Histoire des Trois Royaumes/II, II

Traduction par Théodore Pavie.
Duprat (1p. 116-124).


CHAPITRE II.


Guerre civile, mort de Sun-Kien.


I.[1]


Heureusement les officiers de Youen-Chao sauvèrent leur chef en se battant avec courage, et se retirèrent avec lui derrière le pont. De son côté, Sun-Tsan rassembla ses troupes et retourna à son camp. Hiuen-Té vint présenter ses respects à son ancien général, qui le remercia de l’avoir fait échapper à un si pressant péril ; il lui amena le jeune Tseu-Long, à qui Hiuen-Té témoigna beaucoup d’estime, et bientôt une amitié qui devint chaque jour plus intime (comme on le verra par la suite). Après ce premier combat, Youen-Chao s’affermit dans la province sans songer à reprendre l’offensive. De part et d’autre, on s’observa pendant un mois.

Cependant, établi à Tchang-Ngan, où il prenait le titre de premier ministre, Tong-Tcho se plaçait au-dessus de tous les princes de second rang, et il paraissait en public monté sur un char orné d’une couverture brune semée de dessins en or. Il fut averti que Youen-Chao, voyant son armée épuisée, se fortifiait et n’osait plus se battre. Pendant bien des semaines, Sun-Tsan et lui s’étaient attaqués sur les bords du Pan-Ho. Ly-Jou conseilla au régent de demander à l’empereur un ordre qui enjoignît à ces deux généraux les plus distingués de leur temps de se présenter à la cour ; touchés de cette grâce, ils ne manqueraient pas de se soumettre. Dès le lendemain, en effet, Tong-Tcho, qui approuvait le conseil, obtint du jeune souverain qu’on envoyât vers eux deux grands personnages du palais, le ministre Ma-Jy-Ty et l’intendant Tchao-Ky. Le généralissime de l’ancienne confédération, Youen-Chao, fit dix milles pour recevoir dignement les commissaires impériaux ; et tandis que ceux-ci étaient dans le camp, Sun-Tsan, instruit des volontés du souverain, fit parvenir à son compétiteur la lettre suivante :

« Les deux commissaires impériaux, imitant les vertus de Tchéou et de Tchao, sont venus nous apporter un ordre qui fait connaître les faveurs dont nous honore le souverain, et nous enseigne la réconciliation. Lorsque dans le ciel les nuages s’entr’ouvrent et laissent voir le soleil, quelle joie dans le monde ! Telle est celle que j’éprouve. Jadis, au temps de Kwang-Wou, Kia-Fou et Kieou-Siun, qui, tous les deux à la tête d’un parti, cherchaient à se perdre, se soumirent à ce grand empereur, vaincus par sa clémence ; et quand ils parurent, montés sur le même char, le peuple les glorifia. Moi qui suis bien peu de chose, si j’obtiens avec vous un pareil bonheur, il sera bien grand pour moi et je croirai vous être redevable d’un bienfait ! »

Cette lettre fit grand plaisir à Youen-Chao. Le lendemain les deux commissaires se rendirent au camp de Sun-Tsan, qui, après les avoir festoyés pendant un jour, les mit poliment sur la route de la capitale. D’après la recommandation de son protecteur Sun-Tsan, Hiuen-Té fut confirmé par l’empereur dans la place de gouverneur du district de Ping-Youen ; et, serrant la main de son jeune ami Tseu-Long, il lui dit un adieu qui fut de part et d’autre mêlé de larmes abondantes. « Hélas ! disait Tseu-Long, j’avais cru voir dans Sun-Tsan le héros de notre époque, et je comprends aujourd’hui que c’est un homme de la trempe de Youen-Chao. — Servez-le avec courage, général, reprit Hiuen-Té, nous nous reverrons un jour ! » Et ils se quittèrent en pleurant : l’un retourna à son poste, l’autre suivit le chef dont il avait embrassé le parti.

