Histoire socialiste/La République de 1848/P1-01

PREMIÈRE PARTIE. HISTOIRE POLITIQUE.



CHAPITRE PREMIER


LE GOUVERNEMENT PROVISOIRE. — LA RÉPUBLIQUE SERA-T-ELLE SOCIALE ?


La marche générale de la Révolution de 1848 en France est à la fois particulière et très simple. D’ordinaire, une révolution présente dans son cours une courbe ascendante et une courbe descendante. C’est ainsi que le 9 thermidor marque dans la première Révolution française la fin du mouvement en avant et le commencement du retour en arrière. Ici rien de pareil. Le point culminant est atteint dès le début. Il se livre, durant quelques semaines, une lutte indécise entre les forces qui veulent maintenir la France à ce niveau et celles qui tendent à lui faire redescendre la pente gravie en trois jours. Cette lutte de forces est, au fond, une lutte de classes, qui se révèle dès les premiers instants, s’envenime bientôt en conflits aigus et donne leur sens aux « journées » échelonnées de mois en mois avec une étrange régularité : 25 février, 17 mars, 16 avril, 15 mai, 22 juin. Pendant ces quatre mois chacune des deux classes et des deux tendances opposées l’emporte tour à tour ; mais chaque victoire éphémère et incomplète de l’une est suivie d’une revanche de l’autre, jusqu’au moment où, dans le sang de la guerre civile, la classe et la tendance bourgeoises triomphent de la classe et de la tendance populaires. Dès lors, la réaction victorieuse se précipite et, de chute en chute, fait retomber le peuple et la bourgeoisie elle-même au-dessous du point d’où ils étaient partis à la conquête de la République Mais, malgré l’inutilité apparente de l’effort avorté, il y a des choses abattues qui ne se relèvent pas, des progrès réalisés qui subsistent, des idées lancées qui continuent leur mouvement à travers le monde.

Le 24 février 1848, pendant que Paris gronde, fume, bouillonne encore comme un volcan en éruption, la première affaire à régler entre les vainqueurs surpris par la facilité de leur victoire, « arrivée, suivant l’expression de Gabet, comme une bombe ou un éclair », est la constitution du nouveau gouvernement. Sera-ce la Régence ou la République ? Une bonne partie de la bourgeoisie se fût sans aucun doute accommodée d’un changement se bornant à mettre la couronne sur une autre tête. Les républicains modérés croyaient la République prématurée. L’avocat Marie, un des chefs de l’opposition sous Louis-Philippe, disait : « Son temps n’est pas venu. Je l’aime trop pour souhaiter qu’elle naisse avant terme. » Béranger a écrit plus tard : « Nous voulions descendre marche à marche ; on nous a fait sauver un étage. » Mais il fallait compter avec les combattants des barricades qui n’entendaient pas qu’on renouvelât ce qu’ils appelaient l’escamotage de 1830. Déjà le peuple célébrait à sa façon les funérailles de la royauté, en brûlant les voitures de gala et le trône avec une allégresse gouailleuse. A la Chambre, la Régence disparaissait avant d’avoir existé ; la duchesse d’Orléans, le duc de Nemours suivaient Louis-Philippe sur le chemin de l’exil, et l’on décidait de nommer un gouvernement provisoire.

Une liste est alors soumise en plein tumulte, je ne dirai pas au vote de l’Assemblée (car il n’y a plus, à proprement parler, d’Assemblée), mais à l’approbation de la foule bigarrée qui se presse dans la salle envahie. Lamartine, Arago, Ledru-Rollin sont nommés par acclamation ; avec eux passe sans encombre Dupont de l’Eure, le patriarche de la démocratie, dans la vénérable majesté de sa quatre-vingt-deuxième année. Marie, Crémieux, Garnier-Pagès sont acceptés malgré des contestations assez vives. Le nom de Louis Blanc, le socialiste, prononcé par quelques voix, est volontairement omis par Lamartine qui aide à dresser la liste.

Mais il existe une tradition révolutionnaire, une sorte de cérémonial réglé d’avance. Le Gouvernement provisoire, après ce simulacre d’élection parlementaire, doit aller à l’Hôtel de ville se faire reconnaître et, pour ainsi dire, sacrer par le peuple. Il se trouve là en présence d’un courant venant d’ailleurs, d’une autre liste émanant de la presse avancée et des sociétés secrètes. On discute. Un semblant d’élection, dans la salle Saint-Jean, aboutit à la réunion des deux listes rivales. Marrast, Flocon, Louis Blanc, qui représentent le National et la Réforme, Albert, un ouvrier mécanicien qui a quitté la veille sa blouse et ses outils de travail, et qui est le candidat des sociétés secrètes, sont adjoints aux députés déjà désignés. Les trois derniers élus reçoivent, ou plutôt subissent d’abord, le titre de secrétaires, et, dans les premières séances, on oublie de convoquer Albert.

