Histoire socialiste/La République de 1848/P2-02

Jules Rouff (Tome IX : La République de 1848 (1848-1852)p. 232-257).
ÉVOLUTION ÉCONOMIQUE ET SOCIALE.



CHAPITRE II


THÉORIES DES TROIS GROUPES


Il importe d’indiquer, pour chacun de ces trois groupes : 1° les principes qui le dirigent ; 2° l’étendue et la profondeur des changements qu’il réclame ; 3° la part qu’il fait, dans son effort pour les opérer et dans ses rêves d’avenir, à la puissance collective et à l’action individuelle.


§ 1. Principes directeurs. — Le moteur le plus général et le plus énergique des socialistes d’alors est sans contredit le sentiment. Cabet avait écrit en 1844 : « Mon principe, c’est la fraternité. Ma théorie, c’est la fraternité. Mon système, c’est la fraternité. Ma science, c’est la fraternité ». Il redit, en 1848, qu’elle est sa boussole et son guide. Pierre Leroux, qui n’a garde de réduire, comme Cabet, à une seule divinité la trinité républicaine, n’en est pas moins fraternitaire pour cela. Il a tiré du droit la notion de solidarité et Cabet a soin de nous avertir que la solidarité est dans le domaine pratique l’équivalent de la fraternité dans le domaine sentimental. Pierre Leroux dit aussi : — Les autres, c’est encore nous —, ce qui est un raccourci de la même formule. L’homme est pour lui un être social qui ne peut s’achever que par la famille, la patrie, l’humanité, c’est-à-dire en communiant avec ses semblables sous une triple espèce. Louis Blanc, moins mystique, mais qui professe, comme il le déclare, « le spiritualisme le mieux senti », conçoit la société future comme une vaste association fraternelle où l’on ne connaîtra plus la concurrence, et où chacun, ainsi que dans une famille unie, produira selon ses forces et recevra selon ses besoins. L’école de Fourier, avec Considérant, rêve aussi une cité heureuse de frères et amis. C’est sur ce point là que le socialisme entre en contact avec le christianisme. Un des thèmes que préfèrent les propagandistes du temps consiste à confronter le Christ et sa pure doctrine avec les institutions des peuples qui se disent chrétiens[1], C’est par là que Pierre Leroux, Louis Blanc, Considérant peuvent se piquer, tout comme Bûchez, de réaliser l’Évangile sur la terre et prendre pour ligne de conduite le vague et doux précepte de Jésus : « Aimez-vous les uns les autres ». Ils estiment que l’amour peut être à certains moments un puissant outil révolutionnaire, que la pitié pour les faibles est ouvrière de justice, bien plus ! que la sympathie pour nos semblables, qui se confond en dernière analyse avec le souci du plus grand nombre, est un ciment indispensable à la cohésion des éléments sociaux.

Du reste, là s’arrêtent les rapports du socialisme avec la religion chrétienne, surtout avec le catholicisme, comme Montalembert et Falloux se chargèrent de le constater avec justesse et raideur. Au rebours du christianisme, les socialistes, à l’exception de Cabet, de Pierre Leroux et d’un petit nombre d’autres, n’ont point une morale ascétique ; ils ne vantent pas les mérites et les joies de la pauvreté, du renoncement, de l’humilité ; ils entendent que tous les êtres humains aient accès à toutes les jouissances réservées jusqu’alors aux privilégiés. Ils veulent l’accroissement de la richesse en même temps que son expansion parmi les hommes. Ils ne renvoient pas à l’au-delà la satisfaction problématique de nos instincts les plus naturels ou de nos désirs les plus nobles. C’est sur terre qu’ils font descendre le paradis et la justice. Ils ne préconisent pas davantage la simplicité d’esprit, l’ignorance, cette peur du savoir et du libre examen qui se trahit dans la mise à l’index des livres contraires à l’orthodoxie catholique ; ils réclament pour tous une culture intellectuelle aussi complète que possible.

C’est qu’au fond la plupart des socialistes d’alors, si religieux qu’ils soient, sont dirigés, en dehors du sentiment qui les rapproche des premiers chrétiens, par des idées qui les écartent d’eux. Ils pensent, comme Rousseau, que l’homme est bon naturellement, tout au moins perfectible, et, comme Saint-Simon, que l’âge d’or est non derrière, mais devant nous, et de là dérivent des conséquences très graves. Ils ont une foi inébranlable en l’avenir ; ils comptent sur la générosité des hommes, et partant sur la collaboration de la classe bourgeoise pour le relèvement de la classe ouvrière ; ils espèrent une nouvelle nuit du Quatre-Aoùt ; ils sont conciliants jusqu’à la naïveté ; ils sont persuadés que la Révolution peut s’accomplir à la fois très vite et pacifiquement. Le socialiste anglais, Robert Owen, qui, le 3 avril 1848, parle dans sa langue à la Société fraternelle centrale, fait, avec la pleine approbation de Cabet, deux déclarations significatives. Il dit : « Mon plan sera le chemin de fer destiné à conduire l’humanité au bonheur, » et il ajoute : « Le nouveau système ne veut la destruction du bien de qui que ce soit ». Tous, sans en excepter Cabet ou Pierre Leroux, constatent l’antagonisme, la lutte ouverte entre le peuple et la bourgeoisie. Seulement Cabet écrit : — Haine et guerre aux mauvaises institutions sociales ; indulgence et bienveillance pour les individus ! — Louis Blanc dit à la Constituante : « Quand nous plaidons la cause du pauvre, nous plaidons en même temps celle du riche », et il refuse de proclamer la « guerre de ceux qui n’ont pas contre ceux qui ont ». Dans leur horreur de la violence, quelques-uns iront jusqu’à vouloir la subir plutôt que de l’employer, même pour se défendre. Cabet, qu’on a voulu assassiner, déclare qu’il aime mieux « forcer les gens à se repentir de l’avoir sacrifié que de mériter la haine en devenant oppresseur. » Pierre Leroux, qui a condamné le recours à la force la veille du 24 Février, a le courage de prononcer un discours pacifique devant les familles des victimes de Juin et il déclare à Louis Blanc, que, fût-il attaqué à main armée, il se laisserait tuer pour la vérité, convaincu que de tous les moyens de servir une cause il n’en est pas de plus efficace que le martyre.

Si le nombre est petit de ceux qui poussent aussi loin l’abnégation, du moins presque tous les socialistes d’alors sont des fervents de l’idéal. Ils comparent la réalité à l’idée de justice qui s’épanouit dans leur raison comme la fleur de la civilisation à laquelle ils appartiennent, et ils essaient de redresser le monde d’après cette conception abstraite. Proudhon, qui raille sans pitié les fraternitaires, les sentimentalistes pleurards et confits en douceur, n’est pas moins idéaliste que les autres. Il a beau considérer la justice comme une conciliation d’intérêts et, en bon comptable qu’il est, tâcher de déterminer ce qui revient à chacun ; il se refuse à considérer l’égoïsme comme le mobile suprême de l’humanité et, s’il prétend suivre la science comme guide, c’est la science de ce qui doit être autant que la science de ce qui est.

Cet idéalisme foncier des" réformateurs les porte, comme Cabet, comme Considérant, à dresser devant les foules l’attirant mirage de cités parfaites, où tout est combiné pour en faire de petits paradis terrestres ; le malheur est que le déchet est grand, lorsqu’il s’agit de modeler la réalité à l’image de ces Edens en espérance. Le malheur est aussi que cette recherche de l’absolu rend ceux qui s’y adonnent dédaigneux de la pratique ou tout au moins peu propres à se plier aux conditions qu’elle exige. Lorsqu’ils descendent sur le terrain de l’expérience, ils sont comme ces oiseaux à grandes ailes qui ne peuvent marcher sur le sol qu’avec difficulté. Mais, lancés dans les hauteurs de la spéculation, ils dépassent du regard les limites du pays ou ils vivent ; ils travaillent, suivant la tradition de la Révolution française, pour la France et pour l’humanité ; ils proclament des principes universels. Le socialisme, dès son entrée dans la carrière, a un caractère cosmopolite. Il souhaite pour la planète une langue unique et la paix perpétuelle par une fédération de peuples libres. Proudhon dénonce ce nationalisme (et il souligne le mot) qui consiste pour une nation à se croire prédestinée au rôle d’initiatrice du reste de la terre. Considerant, en 1850, écrit une brochure qui s’intitule : La dernière guerre et la paix définitive de l’Europe. Toutes les races sont conviées à faire leur partie dans l’harmonie qui se prépare. C’est à peine si quelques théoriciens, comme Proudhon, Toussenel, Pierre Leroux, lancent en passant des anathèmes contre les Juifs. Mais ce que l’on poursuit en eux, ce n’est point la race sémitique, c’est l’incarnation la plus vivace de l’esprit mercantile.

