Histoire du chevalier Grandisson/Lettre 67

Nouvelles lettres angloises, ou Histoire du chevalier Grandisson
Traduction par Abbé Prévost.
(tome VIp. 26-39).

LETTRE LXVII.

Miss Byron, à Miss Selby.

Mardi au soir.

J’arrive de St. James-Square. J’avois pris une chaise à Porteurs. Émilie est venue au-devant de moi. Elle s’est jettée à mon cou. Je me réjouis de vous voir, m’a-t-elle dit. En chemin, n’auriez-vous pas rencontré la maison ? Voyant que je ne comprenois rien à ce langage, c’est que depuis mon retour, a-t-elle repris, on l’a jettée, comme on dit, par la fenêtre. Ah ! Mademoiselle, tout est ici en confusion. L’une est si indifférente, l’autre si passionné ! Mais, paix ! Je vois venir Mylady G…

Il faut, chere Lucie, que je revienne à la méthode du Dialogue.

Mylady G… Enfin vous voilà donc, Henriette. Vous m’aviez écrit que vous ne viendriez point.

Miss Byr. Je l’avoue. Mais je n’ai pu me tenir à ma résolution. Ah Mylady ! vous voulez ruiner votre bonheur.

Mylady. C’est ce que vous m’avez écrit. De grace, ne me dites rien, que vous m’ayez déja dit. Je hais les répétitions, mon Enfant.

Miss Byr. Il faut donc me taire.

Mylady. Non point absolument. Vous pouvez me dire des choses nouvelles sur de vieux sujets. Mais, silence ! L’homme vient. Elle a couru aussi-tôt à son Clavessin… Est-ce l’air que vous demandez, Henriette ? & pressant les touches, elle a joué un air d’accompagnement fort tendre.

Mylord G… Miss Byron, je suis votre Serviteur très-humble. Votre présence répand la joie dans mon cœur. Madame, (en se tournant vers sa Femme) vous n’avez pas été assez long-tems avec Miss Byron, pour commencer un air. Je ne sais quelles sont vos vues.

Mylady. charmante chose que l’harmonie ! Mais pauvre affligée que je suis, je n’en connois plus d’autre que celle de mon Clavessin.

Mylord. (Levant les deux mains.) L’harmonie, Madame ! Dieu m’est témoin… mais je veux tout exposer devant Miss Byron.

Mylady. Il n’est pas besoin, Mylord. Elle sait déja tout ce qu’elle peut savoir ; à moins qu’il n’y manque les belles couleurs que votre impétueux esprit y peut ajouter. Auriez-vous ici ma longue Lettre, Henriette ?

Mylord. Seroit-il possible, Madame, que vous eussiez eu le cœur d’écrire…

Mylady. Dites le courage, Mylord. Pourquoi ménager les termes ? Vous pouvez parler aussi librement devant Miss Byron, que vous l’avez fait avant qu’elle fût ici. Je pénètre le fond de votre pensée.

Mylord. Eh bien, le courage donc.

Miss Byr. Fi, fi, Mylord. Fi, fi, Madame. Quelle aigreur de part & d’autre ? Si je m’y connois un peu, vous avez badiné comme des Enfans, jusqu’à ce que le jeu s’est tourné en querelle.

Mylord. Si vous savez la vérité, Miss Byron, & si vous me trouvez blamable…

Miss Byr. Je ne blâme que votre chaleur, Mylord ; vous voyez que Mylady est de sang froid ; elle ne s’emporte point. Elle ne paroît désirer que votre amitié.

Mylord. Maudit sang-froid ! tandis que j’ai le désespoir dans le cœur.

Mylady. Excellent langage de Tragédie ! Mais Henriette, vous vous trompez. Ce n’est pas de la chaleur seulement. Mylord est un emporté. Si humble avant le mariage ! N’a-t-il pas connu mon caractere ? Il l’a souffert, lorsqu’il ne me devoit rien ; & maintenant qu’il m’a les plus grandes obligations… Henriette, Henriette, croyez-moi, ne vous mariez jamais.

Miss Byr. Chere Mylady ! votre cœur vous condamne. Je suis sûre que le tort est de votre côté.

Mylord. Mille graces, Mademoiselle : Je veux que vous soyez informée de tout, jusqu’à l’origine.

Mylady. Jusqu’à l’origine ! Miss Byron la sait déja : c’est moi qui vous l’apprends, Mylord. Mais ce qui s’est passé depuis deux heures, elle l’ignore. Vous pouvez lui en faire le récit, tel qu’il vous plaira… C’est à-peu-près l’heure, où nous étions d’assez bonne intelligence, il y a huit jours, à l’Église de Saint Georges.

