Histoire du Canada sous la domination française, Vol 1/Chapitre 47

CHAPITRE XLVII.

Siège de Québec. — Retraite des Français. — Progrès des Anglais.


La défaite de Murray fut le dernier triomphe des Français en Canada. Rentré dans Québec, le général anglais n’eut rien de plus pressé que d’augmenter ses moyens de défense, en garnissant de canons les ramparts, en élevant des cavaliers et autres ouvrages extérieurs. Dans le cours de l’hiver, il avait ouvert des embrasures, érigé des batteries de canons, barricadé les avenues des fauxbourgs, formé un amas de 4,000 fascines, et fait emmagasiner pour onze mois de provisions de bouche. Le soir du même jour (28 avril), il émana un ordre général, pour ranimer la confiance de ses troupes, et les exhorter à supporter patiemment les fatigues d’un siège, et à en affronter bravement les périls.

Après que les Anglais furent rentrés dans Québec, les Français s’emparèrent de la crête des hauteurs, à environ trois cents toises de la place, et y passèrent la nuit. Le côté de Québec terminé par la côte d’Abraham et l’escarpement du fleuve, le seul qui fût accessible, était défendu par une enceinte de six bastions revêtus, et presque sur une ligne droite : un fossé peu profond, quelques terres rapportées sur la contre-escarpe, et six ou sept redoutes de bois, construites par les Anglais, couvraient cette enceinte. Le terrain est partout pierreux, sur les hauteurs, et devient presque un roc vif, en approchant de la ville. Après avoir reconnu la place, le général français décida qu’on commencerait par une parallèle aux hauteurs, au front des bastions de Saint-Louis, de la Glacière et du Cap aux Diamans, et qu’on y établirait des batteries ; le mauvais état du revêtement, dans cette partie, faisant espérer qu’on pourrait de là faire brèche, malgré l’éloignement, et la faiblesse du calibre des pièces.

Les travaux préparatoires durèrent depuis le 29 avril jusqu’au 9 mai ; la 10, les batteries de canons et de mortiers commencèrent à jouer sur la place, et le firent avec assez d’activité, mais sans beauçoup de succès, jusqu’au 15. Ce même jour le général français fut averti que deux gros vaisseaux, qui paraissaient être anglais, venaient d’arriver entre l’île d’Orléans et la Pointe Lévy. Une frégate anglaise était entrée, dès le 9, dans le port de Québec. Sur cet avis, le général envoya ordre aux bâtimens de transport, où étaient les vivres, les munitions et une partie de l’artillerie, de se retirer, et aux frégates celui de se tenir sur leurs gardes. Mais, soit que ces ordres eussent été reçus trop tard, ou qu’on n’y eût pas obéi assez promptement, les vaisseaux anglais s’étant avancés, le lendemain, 16, sous les ordres du commodore Swanton, les frégates françaises n’eurent que le temps de s’échouer, l’une, un peu au-dessus du Cap aux Diamans, et l’autre, vis-à-vis de la Pointe aux Trembles, où on les brula, pour empêcher que les Anglais ne s’en rendissent maîtres. Quelques uns des bâtimens de transport furent aussi détruits.

Le 21, le chevalier de Levis, désespérant de voir arriver prochainement des secours de France, et voyant son armée presque réduite aux seules troupes réglées, par la désertion du plus grand nombre des miliciens, et sur le point de manquer de vivres, se détermina à la reconduire dans le gouvernement de Montréal, à l’exception d’un corps d’environ 1,800 hommes, qu’il laissa aux ordres de M. Dumas, pour occuper la Pointe aux Trembles, le fort de Jacques-Cartier et l’église de Déchambault[1].

Aussitôt après le départ des Français, le général Murray envoya un détachement, pour abattre les ouvrages qu’ils avaient élevés. Il sortit ensuite de la ville, avec ses troupes, dans l’espoir de joindre leur arrière-garde ; mais elle avait déjà passé la rivière du Cap Rouge. Le lendemain, il émana une proclamation peu différente, quant au fond, de celle du général Wolfe, mais d’ailleurs remplies d’expressions assez inconvenantes.

