Histoire socialiste/La République de 1848/P1-05

Jules Rouff (Tome IX : La République de 1848 (1848-1852)p. 39-50).
PREMIÈRE PARTIE. HISTOIRE POLITIQUE.



CHAPITRE V


LES ÉLECTIONS A LA CONSTITUANTE


Enfin la France était sur le point d’expérimenter de nouveau, après plus d’un demi-siècle d’intervalle, cette chose grosse de conséquences : le suffrage universel et direct. Dès le 5 mars avait paru le décret qui en fixait les dispositions principales. Il avait été complété par une série d’instructions. Voici ce qui s’y trouvait d’essentiel : Tout Français, sans autre condition que six mois de résidence dans sa commune, électeur à vingt et un ans, éligible à vingt-cinq, à l’exception des faibles d’esprit et des indignes, parmi lesquels étaient classés les faillis : sauf ceux qui étaient déclarés excusables par les articles 538 et 539 du Code de Commerce ; les soldats et marins au service admis à voter ; neuf cents représentants répartis entre les départements et les colonies proportionnellement à la population, si bien qu’on était obligé de construire à la hâte une nouvelle salle des séances dans la cour du Palais-Bourbon ; indemnité aux élus de vingt-cinq francs par jour pendant la durée de la session ; vote au chef-lieu de canton, au scrutin secret et au scrutin de liste par département, sous la présidence du juge de paix.

Le suffrage universel, qui est un moyen, non pas de décider du vrai ou du juste, mais de reconnaître la volonté du plus grand nombre, quand il s’agit de régler des intérêts communs à un groupe d’êtres humains unis en société, était loin d’être appliqué de la sorte dans son intégrité. D’abord le système adopté maintenait à l’écart les femmes, c’est-à-dire la moitié de l’humanité adulte. Une pétition de Jeanne Dervin en faveur du suffrage féminin n’eut aucun effet non plus qu’un projet de lancer malgré elle la candidature de George Sand. Puis, au lieu de laisser aux citoyens la décision de toutes les affaires générales, il leur remettait seulement le soin de choisir des hommes chargés de discuter et de décider à la place des électeurs. Mais, tel quel, introduit dans un grand État, il était un acte de foi dans la capacité de la nation, sinon à se conduire elle-même, du moins à indiquer la direction où elle entendait être conduite.

Sans doute il pouvait paraître prématuré. Le suffrage universel a pour condition nécessaire l’instruction universelle. À ne consulter que la logique, c’est même celle-ci qu’il eût fallu décréter la première. Pour bien diriger ses affaires, il faut évidemment être en état de les connaître ; or, loin d’avoir fait leur éducation civique, les Français étaient encore en|grand nombre dépourvus des connaissances les plus élémentaires ; la moitié ne savait pas lire. Seulement l’histoire ne suit pas toujours la marche qu’indiquerait le bon sens, les passions et les intérêts se jettent à la traverse et la font dévier. Le « peuple », qui aurait dû être instruit avant d’être déclaré maître de ses destinées et qui aurait pu passer par degrés de l’état de citoyen passif au rang de citoyen actif, ne pouvait obtenir la faculté de s’instruire qu’après avoir été reconnu souverain. Tant que la classe bourgeoise avait été dominante, elle l’avait tenu jalousement écarté du savoir autant que du pouvoir. Ainsi se trouva interverti l’ordre raisonnable des choses ; ainsi, faute de réformes, s’opéra une révolution ; ainsi se fit d’un bond le passage du droit électoral, privilège de la fortune, au droit de vote reconnu à tout Français majeur.