Il s’en faut toutefois que les tendances dont nous venons de parler règnent sans rivales dans le socialisme et l’on devrait peut-être dire dans les socialismes de 1848. Aux optimistes, qui se fient à la Providences et à l’excellence de la nature humaine, s’opposent des pessimistes qui croient plus à la lutte qu’à la coalition pour la vie, à la discordance qu’à l’harmonie naturelle des intérêts. Ceux-là sont irréligieux comme Proudhon et Blanqui ; ils ne veulent ni Dieu ni maître. Une école surtout se distingue par un caractère spécial. Il existait à Londres en 1847 une fédération communiste constituée cette année même par les débris des Sociétés secrètes qui avaient été brisées en France, en Belgique, en Allemagne. C’était par la force des choses une Société internationale, comprenant aussi un certain nombre d’Anglais. Elle eut au mois de novembre 1847, un Congrès qui publia un manifeste dont la rédaction fut confiée à deux Allemands réfugiés, Karl Marx et Frédéric Engels, et dont la traduction en plusieurs langues devait paraître aussi tôt que possible. L’élément français y était représenté par deux communistes, J. E. Michelot et H. Bernard, dont on ne connaît guère que le nom. Le Comité central, nommé par le Congrès, se transportait à Paris dans les premiers jours qui suivirent la Révolution de Février, et le manifeste, traduit pour la première fois en français, y fut publié quelque peu avant les journées de Juin. Il ne paraît pas avoir eu d’action sérieuse, du moins en France. Karl Marx y passa presque inaperçu ; il avait réfuté Proudhon {(Misère de la philosophie) qui ne lui répondit pas ; il est à ce titre cité par Louis Blanc comme ayant livré son rival à la risée des étudiants de Berlin. Mais le manifeste, qui est l’œuvre d’une énergique minorité, est d’accord avec les tendances du lendemain plus que du jour. Arrière fraternité, philanthropie, rêveries tendres ! La fédération, dont il est l’expression, interdit à ses membres de se donner ce nom de frères qui lui semble un mensonge, étant données les relations des hommes entre eux. Au lieu du sentiment, la science. Pour base aux revendications prolétariennes, l’histoire et non plus les idées de justice et d’égalité. L’ambition, non plus de plier les faits aux conceptions de l’intelligence, mais de suivre et d’achever l’évolution commencée par le régime de la grande industrie.

Déjà Proudhon avait proclamé la nécessité de faire la science sociale et Comte, appliquant la méthode historique à la solution des questions du moment, enseignait qu’il faut saisir par l’étude attentive des faits la tendance de la civilisation, afin d’y conformer l’action politique. La Fédération communiste pousse à bout ces opinions.

L’école est réaliste par son interprétation du passé comme par sa vision de l’avenir ; elle explique tous les événements par le jeu des intérêts matériels. La façon dont un peuple produit la richesse, dont il organise le travail, détermine la façon dont il possède, dont il organise la propriété, et de là dépendent sa religion, sa morale, sa vie de famille, ses arts. Cette théorie qu’on a nommée plus tard le matérialisme historique, quoique formulée très nettement au temps de la première Révolution par Barnave et, depuis, par Saint-Simon, par l’économiste Blanqui, était demeurée dans l’ombre ; elle passe ici au premier plan ; elle devient le pivot du système, le point d’appui de toute une politique qui se formule ainsi : La Constitution économique de la société se reflète à toute époque dans une classe sociale qui exerce le pouvoir à son profit. Le progrès se fait par son renversement à l’avantage d’une autre classe jusqu’alors exploitée, opprimée, mais à qui les formes nouvelles de la production donnent une puissance nouvelle aussi. Or la bourgeoisie aujourd’hui régnante a pour adversaire la classe prolétarienne aspirant à la détrôner. Il faut donc que celle-ci se constitue en parti indépendant et conscient, jusqu’au jour où, devenue la plus forte, elle fera la conquête du pouvoir politique et, par cela seul, supprimera définitivement les classes, puisqu’au dessous d’elle il n’y en a plus d’autre. Donc la fusion des classes pour but, ce qui est l’essence de tout socialisme ; mais, pour moyen, la lutte des classes, l’emploi de la force, la révolution éclatant à propos et par suite des crises économiques qui résultent du machinisme et de la surproduction. Pourtant point de conspirations ni de coups de main à la Blanqui ; une longue et radicale transformation qui ne peut s’opérer que par une alliance entre les travailleurs du monde entier. Le manifeste se termine sur ces mots fameux : Prolétaires de tous pays, unissez-vous !

Malgré sa prétention d’être fondé sur les faits, non sur des théories, malgré son dédain des Messies descendant du ciel pour apporter la bonne parole, il garde encore des allures prophétiques. Il prédit la révolution finale à brève échéance, il annonce que le signal en partira d’Angleterre. Plus tard, en 1850, un nouveau manifeste, émané de la même source, attend l’initiative « du coq gaulois », et cette prophétie, à la veille du Deux Décembre 1851, ne sera pas plus heureuse que les deux autres. On peut voir là l’empreinte de son milieu natal sur ce socialisme, qui n’en reste pas moins alors isolé des autres écoles, avec un caractère plus sec et plus tranchant, mais aussi plus précis et plus scientifique.

Chez les démocrates, chez les simples réformistes on retrouverait, atténués, tous les courants que nous venons de signaler. Idéalistes et mystiques abondent parmi eux. Lamartine, Hugo, Jean Reynaud, Barbés chantent, décrivent ou admettent la transmigration des âmes et leur lente ascension


Pas de violence, elle tombera toute seule, et plus généreux qu’elle nous lui tendrons la main. — Notre devise n’est-elle pas FRATERNITÉ !
(D’après une estampe du Musée Carnavalet)


vers la vertu et le bonheur parfaits à travers les astres épandus dans l’espace. Comte, le fondateur du positivisme, finit lui-même par couler sa pensée dans un moule religieux. Dans le domaine social, ces croyances ont pour pendant des projets philanthropiques. C’est en 1849 qu’a lieu à Paris le premier Congrès de la paix, où le curé de la Madeleine et le pasteur Coquerel s’embrassent le jour anniversaire de la Saint-Barthélémy. Chez les chrétiens les mieux intentionnés de l’époque, c’est une idée courante que la propriété est une fonction sociale, grevée de lourdes charges en faveur de ceux qui ne possèdent rien. La charité, qui fut à l’origine le pieux équivalent de la fraternité, est prêchée et même pratiquée avec ardeur. Seulement, impliquant protection et supériorité, elle s’allie fort bien à des visées conservatrices ; purement volontaire, elle est par cela même arbitraire et capricieuse ; elle secourt la pauvreté, mais sans rien changer aux institutions vicieuses qui font des pauvres, sans travailler suffisamment à se rendre inutile. Cependant, en face de l’économie politique, froide, rigide, indifférente, pour qui la création de la richesse est l’essentiel, quelle qu’en soit la répartition, le désir de venir en aide aux faibles et aux déshérités fait naître l’économie sociale, sa sœur cadette, plus pitoyable et plus humaine.

En attendant qu’elle grandisse, les économistes orthodoxes sont les oracles des partisans du statu quo. L’un d’eux, Frédéric Bastiat, s’acharne à démontrer qu’il existe entre les intérêts de tous les membres de la société une harmonie providentielle, et il s’efforce ainsi de revêtir d’une consécration divine le régime existant. Un autre, Joseph Garnier, écrit ceci : « Que puis-je devoir à mon semblable, absolument parlant ? Rien. Mon devoir est de ne pas lui nuire, et à ce devoir correspond son droit d’exiger que je ne lui nuise pas. » Nous avons là le chacun chez soi, le chacun pour soi dans toute leur âpreté. Chose curieuse ! Par leur habitude de n’envisager que le jeu des intérêts et de considérer l’égoïsme comme le principal et presque l’unique mobile des actions humaines, par leur prétention de n’adoucir en rien la rigueur des vérités scientifiques, par leur campagne qui vise la suppression des douanes et qui a, dès 1847, suscité un Congrès international, les économistes sont tout à fait voisins des socialistes marxistes, situés à l’autre pôle de la pensée. Les extrêmes se touchent, comme il arrive souvent. Seulement les uns et les autres, en posant le problème de la même façon, arrivent à des solutions contraires, parce qu’ils reflètent les aspirations et les intérêts de deux classes opposées. La politique capitaliste a pour aboutissement, à l’extérieur, la guerre de conquête déguisée sous le nom de colonisation, et, à l’intérieur, le maintien par la force des privilèges qui lui assurent la suprématie.