Dans le même temps qu’on lisait cette proclamation, qui promettait conditionnellement aux Canadiens l’exercice de leur culte, la conservation de leurs lois et de leurs usages, on recevait de France des nouvelles bien capables de porter le découragement dans tous les esprits : on apprenait, non seulement que les secours attendus n’arriveraient point, parce que le peu de vaisseaux qui restaient à la France étaient bloqués dans ses ports, mais encore que les lettres de change tirées, l’année précédente, sur la trésorerie, n’avaient pas été payées, et que le pouvoir de l’intendant d’en tirer de nouvelles était suspendu. Le systême financier de M. Bigot était devenu, depuis longtemps, l’objet de l’animadversion publique, et la cour de France avait fait passer M. de Tremes en Canada, pour prendre des informations sur le sujet. Ce commissaire, homme de talent et de pénétration, découvrit bientôt les frauduleuses manœuvres d’une partie des officiers civils, et la coupable connivence de l’intendant. D’après le compte qu’il rendit, il fut décidé qu’il ne serait plus fait de paiemens avant la plus mûre considération. Mais comme il était nécessaire que le crédit du papier-monnaie se soutînt en Canada, tant que les troupes du roi y demeureraient, le gouverneur et l’intendant eurent ordre de faire connaître aux habitans les arrangemens qui avaient été pris concernant les lettres de change et les ordonnances. Conformément à leurs instructions, ils adressèrent, conjointement, aux habitans du Canada une circulaire, portant,

« Qu’ils venaient de recevoir une lettre du ministre des colonies, par laquelle il leur était ordonné de faire connaître que les évènemens qui avaient en lieu mettaient sa majesté dans la nécessité de suspendre le paiement des lettres de change tirées sur la trésorerie ; que celles qui avaient été tirées en 1757 et 1758 seraient payées, trois mois après que la paix aurait été conclue ; celles de 1759, dix-huit mois après ; et les ordonnances, aussitôt que les circonstances le permettraient ; qu’ils avaient ordre d’assurer les habitans du Canada que rien qu’un manque total de fonds la trésorerie n’avait pu contraindre le roi à adopter ce plan de conduite envers des sujets qui lui avaient donné tant de preuves de fidélité et d’attachement, et que sa majesté était persuadée qu’ils attendraient, avec patience et résignation, le moment où tout ce qui leur était dû leur serait payé. »

Le dérangement des finances de la France était réel, et il n’y a guère à douter que le péculat qui avait eu lieu, dans ce pays, n’y eût contribué jusqu’à un certain point.

Pour revenir aux mouvemens militaires, M. Dumas laissa quatre cents hommes à la Pointe aux Trembles, sous le commandement de M. de Laroche-Beaucourt, et quatre cents à Jacques-Cartier, sous M. de Repentigny, et se porta lui-même à Déchambault, avec environ 1,000 hommes. Le chevalier de Lévis donna ses ordres, en passant, aux Trois-Rivières et ailleurs, et arriva à Montréal, le 29 mai. Le premier résultat d’une conférence qu’il eut avec le gouverneur, sur les mesures à prendre pour la défense du pays, fut une circulaire adressée aux capitaines de milice, dans la vue de contre-carrer l’effet de la proclamation du général Murray, et de rassurer les habitans, par l’espoir, non pas tant de prompts secours de France, que d’une paix prochaine et avantageuse.

La paix était bien, en effet, ce que les Canadiens devaient désirer le plus ardemment, dans les conjonctures fâcheuses et embarassantes où ils étaient, depuis quelque temps ; pressés, contraints même, d’un côté, d’être constamment armés pour la défense de leur pays natal, liée à la cause de leur souverain ; menaces de l’autre, de tous les maux que peuvent infliger des ennemis armés et triomphante, s’ils ne mettaient bas les armes, et ne demeuraient tranquilles chez eux, leur anxiété et leur malaise devaient être extrêmes, et presque sans exemple, dans les annales de la guerre. Ceux qui durent se trouver dans le plus grand embarras, au printemps de 1760, furent, sans contredit, les habitans des paroisses situées entre Québec et les Trois-Rivières, ou même plus haut : en suivant les Français dans le gouvernement de Montréal, ils laissaient leurs femmes, leurs enfans et leurs biens à la merci d’un ennemi dont ils avaient tout lieu de redouter le ressentiment et la vengeance ; en ne le faisant pas, ils s’exposaient à être punis sévèrement, dans le cas où le roi de France demeurerait éventuellement maître du pays. Le danger présent, joint à l’intérêt privé, l’emporta néanmoins sur la crainte d’un mal éloigné, et presque tous ceux qui avaient été enrôlés se retirèrent chez eux, à mesure qu’ils trouvèrent, pour le faire, une occasion favorable, ou un prétexte plausible.

