L’Anneau.



Mont serait bone vie

De bien amer

Cele qui ne vousist fauser.
Gobin de Rains.


Henri iii fut un moment l’idole de la France. Les premières années de son règne annonçaient un roman de chevalerie. Il eut besoin de dissiper bien des illusions avant que Paris, passant de la louange à la satire, fît éclater cette insurrection de pasquils qui transformaient les murs de la ville, où d’invisibles mains les écrivaient, la nuit et même le jour, en des milliers d’échos de la colère publique.

Ces pasquils semblaient le chercher de préférence dans les solennités bigotes, lorsque, marchant pieds nus, un chapelet de têtes de morts à la main, et portant les livrées de la pénitence, il conduisait lui-même de longues processions, sorte de mascarades religieuses qui lui permettaient de courir les rues et de prolonger, à l’aide d’un prétexte pieux, les courtes folies d’un carnaval éhonté.

Mais comme je n’ai nulle envie de peindre le Henri des pasquils ; comme ma prose n’a nul goût pour le fiel des vers de ce temps-là, laissons à d’autres un passé qui, à l’époque où je me place, était encore un avenir. Pour mon compte, je m’en tiens à ce Henri, jeune, vaillant, gracieux, aimé des belles ; à ce Henri paré des couleurs de sa dame, au milieu de ces joutes chevaleresques qu’il aimait autant que les combats. Là, du moins, au lieu de vers caustiques, les trophées d’un tournois n’offraient à ses yeux charmés que des écussons où son chiffre, parmi les fleurs, brillait entre deux mots sacrés : La gloire et l’amour.

On entrait dans les mois qui ramènent l’été. Henri venait de quitter le Louvre pour les ombrages de Fontainebleau, palais où Marguerite lui préparait une fête guerrière.

Henri laissait voir depuis peu dans ses traits l’empreinte de profonds soucis, mais non pas de ces soucis austères, fruits cuisans de la royauté. Leur cause véritable n’était point ignorée à la cour. Les ambassadeurs en avaient même écrit à leur cabinet comme d’une affaire d’État. C’en était une en effet. Il s’agissait d’une querelle survenue entre deux puissances, le roi et sa maîtresse.

Le jour de la fête arriva, mais sombre et voilé de nuages ; vrai jour de tristesse et non pas de joyeux plaisirs. Bientôt on n’eut plus d’autre clarté que celle des éclairs, tant le ciel était sombre, d’autre bruit que celui du tonnerre, tant la nature était muette de frayeur. Il fallut ajourner la fête. Marguerite devint aussi triste que le temps. L’ennui la gagna ; elle voulut le fuir auprès de son frère, mais Henri s’était renfermé dans son cabinet. Elle s’informa s’il était avec ses ministres, on lui répondit qu’il ne les avait point mandés. Elle hasarda une autre question, on l’assura que la réconciliation n’était point encore faite. La curiosité de Marguerite s’en accrut. Pour la satisfaire, elle entra : c’était le meilleur moyen. Une sœur peut franchir le seuil où s’arrêtent princes, ducs et barons. Elle aperçut son frère debout près d’une croisée contre laquelle battait la pluie. Avec l’un des diamans, parure de ses doigts, il écrivait sur les vitraux de cette croisée. Deux petits chiens damerets étaient ses seuls compagnons ; pour le moment c’était là toute sa cour. Au bruit des pas de Marguerite, Henri, un peu confus, laissa tomber précipitamment le rideau de soie qu’il tenait levé.

« Quelle est cette trahison, mon seigneur maître ? dit Marguerite ; pourquoi dérober à mes yeux ce que vous étiez à regarder ? ne puis-je pas le voir aussi ? — C’est effectivement une trahison, sœur de Valois, dit Henri ; je la cache à vous comme à tout autre. »

Elle insista ; de son côté, le roi mit quelque persistance dans son refus. Une altercation vive, gaie, amicale, fut aussitôt engagée ; victoire demeura à Marguerite. Il fallut bien que Henri, chevalier auprès de toutes les dames, sa sœur assurément n’étant point exceptée, cédât, et de plus avec bonne grâce. Il s’éloigna de la croisée, s’assit dans un large fauteuil de chêne, laissant Marguerite, maîtresse du terrain conquis, lever à son tour le rideau. Un rire malicieux brillait dans les yeux de la sœur ; le frère, au contraire, prit un air sérieux et mélancolique.

