Histoire socialiste/La République de 1848/P1-11

Jules Rouff (Tome IX : La République de 1848 (1848-1852)p. 124-150).
PREMIÈRE PARTIE. HISTOIRE POLITIQUE.



CHAPITRE XI


L’ÉLECTION PRÉSIDENTIELLE, L’EXPÉDITION DE ROME ET LA FIN DE LA CONSTITUANTE


Le premier essai de la Constitution nouvelle fut l’élection présidentielle, fixée au 10 Décembre 1848. Les candidats sont nombreux. C’est d’abord Lamartine. : mais qu’est devenue sa popularité ? Il a été trouvé vide et sonore, verbeux et indécis ; on admire encore l’orateur : on redoute l’homme d’État. Cavaignac, honnête, étroit et dur, avec ses traits d’oiseau de proie et sa physionomie de condottiere du moyen âge, est pour le peuple « le boucher de Juin » ; pour les réactionnaires, l’instrument indocile qui se révolte contre leur domination et qui frappe tour à tour les républicains avancés et les monarchistes. Il fait sans doute des avances tardives aux catholiques, en


Les principaux journaux de Paris allant déposer leur vote.
(D’après un document de la Bibliothèque Nationale.)


allant dîner à l’archevêché, en appelant sur la patrie les bénédictions des ministres de la religion, en offrant un asile sur le territoire français an pape qui fuit ses sujets. Il essaie de se concilier les conservateurs en remplaçant dans son ministère des républicains de la veille par des républicains du lendemain, Dufaure, Vivien, Freslon, en demandant avec ironie ce que c’est que le socialisme, en persécutant les clubs, en laissant ordonner des poursuites contre eux pour excitation à la haine et au mépris des citoyens ou pour attaques contre le principe de la propriété. Il passe des revues, accorde des grâces, visite des hôpitaux. Dufaure, tout en affectant une parfaite neutralité, insinue par une circulaire officielle que « la nation doit se confier à un passé sans reproche, à un patriotisme incontestable, à une résolution mâle, énergique, déjà éprouvée au service de la République plutôt qu’à de vaines et trompeuses promesses ». Les partisans du général, ses amis du National prodiguent biographies, lithographies, brochures ; lui-même adresse aux fonctionnaires un manifeste qui peut passer pour un programme. Mais il a le tort d’être au pouvoir, ce qui est en France un moyen sur d’avoir contre soi les ambitions mécontentes et les déceptions aigries ; il est visé par Girardin qui ne lui pardonne pas son emprisonnement ; il est accusé d’avoir laissé l’insurrection grandir, pour avoir plus de mérite à l’écraser, d’avoir voulu décorer ou pensionner des forçats qui se sont rencontrés sur les listes des blessés de Février ; et quoique la majorité de l’Assemblée l’en console en lui décernant une seconde fois l’attestation qu’il a bien mérité de la patrie, il risque fort de rester à terre entre deux selles, comme le parti républicain modéré dont il est l’homme.

Le parti avancé, malgré les dures leçons qu’il a subies, n’est pas encore parvenu à s’unir. Ledru-Rollin est le candidat des radicaux ; il a tâché de grouper autour de lui tous les démocrates ; il a hautement reconnu la nécessité de réformes sociales ; mais Félix Pyat et Proudhon ont échangé des injures et des horions, et un certain nombre de socialistes, faisant acte de parti de classe, entendent se compter sur le nom de Raspail prisonnier. Restent de vagues candidats qui ont nourri quelque temps sans oser l’avouer, l’envie de se présenter aux suffrages populaires : Thiers, Molé, le maréchal Bugeaud, Changarnier. Reste surtout Louis Napoléon Bonaparte.

Dès le jour où sa famille a été exemptée de l’arrêt de bannissement qui frappe les autres dynasties, celui-ci flotte dans le ciel de la République comme « un nuage qui porte dans ses flancs la foudre et la tempête », mais comme un nuage ondoyant, incertain, de forme et de couleur changeantes. Il a pour lui la masse des paysans, qui ne sont pas bien sûrs que le Petit Caporal soit mort, qui croient voter pour l’oncle en votant pour le neveu ; masse amorphe, qui s’éveille à peine à la vie politique et qui n’a guère, en guise d’idées que deux sentiments : la haine de tout ce qui rappelle les servitudes du régime féodal, le fétichisme de l’être légendaire qui reste pour elle l’incarnation épique de la Révolution, de la victoire et de la force. Il a pour lui un bon nombre d’artisans et d’ouvriers, grisés, eux aussi, par l’odeur de la poudre et par les chansons de Béranger, dupés par les journaux qui ont comme le Napoléon républicain, protesté contre l’esclavage du salaire et prêté à l’Empereur ces paroles ; « Je voulais que l’ouvrier fût heureux et gagnât ses six francs par jour. » Il a eu l’habileté d’être absent ou tout au moins invisible pendant les journées de Juin, la chance de n’avoir aucune part aux mesures de rigueur qui les ont suivies. Il a eu des entrevues avec Louis Blanc, avec Proudhon ; il s’est dit démocrate, franc-maçon, décidé à réclamer l’amnistie, dévoré du désir d’améliorer le sort du peuple. Il a pour lui des bourgeois en qui sonnent, comme des fanfares, des vers de Victor Hugo, des apeurés du commerce et de l’industrie qui réclament un sabre et des affaires. Il a pour lui une coterie, on pourrait presque dire une bande sans scrupule, qui mène son élection comme une entreprise véreuse, à coups de tam-tam, de réclames payées, de portraits, de hâbleries retentissantes. Il a pour lui son nom prestigieux, le mystère qui enveloppe son caractère énigmatique, sa taciturnité qui peut passer pour profondeur, sa facilité de promettre et de paraître tout à tous, même la médiocre idée qu’il donne à beaucoup de son intelligence. Les roués parlementaires, à commencer par Thiers, comptent « passer leurs bras dans les manches d’un Bonaparte », le conduire à leur gré, le capter, l’absorber.

A peine semble-t-il destiné à triompher, que les courtiers de la fortune font boule de neige autour de lui ; et c’est à qui lui posera des conditions ou lui arrachera des engagements. La rue de Poitiers — après avoir hésité — se rallie à sa candidature. Montalembert apporte au neveu de l’auteur du Concordat l’appui des catholiques ; Berryer ajoute celui des légitimistes. Derrière Guizot viennent à lui d’anciens orléanistes en appétit de portefeuilles ; Thiers qui, après l’avoir traité de « paltoquet », se fait son agent le plus efficace, Molé, le duc de Broglie, Odilon et Ferdinand Barrot, Léon Faucher l’économiste. L’armée, avec Bugeaud, Changarnier et même le général Suisse Dufour ; la poésie, avec Victor Hugo et Barthélémy, se prononcent en sa faveur. On rencontre dans le cortège jusqu’à un membre de l’ex-gouvernement provisoire, Crémieux. Aussi le manifeste du prince répond-il à ce mélange hétéroclite. Thiers a voulu lui en glisser un de sa façon : mais le prince se refuse à sacrifier, comme on le lui demande, ses idées et ses moustaches. Avant tout, souvenir à l’Oncle ; protestation de docilité aux volontés de la Nation et de l’Assemblée. Puis protection promise à la religion, à la famille, à la propriété : voilà pour le parti de l’ordre. Liberté de l’enseignement ; deux lettres y adjoignent : Défense de l’autorité du Saint-Siège : voilà pour les catholiques. Fin des proscriptions, diminution des impôts, institutions de prévoyance pour la vieillesse ; voilà pour les ouvriers. Restriction du nombre des fonctionnaires : voilà pour les légitimistes. Échec à la tendance funeste qui entraine l’État à exécuter ce que les particuliers peuvent faire aussi bien et mieux que lui : voilà pour les économistes et les adversaires du socialisme d’État. Existence assurée aux anciens militaires : voilà pour l’armée. Enfin, pour les paysans, abolition de l’impôt du sel et surtout la paix, la paix durable, sauf cas de provocation. Tous les partis pouvaient glaner quelque chose dans cette abondante moisson de promesses. En province des agents transformaient cela en abolition des impôts, de la conscription, en remboursement des 45 centimes, etc.

Que pouvaient contre ces multiples appâts et contre la puissance de la légende les railleries sur l’accent exotique de celui que les journaux adverses nomment tantôt un constable anglais et tantôt un citoyen suisse ; les caricatures qui le représentent avec le petit chapeau duquel débordent deux oreilles d’âne, ou bien en homme de plâtre à l’image d’un homme de bronze, ou encore en assassin embrassant la République et lui plantant un poignard dans le dos ? Que servaient les prophéties qui annonçaient à bref délai le régime du sabre et la guerre finissant par l’invasion et les brochures comme celles de Bersot, demandant pourquoi Louis plutôt que Jérôme ou Pierre Bonaparte ?