Ainsi se trahit, dès l’origine, une sourde dissidence entre les onze hommes qui se chargent de présider aux destinées de la France. On peut distinguer parmi eux trois groupes divers. Le plus nombreux comprend les républicains modérés, ceux qui considèrent la révolution comme accomplie, du moment que la monarchie censitaire et la Chambre des Pairs ont été balayées par la nation. Ce sont : Dupont de l’Eure, Arago, Crémieux, Garnier-Pagès, Lamartine, Marie et Marrast. Le plus avancé se compose des répubhcains socialistes Albert et Louis Blanc, partisans déclarés d’une profonde transformation économique. Entre ces deux extrêmes se placent, poids mobile oscillant de droite à gauche, des radicaux, des démocrates. Flocon, Ledru-Rollin, qui veulent très sincèrement des réformes sociales sans trop savoir lesquelles, mais qui n’entendent pas qu’on touche à la constitution de la propriété et au régime du salariat.

Les premiers correspondent à cette partie moyenne, instruite et aisée de la bourgeoisie, qui se sent majeure et capable de diriger, sans roi, sans cour et sans nobles, les affaires publiques ; les derniers résument en eux les velléités frondeuses et vaguement humanitaires des petits bourgeois, des petits boutiquiers, des petits artisans qui souffrent des impôts mal assis, des inégalités consacrées par la loi et accrues par le développement du grand commerce et de la grande industrie, mais sans être réduits à la condition précaire des travailleurs contraints de louer leurs bras pour vivre. Les autres, enfin, sont les porte-voix de la classe ouvrière proprement dite et de ses aspirations imprécises, mais nettement orientées vers un régime plus égalitaire qui doit s’établir par l’association des hommes et la socialisation des choses. Tous, d’ailleurs, reflètent les opinions et représentent les intérêts des villes, non des campagnes.

Gouvernement de concentration, gouvernement de compromis, hétérogène et discordant, capable de s’entendre sur quelques points d’un programme restreint, condamné, dès qu’il se présentera une question brûlante, à des tiraillements sans fin, à des défiances mutuelles, à des débats violents, à des solutions équivoques et bâtardes ! Amalgame d’éléments contraires, qui peut être bon pour la résistance à des ennemis communs et pour une époque rassise, mais qui l’est beaucoup moins pour l’action et pour un moment révolutionnaire ! Éclectisme périlleux qui paralyse les initiatives hardies, empêche toute politique énergique et suivie et qui, pratiqué de nouveau en 1870, n’a pas mieux réussi qu’en 1848 ; car l’unité de direction dans les grandes crises est une condition de salut. Les disputes inévitables de la majorité et de la minorité devaient conduire à la neutralisation des volontés, à l’impuissance qui naît de l’incohérence. C’est de cette maladie originelle qu’allait pâtir ce Gouvernement provisoire dont Proudhon a pu dire : « Il n’a pas su, voulu, osé. »

A peine constitué, il hésite à se qualifier, à s’engager sans retour. Républicain de fait, le sera-t-il de nom ? Osera-t-il devancer le vote de la nation sur un sujet de pareille importance ? Les témoins de ces heures troubles s’accordent à noter les scrupules et les tergiversations de Marie, de Garnier-Pagès, de Lamartine lui-même. Mais toute la journée, du milieu des groupes armés qui fourmillent sur la place de Grève montent des sommations d’en finir. Raspail donne deux heures au gouvernement pour se décider. Lagrange et des insurgés, qui se sont improvisés Délégués du Peuple et installés dans l’Hôtel de ville, surveillent et harcèlent les maîtres du pouvoir. Lamartine propose une formule longue et embarrassée. On amende, on simplifie. Les modérés ne veulent pas de la rédaction trop tranchante : Le gouvernement provisoire proclame la République. Les avancés ne veulent pas de la rédaction trop timide : « Le gouvernement provisoire désire la République. » Crémieux fait alors prévaloir ce moyen terme : « Le gouvernement provisoire veut la République, sauf ratification par le peuple, qui sera immédiatement consulté. »

Aussitôt des ouvriers, sur une large bande de toile blanche, charbonnent ces mots en lettres énormes : « La République une et indivisible est proclamée en France. » Ils grimpent sur le rebord d’une fenêtre et développent l’inscription à la clarté des torches. Une formidable acclamation retentit, suivie d’un cri de détresse. Un des ouvriers venait de tomber sur la place et on l’emportait tout sanglant. Les anciens auraient vu là un présage. Hélas ! La République de 1848, après avoir suscité un élan d’enthousiasme, devait tomber, elle aussi, dans le sang ouvrier.