§ 2. — Profondeur et étendue des réformes réclamées par les trois groupes.

Si nous essayons maintenant de classer les trois groupes que nous passons en revue d’après la profondeur et l’étendue des changements qu’ils réclament, nous obtenons une échelle nouvelle on ils n’occupent plus du tout les mêmes places.

Le régime de la propriété étant la clef de voûte de la société, il nous faut mettre en tête ceux qui souhaitent établir l’égalité complète des conditions, qui veulent, par conséquent, abolir les distinctions créées par l’accumulation de la propriété privée en certaines mains[2]. Ce sont les communistes, et ici se rapprochent Cabet, Owen, Blanqui, Marx, si différents d’ailleurs. Engels a écrit quelque part qu’en 1868 le mot de communisme désignait un mouvement ouvrier, celui de socialisme un mouvement bourgeois. Ce n’est point tout à fait exact. La différence réelle de l’un à l’autre porte sur le nombre plus ou moins grand des choses placées sous le régime de la communauté. Dans l’Icarie de Cabet, non seulement la propriété privée devait disparaître, sauf pour les objets d’usage strictement personnel ; mais c’est en commun que l’on devait habiter et manger, comme dans un couvent ou une caserne. Marx n’allait pas si loin ; il laissait libre la consommation et quoi qu’il lançât avec fracas cette formule équivoque : Abolition de la propriété privée, il en réduisait la portée à la suppression de la propriété capitaliste, celle qui permet de s’assujettir les autres en vivant de leur travail. Il n’entendait soumettre à la méthode communiste que la production et la répartition de la richesse.

Tout en poursuivant le même idéal d’égalité ou de quasi égalité, beaucoup le voilaient ou ne le laissaient entrevoir qu’à l’horizon lointain. Pecqueur s’arrête en route ; il veut la remise de tous les capitaux entre les mains de la société, il souhaite entre tous les travailleurs une égale rétribution, mais il admet que chacun puisse en faire ce qu’il lui plaît ; il ne supprime pas, il restreint l’héritage. Son système, comme celui de Vidal, est à peu de chose près, ce qu’on a nommé depuis le collectivisme. Le mot allait être créé par Colins, un socialiste belge, qui fut parmi les blessés et les prisonniers de Juin. Lui se borne à la nationalisation du sol ; la terre cessant d’être appropriée par les individus, il lui paraît que l’égalité désirable s’établira d’elle-même. Louis Blanc espère l’absorption des industries privées par les ateliers sociaux aidés de l’État ; il veut, dans ces ateliers, des salaires égaux pour tous ; il est, sans le dire, sur la voie du communisme. On peut en dire autant de Pierre Leroux ; il estime que la production étant collective, fille de la société, fruit d’une collaboration incessante des vivants et des morts, la propriété des produits doit être aussi indivise, et que chacun, suivant la formule de Saint-Simon, doit y avoir part selon ses besoins, sa capacité et son travail. Considérant, resté fidèle à la formule de Fourier, est moins radical. Il admet que, dans la commune sociétaire, la répartition des produits se fera d’après le capital, le travail et le talent. Il laisse donc subsister, provisoirement du moins, la propriété capitaliste ou bourgeoise.

Quelle va être sur ce point la position de Proudhon ? de l’homme qui a crié de toute la force de ses poumons : — La propriété, c’est le vol. — Par une de ces contradictions inhérentes à son esprit ou à sa méthode, il apparaît ici comme le champion de cette même propriété. Des gens qui le connaissaient mal le traitaient de communiste. Considérant, qui le connaissait mieux, répliquait que c’était une erreur, que sa pensée était « tout ce qu’il y a de plus titrée en individualisme ». Et en effet Proudhon ne prédit pas seulement, comme Pecqueur, la longue survivance de la petite propriété bourgeoise ; il souhaite le maintien des petits domaines, des petites industries, des petits commerces, et il voit un merveilleux accord entre le caractère français façonné par le morcellement séculaire de la richesse et le socialisme, son socialisme, qui doit universaliser la classe moyenne, en constituant à tous des fortunes médiocres individuellement possédées. À l’article 13 de la Constitution il avait proposé d’ajouter : « La Constitution assure et maintient la division des propriétés par l’organisation de l’échange ». Il a injurié le communisme en termes d’une violence extrême ; il veut le juste milieu, l’aurea mediocritas, l’équilibre économique obtenu par un balancement des forces productives. On comprend que Marx l’ait flétri du nom de petit bourgeois.

Cet écart entre les différentes sectes sur les changements qu’il faut apporter à l’organisation sociale se retrouve, mais bien moindre, quand il s’agit de savoir à quelles parties de la population ils doivent s’étendre. Le socialisme, né dans les villes, se montre au début peu agraire, sauf dans l’école fouriériste et chez P. Leroux. En 1848, on songe avant tout aux ouvriers, en particulier à ceux de la grande industrie. Les paysans, que Vidal nous dépeint comme des êtres routiniers, égoïstes, tenant plus à leur bétail qu’à leur famille[3], n’ayant au fond d’affection que pour leurs champs et leurs écus, ne sachant ni lire ni écrire, mais sachant fort bien compter, ces paysans, que Proudhon déclare pour jamais réfractaires à l’association, n’obtiennent qu’un peu plus tard toute la sympathie à laquelle ils ont droit. Pierre Leroux et Considérant sont, parmi les théoriciens, ceux qui se préoccupent le plus de leur sort. Mais d’autres faibles appellent l’attention : l’enfant, la femme. Sur l’enfant, point de dispute tous les socialistes ; convaincus de la puissante action du milieu social sur les mœurs et les opinions, sont résolument partisans de le façonner par l’école. Éducation intégrale, instruction professionnelle, droits de l’enfant sont des notions qui s’élaborent parmi eux. Quant à la femme, les Saint-Simoniens, les Fouriéristes, Pierre Leroux sont d’avis de lui accorder avec l’homme pleine égalité de droits, comme à une personne équivalente. Cabet se prononce dans le même sens avec quelque hésitation. Seul Proudhon fait schisme avec sa violence accoutumée ; il déclare qu’il aime mieux la femme prisonnière que courtisane et il la claquemure implacablement, avec toute sorte de respects, dans les étroits soucis du ménage. Malgré lui la revendication des droits de la femme reste partie intégrante du programme composite qui devient celui du socialisme.

Ce programme se décolore soudain, dès qu’on passe aux autres groupes. Les démocrates acceptent, un peu au hasard, sans ligne de démarcation très nette, la socialisation de certaines catégories d’entreprises, telles que les mines, les chemins de fer, les assurances. Ils peuvent poursuivre, de concert avec les socialistes, l’adoption de certaines mesures qui tendent à diminuer l’inégalité économique. Mais ils ne vont pas jusqu’à désirer qu’elle disparaisse.

Quant aux avocats du régime bourgeois, on sait comment ils accueillirent des doctrines où il n’est question que de sa mort. L’inégalité leur parut bonne à perpétuer ou à restaurer en matière politique et en matière de savoir. Les ouvriers, les paysans demeurèrent parqués dans leur situation inférieure. Le droit du père de famille sur ses enfants fut l’argument sur lequel on fonda la soi-disant liberté de l’enseignement. Quant aux femmes, il fallut que Schœlcher rappelât que la France était la patrie de Mme de Sévigné et de Mme de Staël pour qu’on ne leur ôtat pas le modeste droit d’adresser une pétition à la Chambre.


§ 3. Opinions des trois groupes sur le rôle de l’État. — Demandons encore aux différents groupes que nous avons distingués quelle part de pouvoir ils veulent laisser à l’État soit sur les choses soit sur les personnes.