« Qu’est ceci ? s’écria Marguerite à l’aspect de quelques vers gravés par la main de Henri. Je ne vous savais pas poëte, cher sire ; mais il paraît que dans votre cœur brûle la noble envie d’imiter en tout notre royal aïeul, de si glorieuse mémoire. Comme à lui également les vitraux vous servent de tablettes. Voyons. Eh ! mais c’est un crime de lèse-majesté contre les dames ! »

Elle se mit à lire les vers que voici :

Mignonnes à l’œil doux, point ne manquez d’appas,
Le clairon des tournois le proclame à voix haute.
Mais ces biens vous gâtez par une seule faute :
Vous faites des sermens et ne les tenez pas.

« Voilà de félonnes paroles, voilà un quatrain qui pourrait être plus juste, sans être moins piquant. Il suffirait d’une légère variante. Écoutez, noble sire de Valois. »

Et elle écrivit au dessous :

Mignonnes, quand on vient encenser vos appas,
Défiez-vous d’un sexe à la parole haute ;
Pour lui c’est badinage, et jamais une faute
De faire des sermens qu’il ne vous tiendra pas.

« Je regrette que la croisée ne soit pas d’une plus grande dimension, pour contenir vingt histoires au moins sur l’inconstance des hommes qui toutes soutiendraient par des faits irrécusables la vérité de mon dire poétique. — Je conçois, ma sœur, qu’il en faille vingt en preuve de notre inconstance ; pour moi, je serais convaincu de la fidélité des femmes, si vous aviez un seul exemple à me produire. Mais laissez-moi là, sœur de Valois, j’ai l’esprit sombre ; cessons de parler, je vous prie, et de constance et d’infidélité, ce sont sujets de trop longue haleine. — Non, non, on n’accuse point ainsi mon sexe d’être d’une nature tant soit peu ondoyante sans que je le défende. Je suis comprise aussi dans le quatrain, car il est universel. Çà, de bonne foi, et boutade poétique à part, Votre Majesté pourrait-elle me citer l’inconstance bien réelle d’une seule dame, j’entends d’une dame vraiment noble et d’une renommée digne de son nom ? — Pas même Éléonore de Montcabel ! dit le roi. »

C’était réveiller un souvenir bien douloureux.

Éléonore avait été élevée dans la propre maison de Marguerite. C’était la plus belle, c’était la plus vertueuse de ses filles d’honneur ; celle sur qui elle comptait le plus. Avant de s’unir au sire de Montcabel, Éléonore était depuis long-temps la mieux aimée de ce chevalier. Leurs noces se célébrèrent avec de grandes joies, mais la fortune fut pour eux plus cruelle que l’amour. Un an après on accusa le jeune époux d’avoir traîtreusement livré à des rebelles une forteresse mise sous la garde de son épée et de sa foi. Il encourut une condamnation terrible. C’est pour jamais que sa liberté, ce premier des biens, devait lui être ravie. Éléonore se montra inconsolable ; elle visitait souvent le donjon crénelé où son mari languissait captif. Forcée quelquefois aussi de paraître à la cour, elle venait y souffrir davantage, tant la trahison de son époux excitait de mépris parmi les courtisans, tant grondait encore la colère du roi !

Tout à coup Éléonore disparut. Le bruit qui en courut ternit sa chaste renommée. On disait qu’elle avait quitté furtivement la France, emportant avec elle ses plus riches joyaux, et galopant en compagnie amoureuse avec son jeune page, Isoël de Rhaboul. Marguerite, profondément blessée de cette aventure, ordonna qu’on se tût, à l’avenir, sur Éléonore ; que le nom même de la fugitive ne fût jamais prononcé devant elle.

Raillée par son frère, piquée de voir qu’il venait chercher ses preuves d’infidélité parmi ses femmes, dans sa favorite même, Marguerite se crut obligée d’embrasser la cause d’Éléonore. Elle déclara donc qu’elle ne la croyait pas coupable. Dans son chaleureux plaidoyer, elle alla jusqu’à promettre de fournir, dans l’espace d’un mois, les témoignages irrécusables de son innocence.