C’était un saut dans l’inconnu. Par ses premiers effets l’exercice de ce droit allait dérouter tout le monde, ses partisans comme ses adversaires. Les uns et les autres auraient pu signer cette réflexion de Tocqueville : « Les grandes masses d’hommes se meuvent en vertu de causes presque aussi inconnues à l’humanité elle-même que celles qui règlent les mouvements de la mer. » D’abord il s’ensuivait comme une décapitalisation de Paris. Point n’était besoin pour cela que le siège de l’Assemblée fût transféré hors de la capitale, ainsi que le demandait la Presse. Par le seul fait que la province était le nombre, elle était la force ; elle conquérait en matière politique une prépondérance qu’elle n’avait jamais possédée. La vie concentrée dans la tête se répandait dans le corps entier. Déplacement analogue dans les rapports des villes et des campagnes. Les paysans qui, en France, étaient aux citadins dans la proportion de deux contre un, se trouvaient investis par là même d’une puissance imprévue. La population rurale allait, sous ses vagues profondes, submerger la population urbaine, surtout les ouvriers qui ne formaient sur la surface du pays qu’un archipel d’îlots éparpillés. De là entre deux groupes de travailleurs, aussi méritants, aussi utiles l’un que l’autre, un malentendu qui durera près d’un demi-siècle.

Non seulement l’axe de la politique, mais son caractère étaient changés du coup. Une estampe du temps représente un citoyen garde-national avec les deux armes qu’il a désormais à manier : à droite, le fusil contre les ennemis du dehors ; à gauche, le bulletin de vote, contre les adversaires du dedans. Qu’est-ce à dire sinon que l’ère des conspirations et des émeutes était en passe de céder la place à une lutte d’un nouveau genre, aussi ardente, mais plus pacifique, plus vaste, plus ouverte. Les républicains qui avaient préparé la République dans l’ombre des sociétés secrètes, étaient surpris et désorientés par l’ampleur du champ d’action qui s’étendait tout à coup devant eux et par les procédés nouveaux auxquels il leur fallait recourir. L’avantage, à leur grand étonnement, était pour les anciens partis qui avaient des comités constitués de longue date et la pratique de toutes les roueries électorales On a remarqué souvent, sans l’expliquer de façon suffisante, que les plébéiens de Rome, quand ils eurent obtenu le droit de prendre des consuls dans leur ordre, continuèrent longtemps à élire des patriciens. De même, les nouveaux citoyens, en vrais novices qu’ils étaient, devaient commencer par garder pour les grandes situations sociales un respect héréditaire et aussi par se laisser prendre aux cajoleries intéressées de leurs maîtres de la veille.

Quoi donc ! Était-il possible que le Peuple votât contre les siens, contre ses amis les plus dévoués, contre ses propres enfants ? Grand sujet de trouble et même d’angoisse pour les démocrates qui avaient mis tout leur espoir dans le suffrage universel ; qui l’avaient vanté comme une panacée ; qui croyaient, après Rousseau, que « la volonté générale ne peut errer, » qui avaient érigé en dogme l’infaillibilité du Peuple !

Il est vrai que le suffrage universel, outre ces résultats immédiats, en comportait d’autres, qui étaient aussi certains que lointains. L’égalité politique, proclamée entre membres d’un même État, mène à réclamer l’égalité économique ; quand chacun a sa part de souveraineté, chacun veut avoir sa part de propriété ; le plus pauvre, sachant que sa voix vaut celle d’un riche, a l’ambition et la fierté de ne plus être à la merci de celui qui possède le sol ou l’argent. Puis, ce qui n’est pas moins important, la classe populaire, qui est toujours la plus nombreuse, devient une force à ménager, à choyer. On ne peut plus l’ignorer, la négliger ; elle s’impose aux soucis de l’homme d’État, si mal disposé qu’il puisse être à son égard. Après avoir été, durant des siècles, dans la tragi-comédie de l’histoire, le chœur, humble et timide qui regarde, subit et commente les actes des grands de la terre, elle monte sur la scène pour y jouer à son tour le premier rôle.