Les socialistes s’accordent à donner le libre développement et le plein épanouissement de l’individu pour le but final de leurs efforts. Ils poursuivent la disparition de l’État-gendarme, ou, en d’autres termes, la transformation radicale de son rôle. Ils veulent, comme disait Saint-Simon, substituer l’administration des choses au gouvernement des hommes. Mais comment atteindre à cette émancipation de tous les membres de la société sans cesser de pourvoir aux nécessités vitales de la société même ? Faut-il pour cela recourir à la puissance de l’État ? Et faut-il la fortifier ou bien l’affaiblir jusqu’à l’annihiler ? Deux questions connexes qui provoquent des réponses variées.

Ici les socialistes se partagent entre deux directions ; l’une vient de Saint-Simon qui espérait une révolution s’accomplissant par en haut ; l’autre, de Fourier qui la voulait s’opérant par en bas. De là un courant autoritaire et un courant libertaire.

Parmi ceux qui comptent sur l’intervention de l’État, non point pour asservir les gens, mais pour être artisan de justice et créateur de liberté vraie, pour détruire la suprématie du riche qui possède les instruments de travail sur le pauvre qui doit attendre de lui la permission de travailler, il faut citer Louis Blanc, Vidal, Pecqueur, Pierre Leroux et, côte à côte, leurs adversaires avérés, Blanqui et Marx. Les deux derniers croient même nécessaire une dictature du prolétariat pour briser la tyrannie du capital.

Cabet occupe là une position spéciale. Il est à la fois très étatiste, en ce sens que, comme Rousseau, il soumet l’individu tout entier à la communauté et très enclin à se passer de l’État, puisqu’il entend que les Icariens se tirent d’affaire tout seuls ; il demande seulement qu’on les laisse libres de fonder en pleine campagne, sur un terrain acheté par eux, une communauté ascétique autant qu’égalitaire où le vice, la misère et l’ignorance seront combattus par l’association. Il ne réclame que le droit d’exister pour cette espèce de couvent laïque. Ne trouvant pas en France les facilités nécessaires à cette expérience, il la transporte en Amérique. Le 3 février 1848, une avant-garde de 69 Icariens partaient pour le Texas, où un million d’acres leur étaient concédés sur les bords de la Rivière Rouge, D’autres équipes suivaient bientôt. Périlleuse aventure ! Ces ouvriers français tombant soudainement en un pays inculte et malsain, abandonnés par le médecin et l’ingénieur de la troupe, croyant à la mort de Cabet retenu en France par la Révolution, quittent à la débandade leur campement de pionniers et reviennent à la Nouvelle-Orléans où ils sont décimés par la misère et la maladie. À ces nouvelles, Cabet, sous le coup d’une condamnation politique, part en secret de Paris le 13 décembre et rejoint ses disciples. Sur les 485 qui sont partis successivement, les uns, dégoûtés du Nouveau-Monde, regagnent leur patrie avec 20,000 francs qu’on leur donne pour leur voyage. Les autres, au nombre de 280 et n’ayant guère que 30,000 francs de capital, se baptisent soldats de l’humanité et s’en vont avec leur maître occuper, dans l’État d’Illinois, à Nauvoo, un terrain jadis habité par les Mormons. De 1849 à 1851, Cabet qui les guide se voue tout entier à l’organisation de la colonie. Il fait voter une Constitution qui fonctionne dès 1850 et qui, révisée, est acceptée à l’unanimité le 4 mai 1851. C’est là qu’on voit bien le caractère d’une entreprise qui mérite qu’on s’y arrête ; car l’utopie cette fois s’est efforcée de devenir réalité.

Cabet, en transplantant la devise républicaine, la transpose ; la Fraternité passe au premier rang, et la Liberté au dernier. Il y ajoute l’Unité et la Solidarité, ce qui indique son désir de tenir étroitement serrés les membres de la société. La Constitution de cet État en miniature comprend 183 articles qui en règlent la vie politique, religieuse, civile et économique. Le suffrage universel est à la base ; les femmes y ont voix consultative sur toutes les affaires et voix délibérative sur toutes celles qui les concernent spécialement. Les six gérants élus ont les pouvoirs les plus étendus, surtout leur Président qui dirige les services publics, l’imprimerie y compris : la liberté de la presse est loin d’être encouragée ; car toute critique faite en dehors de l’Assemblée générale est réprimée comme un délit. Cette Assemblée, qui remplit aussi les fonctions judiciaires, punit non seulement la violation des lois et règlements, mais les manquements à la morale, tels que mensonges, médisances, etc. Chaque citoyen est même invité à faire connaître les fautes qu’il a surprises. Il y a là comme un ressouvenir des communautés religieuses et aussi de la Genève de Calvin. Non seulement Cabet, comme Calvin, réglemente les vêtements et les mœurs ; non seulement la Constitution interdit le vin, la pêche et la chasse pratiquées comme plaisirs, le célibat volontaire, et, en autorisant le divorce dans certains cas exceptionnels, ordonne aux divorcés de se remarier ; mais elle crée une espèce de religion officielle qui doit être le christianisme dans sa pureté primitive. Cette religion est, il est vrai, réduite à sa plus simple expression ; elle n’a point de culte, ni même de dogme obligatoire ; elle se borne à prêcher l’existence d’un Dieu personnel et l’immortalité de l’âme. Mais elle ne voit en Jésus qu’un homme et dans la Bible qu’un ouvrage tout humain, et elle tolère les matérialistes en défendant de les persécuter.

L’organisation économique a surtout son originalité. Pour être admis, il faut souscrire aux conditions suivantes : Apporter ou céder à la Communauté tous ses biens quelconques : son argent, ses meubles, ses immeubles, ses créances, etc., même son trousseau, ses bijoux, ses outils, ses armes, ses livres ; en un mot, tous ses biens présents et à venir, même les donations et successions futures, parce que, dans la Communauté, personne ne peut être plus riche qu’un autre ni avoir de propriété personnelle, parce que personne ne peut être mieux traité que ses frères. Le principe est qu’une jouissance existera pour tous ou n’existera pour personne. Ainsi, il y aura des horloges publiques, mais aucun membre ne possédera de montre, tant que chacun ne pourra en avoir une. On se procurera le nécessaire d’abord, l’utile ensuite, plus tard l’agréable, et, à mesure, le nombre des choses d’usage personnel augmentera. En attendant mieux, les colons ont chacun une chambre où ils habitent avec des meubles et des vêtements qui sont pareils pour tous. Ils prennent trois repas, servis dans un réfectoire commun, préparés dans une cuisine unique, offrant à tout le monde le même menu. Chacun doit avoir par jour dix heures de travail coupées par trois intervalles de repos ; mais Cabet prévoit le temps où, grâce aux machines, la journée pourra être réduite à six heures. Pas d’oisifs, sinon les malades. Seules, les femmes sont exemptées des corvées pénibles et même de toute besogne, quand elles sont sur le point d’être mères ou qu’elles nourrissent. Les travaux s’exécutent sous la surveillance de directeurs et de directrices élus par les travailleurs et, autant que faire se peut, sont distribués d’après l’aptitude et le goût des gens. Mais quelques-uns qui sont durs et indispensables, ceux de la terre, par exemple, peuvent se faire sur réquisition, Quant aux plaisirs permis, ils consistent en lectures, représentations dramatiques, bals, fêtes champêtres.

La colonie était en pleine activité, lorsqu’au commencement de 1851 Cabet apprit qu’en son absence il avait été accusé d’escroquerie à Paris. Des journaux bourgeois, cédant à leur horreur du communisme, avaient accueilli les doléances de quelques transfuges et prétendaient qu’il avait utilisé à son profit l’argent des souscripteurs. Ils étaient même allés jusqu’à insinuer que la colonie de Nauvoo n’existait que sur le papier. Une plainte avait été déposée, et l’apôtre avait été condamné par défaut, devant le tribunal correctionnel, à deux ans de prison et à la privation des droits civiques. C’était une iniquité flagrante. Cabet, indigné, accourt, commence par purger la peine à laquelle il a été condamné en 1848 pour raison politique, puis fait réviser son procès, prouve sa bonne foi, sort acquitté et réhabilité. Mais à peine est-il libéré que survient le Coup d’État du 2 Décembre. Il est jeté au fort de Bicètre, puis transporté en Angleterre, sans autre motif, sinon qu’il est un chef de secte socialiste. Il est sur le point de fonder à Londres une sorte de triumvirat d’exilés socialistes avec L. Blanc et Pierre Leroux. Mais il est rappelé en Amérique par ses disciples et il n’en reviendra plus.