« Prenez garde, ma sœur, Isoël le page est un gentil damoisel. Il joint à œil guerrier sourire de jeune fille. — Faisons un pari, répliqua Marguerite. Si je le perds, que le quatrain incivil soit gravé sur ma tombe pour me servir d’épitaphe ; si je le gagne… — Si vous le gagnez, répondit Henri, je brise les vitraux de la croisée, et mes faveurs pour vous n’auront d’autres limites que vos désirs. J’y engage ma foi royale. »

Ce pari fut un événement. Les ménestrels, en viellant avec gentillesse, s’en allèrent le chanter par toute la joyeuse France. Marguerite fit promettre à son de trompe, dans les bourgs et devant la porte des chastels et des chastillons, de magnifiques récompenses à qui lui fournirait quelque indice sur la fuite mystérieuse d’Éléonore. Soins inutiles : le mois était près d’expirer, et Marguerite n’avait rien appris. Volontiers pour reprendre sa parole, pour annuler la gageure, elle aurait donné au roi son frère dix de ses bouillantes cavales, qui, sous le ciel du Béarn, aimaient à se plonger dans le Gave écumeux.

La veille du jour où devait expirer le délai, on avertit Marguerite que le geôlier de la prison dans laquelle était renfermé le sire de Montcabel demandait à être admis devant elle. Elle le permit. Le geôlier accourait pour dire que le chevalier offrait à Marguerite de lui faire gagner son pari si, au nombre des conditions qu’elle serait alors en droit d’imposer à son royal adversaire, elle voulait mettre la liberté du pauvre captif, et obtenir pour lui la faveur de venir se jeter aux genoux du monarque irrité.

L’allégresse fut grande au cœur de Marguerite ; elle promit tout, car Henri s’était engagé d’avance à tout accorder. Quel plus heureux dénoûment pouvait-elle espérer ? en gagnant son pari, elle satisfaisait son amour-propre ; en outre, Marguerite n’était pas de nature à se plaindre qu’en sus de sa victoire il lui advînt le plaisir d’une bonne action.

Ce soir-là Henri était d’humeur gracieuse. Dès le matin un cavalier, ses armes toutes fracassées, son cheval tout haletant, s’était écrié : « Béni soit Dieu ! victoire ! » Guise, le pilier de l’Église romaine, venait, au prix d’une balafre, de vaincre les Reistres, accourus pour prêter secours à l’hérésie. Ce sont là nouvelles qui font battre le cœur d’un roi de France. Dans les dépêches, pleines du récit des plus beaux faits d’armes, il était dit que le messager, qu’on ne désignait pas autrement, en avait pris la plus belle part. Henri, charmé de tant de bravoure, le combla de présens, lui fit maintes caresses, l’appela fine fleur de sa chevalerie, non sans regretter toutefois qu’un vœu secret empêchât le jeune victorieux de lever sa visière et de déclarer son nom ; ce vœu, Henri le respecta. Qu’il eût été fait à Dieu ou aux dames, auprès d’un tel monarque il était également sacré.

Vers le soir, comme le soleil, en frappant de ses derniers rayons la croisée au quatrain satirique, semblait se plaire à le dorer de mille feux, Henri se trouvait assis dans le même fauteuil de chêne où il était au moment du pari. À ses côtés, debout, les yeux remplis de son triomphe prochain, Marguerite venait en souveraine de dicter ses conditions. Sûre qu’elles seraient toutes remplies, que le roi, esclave de sa parole, ne refuserait rien, elle avait fait venir d’avance le prisonnier. Henri, qu’elle en instruisit, consentit à le voir, empressé de connaître par quel moyen on pourrait faire éclater l’innocence d’Éléonore. Le prisonnier parut, conduit par des hommes d’armes. Arrivé près du roi, il s’agenouilla et découvrit son front. De longs et beaux cheveux d’or tombèrent sur ses épaules, de grands yeux bleus se levèrent timidement sur le monarque, qui s’écria à cette vue : « Il y a de la trahison ici ; geôlier, vous jouez votre tête.

— Hélas ! cher sire, ne le condamnez pas, dit la voix douce et tremblante d’Éléonore, car c’était elle ; des hommes plus vigilans que lui n’ont pu échapper aux ruses d’une femme. Montcabel, mon époux et mon seigneur, n’était pas coupable du crime pour lequel il a tant souffert. Mais vous étiez irrité, Sire ; il fallait vous fléchir. Dans cette espérance, Montcabel résolut d’aller combattre, sous Guise, vos ennemis ; de verser son sang pour la gloire de votre couronne. Aidée d’Isoël, mon page, dont l’adresse égala le courage, je favorisai l’évasion de mon époux. Le geôlier, vieux soldat, ému par la pitié, consentit à me garder en otage jusqu’au retour de son prisonnier. Montcabel a tenu parole : vos ennemis sont défaits, votre couronne vient d’acquérir une gloire nouvelle. Le valeureux chevalier qui ce matin a remis à Votre Majesté des dépêches, brillans feuillets pour votre histoire, celui que vous avez comblé d’honneurs, de louanges, est le sire de Montcabel. J’attendais ses hauts faits comme preuve de son innocence, car les traîtres ne sont jamais braves. Alors j’aurais tout avoué à ma maîtresse, votre noble sœur. N’a-t-elle pas gagné son pari, beau sire ? Et la grâce qu’elle demande… — Est la grâce du chevalier de Montcabel, dit Marguerite en cachant mal sa joie orgueilleuse. Mon noble frère, vous devez aujourd’hui pardonner à un féal chevalier, et punir un poëte bien discourtois. »