Cependant le frère du généralissime de l’armée désormais dissoute, Youen-Chu (retiré alors à Nan-Yang), averti que celui-ci venait de se rendre maître de la ville de Ky-Tchéou, lui avait fait demander un renfort de mille chevaux ; et comme Youen-Chao ne lui envoya pas un cheval, furieux de cette indifférence, il se tourna vers le gouverneur de Hing-Tchéou, vers Liéou-Piéou, pour lui demander des vivres ; celui-ci ne lui donna pas un grain de blé. Dans sa colère, Youen-Chu écrivit secrètement à Sun-Kien (qui venait de se déclarer indépendant, et à qui lui-même il avait, au commencement de cette guerre, refusé des provisions), la lettre suivante :

« Naguères, mon frère Youen-Chao a voulu vous enlever le sceau impéral et empêcher votre retraite. Aujourd’hui, il a levé des troupes avec Piéou et envahi une province à l’est du fleuve Kiang. Cette conduite m’a révolté. Rendez-vous maître de Hing-Tchéou, et je vous aiderai à battre mon frère ; vengeons nos injures mutuelles. Vous garderez cette ville, moi je prendrai celle de Ky-Tchéou. Hâtons-nous d’accomplir cette entreprise. »

Sun-Kien trouva l’occasion excellente de se venger du gouverneur Liéou-Piéou, qui lui avait barré le chemin quand il songeait à passer dans le Kiang-Tong. Avec ses trois amis dévoués (Tching-Pou, Hwang-Kay et Han-Tang), réunis en conseil, il délibéra sur le parti à prendre. Le premier disait qu’il fallait se défier des paroles d’un homme artificieux comme Youen-Chu ; mais Sun-Kien, songeant bien qu’il pouvait, sans le secours de cet allié, tirer vengeance de Youen-Chao, envoya Hwang-Kay en avant, rassembler sur les bords du fleuve Kiang cinq cents bateaux. Il devait aussi faire des provisions d’armes, de vivres et de fourrages. Les grandes barques étaient destinées au transport des chevaux, et l’on n’attendait qu’un jour favorable pour entrer en campagne. Ce fut alors que des espions vinrent annoncer à Liéou-Piéou, en dedans du Kiang, le danger dont il était menacé.

Celui-ci, dans sa frayeur, réunit ses mandarins civils et militaires pour avoir leurs avis. L’un des conseillers, Kouay-Léang, pensa que le gouverneur devait calmer ses alarmes, envoyer en avant les troupes du Kiang-Hia, sous les ordres de Hwang-Tsou, et les soutenir lui-même en marchant à la tête des soldats de sa province ; l’ennemi venu de loin, embarrassé par les fleuves et les lacs, ne pourrait déployer ses forces ni tirer parti de son brillant courage. Liéou-Piéou adopta ce plan.

