Histoire du prince Soly/II/14


CHAPITRE XIV.


Du repas & du bal dont Cabrioline régala toute la cour.


TOUTE la cour passa dans un grand salon, où l’on trouva une table de trente-six couverts, servie des mets les plus délicieux, ordonnés par la fée. Elle pria le roi de faire mettre à table Agis & la gouvernante, & les officiers les plus distingués. Le roi le leur ayant ordonné, il se trouva encore plusieurs places vides. Il demanda aux plus considérables de l’empire d’envoyer chercher leurs femmes & leurs filles & l’assemblée se trouva complète.

Mais les Soliniens par un reste de préjugé, n’osoient presque ouvrir les yeux. La fée s’en étant aperçue, leur en fit des reproches, & leur demanda s’ils avoient quelque peine à imiter leur roi. Il est le maître, dit le plus âgé de ces officiers ; mais nous sommes soumis aux lois. Ils ont raison dit le prince ; mais dans un moment personne n’aura plus d’inquiétude, Je fais une loi qui fera demain publiée dans tout mon empire. Je veux que l’on adore le soleil pendant le jour, & la lune pendant la nuit.

Tous les courtisans applaudirent à une pensée si sage & les scrupules étant cessés, la joie qui accompagnoit toujours l’aimable fée se répandit sur toute la compagnie. La jeune Fêlée parut charmante, même aux dames, c’est beaucoup dire ; ses yeux brilloient d’un feu vif & tendre ; sa bouche charmante sourioit le plus agréablement du monde : mais comme les prêtres du soleil l’avoient désarmée avant de la conduire au sacrifice, elle paroissoit un peu pâle. Cabrioline, qui s’en aperçut, s’approcha d’elle, lui tint un moment sa serviette devant le visage, & lui ayant un peu frotté les joues avec le bout des doigts, sema les plus belles roses sur son teint de lys. Dès que la fée eut fini cet enchantement, l’admiration éclata de toutes parts, & ranima encore le plaisir.

Lorsque l’on fut au dessert, on fut surpris de voir entrer Bengib, parfaitement guéri de sa blessure. Il vint se jeter aux genoux du roi, & lui montra une pierre qu’il tenoit dans sa main. Seigneur lui dit-il, n’est-ce pas là la pierre merveilleuse qui vous a guéri ? Elle a fait le même effet sur moi, mais elle m’a été donnée par un autre que Zaïde. Sans doute ma chère Zaïde est morte & un autre possède le trésor qui lui appartenoit. Non non, dit la reine d’Amazonie qui prit la parole, Zaïde m’a suivie dans ces lieux, & je reconnois cette pierre pour être à elle. Ordonnez donc que je la voye, répliqua le more, & ne souffrez pas, je vous en conjure, que je languisse plus long-temps.

Le roi demanda aussi-tôt celui qui avoit guéri l’esclave : il vint, & dit qu’il avoit trouvé aux portes du palais une jeune moresse fort alarmée ; qu’elle l’avoir prié, en pleurant, de mettre cette pierre qu’elle lui consfoit, dans la bouche de celui qui avoit été blessé auprès du roi. J’ai, dit-il, exécuté sa commission, sans savoir la vertu de ce précieux trésor.

Bengib courut aussi-tôt aux portes du palais, & rentra un moment après, tenant sa chère Zaïde par la main. Elle raconta qu’ayant appris des Amazones que la reine avoit laissées hors de la ville, qu’un esclave noir avoit reçu un coup de flèche, elle avoit eu un secret pressentiment que cet esclave étoit son cher Bengib. J’ai, dit-elle, guéri d’abord les blessures des Amazones, & j’ai trouvé moyen d’entrer dans la ville ; mais ayant été refusée aux portes du palais, j’ai confié cette pierre à un des officiers du roi, dans l’espérance que je sauverois mon amant. Chacun prit part à la tendresse & au bonheur de ces deux personnes. Le roi sur-tout & la princesse leur promirent de les rendre heureux.

Lorsque l’on quitta la table, on entendit une symphonie douce dans une salle voisine du lieu où l’on étoit. Voilà, dit Agis, une musique qui me plaît, & non pas ce détestable tambourin. Je vous félicite de ce goût, dit la fée : on voit, ajouta-t-elle en regardant la gouvernante, que dans vos amours & dans vos plaisirs vous cherchez la tranquillité. Agis n’osa répondre à cette raillerie, qui n’augmenta pas l’amitié que la gouvernante avoit pour Cabrioline.

On trouva dans la salle où étoit le bal une nombreuse assemblée des plus jeunes dames de Solinie ; elles avoient vu grande lumière au palais ; elles s’étoient levées tout doucement d’auprès de leurs maris, & étoient venues voir quelle étoit cette nouveauté ; elles avoient pris leurs plus beaux ornemens, & paroissoient charmantes, quoiqu’elles se fussent habillées sans chandelle (tant il est vrai que les femmes viennent à bout de réussir à tout ce qu’elles entreprennent). Plusieurs jeunes gens s’étoient masqués, & les avoient suivies ; en sorte que l’assemblée étoit des plus brillantes & des plus nombreuses. Mais les bourgeoises de Solinie, qui savaient vivre, avoient laissé les premières places vides pour le roi & toute sa cour.

Le roi ouvrit le bal avec la princesse, & après que l’on eut dansé plusieurs ménuets, on en vint aux contredanses. Cabrioline en enseigna de nouvelles, qui charmèrent tout le monde, parce que c’étoit toujours les mêmes figures, & qu’il n’y avoir que les airs qui fussent différens. Les dames de Solinie, qui n’avoient jamais vu un pareil spectacle, étoient enchantées, L’amour, qui seul anime les plaisirs, triomphoit dans cette assemblée, & se plaisoit à confondre les scrupules des charmantes Soliniennes.

Le bal avoit déjà duré cinq heures, sans que personne s’en ennuyât ; car la reine d’Amazonie ronfloit dans un coin, & la gouvernante de la princesse dormoit dans un autre, quoiqu’elle fût auprès d’Agis. Mais le jeune page, qui n’aimoit pas la danse, se lassa à la fin ; & pour la faire cesser, il sortir un moment, & revint dire d’un air empressé, que les maris étoient dans une des cours, & qu’ils vouloient absolument entrer. Aussi-tôt toutes les dames, en prenant chacune un jeune homme sous le bras, se sauvèrent comme des oiseaux effarouchés, & rentrèrent chez elles. Elles furent fort contentes de trouver leurs époux endormis, & que le page les eût trompées.

Le roi pensa se mettre en colère, quand il sut qu’Agis n’avoir pas dit vrai ; mais la reine d’Amazonie, qui se réveilla, prit le parti du page, & remontra au roi que les sénateurs viendroient le prendre à la pointe du jour, & qu’il avoit besoin de repos aussi bien que la princesse, Allons, mon fils lui dit-elle allons nous coucher. Le roi fut si enchanté de cette expression qu’il lui baisa la main, & demanda à la fée de faire cesser les violons. Toute la peine que Cabrioline imposa à Agis, fut de danser la dernière entrée avec elle. Il fallut bien obéir ; mais au milieu de la danse il se sauva dans une chambre, dont il eut soin de bien fermer la porte, & tout le monde se retira.