La victoire du prince fut écrasante. Sur 7.517.811 votants, Louis-Napoléon arrivait entête avec 5.572.834 voix ; Cavaignac le suivait de loin avec 1.469.156 suffrages. Les démocrates et les socialistes n’en réunissaient guère, que 413.000. Lamartine échouait piteusement avec moins de 21.000 voix. Il est curieux de parcourir la gamme des appréciations que suscita ce triomphe. — Acclamation plutôt qu’élection, écrit Girardin. — Grand acte de foi, dit le Times en laissant entendre qu’un acte de foi dans un individu est toujours périlleux. — « Le peuple a parlé comme un homme ivre », grondait Proudhon de son côté. Quoi que l’on pût penser, la Bourse montait, les théâtres se remplissaient, le nouveau Président prêtait serment à la République et la presse discutait déjà Coup d’État et Empire.

Le 20 décembre 1848, en choisissant son premier ministère le prince-président acquitte ses dettes de reconnaissance à l’égard de ceux qui l’ont soutenu. Nouveau pas en arrière ! C’est la République sans républicains ou peu s’en faut. Pendant que Thiers et Molé demeurent personnages dirigeants dans la coulisse, le cabinet, où domine l’élément orléaniste, a pour chef ostensible Odilon Barrot, qui, sous Louis-Philippe, est intervenu plusieurs fois en faveur des membres de la famille Bonaparte ; il comprend Léon Faucher, un économiste qui a eu des idées hardies, mais qui a rallié très vite le drapeau de l’orthodoxie et qui se repent avec fougue et âpreté de l’avoir quitté ; Falloux, le Machiavel catholique, qui pressé par ses amis d’entrer dans la combinaison et décidé par l’abbé Dupanloup, prend l’avis de son confesseur et obtient sans doute la permission de voiler provisoirement ses convictions de légitimiste au profit de la besogne cléricale qu’il va faire. La République modérée n’est plus représentée que par un seul ministre, Bixio, qui démissionne du reste au bout de quelques semaines.

C’est aussitôt une série de mesures réactionnaires. « On va jeter le masque, dit Falloux… Les électeurs du 10 Décembre n’ont pas dissimulé leurs sentiments. Pourquoi dissimulerions-nous encore les nôtres ? ». Les républicains sont chassés des hautes situations qu’ils pouvaient occuper encore ; l’épuration, comme on dit, commencée par Cavaignac, se continue à Paris et en province. Changarnier, malgré la loi, devient à la fois commandant de la première division militaire et de la garde nationale de la Seine ; Bugeaud, nommé commandant de l’armée des Alpes, déclare qu’avec quatre hommes et un caporal il marchera sur Paris, pour peu que Paris fasse mine de bouger. Guerre à tout ce qui a une origine révolutionnaire ! Les gardes mobiles, tant loués, choyés, caressés pour avoir combattu en Juin leurs frères et leurs pères, sont trop peuple ; ils deviennent suspects ; ils sont invités à entrer dans l’armée en perdant leurs grades ou à rentrer sans indemnité dans la vie civile. Guerre aux clubs ! Une quantité ont été fermés en province ; mais ce n’est pas suffisant. Léon Faucher, le 26 janvier, demande la suppression de ceux qui restent en ajoutant : < La liberté n’y perdra rien », et il dépose, en réclamant l’urgence, un projet qui se résume dans le premier article : « Les clubs sont interdits ». Puis adieu l’amnistie promise avant l’élection ! Adieu surtout les projets de loi ayant une couleur démocratique ! Le plus important établissait l’instruction obligatoire et gratuite. Le 4 janvier, Falloux le retire avec une désinvolture de grand seigneur, sans se soucier du rapport qui est prêt. Le langage des ministres à l’égard de l’Assemblée prend un ton hautain, cassant, agressif. On sent poindre l’arrogance du pouvoir personnel qu’ils représentent. Ils en sont les organes et déjà parfois les victimes. Le Président n’entend pas être annihilé ; il se révèle soucieux de maintenir et d’étendre ses prérogatives, couvant des rêves de restauration impériale qui font éruption chaque fois qu’il paraît au Conseil avec le pantalon à bandes rouges qui lui donne des apparences et, paraît-il, des idées militaires ; il entend avoir en mains rapports, dépêches, et même les dossiers qui concernent son passé ; souple entêté qui sait reculer pour avancer plus sûrement, comparé par Thiers au colimaçon qui rentre ses cornes, dès qu’il sent un obstacle, il démolit au profit de son autorité propre les fictions du régime parlementaire. Proudhon dit déjà nettement que la lutte est entre le Président et l’Assemblée.

Battue avec les verges qu’elle a cueillies, l’Assemblée essaie de se ressaisir. Elle veut à son tour, comme l’ont tenté la Commission exécutive et Cavaignac, s’arrêter sur la pente de la réaction ; et par révolte contre ce ministère qui la tire à droite avec brutalité, elle incline tardivement à gauche. Elle diminue l’impôt du sel. Elle supprimera bientôt l’impôt détesté des boissons. Elle prête l’oreille aux démocrates qu’elle ne voulait point écouter. Elle est prise du souci de défendre les dernières libertés républicaines ; elle se dresse, hostile et gênante sur la route du pouvoir qu’elle a créé. Dès lors son sort est résolu : il faut qu’elle disparaisse. Des pétitions, sollicitées par ceux qui désirent sa mort et par les ministres eux-mêmes, la somment de s’en aller. On tâche de lui persuader que son mandat est épuisé ; catholiques et conservateurs, espérant une remplaçante plus maniable, la raillent de son obstination à vivre. La campagne, menée avec ardeur aboutit à la proposition Rateau. Dès le 28 Décembre, un obscur représentant de la Charente a proposé de fixer au 19 mars la convocation de l’Assemblée législative qui lui succédera. Grévy, au nom du Comité de la Justice, où les voix se sont partagées également, conclut au refus de la prise en considération. Il proteste contre un suicide qui serait pour la Constituante une désertion de sa tâche inachevée. Il essaie, et la gauche entière suit quelque temps cette tactique inutilement habile, de séparer le Président du parti de l’ordre qui le pousse aux mesures extrêmes. Mais l’Assemblée, après un discours où Montalembert se fait joyeusement son fossoyeur, se prononce pour le renvoi aux bureaux à une majorité douteuse de quatre voix. Le 25 janvier, un nouveau rapport de Grévy conclut encore au rejet et rappelle à l’Assemblée qu’elle s’est engagée à voter les lois organiques, qu’elle se doit à elle-même de ne pas accepter la violence morale qu’on veut lui imposer. Mais le 29 janvier, jour assigné à la discussion, la Chambre est dès le matin enveloppée de troupes. Changarnier, invité par le Président de l’Assemblée avenir expliquer ce déploiement de force armée, se dérobe à cette visite, et c’est sous la pression de cet appareil militaire, mal motivé par la mutinerie de quelques gardes mobiles, que s’engage la délibération.

Après un brillant tournoi oratoire qui met aux prises Jules Favre, désormais champion de la gauche et Victor Hugo siégeant encore à droite, l’Assemblée décide de passer à une seconde délibération. Celle-ci a lieu, ainsi qu’une troisième, dans les premiers jours de Février, et sur "un amendement de Lanjuinais, un Râteau modéré (les plaisants dirent édenté), la Constituante consent à se dissoudre, dès qu’elle aura voté trois seulement des lois organiques prévues, (Lois sur les élections, sur le Conseil d’État, sur la responsabilité du Président et des ministres) et, en plus, le budget de 1849). Les élections pour l’Assemblée législative sont fixées au dimanche qui suivra la clôture des listes électorales. — Ainsi, cédant à une lassitude précoce, s’abandonnant elle et son œuvre, la Constituante, après quelques mois d’existence, se laisse amener à signer elle-même son arrêt de mort. Ce fut une des plus adroites manœuvres de la contre-révolution, un des coups les plus sûrs portés à la République.

La lutte électorale est virtuellement ouverte dès ce jour-là et il convient de considérer les ressources et les programmes des partis en présence.

La lutte est autrement passionnée que l’année précédente, et, comme il arrive en pareil cas, les nuances intermédiaires s’effacent ; il y a concentration à droite, concentration à gauche.

Le parti de l’ordre, qui se réclame du Président et qui comprend catholiques, orléanistes, légitimistes, voire quelques républicains, tous résolus à ne consentir aucune réforme du système économique, a pour centre d’action le Comité de la rue de Poitiers, une Société des Jacobins retournée. Son plan est simple : battre le rappel de toutes les forces conservatrices en propageant, grossissant et exploitant la peur du socialisme. En quelques jours il ramasse 200.000 francs de souscriptions pour aider à sauver la société et il entame une campagne destinée à atteindre toutes les couches de la population. Sans parler des journaux et revues, qui continuent leur besogne régulière contre l’infâme qu’il faut écraser, voici pour le peuple trente et une petites brochures commandées à des hommes politiques et à des bravi de la littérature. En quelques semaines 550.000 exemplaires en sont distribués gratis. Le prix courant pour ceux qui veulent les acheter est de dix ou même de cinq centimes. En donner quelques extraits, c’est mettre aux mains du lecteur les pièces du procès ; parfois aussi citer, c’est châtier.