Or, Sun-Kien avait cinq fils et une fille, et aussi un jeune frère, Sun-Tsing (surnommé Yeou-Tay[2]), qui, au moment où il allait partir à la tête des troupes, vint le saluer avec tous ses enfants, et il lui donna ce conseil : « Le pouvoir est aux mains de Tong-Tcho, notre empereur est faible, l’Empire est dans l’anarchie, chacun s’en partage les lambeaux ; le pays à l’est du Kiang conserve seul une apparence, un reste de tranquillité, et, pour une petite vengeance, vous y conduisez des troupes nombreuses ! Cela n’est pas bien, mon frère, songez-y. — Vous n’entendez rien à ces choses, répliqua Sun-Kien ; j’en ai fait le serment, je veux être le maître dans l’Empire, dominer mon siècle, pacifier le peuple. J’ai un ennemi, et je me vengerai de son insulte. Faut-il que je croise les bras et que j’attende la mort ! Je ne suivrai pas un pareil conseil. — Et moi, interrompit l’aîné des cinq fils, Sun-Tsé, je veux suivre mon père ! — Cet enfant, dès son jeune âge, a montré une rare valeur, dit Sun-Kien, il me suivra à la tête de mes troupes. » Tandis que son second frère Sun-Kuen restait avec leur oncle à garder la rive orientale du fleuve, l’enfant intrépide monta sur un bateau et se rendit devant la ville de Fan-Tching. Le chef de l’avant-garde ennemie, Hwang-Tsou, s’était embusqué sur l’autre rive avec une compagnie d’archers, appuyés par d’excellents soldats d’infanterie. Dès qu’il voit les bateaux toucher le bord, il fait pleuvoir sur eux une grêle de flèches ; Sun-Kien ordonne aux siens de ne pas répondre à cette attaque, de rester en bon ordre cachés au fond des barques, et de tenir l’ennemi en alerte par divers mouvements. Au bout de trois jours, Hwang-Tsou avait épuisé toutes ses flèches, et Sun-Kien fit arracher par milliers celles qui s’étaient enfoncées dans le bois des bateaux ; puis, profitant d’un vent favorable, il s’approcha, et ses troupes à leur tour lancèrent leurs traits en masse. Tsou ne put tenir sur le rivage, les siens se retirèrent en désordre ; ainsi les trois corps d’armée, ayant à leur tête chacun un des trois lieutenants de Sun-Kien[3], débarquèrent et chargèrent tous ensemble, si bien que Tsou éprouva une déroute complète. Il abandonna la ville forte qu’il défendait pour se réfugier dans celle de Teng-Tching. Sun-Kien, laissant ses bateaux sous la garde de la troisième division, courait lui-même à la poursuite des fuyards jusqu’auprès de Teng-Tching ; mais Tsou vint lui présenter la bataille dans une plaine inculte. Aussitôt Sun-Kien déploie son armée : il est debout avec ses chefs, au pied de son étendard ; le casque en tête, la lance au poing, couvert de sa cuirasse, le jeune Sun-Tsé paraît à cheval auprès de son père. Hwang-Tsou s’avance avec deux de ses lieutenants, Tchang-Hou et Tchin-Seng, anciens rebelles du pays de Kiang-Hia, soumis depuis à Liéou-Piéou.

« Vils bandits de la rive orientale, crie Hwang-Tsou en provoquant l’ennemi, osez-vous bien attaquer un parent de l’empereur et envahir son territoire ! » Aussitôt Tchang-Hou, brandissant son trident de cuivre jaune, lance son cheval… à la voix de Sun-Kien, qui s’est écrié : « Quel homme de cœur me tuera ce brigand ? » Han-Tang vole à la rencontre du chef ennemi ; la lutte est longue et le succès douteux ; cependant Tchin-Seng voit que les forces de son compagnon s’épuisent ; la lance au poing, il se précipite hors des rangs pour le secourir, espérant venir à bout de Han-Tang par cette double attaque. Mais le jeune Sun-Tsé, debout derrière son père, l’a vu venir ; il dépose sa pique, tend son arc, et lance une flèche qui perce le visage de Tchin-Seng. Le guerrier blessé tombe à terre, son compagnon tremblant ne peut plus combattre, et Han-Tang lui fend le crâne d’un coup de sabre.

Hwang-Tsou, à son tour serré de près par Tching-Pou, est forcé de se débarrasser de son casque ; il abandonne son cheval et se réfugie à pied au milieu des bataillons de son infanterie. L’armée vaincue est poursuivie par Sun-Kien, qui la décime, jusque sur les bords du fleuve Han. Les bateaux confiés à la garde de Hwang-Kay distribuent les troupes victorieuses le long des deux fleuves[4].

Hwang-Tsou vint rendre compte de sa défaite à Piéou, qui délibéra de nouveau avec ses conseillers. « Puisqu’on ne peut résister à Sun-Kien, dit Kouay-Léang, puisque les troupes battues, découragées, n’ont plus la force de combattre, il faut se mettre à l’abri au milieu des vallées, des collines, éviter la bataille et demander secrètement des renforts à Youen-Chao, c’est le seul moyen de salut. » Un autre, Tsay-Mao, blâmait ce lâche conseil : fallait-il, quand l’ennemi était prêt à bloquer les murailles, se croiser les bras et attendre la mort ?