Après la levée du siège de Québec, Montréal devint le quartier-général, et à peu près le seul point de défense des Français. On y érigea de nouvelles fortifications ; on y forma des magasins de vivres et de munitions, et l’on arma en guerre quelques uns des vaisseaux, grands et petits, qu’on y avait. On érigea aussi des batterie dans l’île Sainte-Hélène, et l’on envoya un ingénieur dans les îles qui se trouvent à l’entrée du lac Saint-Pierre, pour y faire faire les ouvrages qu’il croirait propres à arrêter la flotte anglaise qui devait remonter le fleuve.

Le 15 juin, trois cents Anglais surprirent le poste de Sainte-Thérèse, entre Saint-Jean et Chambly ; enlevèrent les effets militaires qu’il y avait, brulèrent quelques maisons, et emmenèrent prisonniers une vingtaine d’habitans. Dans le cours du même mois, le colonel Fraser fut envoyé de Québec, avec environ neuf cents hommes, pour réduire le fort de Jacques-Cartier. Le marquis d’Albergotti, qui y commandait alors, répondit à la sommation qui lui fut faite de se rendre, qu’il défendrait son fort jusqu’à la dernière extrémité. Sur quoi, le colonel Fraser fit avancer deux pièces de campagne et deux obusiers, pour battre la place, forma ses troupes en trois divisions, et leur ordonna de marcher pour donner l’assaut. Le commandant français, qui s’en apperçut, battit la chamade, et se rendit à discrétion. La garnison ne consistait plus qu’en cinquante hommes de troupes réglées et cent-cinquante miliciens. Les troupes laissées précédemment, à la Pointe aux Trembles, en avaient été retirées.

Le général Murray s’embarqua, au commencement de juillet, avec la plus grande partie des troupes qu’il commandait, sur une escadre accompagnée de batteries flottantes, afin de se trouver près de Montréal, en même temps que l’armée du lac Champlain, sous le colonel Haviland, et celle du général Amherst, qui devait descendre le Saint-Laurent. Dès qu’on eut eu avis, à Montréal, du départ de la flotte anglaise de Québec, on envoya à M. Dumas l’ordre de la suivre, sur la rive du nord, avec toutes les troupes qu’il avait sous son commandement, afin de s’opposer aux débarquemens qu’elle pourrait tenter d’y faire, et de la harceler, quand la chose serait possible.

M. Murray fut environ deux mois sur le fleuve, et eut tout le temps de faire des excursions, et quelques fois des exécutions militaires, dans les campagnes, particulièrement du côté du sud, où l’on n’avait presque point de troupes à lui opposer. Ayant appris qu’il y avait un parti de soldats français, ou de miliciens, sous un lieutenant, dans la paroisse de Sainte-Croix, il y envoya un détachement de troupes. Les habitans sans armes s’enfuirent dans les bois, à l’approche des Anglais ; mais les hommes armés furent attaqués, et suivant M. Smith, presque tous tués, blessés, ou faits prisonniers, y compris leur commandant.

Les vents contraires ne permettant pas à la flotte anglaise d’avancer, M. Murray fit débarquer ses troupes à Sainte-Croix, à Saint-Antoine de Tilly et à Lotbinière. Les habitans ne s’enfuirent pas, cette fois, mais mirent bas les armes, et prêtèrent serment de neutralité, après avoir entendu une harangue que leur fit le général anglais, dans un language qui aurait fait peu d’honneur à l’éducation et à la politesse de ce militaire, s’il eût été celui que M. Smith lui met ingénûment à la bouche.