L’une, intitulée : Les Partageux a pour auteur H. Wallon, qui se vante d’avoir été socialiste quelque dix ans plus tôt, d’avoir travaillé de ses bras d’avoir eu faim ; « mais, dit-il, au lieu de maudire la Société, je bénissais Dieu. » Son factum est une série de trois dialogues où un vieux paysan, le père François, réfute et terrasse tour à tour un démocrate, un socialiste et un communiste. Le démocrate propose timidement une réforme des impôts : Si l’on demandait beaucoup à ceux qui ont beaucoup et très peu, ou même rien, à ceux qui ont moins ! Mais le père François ne mange pas de ce pain-là. C’est bon pour les socialistes, les partageux, qui sont des fainéants, des mendiants, des vauriens. L’impôt progressif est la plus stupide immoralité qu’il connaisse ! Qu’on ne lui parle pas non plus, d’éducation gratuite et obligatoire ! C’est une atteinte à la liberté ! On volera les enfants aux parents et on leur enseignera qu’il n’y a pas de Dieu. C’est aussi une façon d’augmenter les contributions. Successivement sont sabrés le divorce, l’élection appliquée à la nomination des magistrats et des officiers, la justice gratuite. Quant aux pauvres, y en a-t-il d’autres que les paresseux et ceux qui ne savent pas économiser ? « Tout état fait vivre son maître. » Le socialiste est plus maltraité encore. On lui assène des vérités comme celle-ci : « Est-ce que c’est possible d’assurer l’existence à chacun ? Toutes les richesses du globe n’y suffiraient pas ». On lui reproche de vouloir faire vivre tout le monde comme des soldats dans une caserne et de croire qu’on peut rendre l’homme meilleur. Quelle absurdité ! L’honnêteté c’est dans le sang ! Et puis quelle folie de vouloir que l’État soit maître de tout ! qu’il réglemente le crédit ! Si l’on paie 8 0/0 d’intérêt dans les villages, on en paie autant dans les villes, et l’on en paiera davantage maintenant que l’on donne vingt cinq francs à des bavards. Il est question de banque agricole… Sottise ! « J’aime mieux m’adresser à mon voisin, s’écrie le père François. Je reste libre, lui aussi. » — Mais c’est le communiste qui est piétiné avec le plus d’acharnement. Il se recommande de l’égalité, de la fraternité. « Nous devons être égaux et frères, lui répond-on, mais en esprit et en vérité, c’est-à-dire dans nos relations morales et religieuses, dans notre vie intellectuelle. Vous autres, vous voulez l’égalité sociale, à coups de fusil ou de guillotine ». Après quoi on lui déclare qu’ils peuvent, lui et ses pareils, faire des parts égales de la richesse, qu’une heure après elles ne le seront plus. Puis, mettant ensemble communistes, socialistes, montagnards, républicains « qui sont tous mauvais », le père François trace du rouge ce portrait qui mériterait d’être célèbre :

«… Un rouge n’est pas un homme ; c’est un rouge ; il ne raisonne pas, il ne pense plus. Il n’a plus ni le sens du vrai, ni le sens du juste, ni celui du beau et du bien. Ça n’est pas un être moral, intelligent et libre comme vous et moi. Sans dignité, sans moralité, sans intelligence, il fait sacrifice de sa liberté, de ses instincts et de ses idées au triomphe des passions les plus brutales et les plus grossières ; c’est un être déchu et dégénéré. Il porte bien, du reste, sur sa figure, le signe de cette déchéance. Une physionomie abattue, abrutie, sans expression ; des yeux ternes, mobiles, n’osant jamais regarder en face et fuyant comme ceux du cochon ; les traits grossiers, sans harmonie entre eux ; le front bas, froid, comprimé et déprimé ; la bouche muette et insignifiante comme celle de l’âne ; les lèvres fortes, proéminentes, indice de passions basses ; le nez sans finesse, sans mobilité, gros, large et fortement attaché au visage ; voilà les caractères généraux de ressemblance que vous trouverez chez la plupart des partageux. Ils portent gravée sur toute leur figure la stupidité des doctrines et des idées avec lesquelles ils vivent… »

Ces choses-là n’ont pas besoin d’être commentées. A peine est-il nécessaire de faire remarquer que le pamphlet est d’inspiration cléricale en même temps que bourgeoise.

Une autre brochure est intitulée : La Vérité aux Ouvriers, aux Paysans, aux Soldats. Elle a pour auteur un Théodore Muret, fils de commerçant, qui était vaudevilliste de métier, légitimiste d’opinion, et qui a laissé plusieurs volumes d’histoire anecdotique. Il ne fut pas très fier plus tard de cet opuscule ; car, sans le désavouer, il se blâme de l’avoir écrit. Le fait est, que socialisme et communisme y sont résumés de façon simple, à l’usage des ouvriers : « Tu es laborieux, tu travailles. Je ne fais rien et je ne veux rien faire. » Voilà tout le mystère ! Aux paysans. Th. Muret rappelle que les « rouges » les ont traités de butors et ont publié une caricature où l’on voit Louis Bonaparte menant un troupeau de dindons. Aux soldats, il parle d’instinct le langage des faiseurs de coups d’État militaires ; car il leur montre « l’uniforme soumis au despotisme de quelques avocassiers », et il transforme les rouges, amis des opprimés de tout pays, en « alliés des étrangers ». Il se met, lui aussi, sous la protection de l’Église ; sa brochure se présente illustrée d’une estampe où un bon curé de campagne enseigne la lecture à un enfant dans le jardin de son presbytère.

Autre brochure tout aussi significative. Elle a pour titre : Le Socialisme et la Religion. Elle emprunte des passages au « manifeste électoral de la liberté religieuse », et se termine par ces paroles : « Gare aux églises si les socialistes triomphent ! Gare aux clochers, si les rouges viennent ! » D’autres plus fines et plus adroites, et qui sont le plus souvent anonymes, prennent une physionomie socialiste pour mieux allécher les lecteurs populaires ; cela s’appelle : Du travail ou du pain, par un travailleur, ou Catéchisme de l’Ouvrier. Ou bien elles entrechoquent, pour les briser les unes contre les autres, les doctrines des diverses séries révolutionnaires ; telle est celle qui s’intitule : Les rouges jugées par eux-mêmes, œuvre êminemment consciencieuse et instructive, due au patriotisme des sieurs Considérant, Proudhon, Cabet, Raspail Ledru-Rollin. Barbès, Caussidière, Blanqui, Flotte et autres grands citoyens.


Souscription pour la propagande anti-socialiste.
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale).


Les auteurs, quand ils daignent se faire connaître, ne sont pas toujours des plus recommandables. L’un d’eux ; un nommé Chenu, qui écrivit : Les Conspirateurs, cumulait les fonctions de policier et la qualité d’ancien forçat. Mais parmi ces chevaliers de l’ordre bourgeois ne manquent pas les personnages ayant un nom et quelque autorité. Louis Veuillot est du nombre. Bonjean, représentant du peuple, se donnant à son tour pour un travailleur arrivé, assomme Louis Blanc avec des phrases de Proudhon et Proudhon sous les coups de Proudhon lui-même (Socialisme et sens commun). — Le maréchal Bugeaud d’Isly (on a supprimé les titres de noblesse) conte (Veillées d’une chaumière de la Vendée) l’histoire d’une famille villageoise qui a fait fortune par les choux et les raves, bien autrement utiles que tout le fatras des socialistes, et pour combattre ces novateurs, qui osent contrarier l’œuvre de Dieu en touchant à la société organisée d’après des règles éternelles, il recommande dé lire un autre petit livre du même maréchal Bugeaud. Sa politique sociale se résume en cette phrase : « Les riches ne sont que les administrateurs, les tuteurs, les directeurs des pauvres, et il est évident que Dieu a permis qu’il y en ait pour qu’ils jouent ce rôle. » Thiers à son tour (Du Communisme) soutient que l’on ne fait pas sa part au communisme, qu’il prend forcément tout l’homme, qu’il entraîne le travail, la jouissance, la vie en commun, qu’il éteint l’activité humaine, supprime la liberté, et aboutit au suicide chrétien du couvent.

Tout cela était destiné au peuple. Mais Pierre Dupont, chantait en ce temps-là :


Le socialisme a deux ailes,
L’étudiant et l’ouvrier.