Nous n’y suivrons pas ses destinées et celles de sa colonie. Mais nous en avons dit assez pour qu’on puisse voir le fort et le faible de cet essai communiste. Il est certain qu’avec un capital très restreint Cabet est parvenu (et c’est quelque chose) à faire vivre pendant plusieurs années un petit village où l’ignorance, l’ivrognerie, le vagabondage, l’indigence, le prolétariat ont été inconnus. Les « chrétiens primitifs », comme on appelait ses adeptes, ont conquis l’estime et le respect de leur entourage. Il est certain aussi que cette petite société n’a pas fait boule de neige et s’est assez vite désagrégée. On peut assigner trois raisons principales à cet échec. La première, c’est que l’idéal idyllique et ascétique de Cabet n’était pas apte à séduire l’humanité, qui ne s’est pas donné la peine de soumettre la nature pour renoncer à la satisfaction large de ses besoins accrus avec sa puissance même. « A quoi bon la communauté, si vous proscrivez la richesse », disait Proudhon. Et il définissait cette variété de communisme « la religion de la misère ». La seconde, c’est que cette réalisation partielle, comme toutes les tentatives du même genre, était victime des conditions où elle naissait ; isolée, enveloppée, perdue comme un îlot dans une mer hostile, au milieu d’une société profondément individualiste, elle en subissait malgré elle la pression : obligée de se suffire ; i elle-même, elle était condamnée à vivoter maigrement, sans pouvoir profiter des forces nouvelles que les machines appliquées à l’industrie et au transport, les grandes associations de capitaux ou de travailleurs mettent au service du monde moderne. Enfin et surtout, c’était une solution trop simpliste à la question sociale. Parmi les choses qui nous entourent il en est qui peuvent et doivent être possédées et consommées


" THE MODERN DAMOCLÈS "
(La Date de 1852, d’après une gravure anglaise de la Bibliothèque Nationale.)


individuellement ; il en est d’autres qui doivent l’être collectivement. Il y a un dosage à faire (dans le domaine économique, comme dans le domaine politique) entre la société et l’individu. Cabet n’a pas su trouver un principe pour fixer la ligne de partage des deux éléments. Il a fait la part trop grande à l’autorité, à l’unité. La cité, telle qu’il la rêvait, rappelle trop ces pensionnats où l’on assure aux jeunes gens une nourriture saine et frugale, où on leur met un uniforme à l’esprit comme au corps, où on les dresse à travailler à manger, à se lever, à se coucher au son de la cloche. La monotonie de cette discipline et de cette claustration sévères est vite génératrice d’ennui et de dégoût. Cet internat monastique est trop étroit pour que l’humanité puisse s’y mouvoir à l’aise sans le faire éclater.

L’école fouriériste, se rapproche de Cabet sur un point. Elle est aussi hantée par le fantôme d’une réalisation immédiate. Elle rêve l’organisation de la commune sociétaire, destinée à se reproduire et à pulluler par imitation, autrement dit de la phalange et du phalanstère, embryons de l’harmonie universelle. Considérant développa cette partie utopique de son programme devant la Constituante dans la séance du 14 avril 1849, dont la physionomie fut curieuse. Peu habitué à la tribune, comme la plupart des. socialistes d’alors, il annonce qu’il lira des fragments d’un long travail : on proteste. Il parle ; mais son discours est haché d’interruptions. À chaque instant Taschereau demande l’ordre du jour et il s’écrie qu’on vole l’argent des contribuables en gaspillant le temps des députés en de pareilles discussions. L’Assemblée se vide pour ne pas l’écouter. À la fin, quand l’orateur se plaint des indifférents, des hébétés qui ne comprennent pas l’intérêt de questions semblables, une voix lui crie : « Dites des embêtés, si vous parlez de ceux qui vous entendent. »

Cependant l’orateur se fait fort d’appliquer la solution que son maître a trouvée au grand problème de la mécanique sociale. Qu’on lui donne, qu’on lui prête un terrain de 1200 à 1600 hectares appartenant à l’État et il promet de fonder une commune modèle qui prouvera combien l’hypothèse de Fourier est aisée à mettre en pratique. « Dans un court délai, s’écrie-t-il avec une force d’illusion singulière, sans rien changer aux lois du pays, sans froisser un seul intérêt, sans blesser une seule de vos règles, sans contrevenir à un seul de vos préjugés, je mets la main à l’expérience ». S’il ne réussit pas, il consent à être enfermé jusqu’à la fin de ses jours à Bicêtre ou à Charenton. Qui voudrait lui refuser la possibilité de créer une lieue carrée de bonheur, de richesse et de concorde ? Les réponses qu’on lui fit le ramenèrent durement sur la terre. Il proposait de prendre comme champ d’expérience 1200 hectares dans la forêt de Saint-Germain. — « Dites-donc dans la forêt de Bondy ! » — cria le manufacturier Victor Grandin. Le ministre Léon Faucher répondit qu’il ne répondrait pas. Un certain Desjoberts opéra une diversion facile en égayant la Chambre aux dépens des fantaisies de Fourier sur la papillonne, les bacchantes, les amours vagabondes. Considérant riposta qu’il était aussi raisonnable de reprocher à Fourier des rêveries répudiées par ses disciples qu’il le serait de repousser les théorèmes de Newton sur la gravitation universelle, sous prétexte que le même Newton a écrit un commentaire extravagant de l’Apocalypse. Pierre Leroux vint à son secours en rappelant qu’aux États-Unis on laissait librement se faire des expérimentations de ce genre. Mais l’Assemblée avait son siège fait. Elle écarta dédaigneusement la proposition sans la discuter.

Et l’école, réduite à ses propres ressources, fut obligée de réduire aussi ses ambitions. L’essai tenté à Condé-sur-Vesgre, dès 1831, n’avait jamais été reconnu par elle pour valable, tant il était imparfait. L’entreprise agricole- industrielle de Sigville en Algérie n’appliquait guère que deux principes détachés d’un vaste ensemble, la participation aux bénéfices et le salaire minimum. Godin, à Guise, n’avait pas encore élevé son Familistère. L’Amérique était le pays d’élection où se réfugiaient des espérances tenaces ; mais le Brésil et plus tard le Texas devaient réserver à ces essais des Fouriéristes un sort très analogue à celui qui échut aux communautés des Cabétistes.

Grande était pourtant la différence entre eux sur un autre point. La commune fouriériste comporte : en matière politique, la démocratie intégrale, la suppression du gouvernement, l’administration libre et directe des choses par tous ceux qui en sont membres ; en matière économique, le travail attrayant, les tâches librement choisies, l’armée, cet antique organe de l’autorité, transformée en pacifique instrument de besognes industrielles et agricoles.

Mais c’est en Proudhon que ce courant libertaire, qui part de Fourier, atteint sa plus grande intensité. Pour comprendre son attitude, il faut se bien pénétrer de son caractère et de sa méthode. Par nature c’est un combatif, un agressif et un outrancier. Il aime les formules paradoxales, hostiles, rébarbatives. C’est un plaisir pour lui d’étourdir et d’effaroucher les gens. Logicien fanatique de logique, il déduit, comme un géomètre, toutes les conséquences d’un principe posé, et, pour peu que le principe soit erroné ou incomplet, ce qui revient à peu près au même, il se trompe avec une énergie que rien n’arrête ; il va au bout de sa pensée avec une confiance imperturbable dans l’infaillibilité de ses raisonnements. Cette intrépidité de bonne opinion qu’il a de son intelligence fait de lui un redoutable pamphlétaire. Il est volontiers dur, sarcastique, impitoyable pour les autres. Quand il saisit une proie dans ses griffes, il la déchire, il la déchiqueté avec une sorte d’ivresse cruelle. Il a porté dans la polémique d’idées l’injure, qui est toujours preuve de mauvaise éducation, d’infatuation personnelle et d’humeur acariâtre. Proudhon, cet isolé, dont les coups de boutoir sont marqués sur tous ses contemporains, ressemble à ces redoutables sangliers que l’on appelle des solitaires. S’il n’a pas eu beaucoup de disciples, il a fait en cela beaucoup d’élèves.

