Histoire du Canada sous la domination française, Vol 1/Chapitre 35


CHAPITRE XXXV.

Administration du Marquis de Beauharnois. —
Expédition contre les Outagamis. — Fort Frédéric.


Le Canada se trouvait dans la situation la plus heureuse, peut-être, où il eut jamais été, lorsqu’un accident déplorable vint lui causer une perte dont il se ressentit pendant longtemps.

Dans la nuit du 25 août 1725, le Chameau, vaisseau du roi, qui venait à Québec, avec environ deux cent-cinquante passagers, se brisa sur la côte de l’Île Royale, près de Louisbourg. M. de Chazel, qui devait relever M. Becon, dans l’intendance ; M. de Louvigny, nommé gouverneur des Trois-Rivières ; plusieurs autres officiers de la colonie, des prêtres séculiers, des jésuites, des récollets, périrent avec l’équipage ; et la côte parut, le lendemain, toute couverte de cadavres.

La mort de M. de Vaudreuil vint ajouter encore à ce malheur. Ce général mourut, le 10 octobre, après avoir gouverné le Canada pendant vingt et un ans. Le marquis de Beauharnois, capitaine de vaisseaux, lui succéda, au printemps de l’année suivante. M. Becon s’embarqua pour la France, cette même année 1726, laissant la place d’intendant à M. Dupuy, nommé en remplacement de M. de Chazel.

Pendant que le Canada jouissait de la paix et de la tranquillité intérieure et extérieure, quelques centaines de Canadiens se distinguaient, par leur bravoure et leur activité, vers l’embouchure du Micissipi, et sur les côtes de la Floride, dans la petite guerre que les Français et les Espagnols se faisaient, dans ces quartiers, principalement au sujet des bornes de la Louisiane. Quoique les détails de cette petite guerre, ainsi que ceux des démêlés que les Français eurent avec les diverses tribus sauvages du pays, et particulièrement avec les Natchtez, nous paraissent étrangers à l’histoire du Canada, nous croyons devoir nommer au moins ceux de nos compatriotes qui s’y distinguèrent davantage. Ce sont : MM. Juchereau de Saint-Denis, qui agit, pendant plusieurs années, dans ces contrées, et comme négociateur et comme guerrier ; de Bienville, qui eut, pendant quelque temps, le gouvernement général de la Louisiane ; Serigny et Chateauguay, ses frères ; Dugué de Boisbriand, déjà renommé, ainsi que Serigny, par plusieurs actes de bravoure et d’habileté dans les combats ; de Vienne, Coulonges. La guerre avec les Espagnols se termina en 1722 ; mais celle que les premiers colons de la Louisiane eurent à soutenir contre les indigènes se prolongea au-delà de 1730, et fut accompagnée de beaucoup de trahisons, de dévastations et de massacres, de la part de ces barbares.

Pour revenir au Canada, M. Burnet, gouverneur général de la Nouvelle York, ayant fait construire un fort et un comptoir, ou maison de commerce, à l’entrée de la rivière d’Oswego[1], afin d’induire les Iroquois à porter leurs pelleteries à Albany, M. de Beauharnois crut qu’il était de son devoir de contrecarrer l’effet de cette mesure. Il envoya le baron de Longueuil chez les Onnontagués, avec ordre de faire tous ses efforts pour obtenir de ces Sauvages la permission de construire aussi un fort et un comptoir à Niagara. Les Onnontagués ne parurent pas goûter d’abord la proposition de Longueil ; mais à la fin, il parvint à leur faire comprendre qu’il était de leur intérêt que les Français eussent aussi un fort dans leur pays, afin que la partie fût égale, entre les deux nations qui les avoisinaient, et que les Anglais ne pussent tenter impunément de les asservir, ou de les opprimer, s’ils en avaient le dessein.

La permission demandée ayant été accordée, les Français mirent aussitôt la main à l’ouvrage. Mais les autres cantons n’avaient pas été consultés ; aussi déclarèrent-ils, dès qu’ils eurent appris ce qui s’était passé, que le territoire où le fort devait se bâtir appartenant aux Tsonnonthouans, la permission donnée par les Onnontagués devait être regardée comme nulle ; et ils envoyèrent incontinent aux Français une députation, pour leur enjoindre de discontinuer les ouvrages commencés. Sur cela, Longueuil, Joncaire, qui était comme l’ambassadeur du gouverneur général du Canada dans les Cantons, et les missionnaires, mirent tout en œuvre pour appaiser les craintes, ou détruire les soupçons des Sauvages : ils y réussirent, à la fin, et les ouvrages furent continués.