La République était proclamée. Mais que devait-elle être ? Serait-elle un simple changement dans l’organisation politique de la France ? Toucherait-elle à son organisation économique ? Grave problème qui se posait de façon obscure en cette heure critique, mais qui allait se dégager en pleine lumière et devenir la question essentielle du moment. Les bourgeois avaient entendu, pendant la bataille, un cri qu’ils ne comprenaient pas : « Vive la République démocratique et sociale ! » Sociale ! Qu’est-ce que cela pouvait bien signifier ? Une estampe du temps figure la Révolution de Février sous les traits du sphinx classique, dévoreur d’hommes ; et c’était bien, en effet, une terrible, une mortelle énigme qu’elle posait à la France et à l’Europe.

Cela fut sensible dès le matin du 25 février. Des faubourgs et des quartiers pauvres étaient descendus sur la place de Grève des hommes armés de fusils, de sabres et portant, qui une ceinture rouge, qui un bonnet rouge, qui un ruban rouge au chapeau ; autour d’eux ils distribuaient des insignes rouges ; au-dessus d’eux ils faisaient claquer au vent des bannières rouges ; les maisons, l’Hôtel de ville, la statue d’Henri IV furent bientôt pavoisées de rouge, et le gouvernement


Allégorie de la France
(d’après un document de la Bibliothèque Nationale.)


provisoire fut sommé de remplacer le drapeau tricolore par le drapeau rouge.

A considérer froidement les choses, il faut avouer que le drapeau tricolore n’a pas grand sens comme symbole républicain, pour peu qu’on se reporte à son origine. Chacun sait comment il fut formé ; lorsque Louis XVI revint de Versailles dans sa capitale, le blanc, emblème de la dynastie des Bourbons, fut inséré entre le rouge et le bleu, couleurs du Tiers État et de Paris, pour marquer la réconciliation du peuple avec la royauté. Mais la première République l’avait gardé quand même ; l’Empire l’avait porté sur mille champs de bataille ; la Restauration l’avait abattu ; la Révolution de 1830 l’avait relevé. C’étaient ses titres anciens. En revanche il avait abrité la monarchie de Louis-Philippe, la domination exclusive de la bourgeoisie, le régime qui venait de sombrer ; il pouvait passer pour compromis dans la défaite. C’étaient ses torts récents.

Le drapeau rouge était celui qui avait flotté sur les barricades ; il avait figuré dans mainte émeute ; par cela seul qu’il devait être déployé chaque fois qu’au nom de la loi on sommait un attroupement de se disperser, il avait pris une signification révolutionnaire. Le drapeau de la répression par la force était devenu le drapeau de l’insurrection armée. Or l’insurrection était victorieuse ; il semblait avoir le droit d’être à l’honneur comme il avait été au combat.

Malheureusement les symboles sont vagues de leur nature ; ils ont surtout la signification qu’on leur prête et le drapeau rouge symbolisait deux choses différentes, que ne distinguaient pas toujours nettement ceux qui l’arboraient et que confondaient obstinément, soit peur, soit calcul, tous ceux qui s’en effarouchaient. C’était, d’une part, un passé tragique, vivant et flamboyant dans les mémoires, Quatre-vingt-treize, la guerre civile et la guerre à tous les trônes, l’échafaud, la Terreur ; c’était, d’autre part, l’avènement du « peuple » au pouvoir, l’obligation pour le Tiers État de compter avec le quatrième État, l’ascension des pauvres au rang des riches, le redressement du travail en face du capital, la poussée vers l’abolition des classes et du salariat, tout cet ensemble très vague qui, sous le nom de République sociale, s’esquissait à demi voilé dans la brume de l’avenir.