Mylord. Je vous rappelle, Madame, à ce que vous y avez promis.

Mylady. Je pourrois être ici votre Écho, Mylord, si je n’étois résolue de me modérer, comme vous ne sauriez désavouer que je l’ai fait jusqu’à présent.

Mylord. Vous n’auriez pas cet empire sur vous, Madame, s’il n’étoit fondé sur le mépris que vous faites de moi.

Mylady. Fausse imagination, Mylord, dont vous connoissez la fausseté vous-même ; sans quoi votre propre orgueil ne vous permettroit pas d’en faire l’aveu.

Mylord. Miss Byron, permettez…

Mylady. Est-il possible qu’on prenne plaisir à s’exposer volontairement ? Si vous aviez suivi mon conseil, lorsque vous descendîtes hier après moi… Mylord, vous dis-je aussi tranquillement qu’aujourd’hui, ne vous exposez point. Mais l’avis fut inutile.

Mylord. Miss Byron, vous voyez… Mais je ne suis venu ici que pour vous faire ma révérence. (Il m’en a fait une, & sur le champ il vouloit sortir. Je l’ai retenu par la manche.) Mylord, vous ne nous quitterez point. Vous Mylady, si votre cœur ne vous fait aucun reproche, parlez. Je vous défie de dire non. (Elle est demeurée en silence.)

Miss Byr. Avouez donc votre faute. Promettez d’être moins vive. Faites vos excuses…

Mylady. Ciel ! des excuses !

Miss Byr. Et Mylord vous en fera aussi, de vous avoir mal entendue, de s’être piqué trop facilement.

Mylord. Trop facilement ? Mademoiselle.

Miss Byr. Quel est l’homme généreux, qui ne verra point avec complaisance les saillies d’une jeune Femme, vive & gaie ; lorsque tout l’assure qu’il n’est question que d’un badinage innocent, sans aucun mélange de mauvaise intention ou d’humeur ? N’est-ce pas de son propre choix qu’elle est à vous ? Ne vous a-t-elle pas préferé à tout autre ? Sa raillerie n’épargne personne ; elle ne peut se vaincre là-dessus. Je suis fort éloignée de l’approuver ; vous me permettrez cette franchise, Mylady. Votre Frere ne vous est point échappé. Je me souviens de l’en avoir vu mortifié. Mais ensuite, Mylord, observant que c’étoit son caractere naturel, une gaieté de tempéramment, qu’elle exerce sur ceux qu’elle aime le mieux, il lui pardonna, il se fit un plaisir de la railler à son tour ; & cette petite guerre, soutenue de part & d’autre avec beaucoup d’esprit & d’agrément, fit les délices de la compagnie. Vous l’aimez, Mylord…

Mylord. Jamais on n’eut plus d’amour pour une femme. Comptez, Miss Byron, que je ne suis pas un homme de mauvais naturel.

Mylady. Mais captieux, emporté, Mylord. Qui s’y seroit attendu ?

Mylord. En vérité, chere Miss Byron, jamais femme n’entendit mieux l’art d’aggraver l’offense. D’où peut venir cette obstination, si ce n’est du mépris qu’elle a pour moi ?

Mylady. Chansons ! Vous revenez à la plus folle de toutes les idées. Mais si vous le pensez sérieusement, ne prenez-vous pas une excellente voie pour remédier au mal, en vous emportant, en faisant mille grimaces, & poussant la passion, jusqu’à sembler prêt d’écumer par la bouche ? Je lui ai dit, Miss Byron, (le voilà, qu’il le nie s’il en a le front) que l’homme auquel j’ai fait mes vœux avoit un autre visage. Tout autre n’auroit-il pas pris ce reproche pour un compliment à sa figure naturelle, & n’auroit-il pas jetté à l’instant le vilain masque de la passion, pour ne montrer que sa physionomie ordinaire ?

Mylord. Vous voyez, Miss Byron, vous voyez l’air de raillerie qu’elle affecte, au moment même où nous sommes.

Mylady. Vous voyez, Miss Byron, s’il y eut jamais rien de si captieux. Mais savez-vous quelle femme il falloit à Mylord ? Une femme hautaine, qui pût lui rendre colere pour colere. La douceur est mon crime. On ne peut me mettre de mauvaise humeur. Il me semble que jusqu’à présent, on n’avoit pas regardé la douceur comme un défaut dans une femme.

Mylord. juste Ciel ! De la douceur ! Juste Ciel !