M. Burnet, voyant qu’il ne pouvait empêcher les Français de se fortifier à Niagara, se hâta d’achever son fort d’Oswego, et y envoya une forte garnison. M. de Beauharnois fit alors ce qu’il aurait eu meilleure grâce à faire, avant l’entreprise de Niagara, ou si cette entreprise n’avait pas été formée ; il envoya sommer l’officier anglais qui commandait à Oswego de se retirer, et fit partir, en même temps, M. de La Chassaigne pour New-York, avec une lettre pour M. Burnet, dans laquelle il se plaignait, en termes énergiques, de la conduite de ce gouverneur. Celui-ci lui répondit sur le même ton, c’est-à-dire, en lui reprochant la construction, ou le rétablissement du fort de Niagara. Le général français répliqua, en envoyant au commandant d’Oswego une nouvelle sommation de se retirer, et à M. Burnet, une note, où il le menaçait d’employer la force des armes, si le fort n’était pas abandonné. Cette menace n’eut d’autre effet que d’induire le gouverneur de la Nouvelle York à renforcer la garnison d’Oswego. Ceci se passa dans l’été et l’automne de 1726.

L’année suivante, M. de Mornay fut nommé, par lettres-patentes, évêque de Québec, en remplacement de M. de Saint-Vallier, démissionnaire. Ce dernier, d’une piété éminente, d’une charité exemplaire, et d’un zèle infatigable, avait été le bienfaiteur de la colonie, sous le rapport de la religion. Deux ou trois communautés de religieuses, qui ont toujours été, depuis, de la plus grande utilité dans ce pays, lui doivent leur fondation, et une partie, au moins, de leur dotation. M. de Mornay, son successeur, ne vint point en Canada : en son absence, les fonctions épiscopales y furent remplies par M. Dosquet, son coadjuteur, sous le titre d’évêque de Samos.

Cependant, les Outagamis, oubliant les terribles leçons de 1712 et de 1714, ou animés de l’esprit de vengeance, avaient recommencé leurs pillages et leurs assassinats : M. de Beauharnois prit la résolution de les exterminer, et pour cet effet, il forma, sous le commandement de M. de Lignery, une expédition composée de quatre cent-cinquante Français, ou Canadiens, et de sept à huit cents Sauvages, Hurons et Iroquois domiciliés, Outaouais et Nipissingues.

Cette petite armée partit de Montréal, en canots, le 5 juin 1728, et fit route par la rivière des Outaouais, le lac Nipissingue et la rivière des Français, d’où elle entra dans le lac Huron. Les premiers arrivés attendirent les autres, en un endroit appellé la Prairie. Toute l’expédition s’y trouva réunie, le 26 juillet, et le lendemain, elle se remit en route pour Michillimakinac, où elle arriva, après six jours de navigation. Elle en repartit, le 10 août, traversa, en partie, le lac Michigan, et arriva, le 14, au détour de Chicagou. Le lendemain, les Malhomines, ou Folles-Avoines, s’avancèrent, pour s’opposer à la descente des Français, et furent entièrement défaits.

Après cet exploit, l’armée continua sa route, et arriva, le 17 au soir, près du village des Sakis, alliés des Outagamis : le commandant fit cerner le village par les Sauvages, et ordonna au reste de l’armée d’y entrer. Mais quelques précautions que les Français eussent prises, pour cacher leur arrivée, les Sakis et leurs alliés en avaient eu connaissance, et s’étaient sauvés, à l’exception de quatre, que les Sauvages mirent à mort.

On remonta ensuite la rivière des Outagamis, ou des Renards, et le 24, on arriva au village des Puants, dans la disposition d’exterminer tout ce qu’on y trouverait d’habitans ; mais leur fuite avait prévenu l’arrivée des Français, et ils en furent quittes pour la perte de leurs cabanes, et de leur blé-d’inde, qui faisait leur principale nourriture. On les poursuivit néanmoins, dans leur retraite : l’armée traversa le petit lac des Renards, et le lendemain, on arriva près de la principale bourgade de ceux qu’on cherchait : elle avait aussi été abandonnée. On s’avança jusqu’au dernier fort des Outagamis, situé sur une petite rivière qui tombe dans l’Ouisconsin, à trente lieues de l’entrée de cette dernière rivière dans le Micissipi. On le trouva désert, comme les précédents, et il fallut se contenter de le détruire, et de ravager la campagne d’alentour, afin d’ôter à l’ennemi le moyen d’y subsister.