Henri, avant de répondre, se leva, et, après avoir invité la dame de Montcabel à quitter son attitude suppliante, il alla du pommeau de son épée briser les vitraux menteurs de la croisée ; puis se tournant vers Marguerite, il lui dit avec un sourire qui valait son quatrain :

« Ma sœur, vous avez la main heureuse ! Noble dame, ajouta-t-il en s’adressant à Éléonore, vous qui êtes belle comme la plus belle étoile du firmament, acceptez cet anneau émaillé ; il est d’un travail merveilleux. Vous le conserverez en souvenir de cette aventure et par déférence pour votre roi. Un juif me le vendit lorsque j’étais dans mon royaume de Pologne. Il avait appartenu à une jeune veuve qui n’eut pas long-temps à l’être, car elle mourut de douleur sur le tombeau de son mari. Le juif acheta l’anneau comme une curiosité ; il sera pour vous un gage de vertu ; il vous servira aussi de parure. Son bleu presque noir fera ressortir la blancheur de votre main.

« Quant au geôlier, je lui fais grâce pour ne pas déroger à l’usage ; mais j’aurai soin dorénavant de ne plus choisir, pour ce poste, un vieux soldat. Il est temps d’en finir avec les geôliers sensibles. »

Un tournoi célébra le triomphe de Marguerite. Henri le voulut ainsi. Généreux comme un vainqueur, tout vaincu qu’il était, il se fit le héraut de sa propre défaite. Joutes, castilles, pas d’armes, danses de toute espèce, surpassèrent ce qu’on avait vu jusqu’alors. Partout brillaient cuirasses d’acier, riches armoiries, lances, écus, heaumes et pennons. Là, se trouvait toute la fleur de la France, car nul chevalier ni écuyer, au bruit des cors sonnant haut et clair de réjouissantes fanfares, n’avait osé demeurer dans son manoir.

La fête dura de longues heures. Les écharpes à franges d’or, à tissus d’argent furent distribuées aux heureux de la journée. Les barrières ne s’abaissèrent pour laisser écouler la foule riante et parée qu’au moment où le soleil semblait à demi-noyé dans les vapeurs du soir. À ce tournoi, le sire de Montcabel fit maintes gentilles prouesses. Éléonore y brilla de toute sa beauté ; sa pâleur, sa taille que les ennuis avaient amincie, étaient comme autant de preuves d’une tendresse sans égale, et, par cela même, ajoutaient à ses charmes tout ce qui pouvait leur faire effacer les attraits si vermeils, si enjoués des dames de la cour. Aussi l’hommage de mille regards s’élevait jusqu’à elle ; aussi mille bouches disaient tout bas que le malheur quelquefois sert à souhait la coquetterie.

Les chroniques du temps, dont l’authenticité est par bonheur souvent douteuse, rapportent que Henri prit plus tard sa revanche envers sa sœur, sans avoir, cependant, fait un nouveau pari.

Il s’était enflammé pour la dame de Montcabel. Le roi avait été clément, Éléonore ne fut point ingrate. Mais il paraît qu’en train de payer les dettes de sa reconnaissance, elle se rappela les services du page : la dame de Montcabel était très-consciencieuse. Aussi l’anneau voyageur passa de son doigt à celui d’Isoël, où l’œil jaloux de Henri ne tarda pas à le découvrir. Ce pauvre roi, jusqu’alors si fier de s’être substitué au mari d’Éléonore, se trouva confus de l’avoir trop bien remplacé ; cependant, pour toute vengeance, il se contenta d’écrire sur les vitraux de la croisée une seconde édition de son quatrain.

Le poëte consola l’amant. C’est aussi une bonne fortune pour un roi qu’un quatrain ; Henri fut enchanté de n’avoir pas perdu le sien.