En attendant, on avait préparé du mieux qu’on pouvait la première expérience du système qui allait mettre sur pied le même jour plusieurs millions d’électeurs et qui avait été, dit-on, déclaré impraticable par la sagesse de l’Institut. Il y avait eu des propositions diverses ; quelques-uns avaient demandé le suffrage à deux degrés, qui soumet l’élu à un triage plus sévère et élargit la distance entre lui et les électeurs. Une brochure avait conseillé le vote à domicile avec une urne portative qui irait, au son du tambour, recueillir les votes de maison en maison. On avait soutenu l’incompatibilité du mandat de député avec les fonctions de préfet, de magistrat, de prêtre ; on avait eu la vague idée d’une sorte de représentation des intérêts où les soldats nommeraient des soldats, les ouvriers des ouvriers, etc. Mais les auteurs du projet officiel, élaboré par Cormenin et Isambert et amendé par Marrast, s’étaient surtout préoccupés de deux choses. D’abord ils avaient voulu empêcher que les représentants ne fussent asservis à l’esprit de clocher, et ils avaient préféré au scrutin uninominal le scrutin de liste qui soustrait quelque peu les élus aux influences et sollicitations locales, qui permet aussi dans une certaine mesure de substituer la discussion des programmes à celle des personnes, mais qui a le tort grave, tant qu’il n’est pas corrigé par la représentation proportionnelle, d’écraser la minorité, parfois rurale, le plus souvent urbaine, dans tout un département, d’obliger les candidats à des compromis qui troublent la clarté de l’élection, de réduire parfois les électeurs à voter à l’aveuglette en les forçant de désigner une trentaine d’hommes dont beaucoup leur sont inconnus. Ensuite ils avaient tâché de faire en sorte que les mandats fussent accessibles aux citoyens intelligents, mais peu aisés ; c’est pourquoi ils avaient fixé pour les députés une indemnité de vingt-cinq francs par jour, indemnité que certains candidats riches, avec une générosité destinée à leur rapporter des voix, proposeront d’abandonner à leurs électeurs ; ce sont les fameux vingt-cinq francs que les journaux réactionnaires jetèrent sans cesse à la face des élus et qu’ils parvinrent à rendre odieux à des gens du peuple trop naïfs pour comprendre que gratuité des fonctions signifie : « Arrière les pauvres ! »

Mais, au cours de la bataille électorale, on découvrit bien des précautions qu’il fallait prendre, bien des questions inattendues qu’il fallait trancher. Une des plus controversées fut celle de la date des élections. On pouvait les faire très vite profiter de l’élan donné par a Révolution, du désarroi jeté par elle dans le camp conservateur. C’eût été sans doute le parti le plus avantageux aux républicains. Plusieurs commissaires du Gouvernement en province, et, à Paris, la Société démocratique du 1er arrondissement poussèrent en ce sens. Mais la plupart des clubs agirent en sens contraire, espérant, dans l’intervalle, creuser un abîme entre hier et demain, modeler à leur gré les masses populaires ou arracher au pouvoir quelque décret irréparable. Les élections furent, sous leur influence, ajournées du 9 avril au 23. « C’était trop ou trop peu », a dit Louis Blanc. Le feu des premiers jours était amorti ; en revanche, la réaction, qui suivit la journée du 16 avril, battait son plein. Comment ne pas songer au mot de Tocqueville disant des hommes du Gouvernement provisoire « qu’ils ne surent ni se servir, ni se passer du suffrage universel ? » Le pis est que l’élection tombait ainsi sur le jour de Pâques. Des prêtres commencèrent par s’en plaindre ; mais, plus habiles, la plupart préférèrent en profiter ; les offices furent expédiés et c’est souvent de l’église même du village, drapeau et curé en tête, que le cortège des électeurs partit pour aller voter au chef-lieu de canton dans une autre église. Lamartine se félicite de cet accord entre la religion et la République. Le clergé n’y perdit rien ni la politique catholique.