Ce fut là à quoi se borna l’excursion contre les Outagamis ; car, comme il aurait été à-peu-près inutile d’aller plus loin, M. de Lignery donna l’ordre du retour. Il fit démolir, en passant, le fort de la Baie, parce qu’étant trop voisin des ennemis, il n’aurait pas été une retraite sûre pour les Français qu’on y aurait laissés en garnison.

Dans l’été de 1731, on vit une nouvelle forteresse s’élever dans les forêts du Canada, ou de ce qu’on appellait alors de ce nom. Le gouverneur de la Nouvelle France, voyant qu’il ne pouvait contraindre celui de la Nouvelle York à abandonner son fort d’Oswego, et ne croyant pas, apparemment, l’entreprise de ce dernier assez contrebalancée par la construction du fort de Niagara, résolut d’en ériger un autre, à la Pointe à la Chevelure, sur le lac Champlain[2]. On ne pouvait choisir, pour ce dessein, une situation plus convenable ; car, outre qu’une forteresse érigée en cet endroit donnait au gouverneur du Canada le commandement des eaux du lac Champlain, elle servait encore de poste avancé, pour tenir en échec les établissemens anglais situés sur les rivières d’Hudson et de Connecticut. C’est ce que l’on comprit parfaitement, dans les colonies anglaises voisines du Canada. Mais, quoique la Nouvelle York eût plus à appréhender de l’entreprise de M. de Beauharnois que la Nouvelle Angleterre, cette dernière province fut la première à prendre l’alarme. On n’eut pas plutôt appris, à Boston, que la nouvelle forteresse, à laquelle on donna le nom de Fort Frédéric, avait été commencée, que le gouverneur Belcher envoya une lettre à M. Van-Dam, le nouveau gouverneur de la Nouvelle York, pour l’informer que l’assemblée générale de sa province s’était engagée, par un vote, à encourir sa quote-part des frais d’une députation en Canada, à l’effet d’empêcher la continuation des ouvrages commencés à la Pointe à la Chevelure, et pour le prier de faire en sorte que les cantons iroquois s’opposassent aussi à l’entreprise des Français. M. Van-Dam mit la lettre du gouverneur de la Nouvelle Angleterre devant son conseil, dans l’hiver de 1732 ; mais ces démarches n’eurent pas de suite, et M. de Beauharnois acheva tranquillement son fort, et y mit une garnison.

Dans le printemps et l’été de 1733, la petite vérole fit de grands ravages dans ce pays, tant parmi les Français que parmi les Sauvages. Des familles entières furent enlevées par cette épidémie, contre laquelle on ne connaissait pas alors de préservatif. Vers l’automne, il y eut un tremblement de terre des plus violents, ou plutôt, une suite de tremblemens de terre, dont les secousses se firent sentir dans toutes les parties alors habitées de la colonie.

Cette même année, le même sujet qui avait déjà été une occasion de dissention entre le premier évêque de Québec et différents gouverneurs, revint encore sur le tapis. Sur les plaintes qui furent portées au pied du trône, sinon par le marquis de Beauharnois, du moins par quelques officiers ou notables du pays, M. de Maurepas, alors ministre de la marine et des colonies, écrivit, par ordre du roi, à l’évêque de Samos, qui avait fait un cas réservé à lui seul de la vente des liqueurs fortes aux Sauvages, une lettre, où il lui mandait, que le roi regardait une telle restriction comme impolitique, par son extrême rigueur : que sa majesté avait appris avec regret, que quelques uns de ses officiers avaient été obligés de descendre du fort de Frontenac à Québec, pour obtenir l’absolution, et qu’elle ordonnait, en conséquence, qu’aussitôt après la réception de sa lettre, cette restriction fût levée, ou du moins, modifiée de manière à ne plus donner lieu à des plaintes bien fondées.

La restriction ne fut pas entièrement levée, mais suffisamment mitigée, pour faire cesser les plaintes et les murmures, ou les empêcher de se faire entendre au-delà de l’Atlantique.

Vers la fin de cette même année 1733, M. Dosquet devint, de droit, évêque de Québec, par la démission de M. de Mornay.

  1. La même que les Français appellaient Onnontagué ou Chouaguen.
  2. Le marquis de Beauharnois avait envoyé à la cour de France une espèce de mémoire, accompagné de la carte du territoire contesté entre la France et l’Angleterre, et en avait obtenu l’autorisation de fortifier ce qu’on regardait comme la frontière des possessions françaises.