Cette prédisposition de casseur de vitres, que Proudhon doit à son tempérament de paysan du Danube, à ses origines plébéiennes, à la façon dont il a fait ses études tout seul et par morceaux, aux difficultés de sa vie première qui ont tenu longtemps un écrivain d’élite dans les occupations infimes de bouvier et de garçon de cave, fut aggravée encore par la méthode qu’un réfugié allemand Karl Grün, paraît lui avoir enseignée. C’est la méthode dialectique de Hegel. Suivant ce philosophe et suivant Proudhon, toutes les choses se présentent à l’esprit humain et se développent dans la réalité sous forme d’antinomies, c’est-à-dire en opposition complète l’une avec l’autre. Vous concevez, par exemple, l’idée de propriété privée ; cela engendre l’idée contraire de propriété commune. Une société s’organise sous le régime de la libre concurrence ; de la concurrence naît le monopole, qui en est la contradiction, et ainsi de suite. Dans l’évolution de toute institution ou de toute idée, il y a de la sorte une première phase, qui est la thèse ; une seconde phase, qui est l’antithèse. Après quoi le problème consiste à opérer la synthèse, c’est-à-dire à découvrir un principe supérieur qui domine et concilie les deux premiers ; à résoudre et à effacer l’opposition primitive dans une harmonie où les deux extrêmes se combinent et s’équilibrent.

Je n’ai pas à faire la critique de cette méthode ; il y faudrait tout un cours de philosophie. À peine ferai-je remarquer que parfois Proudhon manœuvre assez mal son appareil dialectique ; qu’il crée des oppositions, quand il n’en rencontre pas dans la réalité ; qu’il fait de fausses antithèses, comme on fait de fausses fenêtres sur une maison, pour la symétrie ; qu’il cherche une conciliation là où il faudrait résolument choisir entre deux opinions incompatibles, semblable à quelqu’un qui entre ces deux affirmations : 2 et 2 font 4 et 2 et 2 font 5. s’obstinerait à trouver un compromis. Mais le peu que j’ai dit des procédés logiques et quelque peu scolastiques auxquels il se complaît suffit à faire comprendre les positions successives que prend Proudhon à propos de chaque problème. En tout sujet il plaide le pour et le contre. Il a dit par exemple tous les dangers, toutes les injustices, tous les inconvénients de la propriété individuelle ; il en dira ensuite, parfois dans un autre ouvrage, tous les avantages, toutes les grandeurs, toutes les beautés. Il agit de même pour les machines, pour les impôts, pour le socialisme, dressant toujours en face l’un de l’autre un tableau poussé au rose et un tableau poussé au noir. C’est le sens du gros volume qu’il a intitulé : Système des contradictions économiques (octobre 1846).

Cette façon de tenir pour chaque œuvre humaine une comptabilité en partie double lui donne une figure équivoque. Ami et ennemi de tout le monde, telle paraît être sa devise. Il semble un sophiste qui s’amuse à jongler avec les idées, à dire tour à tour blanc et noir ; qui se tient toujours prêt à argumenter contre n’importe qui et contre n’importe quoi pour la joie maligne d’exercer


L’esprit contrariant qu’il a reçu des cieux.


Pascal disait de l’homme : « S’il s’élève, je l’abaisse ; s’il s’abaisse, je l’élève, jusqu’à ce qu’il comprenne qu’il est un monstre incompréhensible. » Proudhon paraît se donner cette fonction de Méphistophélès de la démocratie envers tout penseur qui affirme.

Avant 1848, il avait ainsi accumulé beaucoup de thèses et d’antithèses. Mais où était la synthèse ? On la cherchait ; et, en fait d’élément positif où se raccrocher au milieu des ruines qu’il avait entassées, on ne trouvait guère que ceci : que le mal social était profond ; que, pour le guérir, on ne pouvait compter ni sur l’association, ni sur l’intervention de l’État ; qu’il fallait une réorganisation économique profonde, une transformation intégrale, faite au moyen de la science et de la liberté. Les événements de la Révolution le forcèrent à se faire et à publier sa doctrine au jour le jour. Réfugié en Belgique à la suite d’un procès de presse (Mars 1841), il a l’imprudence de revenir à Paris ; il est reconnu, arrêté et, jusqu’à la fin de la République, il demeure en prison. Ce fut peut-être une bonne fortune pour lui. Il échappe à l’éparpillement de l’homme d’action. Il peut se replier, se concentrer sur lui-même. Il écrit, sans compter d’innombrables articles de journaux, deux livres : Les Confessions d’un révolutionnaire (Nov. 1849) et L’Idée générale de la Révolution (Juillet 1851). C’est là que sont contenues ses opinions de cette époque : car avec lui, plus qu’avec personne, il faut toujours dater.

Pour ne parler que du rôle assigné par lui à l’État, il n’est pas hostile, non plus que Considérant, à une intervention provisoire et modérée des pouvoirs publics dans le domaine économique tel qu’il existe. Considérant, sous le nom de garantisme, voudrait un ensemble d’institutions garantissant à tout membre de la Société un minimum de bien-être. Proudhon, lui aussi, plus d’une fois, fait appel à l’autorité : « Car pourquoi, dit-il, pour changer les choses, ne me servirais-je pas des choses mêmes ? » Il dit encore, ce qui n’est pas moins formel : « Puisque l’État est le grand ressort de la société, nous nous servirons de l’État ». Mais ce n’est pour lui qu’une concession à des nécessités momentanées, et le système politique qu’il préconise alors pour l’avenir est l’an-archie.

On appelle couramment Proudhon le père de l’anarchie. Mais il convient de se rappeler qu’il a eu beaucoup de précurseurs, à commencer par Jean Jacques, qui, avant d’écrire le Contrat social, avait crié anathème à la société et à ses lois. Les négateurs passionnés de toute autorité abondent dans l’époque romantique ; ils ont les honneurs du roman, témoin Jean Sbogar, un personnage de Charles Nodier, ou Stello, le héros maladif d’Alfred de Vigny. En 1841, un communiste J. J. May, dans le journal L’Humanitaire, écrivait ceci : « Le gouvernement démocratique doit être anarchique, dans l’acception scientifique et non révolutionnaire du mot ». Mais c’est quand même Proudhon qui a ramassé, condensé en théorie des idées qui avant lui ne se présentaient que sous forme de boutades éparses.

Ce n’est pas qu’il soit arrivé d’emblée à une conception nette et décidée. Certes, il est d’avis, dès le début, que le gouvernement de l’homme par l’homme est oppresseur. Mais il oscille, il flotte. Tantôt il prévoit quatre pouvoirs dans la société réformée à son gré. Ailleurs il dit que le pouvoir, dominateur de la société, doit en devenir l’esclave. Il veut le réduire à un rôle de « serviteur obéissant et subalterne. » C’est presque la formule de Louis Blanc : l’État-maître transformé en État-serviteur. Il ne revendique pas la liberté absolue ; il la veut déterminée, non arbitraire et capricieuse ; il écrit : summa lex, summa libertas, ce qui peut se traduire ainsi : Plus la liberté est réglée, plus elle est grande. Il semble que la méthode même de Proudhon dût l’empêcher de s’arrêter à une négation complète de l’autorité. En effet, si l’autorité est la thèse, l’an-archie en est la parfaite antithèse : il reste à découvrir le principe supérieur qui les conciliera. — En 1848, il est toujours hésitant ; il est représentant du peuple, il exerce ainsi sa parcelle de pouvoir ; mais peu à peu, ses aspirations anti-autoritaires se précisent. En 1849, il soutient que la constitution politique, ayant pour base l’autorité et formée par la distinction des classes, la séparation des pouvoirs, la centralisation administrative, la hiérarchie judiciaire, la représentation de la souveraineté, doit être remplacée par une constitution sociale, fondée sur le libre contrat et sur l’organisation des forces économiques, et que celle-ci doit tuer celle-là. Il déclare la guerre à trois autorités : celle du coffre-fort ou le capitalisme, celle du trône ou l’absolutisme, celle de l’autel le catholicisme. Mais il a encore des ménagements pour d’autres formes de l’autorité. Tout en attaquant le suffrage universel, il a quelques politesses à son égard et il lui accorde une importance assez grande pour que sa suppression lui paraisse un motif suffisant de révolte. Il réduit les fonctions du pouvoir à protéger le droit acquis et à maintenir la paix, mais il lui concède ainsi la police de la société. Il se borne, en somme, à ce moment, à vouloir transporter du gouvernement à l’ensemble des citoyens la force publique, et quand il développe à son tour sa petite utopie, il met l’élection partout dans la cité de ses rêves : Élection des prêtres par les fidèles, des juges par les justiciables, des officiers par leurs subordonnés, des instituteurs par les conseillers généraux et municipaux, des ministres par les fonctionnaires des différents services auxquels ils devront présider. Il veut que les frais de douane soient supportés par ceux qui en profitent, les industriels et les commerçants. Pourtant, au sommet, il maintient une assemblée nationale, chargée de vérifier les comptes, de faire les lois, de fixer le budget, de juger les différends entre les diverses administrations. On peut dire qu’il disperse, divise, mutualise l’autorité ; il ne la supprime pas encore.