Ce vote au chef-lieu de canton fut un autre des points qui suscitèrent de vives discussions. Le Gouvernement y tenait, il est difficile de dire pourquoi ; sans doute en vue de rendre à la circonscription cantonale quelque activité, quelque raison d’être. Mais c’était surtout prolonger le scrutin, qui devait rester ouvert pendant deux jours. C’était imposer un pénible voyage à des paysans, à des artisans pauvres qui durent, en plus d’un endroit, par une pluie battante faire cinq ou six lieues à pied pour accomplir leur devoir civique. C’était créer des difficultés considérables pour les douaniers, gendarmes, facteurs, télégraphistes, obligés de renoncer soit à voter, soit à remplir leurs fonctions toute une journée. C’était exposer au vol, ou tout au moins à la peur, des villages entièrement abandonnés durant des heures par la population masculine. Les villageois en conçurent un mécontentement qui ne fit pas de bien à la République.

Cependant les professions de foi multicolores tapissaient les murailles. Les candidats se chiffraient par milliers. Un seul département, l’Indre, en comptait quarante et un pour sept sièges. Quand on feuillette aujourd’hui cette littérature électorale, on est frappé du développement copieux des programmes, où se rencontrent sans doute des phrases vagues, des effusions fraternitaires, des réclames de charlatans, des bizarreries de pensée ou d’expression, des plans énormes de régénération politique et sociale ; mais aussi beaucoup d’idées saines, précises, pratiques. Éducation gratuite obligatoire et professionnelle pour tous les enfants, service militaire pour tous les adultes et réduction graduelle du contingent et du temps à passer sous les drapeaux ; impôt sur le revenu et même impôt progressif remplaçant les contributions indirectes ; caisse de retraites pour les invalides civils…, telles sont les réformes dont la mention revient le plus fréquemment. Ce qui frappe encore, c’est l’opinion générale qu’il y a quelque chose à faire dans le monde du travail. Au-dessus des signatures les plus inattendues s’étalent des formules qui ont une physionomie à demi socialiste. « Ce n’est pas une révolution politique qui finit ; c’est une révolution sociale qui commence », écrit celui-ci qui s’appelle Fialin de Persigny. « L’État a qualité pour mettre les instruments de travail à la portée du plus grand nombre… L’État peut limiter l’expansion des classes supérieures en les appelant à supporter une plus grande part des charges publiques », affirme celui-là, qui est l’économiste Léon Faucher. Un autre s’accuse d’avoir partagé « l’ignorance de la plupart des hommes politiques sur plusieurs des questions sociales qui occupent aujourd’hui une si grande et si juste place dans les préoccupations du pays », et il a nom Montalembert. Des royalistes de marque prononcent gaillardement l’oraison funèbre de la monarchie. Gentilshommes, généraux, magistrats protestent de leur amour de la République. Et l’on est envahi, quand on compare les engagements des candidats soit à leur passé, soit à leur avenir, d’un certain mépris de l’espèce humaine, d’une pitié attristée aussi pour les bonnes gens qui se laissaient piper par ces paroles dorées. Quel monument de la versatilité politique que le recueil de ces promesses si bruyamment faites et si vite oubliées !

Il est impossible de faire rentrer dans les cadres rigides de partis nettement délimités ces innombrables et verbeuses candidatures, où la ressemblance extérieure n’empêche pas des différences de fond très sensibles ; ce qui s’en dégage pourtant, c’est le conflit de deux vastes groupes d’intérêts et d’opinions ; d’un d’un côté, sous la direction du parti catholique, tous les ralliés de la République unis aux monarchistes ; de l’autre les démocrates et les socialistes.

Les catholiques sont ceux qui mènent vraiment la bataille. Sans compter l’organisation ecclésiastique qui permet aux évêques de se concerter incessamment avec les curés et les vicaires, ils ont des comités de défense qui, dans chaque département, fonctionnent depuis plusieurs années ; ils ont un comité central qui relie toutes leurs forces éparses ; ils ont un journal : l’Élection populaire, qui, deux fois par semaine, répand en province les instructions des chefs. Montalembert, pape laïque de l’Église de France, fait adopter une tactique singulièrement habile. Pas d’attaques contre la forme républicaine du gouvernement ; l’important est ce qu’on mettra dans cette forme vide. Or ce qu’il faut y mettre, c’est une âme catholique, à savoir la liberté de l’enseignement pour l’Église, la liberté des évêques et des Conciles dégagés des liens du Concordat, et en même temps le maintien du budget des cultes, considéré comme garantie de cette liberté. Pour atteindre ce but, ne pas se soucier si les candidats sont orléanistes, légitimistes ou républicains ; appuyer tous ceux qui accepteront le programme résumé en deux points : défense sociale et religieuse. Ne pas multiplier les candidatures ecclésiastiques qui peuvent effaroucher. Montalembert et les évêques voient avec quelque inquiétude de nombreux prêtres se présenter comme républicains démocrates ; ils craignent évidemment de voir contrariée par ces membres du bas clergé, dont quelques-uns rêvent une réforme de l’Église même, l’évolution commencée qui ramène le catholicisme à son antique fonction de citadelle de la réaction européenne.