Il fallait des livres plus graves, plus médités, pour reconquérir les intelligences bourgeoises envahies par le socialisme. Et alors l’Académie des sciences morales et politiques, vivante citadelle des saines doctrines, prenait part au combat. Cavaignac lui avait demandé d’intervenir « pour pacifier les esprits en les éclairant » ; et Thiers écrivait son volume : De la propriété. Cousin quelques pages sur Justice et Charité, son disciple Damiron un traité de la Providence. Adolphe Blanqui, l’Abel du Caïn révolutionnaire, Villermé, Charles Dupin, Hippolyte Passy, faisaient une multiple enquête sur la situation de la classe ouvrière à laquelle ils prêchaient la patience ; Mignet donnait en exemple la vertu pratique du bonhomme Franklin ; Barthélémy Saint-Hilaire essayait d’établir les principes de la vraie démocratie. Le roman venait à la rescousse de la science officielle, témoin cette tirade de Louis Reybaud dans Jérôme Paturot à la recherche de la meilleure des Républiques : « Oh ! les infâmes ! Avoir ainsi déchaîné sur Paris les brutes du cabaret et les bêtes féroces du bagne ! Pour des systèmes ! Mais, insensés que vous êtes, ne voyez-vous pas qu’aux yeux de ces misérables, ivres de sang et de boisson, il n’y a qu’un système, le butin… » Le théâtre faisait chorus. Au Vaudeville, qui s’élevait au centre du quartier de la Bourse, on jouait : La propriété, c’est le vol, une pièce réactionnaire de Clairville et Cordier, qui, quelques mois plus tôt, faisaient jouer : Les filles de la liberté, pièce républicaine. Et sur la scène, pour que nul ne s’y méprit, Adam apparaissait tenté par un serpent… à lunettes qui avait le visage de Proudhon. En province, à Lille, dans une autre pièce intitulée : A bas la famille ! un socialiste portait un toast à l’adultère. Mais, par une transition très aisée, les attaques passaient du socialisme à la République. Tous les soirs, au Vaudeville de Paris, on ressassait l’impôt des 45 centimes, on raillait Messieurs les 25 francs, on représentait le Peuple las de gouverner et regrettant le bon temps où il dansait le cancan. Au même théâtre, dans Les Marrons d’Inde, dans La Foire aux idées, journal-vaudeville qui serait mieux intitulée : comédie-pamphlet, on voyait un commerçant signant une traite payable fin République, un professeur de pugilat ouvrant un cours d’éloquence parlementaire, la France malade renvoyant chez eux les neuf cents médecins acharnés à la soigner, etc.. Le Paris des affaires et du plaisir saluait de ses applaudissements l’espérance d’un despotisme pacificateur. Le Journal des Débats fêtait à sa manière l’anniversaire du 24 février, en disant de la République qu’à pareil jour elle s’était échappée par surprise de mains innocentes et ignorantes.

Le programme qui correspond à ces attaques violentes est loin d’avoir la même franchise ; on croit utile de tromper le suffrage universel. Il n’y est point question de renverser la République. L’Union libérale, c’est le nom officiel dont s’est décoré le Comité de la rue de Poitiers, se garde bien d’afficher des intentions pareilles : Liberté d’enseigner, libertés locales par voie de décentralisation[1], institutions de prévoyance et de bienfaisance pour les pauvres, association de capitaux pour lancer de grandes entreprises, politique d’affaires ; voilà ce qu’on trouve le plus souvent dans les professions de foi des candidats. Mais sous cette apparence « honnête et modérée », réaction effrénée. Ce sont les catholiques qui sont à la tête du mouvement, plus encore qu’un an auparavant. Montalembert est le plus influent des membres du Comité central qui mène tout ; et, comme on n’a pas le temps de créer en province des organismes efficaces, il met à la disposition de ses compagnons d’armes les Comités catholiques existants qui deviennent les cadres de l’armée de l’ordre. Il dit à ses collègues : « Entrez tous dans le parti catholique pour défendre la société. Les choses ainsi n’en iront que mieux. » Et les plus acharnés des anciens adversaires du clergé, Dupin et Thiers en tête, acceptent de combattre sous son drapeau. Thiers, dans son livre De la Propriété, fait amende honorable de son impiété de jadis. A l’entendre, la pensée chrétienne donne seule un sens à la douleur qui est éternelle. Il déclare, à propos du christianisme : « Tous les politiques sages — sans juger ses dogmes, qui n’ont qu’un juge, la foi — souhaitent qu’il dure. » Et il conclut en s’adressant à ses lecteurs et à ses amis : « Parlez donc au peuple comme la religion ! » C’est-à-dire enseignez-lui que la misère ne peut cesser sur cette terre ; que, riche, il souffrirait encore et qu’il doit ajourner au lendemain de la mort ses espérances de bonheur. Un mot qui apparaît alors donne sa signification à l’œuvre qui s’accomplit ; c’est celui d’ordre moral. Il a été employé par Cavaignac dans la lettre où il invitait l’Académie des sciences morales et politiques à venir au secours de la société. Il est repris par les conservateurs, adopté par Falloux comme devise de son ministère. Il ne s’agit plus seulement d’ordre matériel ; il faut moraliser, christianiser les foules, déraciner les hérésies sociales qui ont germé dans les cerveaux.

À ce bloc réactionnaire uni sous la bannière cléricale les républicains n’opposent pas une masse aussi compacte. La peur du socialisme et le fossé rempli de sang par les journées de Juin coupent le parti en deux. Les modérés — qui croient avoir réalisé tout le possible en proclamant le suffrage universel — sont trop démocrates pour le parti de l’ordre qui ne se souvient pas des services rendus, trop bourgeois pour le peuple qui n’oublie pas les blessures reçues. L’heure de l’échéance est venue pour les fautes qu’ils ont multipliées, et c’est presque en dehors d’eux que s’organise la défense de la République.

Il s’opère une triple réconciliation : des ouvriers avec la petite bourgeoisie radicale ; des travailleurs des villes avec ceux des campagnes ; du prolétariat civil avec le prolétariat militaire. Il se forme de la sorte un parti nouveau, qui, selon Proudhon, est le parti du Travail en face de celui du Capital, mais qui, moins nettement, s’appelle lui-même démocrate-socialiste. Le langage populaire oppose les dèmoc-soc aux réac ou aristos. La République rouge, comme on dit encore, a désormais son programme.

Ledru-Rollin, dans le banquet du Châlet qui eut lieu le 22 septembre 1848, anniversaire du jour natal de la première République, avait proclamé la nécessité de l’entente et en avait posé la base essentielle : réforme sociale, complément nécessaire de la réforme politique. L’alliance, difficile à conclure, se noue sous la pression des événements. Le banquet du 24 Février 1849 la consacre et le Comité démocrate-socialiste de Paris résume en six articles les propositions que tout candidat doit accepter pour avoir son appui. Les trois premiers sont tout politiques et inspirés par les préoccupations du moment ; 1o La République est au-dessus du droit des majorités. 2o Les représentants s’engagent à donner l’exemple de la résistance, si la Constitution est violée. 3o L’emploi des armes de la France contre la liberté d’un autre peuple est une violation de la Constitution ; la Fiance doit, au contraire, son concours aux peuples opprimés. Les trois articles révèlent la défiance contre le pouvoir exécutif, l’Assemblée future et même contre le Suffrage universel. Les trois derniers ont un caractère social. 4o Reconnaissance du droit au travail, qui est un moyen de combattre la tyrannie du capital, 5o Éducation obligatoire, gratuite et commune pour tous les enfants. 6o Reprise du milliard accordé par la Restauration aux émigrés. — Ainsi, d’une part, appel éventuel à la force, avertissement maladroit à l’ennemi de se tenir sur ses gardes, et menace révolutionnaire inutile et même dangereuse à brandir dans la lutte électorale ; d’autre part, sauf sur la question d’éducation, formule vague ou projet ayant un vilain air de représailles et peu de portée, à supposer qu’il fût réalisable.

Heureusement journaux et brochures précisèrent et développèrent ce programme à la fois creux et fanfaron. Le socialisme à ce moment prend une physionomie nouvelle. Il paraissait vaincu, abattu, étouffé ; ses principaux chefs d’école étaient en exil ou en prison ; les autres étaient diffamés, déconsidérés, tués dans l’opinion. Je ne crois pas qu’il ait jamais été dans un état plus misérable. A l’Assemblée, personne n’osait plus se dire socialiste, et Louis Reybaud, parlant alors du socialisme, le considérait comme un mort dont il faisait gaillardement l’oraison funèbre. Mais c’était une fausse joie pour les partisans du statu quo économique. Mort apparente, mue réelle. Le communisme est laissé à l’arrière-plan, comme un but lointain ; le socialisme passe au premier, comme une étape de transition, et par cela seul il change de caractère. Le socialisme à systèmes rigides et exclusifs se transforme en socialisme presque sans doctrine, cousant ensemble des idées empruntées à ces frères ennemis, Louis Blanc, Considérant, Proudhon[2]. Le Socialisme utopique, rêvant une refonte totale et rapide de la Société devient un socialisme atténué, mais pratique. Tel il reparaît, éclectique et réduit provisoirement à des réformes radicales, dans la propagande où il recrute des adhérents inattendus.