C’est seulement en 1851 qu’il conçoit et prêche l’anarchie pure. Il veut remplacer la centralisation des pouvoirs politiques par la centralisation intelligente et libérale des forces économiques. Il veut, dit-il, en d’autres termes, immerger le système gouvernemental dans le système économique. La formule est vague ; mais il s’efforce de la préciser. Point de gouvernement : car tout gouvernement est un gouvernement de classe, agissant au profit des uns, au détriment des autres. Plus de lois, fût-ce à la totalité, fût-ce à l’unanimité des voix. Aucune institution politique, à quelque degré que ce soit. Mort à l’autorité, vieux principe qui vient de la famille patriarcale ! A sa place, le contrat, toujours et partout le contrat. Non pas le contrat social tacite et présumé, à la façon de Rousseau. (Proudhon n’a pas assez d’injures pour celui qu’il nomme le charlatan genevois. Il va jusqu’à dire qu’un écrivain mérite d’être disqualifié, rien que pour avoir cité ce piètre personnage). Non, il entend un contrat débattu, consenti, signé individuellement.

Il en suit les conséquences en tout domaine. Plus de juges, des arbitres désignés par les parties elles-mêmes. Plus d’instruction publique ; des écoles libres et privées : tout au plus, pour mettre un peu d’ordre, un Bureau central d’enseignement, mais sans aucun moyen d’imposer ses volontés. Plus d’administration des finances ; seule la Cour des Comptes maintenue comme bureau de statistique. Plus d’armée, plus de patrie ; il y a des lieux de naissance, non des nationalités ; des groupes se formeront librement, toutes les populations parlant la même langue peuvent se rapprocher pour vivre et administrer en commun leurs intérêts. Mais que faut-il toujours pour constituer un groupement nouveau ? Un pacte formel qu’il résume ainsi :


« Promets-tu de respecter l’honneur, la liberté et le bien de tes frères ? Promets-tu de ne t’approprier jamais, ni par violence, ni par fraude, ni par usure, ni par agiotage, le produit ou la possession d’autrui ? Promets-tu de ne mentir et tromper jamais, ni en justice, ni dans le commerce, ni dans aucune de tes transactions ? »


— Qui n’accepte pas ce pacte fait partie de la société des sauvages. Il n’a qu’à s’en aller ou à mourir.

Une histoire n’est pas un ouvrage de controverse sociologique. Nous n’avons donc pas à discuter le système de Proudhon. Il nous suffit d’y signaler certaines pièces qui s’agencent mal entre elles. Il dit : Pas de lois ! et il dit ailleurs : Chaque corporation fera la sienne, ce qui suppose forcément un vote, une minorité convenant de se soumettre à la volonté de la majorité. Il fait intervenir, pour la constitution de la valeur, l’État qu’il a supprimé. Il veut encore que la commune, le département, l’État concèdent à de grandes compagnies ouvertes les chemins de fer, les canaux, les routes ; qu’ils vérifient ensuite les comptes de ces grandes compagnies et prononcent, si cela leur paraît nécessaire, leur dissolution ; et ce sont là au premier chef des actes d’autorité. Au fond, quoique Proudhon, avec son outrance habituelle, déclarât : — « Entre le régime des lois et le régime des contrats pas de fusion possible, il faut opter » — il se heurtait à l’impossibilité de supprimer, dans un état social quelconque, l’un de ces deux éléments essentiels, l’individuel et le collectif. Il n’était pas lui-même arrivé à sa théorie définitive ; il ne devait y parvenir que douze ans plus tard, en 1863, quand il publia son ouvrage sur le principe fédératif. Il découvre alors dans la fédération, dans l’union souple établie par ce système entre les différents groupes, la conciliation qu’il n’avait pas su voir entre la liberté et l’autorité. Il le reconnaissait loyalement :

« Si, en 1840, écrivait-il le 2 novembre 1862, j’ai débuté par l’anarchie, conclusion de ma critique gouvernementale, c’est que je devais finir par la fédération, base nécessaire du droit européen et, plus tard, de l’organisation de tous les États. »

Mais, en attendant cette synthèse finale, les truculentes négations de Proudhon faisaient leur chemin dans le monde. On peut admirer tant qu’on voudra la verve de ses critiques et l’éclat de ses formules ; on ne peut nier qu’il ait agi sur les partis avancés de son temps comme un dissolvant ; il est certain aussi que ses théories de liberté absolue, par une réaction très naturelle, ont contribué à jeter la France dans les bras du despotisme, auquel il pardonnait trop aisément : car il qualifiait le Coup d’État « de polissonnerie de Collège » et il s’en consolait en disant ; « Les rouges sont finis ; moi, je reste. »

Ayant même orientation, mais ne sacrifiant pas la société à l’individu, apparaît ou reparait alors la législation directe par le peuple. C’est le système où le peuple se passe de représentants et vote en personne les lois qui le régissent. Pratiqué jadis dans Athènes et dans Rome, usité encore dans les petits cantons Suisses, recommandé par Rousseau pour des États très restreints, il est, en 1848, remis en honneur par un Allemand, Rittinghausen, qui se rattache par ses origines à la vieille noblesse française et par ses convictions à la démocratie. Il est bientôt connu et approuvé de Considérant qui le vante comme la vraie solution du problème politique. Voici en quoi il consiste : D’abord en une critique fort vive du système représentatif ou parlementaire, critique qui fut peut-être à la fois effet et cause du discrédit où tombèrent les deux Assemblées de la République ; danger de voir l’intérêt du plus grand nombre remplacé par l’intérêt d’une petite minorité appartenant pour la plus grande part à la classe aisée ; désaccord fréquent et inévitable entre les désirs des électeurs et le vote des élus -, mauvaise composition des Assemblées, soit que les élections soient frelatées, soit que les intrigants et les bavards y aient plus de chances de succès que des hommes de valeur peu ambitieux et peu bruyants, soit enfin que la difficulté de connaître à fond les candidats oblige les gens à choisir parmi eux à l’aveuglette ; puis encore, dans l’Assemblée même, la chasse aux portefeuilles, les voix données à un ministre en échange de quelque faveur, les compromissions sans nombre en vue d’une réélection, etc.. Mais comment remédier au mal ? En appelant le peuple à voter sur des choses, non plus sur des hommes. En lui remettant le soin de régler les affaires publiques qui sont les siennes. Pour cela diviser le peuple par sections de 10,000 hommes environ, soumettre à chaque section la question posée, préalablement éclaircie par des discussions dans la presse ou en réunions contradictoires, recueillir les voix pour et les voix contre qu’il suffit d’additionner séparément pour savoir ce que veut la majorité de la nation.


" Tenez, voici un plat de ma façon … vous allez m’en direvotre avis ; je crois l’avoir assez bien réussi quoique je ne sois pas un cordon bleu. "
(D’après un document de la Bibliothèque Nationale.)


On objectait à Rittinghausen la complication que pouvait avoir la question posée et par conséquent le risque d’obtenir des réponses imprécises ou trop nombreuses. Il répliquait qu’on peut, pour toute question, prévoir un petit nombre de réponses possibles, le plus souvent oui, non ou ni l’un, ni l’autre ; que, par suite, il était facile, après un court apprentissage, d’aboutir à une consultation rapide et à des votations décisives. On lui disait encore que le peuple était incapable de se donner lui-même une bonne législation. Il répondait qu’en ce cas il fallait lui ôter le droit de nommer des représentants, car il n’est pas plus aisé d’apprécier la valeur d’une personne que le bien fondé de telle ou de telle mesure. On ajoutait que le peuple avait trop à faire pour s’ériger par surcroit en législateur. Il reconnaissait qu’il faudrait simplifier la législation, ce qui ne serait pas un mal ; mais il soutenait qu’il suffirait de quelques principes très nets pour régler quantité d’affaires embrouillées par les Codes ; qu’avec deux soirées par semaine, au début, les citoyens auraient parfaitement le temps de faire le nécessaire et que bientôt même ils seraient à court de besogne.