Les catholiques ont donc rarement des listes particulières ; en tout cas elles ne sont jamais exclusives. Ils font alliance, dans l’Ouest, avec les légitimistes ; dans le Nord avec les républicains modérés. Partout les rapports de police signalent « l’activité prodigieuse » du clergé. En Vendée, le commissaire du Gouvernement lui reproche de menacer les femmes des flammes éternelles, si elles ne font pas voter leur mari pour la religion. En cette région de tradition royaliste, les républicains sont déjà dénoncés comme « des ennemis de Dieu, des renverseurs d’autels, des suppôts de l’Anlechrist. » Un évêque, celui de Soissons, fait chanter seulement : Domine, salvum, fac populum. Il proscrit le mot de République. Mais ces accès de franchise intransigeante sont rares. L’évêque de Rennes, en autorisant ses curés et ses fidèles à retarder, s’il le faut, de huit ou quinze jours le devoir pascal et les quêtes, leur recommande par une lettre pastorale une liste de candidats où, parmi des monarchistes avérés, figure Lamartine.


Le Christ aux Tuileries.
Mes amis, c’est notre maître à tous.
(D’après un document du Musée Carnavalet.)


Dans les villes l’Église a pour elle les grands commerçants, les gros industriels, une bonne partie de la bourgeoisie, et elle va jusqu’à patronner des candidats ouvriers. Corbon, Peupin, qui furent élus à Paris, lui durent leur nomination. Mais dans les campagnes sa propagande est nettement conservatrice. Elle y rencontre, d’ailleurs, un terrain propice. L’impôt de quarante-cinq centimes — imaginé par Garnier-Pagès — pèse sur la propriété foncière, frappe les paysans. Les communes sont indisposées par le décret qui laisse à leur charge l’équipement des gardes nationales. Les nouvelles qui viennent de Paris, savamment grossies, faussées, développent un mal nouveau., la haine et la peur de la capitale. Comme on croit la propiété menacée par les disciples du « Père Communisme », on vote de préférence pour les gros pro- priétaires qui ont les plus forts enjeux à défendre. Puis, comme en maint endroit les villageois ne sachant pas écrire acceptent leur bulletin de vote des mains de leur curé, on comprend le formidable halte-là ! qui s’élève de la masse campagnarde.

En face de cette coalition, les républicains sont divisés et maladroits. Les modérés combattent presque partout à outrance les avancés. Ils avaient, dès le début, pris ombrage de Ledru-Rollin. Le ministre de l’Intérieur n’était-il pas celui qui pouvait le plus influer sur l’esprit public et les élections ? Il inspirait le Bulletin de la République qui se chargeait d’expliquer le nouveau régime aux populations. Il avait entre les mains la police et les commissaires extraordinaires qui remplaçaient les préfets dans l’administration des départements. Aussi fallait-il le surveiller, le neutraliser. On se rappelle les cris de colère suscités par le numéro VII du Bulletin, qui invitait les électeurs à porter leur choix sur des républicains de la veille. Le passage fut solennellement désavoué.