Les démocrates-socialistes ne s’adressent plus seulement aux ouvriers des villes et de la grande industrie, ils s’occupent des paysans qu’ils avaient négligés, dédaignés. A l’exemple de la bourgeoisie, ils se décident à écrire pour eux. Un Comité, où figurent Michel de Bourges, Eugène Sue, Schœlcher, Agricol Perdiguier, Miot, lance une série de petites brochures, d’almanachs, de gravures, de chansons, de médailles. Eugène Sue, le romancier populaire, publie, dès 1848, Le Républicain des Campagnes, une sorte de manuel politique en quatre entretiens, et il y réclame, en fait de choses qui devaient plaire aux campagnards, la création de fermes-modèles et d’écoles d’agriculture, l’assurance par l’État, l’impôt progressif sur les rentiers et les prêteurs hypothécaires, la suppression de l’impôt du sel. Il essaie d’établir un lien entre ruraux et citadins par l’abolition des octrois, qui facilitera, pour le profit des uns et des autres, la circulation des produits des champs. Il demande le partage et la mise en valeur des communaux. Comment ne pas rappeler, à ce propos, que, suivant Proudhon, les conservateurs, en dénonçant les socialistes comme partageux, leur conquirent des partisans dans les villages où l’on n’avait pas oublié le dépeçage auquel la première Révolution avait soumis les terres des émigrés et du clergé ? Eugène Sue prêche encore à ceux qu’il endoctrine l’association comme une garantie en cas d’accident et comme une économie d’argent et d’efforts. Dans une autre brochure intitulée : Le Berger de Kravan, il raille les beaux petits livres de Messieurs de l’Académie et les tableaux poussés au rose qu’ils tracent du monde environnant. Pierre Joigneaux, qui formera un groupe de réforme agricole à l’Assemblée, répand La Feuille du Village et des Almanachs. Il a l’avantage d’être lui-même un rural et de savoir parler leur langage aux cultivateurs. Dans un discours qu’il prononce au Mans, le 22 avril 1849, et qui va courir la France sous le titre de : A mes frères des campagnes, il leur propose cet exemple des bienfaits de l’union entre travailleurs :

Tenez !… Nous sommes une centaine dans un village ; nous formons une Société ensemble, je suppose ; nous convenons entre nous de verser chacun vingt sous par mois dans la caisse. Cela nous fait de suite cent francs, et, au bout de l’année, douze cents francs. L’un de nos camarades tombe malade, — toujours affaire de supposition — il n’a pas d’avances il est pauvre. Eh bien ! Avec cet argent-là nous payons les remèdes chez l’apothicaire. Quant à son ouvrage, nous ne le laissons pas souffrir ; les quatre-vingt-dix- neuf qui se portent bien se réunissent ; on tire à la courte paille et ceux qui tombent au sort s’en vont le dimanche matin labourer son champ, piocher sa vigne, ramasser son foin ou battre ses gerbes. En s’y prenant de bonne heure, c’est une affaire finie avant la messe ; on revient content ; personne n’en est plus pauvre ; et le malade, qui ne se fait pas de mauvais sang, guérit plus vite. — Eh bien ! en bonne conscience, feriez-vous un crime au gouvernement républicain de provoquer, d’encourager cette pratique de la solidarité entre les hommes ? Je ne le crois pas. Cependant, c’est du socialisme…

Chose curieuse ! Cela devait se réaliser à la lettre dans plusieurs communes rurales. Mais ce socialisme inoffensif, s’il en fut, n’en fut pas moins poursuivi comme une contravention à la loi contre les attroupements. Joigneaux offre encore aux villageois, pour les attirer, des conseils de prudhommes, qui arrangeront sans frais leurs différends, le transport à bon marché par le rachat des chemins de fer, l’abolition du remplacement et la réduction du service militaire, l’alliance des peuples, destinée à tuer un jour la guerre.

Félix Pyat, dans son Toast aux Paysans de France, qui, dit-on, se vendit à un million d’exemplaires, les met en garde contre leurs curés, « ces amis vêtus de noir et qui n’en sont pas moins blancs » ; il exprime le vœu « que la blouse grise des champs s’entende avec la blouse bleue des villes », et il leur enseigne que, par la seule force du nombre, il dépend d’eux d’avoir la République de justice et d’amour, où ils pourront enfin manger le blé qu’ils auront semé et boire le vin qu’ils auront récolté[3]. Aux réformes promises viennent s’ajouter le remboursement des 45 centimes, le règlement des droits de chasse, la permission de faire du bois mort dans les forêts de l’État, la suppression de l’usure par l’organisation du crédit. Tocqueville remarque qu’un gouvernement révolutionnaire peut gagner les paysans par une abolition directe ou indirecte des dettes hypothécaires et que l’opération faite aisément en dix jours serait forcément ratifiée, même si ce gouvernement ne durait pas six mois. Les socialistes commençaient à se douter de la prise qu’ils pouvaient avoir sur les âmes paysannes, si l’on en juge par leur ébauche de programme agraire. Le général de Castellane signale avec inquiétude les progrès que font leurs idées dans la banlieue de Paris, et il dénonce avec amertume ces gens qui vont disant : « Il y aura des hôpitaux pour tous les malades. L’instruction sera donnée aux enfants gratuitement. C’est, avec de pareils leurres, s’écrie-t-il, que le socialisme fait des prosélytes. « Il est certain que dans les campagnes fermente alors un vieux levain révolutionnaire. En plusieurs communes l’élection de Louis Bonaparte s’était faite au cri de : « A bas les nobles ! » « A bas les prêtres ! » Le préfet de l’Aube se plaint que les paysans de son département se mettent à lire le journal. Le procureur général de Montpellier signale la lecture en commun de La Réforme, qui se fait à Prades, et il cherche un biais pour l’empêcher.

Certes la presse démocratique a peine à triompher des mauvaises volontés qu’on lui oppose. L’abonnement est coûteux et compromettant. Ceux qui s’en font les dépositaires sont en butte aux tracasseries policières et peuvent être taxés comme libraires. Il faut trouver quelque personne notable et hardie qui veuille bien courir le risque. L’histoire du Petit Bonhomme Manceau, une de ces feuilles courageuses, nous montre comment on s’y prend pour tourner l’obstacle. D’abord on l’imprime dans un département voisin ; puis c’est Guyon, un médecin républicain de Bonnétable, qui en a le dépôt chez lui ; le jour du marché, on vient le consulter, et en cachette on emporte, avec l’ordonnance, deux ou trois numéros pour soi et pour les voisins. Aux environs de Nantes, le docteur Guépin organise dans des prairies des réunions que la justice cherche à assimiler à des clubs en plein air. Les médecins, éternels adversaires de l’Église, les instituteurs, parias de l’enseignement, les agents-voyers, les facteurs, les colporteurs, qui parfois apprennent par cœur le contenu d’une brochure interdite, sont les ouvriers les plus actifs et les plus efficaces de cette conquête des paysans par la démocratie.

L’armée est aussi entreprise et entamée. « Tous les efforts des rouges, écrit Castellane, se portent à la corrompre. « Bien que les journaux conservateurs aient seuls leurs grandes entrées dans les casernes, les autres y pénètrent subrepticement. Il faut éloigner de Paris plusieurs régiments qui n’ont pas échappé à la contagion, les sous-officiers, arrêtés pour la plupart dans les grades inférieurs, comme avant 1789, sont les propagateurs ordinaires des théories nouvelles. Plusieurs furent candidats, Boichot, Ratier, Commissaire, sous prétexte qu’ils tiennent des propos « anarchiques et incendiaires », on les punit en les mettant à la salle de police ; leurs hommes se mutinent, leurs amis leur envoient des fleurs. — Les votes de l’armée sont socialistes, — dit Ledru-Rollin et répètent des généraux. On a déjà privé du droit de vote les soldats en campagne et l’on a parlé de l’enlever aux autres.