L’expérience partielle, faite depuis lors en Suisse, a prouvé que ce n’est pas là trop attendre d’une démocratie dont l’éducation politique est développée. Mais, sous la République de 1848, les hommes d’action du parti démocratique se seraient contentés d’une approximation de ce système. Ledru-Rollin, le père du suffrage universel, comme on l’appelait, avait compris, après les étranges résultats donnés par les élections, combien il importe de l’organiser, de façon que la loi soit vraiment l’expression de la volonté générale. Il se reportait à la Constitution de 1793, disait en reprenant les idées et les paroles de Robespierre : Le peuple ne peut aliéner sa souveraineté aux mains d’une Assemblée de représentants qui le représentent mal ; il reste seul et toujours souverain ; il ne peut avoir que des délégués, des mandataires révocables, responsables et ne pouvant légiférer sans l’assentiment de leurs mandants. Cet assentiment, qui peut être formel ou tacite, est facile à constater. L’Assemblée des mandataires rédige, propose, discute et vote des projets de lois, qui n’acquièrent force de lois qu’après avoir été soumis à la sanction du peuple. C’est (pour prendre des termes modernes) le référendum obligatoire pour toute loi importante. La même Assemblée pourvoit aux nécessités secondaires par des décrets, pour lesquels le consentement populaire est présumé. La difficulté est de distinguer ce qui doit être matière à lois et matière à décrets. Mais elle n’est pas insurmontable, puisque des dispositions analogues fonctionnent sans encombre dans la Confédération Suisse. Toutefois le Gouvernement direct par le peuple (c’est le nom qui fut donné en France au système, nom inexact, puisqu’il s’agit de régler l’exercice du pouvoir législatif et non du pouvoir exécutif ; suscita parmi les républicains et même parmi les proscrits de vives polémiques. On vit se reproduire entre eux des divisions qui rappelaient la première Révolution. Louis Blanc publiait une brochure intitulée : Plus de Girondins ! Et là, se piquant de défendre la pure doctrine des Jacobins et de la Convention, il exprimait la crainte qu’on ne remît ainsi les destinées du pays entre les mains de l’ignorance, de la routine, de l’erreur. L’historien doit relever cette défiance à l’égard du vote populaire ; elle explique le dédain qu’à plus forte raison les classes dirigeantes professaient, pour la compétence politique du grand nombre.

Nous savons déjà que les préférences des républicains comme des monarchistes allaient à un gouvernement fort ; que les partisans des libertés locales et personnelles étaient en minorité à l’Assemblée comme dans le pays. Le principe d’autorité, ainsi victorieux, eut aussi ses théoriciens. Je n’en citerai que deux. Émile de Girardin, dans la Presse, commence par nier la souveraineté populaire. Donc point de législateurs. « Les lois sont aux sociétés ce que sont aux édifices les échafaudages qui servent à les construire ; quand les édifices sont construits, non seulement les échafaudages ne servent plus, mais ils nuisent ».

Il suffirait d’une loi pénale acceptée par tous à l’unanimité et punissant toute atteinte incontestable portée à la liberté d’autrui ou à sa propriété. Girardin ne nous dit pas comment cette unanimité serait constatée, comment cette loi serait votée. Mais, anarchiste à rebours, il ne songe pas, en niant l’utilité d’une assemblée comme Proudhon et Considérant, à diminuer, comme eux, le pouvoir exécutif. C’est bien un projet de gouvernement direct qu’il développe. Il propose l’élection au suffrage universel d’un homme qui sera proclamé ministre du Peuple et maire de France, élu pour un an et toujours rééligible. Les onze candidats qui, après l’élu, auront réuni le plus de voix, formeront une commission de surveillance et de publicité et seront nommés dans les mêmes conditions. L’un gouverne, les autres contrôlent. En cas de conflit entre le maire de France et ses surveillants, le peuple tranche le différend. S’il réélit le premier, il lui donne raison ; sinon, il lui donne tort et du même coup désigne son remplaçant.

Que fait ici Girardin ? Il trace presque le programme de la constitution impériale. Un souverain élu par un plébiscite et ayant un pouvoir absolu, sauf ratification de ses actes par le peuple. Il ne se demande pas si par hasard le pouvoir, du côté de l’élu, est réel et énorme, fictif et nul du côté des surveillants réduits à de vaines remontrances et du peuple qu’on ne consulte qu’après coup. Mais il aboutit curieusement par sa prétendue suppression du principe d’autorité au despotisme le plus cru. Il ne faut pas s’étonner si Girardin fut de ceux qui se rallièrent assez vite au souverain créé par le Coup d’État ; le nouveau régime se rapprochait de celui qu’il avait rêvé ; il flattait sa vanité d’inventeur. À ce titre, son système, qui aurait pu passer pour la fantaisie d’un isolé, est un des symptômes de l’état d’esprit qui aida le Second Empire à s’établir.

On peut signaler au même titre le Système de politique positive qu’Auguste Comte commence à livrer au public en 1851. Pour lui non plus, point de souveraineté populaire ; pas même de droit individuel ; l’individu est une abstraction. Voulant trouver un principe de sociabilité qui rapproche les hommes, il le cherche dans une foi commune et il veut fonder une nouvelle Église qui exercera une dictature spirituelle, qui conseillera, classera, jugera. Quant aux intérêts matériels, ils seront réglés par les chefs d’industrie qui exerceront une dictature temporelle, agiront, commanderont. Stuart Mill appelait cela « le système le plus complet de despotisme spirituel et temporel qui soit sorti d’un cerveau d’homme, excepté, peut-être, celui d’Ignace de Loyola. » Son éclosion dans un cerveau philosophique montre à quel point la restauration de l’autorité était alors une idée circulant dans l’air et elle nous explique pourquoi Auguste Comte fut, lui aussi, au début, un des admirateurs du Coup d’État.

Mais dans le monde bourgeois existe en même temps une tendance à dépouiller l’État de toute prérogative, du moins pour ce qui concerne le domaine économique. Les économistes répéteraient volontiers le mot de Bentham à l’adresse du gouvernement : « Ôte-toi de mon soleil ! » On a peine à se figurer jusqu’où est poussée leur méfiance à son égard. Joseph Garnier veut lui enlever le droit de battre monnaie ; un autre, le droit d’enseigner. Molinari ne répugne pas à la pensée d’abandonner à l’initiative privée la police et la défense nationale. Une bataille incessante se livre pour savoir si l’État interviendra entre le patron et l’ouvrier ; les économistes s’y opposent de toutes leurs forces et proclament une liberté de l’industrie, qui, séparée de l’égalité, n’est que l’oppression des plus faibles. Une partie de la bourgeoisie en a conscience et accepte en certains cas le redressement par l’État de la balance faussée par les lois antérieures ; mais le gros de la classe aisée se sert du principe du laissez faire pour maintenir ses privilèges en repoussant toute modification de l’organisation économique, quitte à repousser le même principe, le jour où il devient un argument en faveur de la liberté des coalitions on des échanges ; ce jour-là, comme elle a intérêt à faire protéger par l’État la fabrication et la vente de ses produits, elle accepte, elle réclame à son profit cette intervention qui, exercée au profit des autres, a été déclarée par elle anti-scientifique et abominable.

On voit, sans que j’insiste davantage, l’enchevêtrement extrême des théories qui s’entrecroisent dans ces années d’effervescence cérébrale et qui font que tous les théoriciens et tous les groupes sont à la fois adversaires et alliés. Puisse le bref exposé que je viens d’en tracer éclairer la route où nous allons maintenant suivre ces opinions en action !

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Après les théories il est temps d’aborder les lois et les faits économiques. Nous les classerons en trois catégories, selon qu’ils se rapportent à la production, à la circulation, à la répartition de la richesse.


  1. Voir Victor Meunier : Le Christ devant les Conseils de guerre, et Victor Hugo dans Les Châtiments : Paroles d’un conservateur à propos d’un perturbateur.
  2. Il y a deux méthodes opposées pour universaliser la propriété. L’une consiste à la morceler, de façon que chacun en ait une parcelle ; l’autre consiste à la déclarer indivise on assurant à chacun une part des produits ou du revenu. La première fut celle des lois agraires dans l’antiquité ; la seconde a prévalu dans le socialisme moderne, né surtout de la grande industrie. Il ne faut pas oublier cette distinction, si l’on veut comprendre l’antagonisme de certains théoriciens, en particulier de Karl Marx et de Proudhon.
  3. Comparer Les Bœufs de Pierre Dupont.