Encouragée la presse conservatrice fut dès lors à l’affût de tout mot ou de tout acte pouvant fournir l’occasion d’une victoire semblable. Le ministre de l’Instruction publique, Hippolyte Carnot, qui n’était pas un radical, avait dans une circulaire déclaré qu’il fallait des hommes nouveaux à une situation nouvelle et il avait écrit : « La plus grande erreur, contre laquelle il faut prémunir la population de nos campagnes, c’est que pour être représentant il soit nécessaire d’avoir de l’éducation ou de la fortune. » Avec la mauvaise foi qui est monnaie courante dans les querelles de partis, on s’écria que c’était faire de l’ignorance un titre à la députation et réclamer l’envoi d’illettrés à la Chambre. Le ministre répliqua qu’il demandait seulement l’élection de paysans, d’hommes pratiques « voués aux intérêts de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre ». C’était un commentaire aggravant et il ne fit qu’aviver les protestations. Protestations bien significatives, qui montraient combien de gens n’acceptaient que du bout des lèvres l’égalité politique dont le suffrage universel était l’expression ! On ne pardonnait pas davantage au Ministre d’engager les instituteurs à briguer des mandats. Des maîtres d’école à l’Assemblé ! Ils étaient bons pour enseigner le peuple, aux appointements de 400 francs par an ; mais, quant à le représenter, fi donc !

Ce fut bien pis, quand, dans le XVe Bulletin, paru le 15 avril, George Sand, qui avait prêté sa plume d’or à la République, laissa échapper d’imprudentes paroles : elle craignait que les élections ne fissent triompher comme elle disait, « les intérêts d’une caste », et elle ajoutait : « Il n’y aurait alors qu’une voie de salut pour le peuple qui a fait les barricades : ce serait de manifester une seconde fois sa volonté et d’ajourner la décision d’une fausse représentation nationale ». La menace était d’autant plus grave qu’elle se produisait sous le couvert du Gouvernement provisoire. George Sand, qui en était seule responsable, était ainsi fidèle à la vieille tradition révolutionnaire d’une minorité ardente entraînant derrière elle une majorité inerte. N’est-ce pas Auguste Comte qui, à ce moment même, demandait que le choix du pouvoir exécutif, fût le privilège de la capitale ? Mais le Suffrage universel changeait tout cela. La province, brusquement éveillée, n’entendait pas que Paris la fît marcher, et un sentiment de révolte très légitime contre ce qui pouvait passer pour un essai d’intimidation la jetait dans le sens opposé à celui où l’on voulait la pousser.

Ce fut à un résultat du même genre qu’aboutiront les efforts des Commissaires qui tâchèrent d’exercer une action sur les départements placés sous leur autorité. Quand ils étaient du pays, quand ils y avaient occupé auparavant une situation assise, ils réussirent parfois à se faire écouter. Mais beaucoup tombent de Paris comme des aérolithes. Quelques-uns, qui sont des échappés de la « Bohême » parisienne, scandalisaient la bourgeoisie provinciale par le débraillé de leur costume et dt leur attitude. On connaît l’aventure de ce Fanjot, qui, sous le titre d’Inspecteur général de la République, promène son importance dans les départements du Nord-Est, suivi par un huissier qui opère à mesure des saisies sur ses malles et sur ses appointements. D’autres, très corrects, ont une verdeur d’opinions qui dépasse par trop la moyenne de la circonscription où ils arrivent. Ledru-Rollin, dans une circulaire célèbre, avait déclaré leurs pouvoirs « illimités » ; il avait été forcé d’en rabattre ; mais, dans un État centralisé où un préfet est une manière de petit roi, il leur restait assez de puissance pour en abuser. Il y eut cà et là tentative de pression officielle au profit de candidats qui étaient souvent les Commissaires mêmes du Gouvernement ; distribution par milliers d’exemplaires de la Déclaration des droits de l’homme, subvention ou création de journaux officieux ; entente avec les clubs des villes, dont les membres firent de la propagande payée dans les villages ; enfin et surtout éparpillement sur la France d’une volée d’émissaires qui, venant de Paris et délégués aux frais du Trésor par le Club des Clubs, firent avec un zèle déplorable une besogne pernicieuse.