Cet avis plut à Liéou-Piéou ; Tsay-Mao, qui l’avait donné en s’offrant de le mettre à exécution, sortit avec dix mille hommes sous les murs de Siang-Yang, et les rangea en bataille près du mont Sien-Chan, situé devant la ville. Chef d’une armée triomphante, Sun-Kien arrivait au galop, et dès qu’il vit paraître Tsay-Mao, frère aîné d’une des concubines de Piéou, il s’écria : « Qui va me le prendre ? » Tching-Pou répond à l’appel. Après une courte attaque, Mao est forcé de fuir jusque dans les murs de la ville ; la plaine est jonchée des débris de ses troupes. Sa défaite lui fut amèrement reprochée par Kouay-Léang, qui, lui-même ayant conseillé la prudence, demandait qu’on tranchât la tête au vaincu ; mais Piéou, par amour pour la sœur du coupable, refusa de lui infliger un pareil châtiment.

Cependant la nouvelle arriva bientôt que l’ennemi cernait la ville. Kouay-Léang fut chargé de défendre les fossés avec un corps de troupes, pendant qu’on envoyait un courrier à Youen-Chao pour lui demander des renforts. Depuis plusieurs jours les assiégés résistaient, lorsqu’un tourbillon brisa le bâton de l’étendard de la division du centre de l’armée de Sun-Kien ; Tching-Pou vit dans cet incident un augure fâcheux ; il fallait rappeler les soldats. « Ah ! répondit Sun-Kien, après tant de victoires la ville sera bientôt à nous : doit-on, pour une bannière renversée, retirer ses soldats ! — C’est la bannière du principal corps d’armée, la vôtre, dit Han-Tang ; le présage est grave ! — Le vent n’est qu’une exhalaison du ciel et de la terre, interrompit Sun-Kien, et parce qu’une brise des premiers jours d’hiver a abattu l’étendard, faut-il perdre courage ! Toute ma vie j’ai commandé des soldats, et jamais de pareilles folies ne m’ont occupé ; au contraire, c’est le cas de donner un assaut général et d’emporter la ville ! »

Pendant ce temps-là, dans les rangs opposés, Kouay-Léang racontait au gouverneur assiégé qu’il avait vu, dans la nuit, l’étoile d’un général tomber à terre, et que c’était infailliblement celle qui présidait aux destinées du chef ennemi. Le dépêche pour Youen-Chao est prête, il faut qu’elle parte, mais qui osera traverser les lignes des assiégeants ? « Moi, » répondit un brave officier du nom de Liu-Kong. — « Eh bien ! dit Kouay-Léang, si vous êtes assez hardi pour cela, écoutez mes avis : prenez avec vous cinq cents archers d’élite ; une fois les lignes passées, gagnez la montagne. L’ennemi vous poursuivra ; laissez alors cent hommes sur les hauteurs pour qu’ils puissent attaquer avec des pierres ; jetez cent archers dans les bois, mais qu’ils laissent approcher ceux qui vous poursuivront, sans bouger ; ils ne devront lancer leurs flèches que quand l’ennemi, engagé dans la montagne, sera ainsi tombé dans le piége. Si vous tuez un chef et que l’ennemi se rende, faites un signal auquel on vous répondra dans la ville en venant à votre secours. Mais si vous sortez sans être attaqué, franchissez plutôt les lignes sans tirer le canon d’alarme. Cette nuit, la lune ne brille guère ; vous devrez partir au crépuscule. »

Kouay-Léang disposa des troupes aux quatre portes de la ville, pour qu’elles fussent prêtes à répondre au signal ; au soir, Liu-Kong était sorti avec ses cavaliers. Du haut des murs, on regarda du côté de l’est, on n’apercevait pas un soldat, pas un cheval ; ce fut par cette porte que Liu-Kong s’échappa furtivement à la tête de sa petite troupe. Il traversait sans bruit les retranchements de Sun-Kien, quand celui-ci entendit, du milieu de sa tente, des voix d’hommes ; vite il saute à cheval avec une trentaine de cavaliers, se dirige vers la partie orientale du camp, et apprend de la bouche des gardes qu’un groupe d’ennemis, déjà en marche vers la montagne, a franchi les lignes. Sans demander plus de détails, Sun-Kien se lance à leur poursuite avec ses trente cavaliers, et crie : « Arrêtez, fuyards ! » Liu-Kong, qui avait déjà placé son monde en embuscade dans la montagne et dans la forêt, se retourne, engage la lutte, et se remet à galoper vers les hauteurs, toujours harcelé par Sun-Kien, qui ne sait où son ennemi veut l’entraîner. À peine arrive-t-il sur la montagne, qu’il est assailli d’en haut par une grêle de pierres ; les flèches pleuvent d’en bas, du côté de la forêt ; les soldats en embuscade se démasquent et criblent Sun-Kien de traits et de cailloux. Le crâne fracassé, il tombe… Le maître et le cheval avaient péri tous les deux sur le mont Sien-Chan ! Sun-Kien était âgé de trente-sept ans ; il mourut la 3e année du règne de Hiao-Hien-Ty, le 7e jour du 11e mois.