Ces deux significations du drapeau rouge, toutes deux également déplaisantes à la bourgeoisie, apparaissent clairement dans le conflit dont il est l’occasion. Lamartine, qui dirige la résistance à son adoption, lui reproche d’être un « symbole de sang », et, oubliant que le rouge est dans l’Église chrétienne l’emblème de la charité et qu’il brilla sur l’oriflamme des rois de France, il proteste contre une couleur « qui excite les hommes comme les brutes » ; il l’accuse d’annoncer « une république convulsive » ; et quand, harmonieux magnétiseur de la surexcitation populaire, il lance la phrase fameuse : « Le drapeau rouge n’a jamais fait que le tour du Champ de Mars, traîné dans le sang du peuple en 91 et 93, et le drapeau tricolore a fait le tour du monde avec le nom, la gloire et la liberté de la patrie… », il ne commet pas seulement une éloquente erreur historique, puisque Bailly, maire de Paris, fut précisément condamné pour avoir fait tirer sur des citoyens en omettant de déployer le drapeau avertisseur du recours à la force ; mais il laisse habilement dans l’ombre la moitié de la question ; il semble proscrire uniquement ce qu’il nomme « le drapeau de la Terreur » ; et pourtant il sait, il reconnaît lui-même qu’il y a autre chose dans le débat engagé, qu’en demandant le remplacement du drapeau tricolore ses adversaires entendent répudier un régime « où le riche continue à jouir et le pauvre à souffrir, le fabricant à exploiter l’homme en le condamnant au salaire ou à la famine » ; en un mot il sent très bien qu’il s’agit là d’une lutte de classes qui sont en désaccord, non point seulement sur des moyens, mais sur le but à poursuivre. « C’était, a-t-il écrit la lutte ouverte des prolétaires contre la bourgeoisie. »

Lamartine, racontant plus tard cette journée, qui fut sa journée, la fait finir dans une clarté d’apothéose dont il est le centre rayonnant et, sur la foi de son récit, l’histoire complaisante a docilement accepté la légende d’une multitude en délire soudainement apaisée par la puissance d’un grand charmeur et dupeur d’oreilles. La vérité est qu’il fallut autre chose pour calmer l’orage. Il fallut une concession prudente aux vœux du peuple, appuyés dans le gouvernement lui-même par Louis Blanc. Le Moniteur du 27 février publia le décret suivant :


Le gouvernement provisoire déclare que le drapeau national est le drapeau tricolore, dont le couleurs seront rétablies dans l’ordre qu’avait adopté la République française. Sur ce drapeau sont écrits ces mots : République française. Liberté, Égalité, Fraternité, trois mots qui expliquent le sens le plus étendu des doctrines démocratiques dont ce drapeau est le symbole, en même temps que ses couleurs en continuent les traditions.

Comme signe de ralliement et comme souvenir de reconnaissance pour le dernier acte de la révolution populaire, les membres du gouvernement provisoire et les autres autorités porteront la rosette rouge, laquelle sera placée aussi à la hampe du drapeau.


On comprend mieux, après cette décision qui fut immédiatement communiquée à la foule, sa pacifique retraite ; et cela explique sans doute aussi pourquoi Blanqui, — l’homme-mystère, l’infatigable préparateur de coups de main, mais aussi le lucide esprit qui, seize ans plus tôt, dénonçait au fond des querelles politiques « la guerre entre les pauvres et les riches » — après avoir fait placarder le matin sur les murs de Paris cette affiche comminatoire : « Le peuple victorieux n’amènera pas son pavillon… », conseillait, le soir même, aux siens de se retirer sans rien faire. En tout cas, entre le gouvernement et ceux qui le poussaient en avant un véritable compromis venait d’être conclu, compromis accentué par ce fait que Marrast, Flocon, Louis Blanc et Albert passaient sans bruit du rang de secrétaires à celui de membres du Gouvernement provisoire. Par les deux derniers surtout un peu de rouge y entrait et relevait la teinte trop pâle dont le peuple lui faisait un grief.

Le soir même une série de décrets essayait de satisfaire à la fois les modérés et les républicains d’avant-garde : transformation des Tuileries en un hospice d’invalides civils, adoption des enfants dont les pères venaient de mourir en combattant pour la patrie, mise en liberté de tous les détenus politiques, enfin abolition de la peine de mort « en matière politique », mesure incomplète qui ne proclamait pas l’inviolabilité de la vie humaine, comme le dit à tort un des considérants rédigés par Louis Blanc, mais qui témoignait de la générosité des vainqueurs, rassurait les timorés et leur prouvait que la guillotine de Quatre-vingt-treize était reléguée au musée des antiques.