Ainsi la République réformiste gagnait du terrain, sans compter son expansion dans les villes, A Strasbourg, par exemple, les gardes nationaux criaient : Vive la Montagne ! Comme dit un témoin : « Au 10 Décembre, ils auraient volontiers battu ceux qui ne voulaient pas voter pour Bonaparte ; aujourd’hui, (Mai 1849) ils se battraient pour le chasser. »

Le Gouvernement crut nécessaire de jeter dans la balance tout le poids de sa puissance. Il dissout des Conseils municipaux, des gardes nationales ; il ordonne des poursuites contre Proudhon, qui, remontant des ministres au chef responsable, attaque à découvert le prince-président ; il réintègre le professeur Lerminier, détesté des étudiants, et les anciens préfets de Louis-Philippe. Merveilleusement servi par sa magistrature, il frappe une association parfaitement légale, qui, sous le nom de Solidarité républicaine, essayait au grand jour d’établir des liens entre les Comités et groupes politiques de la gauche avancée, à Paris et en province ; l’inculpant, tantôt d’être une société secrète, tantôt de tramer des complots, il fait arrêter vingt-sept de ses membres, alors qu’il laisse vivre et agir sans entraves une Société des Amis de la Constitution, qui existe au même titre, les Comités catholiques, voire même quantité de cercles légitimistes ou napoléoniens qui avouent p0ur but le renversement de la République. Il suspend, sur une plainte de l’archevêque de Paris un cours populaire où le professeur Léon Pilate, au nom de l’Évangile, réclame une Église nouvelle pour des temps nouveaux ; on l’accuse d’avoir ouvert un club religieux sans autorisation. Il fait surveiller un cours du professeur Dameth sur les sciences sociales, car il ne faut pas qu’une chaire de socialisme puisse se fonder à petit bruit. Les boulangeries sociétaires et autres sociétés pour la vie à bon marché sont interdites, soit parce qu’elles gênent des monopoles, soit parce qu’on les soupçonne d’être des foyers d’agitation politique. Il dépose un projet qui interdit les clubs, en dépit de l’article de la Constitution qui garantit le droit de réunion. Il déclare à cette occasion que la tribune de l’Assemblée doit demeurer la seule du pays. Le ministère est mis en minorité sur la question d’urgence. Mais Odilon Barrot, libéral repenti qui combat contre la liberté, parlementaire imprudent qui brise les prérogatives du Parlement, refuse de se retirer, s’abrite derrière la volonté du Président, obtient par un vote de surprise l’adoption du premier article qui formule l’interdiction et se félicite de cette nouvelle et grosse victoire du parti de l’ordre. Le gouvernement fait encore juger les accusés du 15 Mai par la Haute-Cour réunie à Bourges, donnant ainsi un effet rétroactif à la loi qui a institué ce tribunal d’exception longtemps après l’acte poursuivi. Il fait exécuter les meurtriers du général Bréa, en dépit de la Constitution qui a supprimé l’échafaud pour crime politique ; il en est quitte, excuse commode et fréquente en pareil cas, pour qualifier de crime de droit commun ce que les vaincus ont commis dans l’exaspération de la guerre civile.

Le ministre de l’intérieur est alors Léon Faucher, un être bilieux, « antipathique à la grande généralité des représentants de tous les partis », comme le définit Odilon Barrot, son collègue. On pourrait le définir aussi un fanatique de l’ordre, avec les qualités et les défauts que comporte ce mot de fanatique : convictions fortes et étroites, fermeté poussée jusqu’à l’entêtement, incompréhension totale de ses adversaires, absence de scrupules et dureté impitoyable à leur égard. Il est le grand Inquisiteur qui se charge d’extirper le socialisme, non plus par le raisonnement, mais par la force. Quand les hommes de la rue de Poitiers annoncèrent qu’ils allaient combattre les idées socialistes à coup de livres et de brochures, Louis Blanc s’en déclara joyeux et Considérant envoya vingt-cinq francs à la souscription.


Types d’imbéciles qui lisent un journal socialiste pour se faire peur.
(D’après une estampe du Musée Carnavalet.)


En effet, même déshonorée d’injures et de calomnies, la discussion, quand elle est libre, est une lutte à armes égales. Mais Granier de Cassagnac exprime cyniquement la nécessité de ne pas laisser durer cette liberté. « Il faut, non pas réfuter le socialisme, mais le supprimer. » — On ne discute pas plus avec les socialistes que la faux avec l’ivraie — dira-t-il encore. — C’est donc l’expression même des opinions socialistes que les amis de l’ordre et Léon Faucher, leur exécuteur des basses œuvres, prétendaient empêcher. C’est lui qui déclare contraire à la Constitution le cri de : Vive la République démocratique et sociale ! C’est lui qui fait la guerre aux bonnets rouges, considérés comme emblèmes séditieux ; c’est lui qui rassure à chaque instant le pays de façon à l’épouvanter, qui verse au Moniteur des rapports de police « souvent inexacts », comme l’avoue Odilon Barrot en un charmant euphémisme, et dans lesquels le socialisme est accusé de tous les méfaits qui se commettent en France. Son ton revêche aggrave encore le caractère violemment réactionnaire de ces mesures et explique que la majorité se déplace dans l’Assemblée ; qu’elle passe par intermittences de droite à gauche ; qu’elle vote une loi populaire comme l’abolition de l’impôt sur les boissons ; que la Montagne devienne le noyau de résistance autour duquel se groupent un bon nombre de modérés, s’avisant un peu tard qu’ils ont été complices et dupes des ennemis de la République. Cette fureur de réaction explique aussi que le prince-président perde si vite sa popularité ; qu’il soit bientôt en conflit avec l’Assemblée ; qu’il songe à la jeter par les fenêtres ; qu’il y ait dès la fin de Janvier un projet de coup d’État, dont l’opportunité est discutée par Thiers, Molé, de Broglie ; et que Changarnier, toujours prêt à « étriller la canaille », soit sur le point de reprendre l’opération dans le mois de mai, au lendemain des élections.

Mais dans cette agonie de la Constituante, c’est la question extérieure qui, est la plus brillante. Si nous voulions suivre les perturbations que l’année 1848 provoque d’un bout à l’autre de l’Europe, il y faudrait un gros volume tout entier. Révolution en Allemagne, en Pologne, à Vienne, en Bohème, en Croatie, en Roumanie, en Italie. Partout effort des nationalités opprimées vers leur affranchissement et des couches inférieures de la population vers la lumière et l’égalité ; effort d’abord heureux, suivi d’un raffermissement des vieilles dominations un instant ébranlées, monarchie, armée, Église, propriété. Parmi les grandes puissances européennes, aux deux extrémités opposées apparaissent, d’un côté la Russie, suprême espoir de la réaction, de l’autre la France, « étoile polaire de la liberté ». Entre elles deux, l’Angleterre et la papauté, libérale au début, les gouvernements de Prusse et d’Autriche, penchent et poussent, les unes à gauche, les autres à droite. Mais nous ne pouvons suivre dans son immense étendue la lutte engagée entre la poussée réformatrice et les forces de résistance ; il nous suffira d’y marquer le rôle changeant qu’y joua la France.

Sa politique extérieure, comme c’est le cas dans les démocraties, dépend alors tout entière de sa politique intérieure, et elle traverse trois phases. Jusqu’aux journées de Juin, dans la première ferveur des enthousiasmes républicains, la France entend contribuer à l’émancipation des peuples voisins et, avec plus ou moins de prudence, elle leur promet et leur offre son concours ; puis, ayant comprimé l’esprit révolutionnaire chez elle, elle ne peut ni ne veut plus l’encourager chez les autres, et, tant que Cavaignac est au pouvoir, elle est, sauf quelques velléités éphémères, pour la non-intervention dans les pays étrangers ; depuis l’élection de Louis Bonaparte à la Présidence, la restauration du principe d’autorité allant chez elle jusqu’à menacer la République et même les libertés conquises antérieurement, elle combat chez les autres l’expansion des idées nouvelles et y renforce le grand courant conservateur,

Les catholiques, dont j’ai montré l’action prépondérante dans la campagne de contre-révolution entamée, sont naturellement aussi les meneurs de révolution symétrique qui s’opère au dehors, et c’est pourquoi les affaires d’Italie et surtout de Rome passent rapidement au premier plan.

La fermentation italienne a commencé avant février : c’est un enchevêtrement de tendances qui se contrarient les unes les autres. Avant tout, désir d’indépendance, volonté de chasser les « barbares », qui sont, en l’espèce, les Autrichiens. Puis désir d’unité, velléité grandissante de former un seul groupe de toutes les populations parlant les dialectes de la langue de si. Mais ici déjà divergences graves : l’Italie nouvelle sera-t-elle une fédération de petits États autonomes ou un grand État centralisé ? Sera-ce une république ou une monarchie ? Puis encore, dans chacune des dominations existantes, le pouvoir du prince restera-t-il absolu, deviendra-t-il constitutionnel, sera-t-il remplacé par la souveraineté populaire ? La constitution économique sera-t-elle modifiée ? Les réformes réclamées dans certaines villes, comme Milan et Livourne, pourront-elles s’opérer, alors que les campagnes croupissent dans une profonde ignorance ? Enfin quelle place aura dans le changement qui se prépare le pape, qui est revêtu d’un double caractère, souverain temporel et italien en même temps que souverain spirituel et régnant à ce titre sur le monde catholique ? Que de sources de complications et de conflits, sans compter les jalousies des régions, des princes et des villes !