En passant vis-à-vis de Déchambault, des Grondines et de Batiscan, la flotte anglaise essuya le feu des batteries qui y avaient été érigées, ou de corps de miliciens assemblés pour la harceler, et perdit quelques hommes. En arrivant aux Trois-Rivières, elle trouva la ville défendue par plusieurs redoutes, et par un corps d’environ 2,000 hommes, et le fleuve obstrué par une espèce de barre, formée par un cable de seize pouces passé dans de forts anneaux de fer, couverts de pièces de bois attachées avec des cordes, et allant d’un bout à l’autre du chenal. Il fallut quelques heures aux matelots anglais pour lever cet obstacle ; après quoi, la flotte continua sa route, et entra dans le lac Saint-Pierre.

M. de Bourlamaque, qui commandait, au sud du fleuve, voyant qu’on n’aurait pas le temps d’achever les ouvrages commencés dans les îles, en rappela les troupes qui y étaient, de peur qu’elles ne fussent coupées, et les fit passer à Sorel. La flotte anglaise arriva vis-à-vis de cette place, le 13 août. Quelques jours après, le lord Rollo débarqua, à la tête d’un détachement, au-dessous du fort, brula un grand nombre de maisons, et dévasta toute la partie du nord de cette paroisse. Il s’avança ensuite, à la vue du fort, en ordre de bataille, et s’efforça, par diverses manœuvres, d’attirer les Français, hors de leurs retranchemens ; mais voyant qu’ils s’obstinaient à y demeurer enfermés, il se rembarqua.

Le chevalier de Levis se porta à Berthier, où le corps de M. Dumas était arrivé ; mais ayant appris que l’armée anglaise du lac Champlain avait fait sa descente, une demi-lieue au-dessus de l’Île aux Noix, il revint, en hâte, à Montréal, et envoya à Saint-Jean les régimens de la Reine et de Roussillon, aux ordres de M. de Rauquemaure, et la plus grande partie des milices du gouvernement de Montréal. Le chevalier de la Corne fut envoyé, en même temps, aux rapides du fleuve, à la tête de quatre cents hommes.

Les Anglais, débarqués à l’embouchure de la rivière du Sud, commencèrent à tirer sur les retranchemens de l’Île aux Noix, le 23 août. M. de Bougainville, craignant d’être coupé, laissa une cinquantaine d’hommes dans le fort, avec ordre de capituler, puis se retira, avec le reste de sa garnison, par la rive gauche de la rivière de Richelieu, et joignit M. de Rauquemaure, à Saint-Jean, le 28. Quelques berges anglaises ayant paru, à la vue de ce fort, les troupes françaises se retirèrent derrière la petite rivière de Montréal.

Cependant, la flotte de M. Murray était arrivée, le 25, à quatre lieues au-dessous de Montréal : le corps de troupes de M. Dumas, qui la suivait par le nord, et celui du général Bourlamaque, par le sud, étaient aussi arrivés, le premier, dans l’île de Montréal, et le second, à Boucherville et à Longueil. M. de Levis voyant le corps de Bourlamaque à portée de se joindre à celui de Rauquemaure, alla reconnaître la position de ce dernier dans la vue de tenter un combat contre l’armée anglaise de Saint-Jean ; et revint conférer avec M. de Bourlamaque : mais ayant appris que M. Murray avait fait débarquer un détachement à Varennes, il envoya à Rauquemaure l’ordre de se replier à Laprairie. Trois cents miliciens attaquèrent le détachement anglais ; mais ils furent repoussés, avec perte de quelques hommes blessés, et d’une vingtaine de prisonniers.

  1. Le siège de Québec, quoique de courte durée, donna lieu à plusieurs traits de bravoure et de magnanimité. Nous ne citerons que le suivant : M. Dubuisson, officier canadien, ayant été blessé grièvement, se retirait du champ de bataille. Ses deux fils, l’un âgé de quatorze ans, et l’autre de quinze, servaient avec lui : ils apprennent l’accident arrivé à leur père, quittent leurs rangs, et se rendent, en larmes, auprès de lui. Le père, attendri d’abord, les embrasse et les serre contre son cœur ; mais reprenant bientôt plus de force et de courage, « Allez, mes enfans, leur dit-il, avec autorité, retournez à votre poste : vous avez satisfait à la nature ; votre devoir et l’honneur vous appellent à la tranchée. » Et ils retournent au combat.