Mylady. Soyez juste, Henriette ; il est question de prononcer qui a tort. Mylord G… me présente un visage que je ne lui ai jamais vu avant la cérémonie. Il m’a trompée par conséquent. Je lui montre le visage que j’ai toujours eu ; & je le traite à peu près comme j’ai toujours fait. Que peut-il dire où je ne lui montre une preuve qu’il est le plus ingrat des hommes dans les nouveaux airs qu’il se donne ? Des airs, qu’il n’auroit pas eu la hardiesse de prendre il y a huit jours. Parlez, Henriette ; de quel côté est le tort, entre Mylord & moi ?

Mylord. Vous voyez, Miss Byron. Quel moyen d’entrer en raisonnement avec une femme, qui ramene tout à la plaisanterie ?

Miss Byr. Hé bien, Mylord, faites comme elle. Ce qui n’admet point de raisonnement vaut-il la peine de s’en fâcher ?

Mylord. Miss Byron est votre Amie, Madame ; je lui abandonne la décision.

Mylady. Vous feriez mieux de me l’abandonner à moi-même.

Miss Byr. Dites oui, Mylord.

Mylord. Eh bien, Madame ! quel est donc votre decret ?

Mylady. J’aimerois mieux que Miss Byron prononçât. Je ne voudrois pas que mon decret fût contesté, lorsqu’il sera sorti de ma bouche.

Miss Byr. Si vous l’exigez, voici ma décision. Vous, Mylady, vous reconnoitrez que la faute vient de vous. Mylord ne s’en souviendra, que pour éloigner à jamais ses fausses imaginations, & pour promettre qu’à l’avenir il saura mettre de la distinction entre ce qui vient de bon ou de mauvais naturel ; qu’il se prêtera de bonne grace à vos plaisanteries, & qu’il ne s’en offensera jamais, parce que tout excessives qu’elles soient quelquefois, elles ne changent rien au fond d’un admirable caractere. Qu’en dites-vous, Mylord ?

Mylord. Croyez-vous qu’elle consente à ce que vous proposez ?

Mylady. Odieuse question ! Je vous laisse ensemble. Apprenez que de ma vie je n’ai commis de faute. Ne suis-je pas une femme ? Si Mylord veut demander pardon de toutes ses minauderies… Elle s’est arrêtée ; mais toujours en mouvement pour sortir. Je l’ai retenue.

Miss Byr. C’est ce que Mylord ne fera point. Vous avez déja poussé le badinage à l’excès. Mylord conservera sa dignité, pour l’honneur même de sa Femme. Il ne consentira pas non plus à vous voir sortir.

Il a pris une de ses mains, qu’il a pressée de ses levres. Au nom du Ciel, Madame, soyons heureux. Notre bonheur dépend de vous. Il en dépendra toujours. Si je suis coupable de quelque chose, n’en attribuez la faute qu’à ma tendresse. Je ne puis supporter votre mépris, & jamais je ne le mériterai.

Mylady. Pourquoi ne m’avez-vous pas tenu le même langage il y a quelques heures ? Pourquoi vous être exposé, malgré mes instances ?

Je l’ai prise un peu à l’écart. Soyez généreuse, Charlotte. Que votre Mari ne soit pas le seul pour qui vous manquiez de générosité.

Mylady. Bon ! Notre querelle n’a pas eu la moitié de sa durée. Si nous faisons la paix devant vous, elle se fera de mauvaise grace. Une des plus insipides choses du monde est une querelle qui n’est pas poussée avec un peu de vigueur. Il est certain que nous la renouvellerons.

Miss Byr. Prenez pour vous-même le conseil que vous donniez à Mylord ; ne vous exposez point : & recevez-en un autre ; c’est qu’une femme s’expose infailliblement lorsqu’elle expose son Mari. Je ressens déja un peu de confusion pour vous. Vous n’êtes point cette Charlotte que j’ai connue. Voyons si vous attachez quelque prix à l’opinion que j’ai de vous, & si vous êtes capable de reconnoître une erreur de bonne grace.

Mylady. Je suis une femme douce, humble & docile. Elle s’est tournée vers moi ; elle m’a fait une révérence plaisante, en tenant ses deux mains devant elle : c’est un essai, m’a-t-elle dit ; en êtes-vous contente ? Ensuite marchant vers son Mari, qui promenoit ses regards vers la fenêtre, & qui s’est avancé au-devant d’elle en la voyant approcher ; Mylord, a-t-elle commencé avec une révérence, Miss Byron vient de m’apprendre une partie de mon devoir, que je ne savois pas. Elle se propose d’être quelque jour un modele d’obéissance. Il auroit été fort heureux pour vous, que j’eusse eu son exemple. Elle me fait entendre, qu’à présent, que je suis mariée, je dois être grave, sage, & sur-tout extrêmement soumise ; qu’un sourire me convient à peine ; que je dois être réservée, sérieuse, & respecter mon Mari. Si vous croyez, Monsieur, que cette conduite soit le devoir d’une femme mariée, & si vous l’attendez de moi, ayez la bonté, lorsque vous m’y verrez manquer, de m’en avertir par quelque grimace. À l’avenir, si je me sens disposée à pousser le badinage un peu trop loin, je n’oublierai pas de vous en demander auparavant la permission : & faisant une nouvelle révérence, les bras croisés devant elle : reste-t-il quelque chose à faire de plus ?