La République française, à ses débuts, avait vigoureusement appuyé le mouvement qui emportait l’Italie vers l’indépendance et la liberté[4]. C’était le vœu du parti avancé ; c’était aussi, nous l’avons vu, l’idée de Lamartine, et, malgré le refus hautain auquel il s’était heurté, c’était encore l’avis unanime de l’Assemblée qui, dans un ordre du jour du 24 mai, imposait cette triple règle de conduite au gouvernement : — Pacte fraternel avec l’Allemagne. Reconstitution de la Pologne indépendante et libre. Affranchissement de l’Italie. — Mais les Italiens réduits à leurs seules forces avaient été battus ; le pape. pontife catholique avant d’être patriote, avait décliné toute pensée belliqueuse contre l’Autriche, fille docile de l’Église. Naples, qui avait devancé le reste de la péninsule dans sa révolte contre l’absolutisme, avait, dès le 15 mai, sous les yeux de la flotte française inactive, élevé des barricades qui ne l’avaient pas empêchée de retomber sous le joug et son roi avait aussitôt abandonné la cause de l’émancipation nationale. Assagi par ses revers, le roi de Sardaigne, Charles-Albert avait réclamé, dès le 3 août, cette intervention française qu’il avait repoussée et que Milan et Venise, d’esprit républicain, avaient réclamée avant lui. Mais en France, après Juin, la réaction contre les théories humanitaires était vive. Bastide, le nouveau ministre des affaires étrangères, songeait plus à l’intérêt de la France qu’à la fraternité des peuples. Il craignait la formation, sur la frontière des Alpes, d’un royaume italien qui serait un voisin dangereux ; il gardait un dépit assez légitime de l’accueil plus que froid que le roi avait fait à la bonne volonté de la France ; et bien que celui-ci, vaincu, eût dû renoncer à Milan, à Venise, Bastide et Cavaignac s’étaient prononcés pour la paix et avaient abandonné à l’état d’ébauche un essai de médiation franco-anglaise ; ils s’étaient bornés à empêcher l’Autriche victorieuse de dépasser le Tessin,

Leurs rêves d’indépendance ainsi ajournés pour quelque temps, les Italiens s’étaient rejetés du côté de la liberté intérieure. Les projets de réforme politique et sociale avaient pris le dessus. Le pape s’en ressentit vite. Débordé par les revendications de ses sujets mécontents du régime moyen-âge qui se perpétuait à Rome et en Romagne, il avait accordé de mauvaise grâce une Constitution, assisté impuissant à une agitation démocratique et, au mois d’Août, il avait cherché un appui à l’étranger, réclamé de Cavaignac l’envoi de trois à quatre mille hommes de troupes, un envoi que, dès la fin de Janvier, Guizot avait consenti. Mais Bastide ne voulait pas que la République française se fit le gendarme de la papauté ; l’envoi avait été refusé. Le pape alors, contre les conseils de la France, avait pris pour ministre l’économiste Rossi, un ami de Guizot, rude, hautain, sarcastique, qui gouverna dans le sens réactionnaire et fut assassiné le 15 Novembre. Des barricades s’étaient élevées dans les rues de Rome, et le pape avait dû, malgré lui, permettre l’élection d’une Constituante et se laisser imposer un ministère d’opinions avancées.

L’émoi fut grand parmi les catholiques de France en apprenant cette humiliation de leur chef. Une petite minorité de démocrates chrétiens, comme Arnaud de l’Ariège, acceptait la suppression du pouvoir temporel. Mais Montalembert leur disait : « Cela vous portera malheur. » On était à la veille de l’élection présidentielle. On savait qu’elle dépendait en grande partie des catholiques. Cavaignac, approuvé par l’Assemblée, se hâta d’offrir au pape l’hospitalité sur le territoire de la République et de concentrer à Toulon un corps de troupes. Seulement, pendant qu’un ministre accourait à Marseille pour recevoir le Saint-Père, celui-ci s’enfuyait déguisé à Gaëte, sur les terres du roi de Naples qui, depuis le mois de Septembre, avait mérité le surnom de roi Bomba pour avoir fait mitrailler ses sujets et les félicitations du czar pour avoir donné le signal de la contre-révolution. Cependant en France Louis-Napoléon venait d’être élu. Protégé et prisonnier des cléricaux, il avait promis de défendre, non seulement la personne, mais l’autorité du pape ; il avait souhaité au nonce le 1er Janvier la restauration de la puissance pontificale ; Thiers, Molé, le pasteur Coquerel, que Thiers appelait l’abbé Coquerel, s’étaient prononcés dans le même sens. Parmi les ministres se trouvaient Drouyn de Lhuys, pour qui le pape était « la clef de voûte de l’édifice européen », et surtout Falloux, qui écrivait que « la France tressaillerait d’allégresse, lorsque le pied du Saint-Père toucherait son sol » et qui voulait à tout prix une intervention en sa faveur. Mais il fallait procéder avec prudence.

Les démocrates et beaucoup de républicains modérés n’admettaient pas qu’on fit cette violence à la volonté d’un peuple et, la Constituante romaine ayant proclamé le 9 février 1849 la déchéance du pape-roi et la République, les Montagnards lui avaient envoyé leurs félicitations. Le Président lui-même avait de vieilles sympathies pour la cause de l’émancipation italienne en faveur de laquelle il avait jadis combattu et il rêvait, comme Gioberti, un pape libéral dans l’Italie affranchie. Le ministère Odilon Barrot se contenta d’abord de ne pas reconnaître la République romaine, sous prétexte qu’elle avait été précédée par l’assassinat de Rossi ; de laisser l’ambassadeur français suivre le pape à Gaëte qui devint un petit Coblentz, la capitale de la réaction, tandis que, par un constraste naturel, Rome et l’Italie centrale, où la République toscane avec Guerrazzi faisait écho à la République romaine, devenaient le rendez-vous des révolutionnaires de tout pays, parmi lesquels on pouvait citer un Bonaparte, des démocrates français comme Laviron et bientôt Garibaldi. Faute de mieux il essayait de faire régler le différend entre le pape et ses sujets par un arbitrage armé purement italien, dont le Piémont et Naples auraient été chargés.

Sur ces entrefaites la guerre reprenait entre l’Autriche et le roi de Sardaigne. Terminée en trois jours par l’écrasement de Charles Albert à Novare (le 24 Mars) et par son abdication, elle pouvait établir aux portes de la France l’Autriche, qui parlait étourdiment de ramener l’Europe « aux principes de saine politique que le Congrès de Vienne » avait fait triompher en 1815. Louis-Napoléon voulait une déclaration de guerre immédiate à cette puissance. Il se rapprochait sur ce point des démocrates français. Ceux-ci, Ledru-Rollin le premier, voulaient qu’on n’abandonnât pas le Piémont vaincu en qui se réfugiait l’espoir de la future délivrance italienne. Ils proposaient, par la bouche de Flocon, que la Chambre s’en référât à son vote du 24 mai 1848 : « La France veut l’affranchissement de l’Italie. » C’était la guerre révolutionnaire, la guerre pour un peuple opprimé. Le parti de l’ordre n’en voulait à aucun prix ; il la redoutait, parce qu’elle pouvait amener le triomphe de la révolution en Italie et par contre-coup réveiller les énergies révolutionnaires en France. Il fit agir Thiers auprès du prince-président. A l’Assemblée, il se tira d’embarras par une motion transactionnelle qui était simplement comminatoire : « L’Assemblée nationale déclare que si, pour mieux garantir l’intégrité du territoire piémontais et mieux sauvegarder les intérêts et l’honneur de la France, le pouvoir exécutif croit devoir prêter à ses négociations l’appui d’une occupation partielle et temporaire en Italie, il trouvera dans l’Assemblée nationale le plus entier concours. »

C’était une sorte de blanc-seing accordé au gouvernement pour défendre le Piémont contre l’Autriche, qui d’ailleurs s’arrêtait immédiatement de ce côté. Mais que, par une métamorphose miraculeuse, il soit sorti de là une expédition pour restaurer le pouvoir temporel du pape, c’est vraiment le chef-d’œuvre de la politique catholique. Et pour le comprendre, il faut bien se représenter que le sanctuaire de la diplomatie est le dernier à laisser pénétrer la lumière et le contrôle de la démocratie, et que le peuple est, en France surtout, aisément fanatisé parla « religion du drapeau ».