Toutefois la grosse question, cachée au fond du conflit des deux drapeaux, n’était point tranchée, et elle reparaissait sous une forme plus nette. Devant le gouvernement se présentait en tumulte et en armes une délégation conduite par un ouvrier nommé Marche, un de ces inconnus dont leur énergie fait des chefs dans les moments de troubles. Il réclame la reconnaissance immédiate du « droit au travail ». Le gouvernement regimbe devant cette sommation impérieuse. Lamartine s’efforce de prendre l’ouvrier à la glu de son éloquence. « Assez de phrases comme cela ! » interrompt brutalement le jeune homme. Peut-être se fût-il laissé gagner quand même, si Louis Blanc, après un instant d’hésitation, ne se fût prononcé en sa faveur. Avec Flocon et Ledru-Rollin, Louis Blanc rédige, séance tenante, le décret suivant dont les redites sentent la hâte de l’improvisation :

« Le gouvernement provisoire de la République française s’engage à garantir l’existence de l’ouvrier par le travail.

« Il s’engage à garantir du travail à tous les citoyens.

« Il reconnaît que les ouvriers doivent s’associer entre eux pour jouir du bénéfice de leur travail. »

Ledru-Rollin fait ajouter cet article, qui ressemble à un don de joyeux avènement :

« Le gouvernement provisoire rend aux ouvriers, auxquels il appartient, le million qui va échoir de la liste civile. »

Tous signent, plusieurs sans doute à contre-cœur. C’était, en effet, l’acte le plus révolutionnaire qu’on leur eût encore arraché. Le décret était un engagement solennel de l’État à intervenir dans le domaine économique, à transformer l’organisation industrielle et agricole dans un sens favorable aux travailleurs. Il indiquait en termes imprécis l’association comme le moyen d’atteindre ce but. La Révolution sociale avait trouvé là sa formule vague. Le socialisme, pour la première fois, sortait des livres pour entrer dans la voie ardue des réalisations.

S’il faut en croire des témoignages contemporains, Marche aurait dit : « Le peuple attendra ; il met trois mois de misère au service de la République. » Le peuple, dont on escomptait si légèrement la patience, ne paraissait pas disposé à attendre si longtemps. Le matin du 28 Février, jour où la République devait être officiellement proclamée sur la place de la Bastille, plusieurs milliers d’ouvriers, rangés par corps de métier, couvraient la place de Grève ; ils portaient des bannières où se lisaient ces mots : Ministère du Progrès. — Organisation du travail. — Abolition de l’exploitation de l’homme par l’homme, et une nouvelle députation populaire était annoncée au Gouvernement provisoire.

Grand émoi parmi ses membres ; il est permis d’affirmer que, dans l’intervalle écoulé depuis l’avant-veille, les modérés s’étaient repris, qu’ils s’étaient effrayés de leur décret, qu’ils répugnaient à donner une sanction si prompte à des paroles dépassant leur pensée. Lamartine se fit l’interprète de ce revirement ; il déclare que pour lui organisation et travail sont deux termes incompatibles, dont il ne peut comprendre l’accouplement. Il refuse de signer le nouveau décret qu’on réclame du gouvernement et il entraîne avec lui la quasi-unanimité de ses collègues. Louis Blanc, de son côté, ne veut point laisser protester l’engagement pris envers le peuple ; il offre sa démission et celle d’Albert. Mais on est bien près des barricades. Ne sera-ce pas le signal d’une reprise dans la guerre des rues ? On cherche une transaction. Si Louis Blanc et Albert voulaient consentir à présider une Commission qui siégerait au Luxembourg et dresserait, avec l’aide des travailleurs eux-mêmes, un plan d’organisation du travail…! — Une Commission au lieu d’un ministère ; une assemblée délibérante au lieu d’un organe d’action ! Pas d’argent, pas de pouvoir pour réaliser les réformes rêvées. Un cours sur la faim devant des affamés ; une parlotte « autour d’une marmite vide. » Il y avait cent motifs pour refuser. Il y en eut de plus puissants qui décidèrent Louis Blanc à accepter. Crainte de rouvrir l’ère des émeutes ? Gloriole de présider un parlement du travail ? Espoir de créer un centre officiel d’agitation socialiste ? Honte de paraître reculer devant la solution d’un problème dont on lui empruntait l’énoncé ? Qui osera se prononcer ? Qui peut sonder les cœurs ? Toujours est-il qu’il accepta une proposition qui était une façon déguisée d’éluder les demandes du prolétariat ; il abritait cette espèce de retraite derrière de belles paroles qu’il prit la peine d’écrire en tête du décret :

« Considérant que la révolution faite par le peuple doit être faite pour lui ; qu’il est temps de mettre un terme aux longues et iniques souffrances des travailleurs ; que la question du travail est d’une importance suprême ; qu’il n’en est pas de plus haute, de plus digne des préoccupations d’un gouvernement républicain… »

C’étaient là de bien grands mots pour une petite création. Il est vrai qu’elle reçut un titre sonore ; qu’elle s’appela Commission de gouvernement pour les travailleurs ; que Louis Blanc en était président et Albert, vice-président.

