amènera les transformations du monde.

Telle fut, réduite presque à un squelette, et nous nous en excusons, la doctrine saint-simonienne, telle, du moins, que, jusqu’en 1830, ses disciples l’exposèrent. Nous ne pouvons, sans sortir du cercle que nous nous sommes tracé, suivre dans le temps les progrès de la doctrine. Au moment où elles étaient exposées, ces idées ne frappaient que de rares esprits, esprits d’élite, il est vrai, qu’on retrouvera, dans tous les ordres, au premier rang. Mais il n’importe à l’idée qui est jeune encore, même quand celui qui l’enfanta de sa douleur et de ses enthousiasmes succombe, vieilli et découragé. Ce sera l’honneur de la doctrine saint-simonienne, l’honneur du socialisme auquel elle s’incorpore, d’avoir regardé au-dessus et au-delà de la mêlée humaine, aperçu à l’horizon les générations qui se préparent à leur tâche, encore dans le mystère inconnu de leur formation, d’avoir pensé pour elles, souffert pour elles. Et quand cette pensée généreuse, cette chère souffrance qui vaut tant de joies, non seulement sera la part de quelques hommes dont l’esprit cultivé se révolte, mais la part d’innombrables travailleurs, n’est-ce pas la plus haute conquête de l’esprit humain ? Des millions d’hommes, ravis par le socialisme à l’égoïsme, se penchent sur les sillons, sur l’enclume, sur la terre, sur le fer, sur la matière qu’ils animent de leur souffle, et cependant ils ne pensent pas seulement à eux, mais à ceux qui viendront après eux et qui ne sont pas leurs enfants. La famille agrandie jusqu’aux générations inconnues, la patrie élargie à la mesure de l’univers, des hommes ne refoulant plus les hommes par la pensée, les appelant, souffrant de leurs souffrances, accordant avec leur cœur inconnu les pulsations de leur cœur trop étroit, c’est la conquête morale que la société doit au socialisme. Et quand même nos rêves seraient vains, vaine notre attente, la justice inaccessible, le bonheur fuyant, il resterait de l’action du socialisme que le présent au moins serait épuré, ennobli, élevé. Ceux qui ont été les premiers ouvriers de cette œuvre de vie, Saint-Simon et ses disciples, ont mérité une gratitude dont il ne faudrait pas mesurer la force et l’étendue aux quelques lignes hâtives et incomplètes où se reflètent ici leurs idées.

René Viviani    
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  1. En 1819, dans un journal, l’Organisateur, Saint-Simon avait appliqué cette pensée aux princes et à la cour, en mettant en balance ce que coûterait au pays la disparition de ces princes ou celle de savants et de travailleurs. Poursuivi en cour d’assises, il fut acquitté.
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