Si le succès des candidatures radicales était ainsi compromis, que dire des candidatures franchements socialistes ? Il y en eut peu en province. Pourtant un bon nombre d’ouvriers briguèrent des mandats. Mais que de faux-ouvriers parmi eux, depuis l’ingénieur qui s’intitule scieur de long jusqu’au capitaliste qui se donne l’air d’un débardeur, parce qu’il est membre honoraire de la riche corporation des porte-faix de Marseille ! A Paris il fallut casser une élection pour usurpation du titre à la mode[1]. Faute de mieux, des candidats bourgeois se piquent d’établir leur généalogie plébéienne, de prouver leurs quartiers de noblesse ouvrière. Mais les vrais ouvriers se sentent vaincus d’avance. En plus d’un endroit, soit apathie, soit certitude de leur impuissance, ils négligent de se faire inscrire sur les listes électorales. Ailleurs ils s’aperçoivent que l’égalité politique est empêchée par l’inégalité économique ; qu’il faut de l’argent pour être candidat et que le patron, qui en a pour faire imprimer et distribuer des listes, a aussi des espions pour surveiller comment votent ses hommes.

À Paris, une campagne acharnée est menée par les modérés, par les hommes du National, afin de couper en deux la classe ouvrière. Elle réussit à faire travailler et voter en faveur de la bourgeoisie les masses militarisées des Ateliers nationaux. Marrast et Marie, d’accord avec le directeur Emile Thomas, veulent les passer en revue à la veille de l’élection ; mais, comme la manœuvre électorale paraît vraiment trop grosse, la revue est contremandée ainsi qu’un supplément de solde annoncé pour la circonstance. En revanche, un sous-directeur, Jaime, quoique dénoncé avec violence comme un homme taré par Etienne Arago, Proudhon, Corbon, etc., est maintenu obstinément à son poste et donne cinq francs à chacun des huit cents membres composant la compagnie des artistes sans travail pour qu’ils distribuent des listes où les noms de Ledru-Rollin, de Flocon, de Louis Blanc et d’Albert ont été effacés. De leur côté, les ouvriers indépendants ne savent point s’unir. Ils ont plusieurs listes rivales et des listes exclusives d’où les modérés du Gouvernement sont exclus à leur tour. Les plus nombreux et les plus organisés, ceux qui suivent la direction du Luxembourg, sur 34 sièges à pourvoir en assignent quatre à la minorité du Gouvernement provisoire, en attribuent vingt à des membres de diverses corporations, et pour les 10 restants ne désignent que des socialistes, des détenus politiques, des chefs de clubs qu’ils ont fait comparaître devant eux et soumis à un sévère interrogatoire. Ils s’entendent mal avec les associations du vieux compagnonnage, dont ils admettent seulement trois représentants, parmi lesquels Agricol Perdiguier, le menuisier surnommé Avignonnais-la-Vertu. Ils repoussent pour des raisons variées et Béranger et Lamennais et Proudhon et Cabet et Blanqui. Ils font une liste dont le nom de Louis Blanc donne la couleur dominante. C’était franc, fier et téméraire. Réduits à leurs seules forces, mal soutenus par des camarades dont beaucoup ont dédaigné de se faire inscrire, ils sont voués à l’écrasement et pas un seul des prolétaires qui se rattachent uniquement au Luxembourg ne sortira vainqueur du scrutin.