On s’est demandé s’il fallait voir une machiavélique intention dans l’acte par lequel les modérés du Gouvernement provisoire déportaient ainsi au Luxembourg les deux plus hardis de leurs collègues. Cela est possible ; mais il est aussi permis de croire que ce fut un expédient dont personne sur le moment même, pas plus Louis Blanc que Lamartine, ne mesura l’exacte portée, et, ce qui semble le prouver, c’est l’inquiétude que provoqua bientôt cette Commission du Luxembourg chez ceux mêmes qui l’avaient instituée et l’effort permanent qu’ils firent pour en neutraliser l’influence.

Ils avaient commencé dès la veille. Faute de vouloir ou de savoir organiser le travail, ils s’étaient hâtés d’organiser l’aumône. Le 27 février, était publié un décret ainsi conçu :

« Le Gouvernement provisoire décrète l’établissement d’ateliers nationaux.

Le ministre des travaux publics est chargé de l’exécution du présent décret. »

Ce n’était pas chose nouvelle, tant s’en faut. C’était, au contraire, une antique tradition française de créer, dans les moments de crise économique, pour les ouvriers inoccupés, ce qu’on appelait des ateliers de charité. L’ancien régime avait abondamment usé de cette suprême ressource des jours mauvais[1] et le XIXe siècle n’y avait pas renoncé. Après 1830, le gouvernement de Louis-Philippe, avait, d’une part, distribué trente millions au commerce et à l’industrie, c’est-à-dire aux patrons, et, d’autre part, ouvert pour les travailleurs des ateliers qui leur assuraient un salaire provisoire. L’an 1837, on avait encore pris en faveur de ceux-ci des mesures analogues. Lille, Douai avaient, avant la Révolution, leurs ateliers communaux. Cet essai d’assistance par le travail, ainsi entré dans les mœurs, devait naturellement reparaître en un moment où l’achèvement des travaux entrepris pour les fortifications de Paris, la crise industrielle et commerciale venue d’Angleterre sur le continent dès 1847, la crise agricole due aux mauvaises récoltes, enfin le trouble inséparable de toute révolution condamnaient au chômage forcé des milliers et des milliers d’ouvriers. En ressuscitant une fois de plus cette institution de sauvetage, on ne s’inspirait nullement d’un principe socialiste ; l’organisation en était même confiée à Marie, adversaire avéré du socialisme ; et la vieille appellation d’ateliers de charité allait reparaître dans les circulaires ministérielles de Ledru-Rolin comme dans les communes nombreuses qui devaient imiter Paris.

Une autre mesure complétait celle-là. C’était la création de la garde nationale mobile ; on y enrôlait les jeunes faubouriens dont beaucoup avaient combattu sur les barricades et on leur attribuait une solde de 1 fr. 50 par jour. La majorité du gouvernement provisoire espérait s’attacher ainsi de deux manières différentes les ouvriers qu’elle redoutait. Peut-être croyait-elle les détourner des idées de transformation sociale qui couvaient dans les têtes les plus ardentes ; peut-être avait-elle aussi l’illusion de faire tout ce qui était licite et possible pour l’amélioration du sort des travailleurs, en appliquant ce que Lamartine appelait « les principes de la charité entre les différentes classes de citoyens. »

Mais rien ne révélait mieux le dissentiment existant parmi les membres du gouvernement. Où la majorité disait : charité, la minorité répliquait : justice. La politique du gouvernement provisoire sur la question du travail tient tout entière dans cette opposition.


  1. Au temps de la Ligue, un peu plus tard sous Henri IV, on en avait institué à Paris et en d’autres villes. Sur la fin du règne de Louis XIV. en 1693, en 1695, on avait eu recours à ce moyen de lutter contre la misère. On le retrouve souvent employé au siècle suivant, notamment en 1764 et dans les années qui précédèrent la Révolution. On sait qu’au cours de celle-ci, en 1789, les chantiers ouverts, à Montmartre, pour les sans-travail avaient paru assez inquiétants aux bourgeois de Paris pour qu’ils fissent en armes l’escalade de la butte avec l’intention de les disperser.