Il l’a prise dans ses bras ; il l’a serrée tendrement : cher objet de toutes mes affections, au milieu même de vos plus injustes caprices, voila, voila ce qui reste à faire. Je ne vous demande que la moitié de l’amour que j’ai pour vous, & je suis le plus heureux des hommes.

Mylord, ai-je interrompu, vous gâtez tout par cet empressement, après le discours qu’elle vous a tenu. Si c’est là tout l’avantage que vous tirez d’une querelle, jamais, jamais ne retombez dans le même cas. Ô Madame ! vous en êtes quitte trop aisément, si vous n’êtes pas généreuse. Elle a levé la main vers moi avec un air de menace ; & se tournant vers son Mari, croyez-moi, Mylord, joignons-nous ensemble contre cette Étrangere, qui ose se mêler de nos tracasseries domestiques. Henriette, Henriette, a-t-elle ajouté, je ne vous pardonnerai jamais votre derniere leçon.

C’est ainsi, ma chere Lucie, que s’est terminée cette puérile querelle. Ce qui me chagrine uniquement, c’est que dans la conclusion il n’y ait point eu assez de dignité de la part de Mylord. La joie de son cœur éclatoit si vivement sur ses levres, que l’impertinente Charlotte a laissé voir de tems en tems par différentes marques, qu’elle s’applaudissoit d’être nécessaire à son bonheur. Mais, Lucie, ne l’en estimez pas moins : car elle a mille charmantes qualités.

Ils m’ont engagée à passer le reste du jour avec eux. Émilie s’est réjouie de leur réconciliation. Son cœur se faisoit voir dans les témoignages de sa joie. Si je pouvois l’aimer plus que je ne fais, elle m’en donneroit de nouvelles raisons chaque fois que je la vois.

(Nota.) Les Lettres suivantes contiennent le récit des adieux de Miss Byron à tous ses Amis de Londres avec de longues réflexions sur leurs caracteres. Elle fixe le jour de son départ & sa route. Mylord L…, Mylord G… & leurs Femmes, doivent l’accompagner pendant une partie du chemin. Elle a pris congé des Dames Italiennes, qui se proposent d’aller promener leurs chagrins dans les Provinces d’Angleterre. Deux longues Lettres, l’une du vieux Chevalier Meredith à Miss Byron, l’autre d’elle, en réponse, apprennent à Miss Selby, que M. Fouler, toujours éperdument amoureux, mais sans espérance, a renoncé au mariage ; que l’Oncle & le Neveu, dans un transport d’affection & d’estime pour Miss Byron, pensent à se défaire en sa faveur d’une partie considérable de leur bien, pour justifier la qualité de Pere, qu’elle a donnée à l’Oncle, & celle de Frere, qu’elle veut donner au Neveu : mais, dans sa réponse au vieux Chevalier, elle emploie de fort bonnes raisons, pour lui ôter cette pensée. Bien entendu qu’en partant de Londres, elle promet d’entretenir un commerce de Lettres avec ses meilleurs Amis, sur-tout avec Mylady G… Ensuite la scene changeant par son départ effectif, elle écrit du Château de Selby. Sa premiere Lettre contient un long détail de sa route, depuis qu’elle a quitté ses conducteurs à Dunstable, où son Oncle, sa Tante & sa Cousine Selby étoient venus au-devant d’elle. Elle a rencontré tous ses anciens Amans, c’est-à-dire, les Greville, les Fenwick, les Orme. Ils n’ont pas manqué de se trouver sur son chemin, pour lui renouveller leurs adorations. Elle peint l’état où elle a retrouvé sa famille, & tout ce qu’elle croit capable de plaire aux Amis qu’elle a quittés. Leurs réponses roulent sur ce qui se passe dans son absence à Londres & parmi eux. Celles de Mylady sont d’une longueur étonnante, & font admirer la féconde habileté de l’auteur à présenter les mêmes caracteres sous mille faces différentes. Enfin une Lettre de Mylady G…, en date du 6 de Mai, donne à Miss Byron les premieres nouvelles, qu’on ait reçues de Sir Charles Grandisson depuis son départ.