La grande consultation nationale s’accomplit dans presque toute la France avec un calme qui étonna les nations étrangères. Les seules bagarres qui eurent lieu surgirent entre ouvriers et habitants des communes rurales à qui l’on avait voulu arracher ou faire montrer leurs bulletins. À Lyon, après la proclamation des élus, il y eut quelques promenades tumultueuses d’ouvriers mécontents. À Limoges, ville de têtes chaudes, « ville sainte du socialisme », comme disent des documents du temps, au moment où il ne restait plus à recenser que les votes des militaires, les urnes furent saisies, les bulletins lacérés et foulés aux pieds. Grâce à la prudence du maire, qui exigea que les armes de la troupe et de la garde nationale fussent déchargées et les cartouches mises sous clef, le calme se rétablit sans effusion de sang. Malheureusement il n’en fut pas de même à Rouen. Les ouvriers, se plaignant de fraudes et de manœuvres qui ont assuré leur défaite électorale, menacent l’Hôtel de Ville, dressent des barricades. Sur la réquisition du procureur général, Sénard, qui est un des élus, le général Gérard, à la tête de la troupe et des gardes nationaux, les attaques à coups de fusil et de canon ; une centaine de morts et de blessés, des hommes, des femmes, des enfants, tombent du côté des insurgés. Ce combat, qui ressemble fâcheusement à un massacre (car personne ne périt du côté des assaillants), était le triste dénouement d’une longue hostilité qui, depuis le commencement de la Révolution, mettait aux prises les bourgeois et les travailleurs de Rouen. Il ne devait être, hélas ! qu’un prélude. Le Gouvernement provisoire, qui voulait « mourir pur » suivant l’expression de Lamartine, emportait quand même une éclaboussure sanglante.

Somme toute, c’était la République modérée qui triomphait en apparence. Lamartine, premier élu de Paris, était dix fois nommé, et les républicains de sa nuance semblaient les plus nombreux, autant qu’on pouvait se reconnaître dans des résultats très confus, comme il arrive quand on a voté sur des hommes plus que sur des choses. Mais les légitimistes étaient nombreux (130 à 150) les orléanistes de l’opposition dynastique revenaient en masse ; deux Bonaparte étaient envoyés par la Corse ; les catholiques avaient Montalembert, Lacordaire, de Falloux, plusieurs évêques ; sans compter des otages dans tous les partis. Les radicaux, sauf dans deux ou trois villes, étaient battus ; les socialistes écrasés. Louis Blanc et Albert malgré leur prestige officiel, passaient péniblement à Paris ; les chefs des clubs « rouges », Blanqui, Raspail, Sobrier restaient sur le carreau. En réalité, c’était la France acceptant la République sous bénéfice d’inventaire, mais signifiant qu’elle ne voulait pas de révolution sociale, qu’elle désirait même une révolution politique restreinte au minimum. C’était la victoire de la bourgeoisie sur le prolétariat, de la province sur Paris, de la population rurale sur la population urbaine.

L’Assemblée nommée, le Gouvernement provisoire n’avait plus qu’à disparaître. Un des premiers actes de la Constituante sera de déclarer qu’il avait bien mérité de la patrie. Et certes, on ne peut lui contester le mérite d’avoir été honnête, humain, respectueux de la liberté, généreux jusqu’à la candeur et débonnaire jusqu’à la faiblesse à l’égard de ses adversaires ; d’avoir gouverné sans autre appui que la force morale durant trois mois d’agitation fiévreuse, et cela au milieu d’une crise économique et financière exceptionnellement intense Mais, paralysé par des dissensions où se reflétait trop fidèlement la division qui existait entre les classes sociales il ne fut pas à la hauteur de la tâche gigantesque que lui jetait sur les bras le problème brusquement posé par l’avènement de la démocratie dans un pays où l’esprit était républicain et les mœurs monarchiques, où la grande industrie coexistait avec une agriculture puissante, où, grâce au développement inégal des villes et des campagnes, la tête était fort en avant du corps. Plus friand de parler que d’agir, il n’eut que des vues courtes et les velléités timides là où l’audace du génie eût été a peine suffisante. Faute de méthode et de volonté nette, au lieu de labourer profond, il ne fit que semer des idées sur un terrain mal préparé ; il se contenta de demi-mesures qui ne satisfirent personne et ne rendirent pas impossible tout retour en arrière. Cruelle ironie ! Il avait tout fait pour éviter la guerre civile et il laissait les choses en tel état que la guerre civile était inévitable.


  1. Une pièce de Labiche met alors en scène un candidat gandin qui dit : « Mon père était ouvrier, ouvrier notaire… ; moi-même j’ai été ouvrier, ouvrier… référendaire à la Cour des Comptes.