On commença par engager le drapeau. Odilon Barrot, le 16 Avril, demandait d’urgence un crédit de 1.200.000 francs pour l’entretien sur pied de guerre durant trois mois du corps expéditionnaire de la Méditerranée. Il s’agissait, disait-il, d’assurer la liberté vraie des Romains contre une intervention possible de l’Autriche. Jamais plus qu’en ce temps-là on ne se servit du manteau de la liberté pour couvrir des asservissements. Jules Favre, rapporteur de la Commission, spécifiait que, d’après les déclarations d’Odilon Barrot et du ministre des affaires étrangères, Drouyn de Lhuys, « la pensée du gouvernement n’était point de concourir au renversement de la République romaine. » Il fallait, en effet, pour gagner les républicains modérés, colorer d’un prétexte libéral l’expédition qu’on méditait, masquer le détournement habile qui se préparait, Odilon Barrot fut à dessein vague et équivoque. Il ne nia pas qu’on allait à Rome pour empêcher l’Autriche d’y entrer la première. Mais quand Schœlcher lui demanda une réponse nette à cette question : Si la République romaine refuse d’accueillir le pape ou les troupes françaises, que feront ces troupes. — il n’obtint qu’un silence embarrassé qui valait un aveu. N’importe ! La demande de crédit était votée, malgré l’abstention en masse de la Montagne, et, dès le 22, le général Oudinot avec 7.500 hommes s’embarquait pour Cività-Vecchia. Simple promenade militaire, semblait-il ! Il n’emportait pas de matériel de siège. Ses proclamations ambiguës laissaient douter s’il venait comme protecteur ou comme destructeur de la République romaine. Des triumvirs qui la gouvernaient, Armellini, Saffi, Mazzini, le premier se prononça pour l’entente, les deux autres pour la résistance ; et quand le général, après avoir rencontré sur son chemin des écriteaux où se lisait l’article V de la Constitution française : — La République « n’emploie jamais ses forces contre la liberté d’aucun peuple », — arriva devant les murs de la ville, persuadé que « des Italiens ne se battent jamais », trompé par de faux rapports sur les dispositions des habitants, égaré par une carte surannée, il fit tuer ou prendre une partie de ses troupes et dut reculer sur Cività-Vecchia.,

Pour qui connaît la nervosité française et surtout parisienne, il est aisé de deviner l’effet que produisit la nouvelle de l’attaque et de l’échec. Dès que le Moniteur eut avoué l’une et l’autre en termes laconiques, le 7 Mai, J. Favre monte à la tribune, signale l’écart énorme qui sépare les déclarations et les actes du ministère. — Nous avons été joués, — s’écrie-t-il, et il réclame la démission des ministres, la destitution du général, l’envoi en Italie de commissaires pris dans l’Assemblée et pareils à ceux que la Convention déléguait aux armées. Mais les républicains modérés s’effraient de ces résolutions radicales et Senard, leur porte-parole, fait voter cet ordre du jour : « L’Assemblée nationale invite le gouvernement à prendre sans délai les mesures nécessaires pour que l’expédition d’Italie ne soit pas plus longtemps détournée du but qui lui était assignée. » C’était un blâme au ministère, pour avoir employé contre la République romaine des forces destinées à combattre l’Autriche. Mais c’était en même temps une invitation au ministère de réparer lui-même la faute qu’il avait volontairement commise. Il en profite pour ne pas se retirer. L’Assemblée mourante n’inspire plus de respect. Le Président, sans se soucier d’elle et de la Constitution, adresse au général Oudinot une lettre, où, de sa propre autorité, il lui annonce de nombreux renforts capables de sauver « l’honneur militaire engagé ». Changarnier la met à l’ordre du jour de l’armée « pour fortifier son attachement au chef de l’État ».0n pouvait reconnaitre là le jeu des Césars en voie de formation : capter la bienveillance des officiers et soldats et surexciter l’amour-propre national. Le sens de ces paroles était aggravé par une revue où les cris de : Vive la République ! étaient, avec la connivence des chefs, remplacés par ceux de : Vive Napoléon ! Saisie de ces faits, la majorité de l’Assemblée passait quand même à l’ordre du jour. L’extrème gauche déposait alors une demande de mise en accusation du Président et de ses ministres. Mais il va de soi qu’elle était repoussée.

Cependant le ministère, tant que la Constituante n’avait pas disparu, pour avoir l’air de faire quelque chose. pour amuser le tapis, comme l’on dit, dépêchait à Rome un envoyé spécial, Ferdinand de Lesseps, avec des instructions si vagues et si compliquées qu’elles équivalaient à un ordre déguisé de tout traîner en longueur. Mais de Lesseps, trop actif pour se borner à du bavardage diplomatique, désireux d’éviter le siège de Rome et un inutile sacrifice de sang français, peut-être encouragé sous main par des chefs du parti républicain, négocia, charma, faillit opérer une réconciliation entre les deux Républiques sœurs jetées l’une contre l’autre par les catholiques. Trop de zèle ! eût dit Talleyrand — Le général Oudinot et le général Vaillant, qu’on lui avait adjoint pour l’aider et, au besoin, pour le remplacer en cas qu’Oudinot montrât trop de sympathie aux Romains, voulaient aller de l’avant, venger l’affront essuyé par leurs troupes. Le ministère avait, comme Falloux le confessait quelques semaines plus tard, « un but catholique ». Et de Lesseps, au moment où il croyait avoir réussi, était tout à coup rappelé. C’était le 29 mai, lendemain du jour où la Constituante avait cédé la place à son héritière. On pouvait jeter le masque : les catholiques étaient sortis vainqueurs du scrutin. L’ordre de marcher sur Rome était donné, et le tour était joué. La France républicaine devenait la restauratrice et la gardienne du pouvoir temporel de la papauté.

Cette œuvre de réaction était complétée par la résolution votée au moment où l’on apprenait que la Russie intervenait pour écraser la révolution hongroise. Sur la proposition de Cavaignac, l’Assemblée invitait bien le gouvernement à prendre les mesures nécessaires pour protéger tant l’avenir de la liberté que les intérêts extérieurs de la République ; mais elle repoussait cette addition : Pour sauvegarder l’indépendance et la liberté des peuples. — La politique de rayonnement républicain et de sympathie active pour les populations opprimées était définitivement condamnée.

La fin de la Constituante est ainsi agitée de discussions violentes qui sentent la poudre. Elle passe ses derniers jours en interpellations perpétuelles : Banquets et réunions électorales troublés par l’intrusion de la police : pierres et coups de bayonnettes lancés dans le cabriolet de Ledru-Rollin, qui est allé faire à Moulins un discours de propagande ; rafles policières opérées à Paris et où sont enveloppés plusieurs représentants ; manœuvres de la dernière heure destinées à influencer les électeurs et dont la plus éhontée fut celle du ministre de l’intérieur, Léon Faucher. Le 12 mai, veille du scrutin, il avait envoyé à tous les préfets une dépêche télégraphique relative au vote de la Chambre sur la proposition Jules Favre ; elle se terminait ainsi : « Le vote consolide la paix publique. Les agitateurs n’attendaient plus qu’un vote hostile de l’Assemblée pour courir aux barricades et renouveler les journées de Juin. » Le ministre avait fait de plus afficher dans chaque département, non sans erreurs, la liste des représentants qui avaient vote contre le gouvernement. Léon Faucher agissait avec l’audace de l’homme qui compte sur le succès pour amnistier tous ses abus de pouvoir. Mais, il avait dépassé la mesure et cela en un moment où ses services devenaient inutiles. Il fut sacrifié, défendu à peine par cinq fidèles, dont le pasteur Coquerel.

Les élections se firent de la sorte, d’une part sous l’influence d’une peur savamment entretenue et d’une pression gouvernementale intense, de l’autre sous le coup d’une exaspération qui répondait à ces procédés. Le choléra, qui faisait chaque jour des victimes par milliers, n’atténua guère les passions surexcitées. Les premiers résultats connus — ceux des grandes villes — ayant été favorables aux rouges, le maréchal Bugeaud parlait de marcher sur Paris. Il aimait à dire que l’armée est la sauvegarde des nations. C’est dans cet effacement de l’élément civil devant l’élément militaire que la Constituante termine lamentablement sa vie courte, tumultueuse et très remplie. Le sang-froid et l’expérience lui manquèrent plus que les talents et la bonne volonté. En conflit dès le début avec le peuple de Paris, impuissante et désorientée en face du problème social brusquement posé par une crise prolongée, enveloppée dans les horreurs de la guerre civile, elle en conçut un effarement qui domina et fît dévier toute son activité. Epouvantée des transformations que le socialisme voulait apporter au système bourgeois, elle se laissa diriger, quoique républicaine d’intention, par les monarchistes et des catholiques très habiles qui l’entraînèrent sur la voie de la réaction beaucoup plus loin qu’elle ne


Le choléra.
(D’après un document du Musée Carnavalet.)


pensait aller. Quand elle voulut s’arrêter, il était trop tard. Elle était forcée de s’associer à des actes antirépublicains, poussée, l’épée aux reins, jusqu’au suicide et au reniement de ses principes par le pouvoir trop fort qu’elle avait institué. par le mouvement de recul qu’elle avait contribué à déchaîner ; et elle disparaissait déconsidérée, bafouée, attristée, pleine de sombres pressentiments, que son président Marrast traduisit ainsi dans l’adieu inquiet qu’il lui adressa : « Que la sagesse de nos successeurs vienne réparer ce qu’il a pu y avoir de fautes, d’erreurs et de dures nécessités dans notre laborieuse carrière ! Puissent-ils se garder eux-mêmes des passions violentes ou de funestes entraînements ! »


  1. Les enfants terribles du parti voulaient enlever à Paris le siège du gouvernement et ses principaux établissements publics. Voir le projet de Mahul dans le N° VI de La Révolution de 1848 (Avril 1905).
  2. Le Club de l’Union ou de la Sorbonne avait travaillé à la fusion des différentes écoles socialistes.
  3. Voir encore l’Évangile du peuple par Alphonse Esquiros : l’Évangile républicain par l’institeur Malardier. etc.
  4. Voir page 19.