[Année 193 de J.-C] Les trente cavaliers, arrêtés dans la route, tombèrent sous les coups de Liu-Kong ; il donna le signal. Les trois lieutenants du gouverneur (Hwang-Tsou, Kouay-Youe, Tsay-Mao) font une sortie, et les troupes du Kiang-Tong sont en pleine déroute. Au bruit de cette armée se précipitant en désordre, Hwang-Kay amena les troupes qui étaient sur les bateaux pour défendre le camp ; il attaqua et fit prisonnier Hwang-Tsou lui-même. Tching-Pou, qui gardait près de lui le fils de son général (dont il ignorait la mort) cherchait la route ; il rencontre Liu-Kong, et, après une courte lutte, le tue d’un coup de lance. Ce fut bientôt une mêlée complète ; on s’égorgea jusqu’au jour. Alors chacun rallia ses soldats, et Liéou-Piéou rentra dans la ville.

Cependant Sun-Tsé, revenant aux bords du fleuve Han, apprit la mort de son père ; il courut avec des larmes et des sanglots à la recherche de son corps. Les troupes de Piéou l’avaient emporté ; et à travers le camp ce furent des cris et des larmes sans fin. « Si le cadavre de mon père est aux mains des ennemis, dit l’enfant, comment retournerais-je dans ma famille ? — Il y a un moyen, dit Hwang-Kay, c’est de l’échanger avec le général Hwang-Tsou, fait prisonnier cette même nuit. » Un officier, Hiuen-Kay, se chargea d’aller porter ces propositions à Liéou-Piéou. Celui-ci offrit de remettre le cercueil dans lequel le général mort était déjà enfermé ; Hwang-Tsou serait rendu en échange, et, de part et d’autre, on retirerait ses troupes : la paix serait conclue.

Au moment où le parlementaire allait se retirer, une voix cria : « Non, n’en faites rien ! J’ai un autre projet. Que les troupes ennemies ne se retirent pas ainsi ; commençons par décapiter l’envoyé, ensuite nous verrons. — Aujourd’hui Sun-Kien est mort, les gens du Kiang-Tong n’ont plus de chef, Sun-Tsé est jeune, ses frères ne sont que des enfants, reprit Kouay-Léang, l’occasion est bonne ; pendant que rien ne nous menace de ce côté, pendant que tout est affaibli à l’est du fleuve, jetons des soldats dans cette contrée, et à la première attaque elle est à nous. Si le corps est rendu au fils, si on lui permet de remporter dans les provinces méridionales le cercueil de son père, cette vue nourrira le zèle, excitera l’enthousiasme des populations, et que de malheurs pour notre province ! — Et mon lieutenant Tsou, prisonnier dans le camp ennemi, répondit Piéou, dois-je l’abandonner ? — Cela peut-il vous arrêter ? répliqua Léang ; qu’importe un homme sans talent ; le perdre pour gagner cent lieues de pays, voilà la vraie conduite d’un homme supérieur ! — Non, reprit Piéou, Tsou est mon ami de cœur, je ne manquerai pas ainsi à un devoir sacré ! »

L’envoyé retourna au camp ; Hwang-Tsou délivré alla prendre congé du jeune Sun-Tsé, qui vint au-devant du cercueil de son père ; la guerre était finie. Sun transporta le cadavre dans sa bière à l’est du fleuve, et, après avoir accompli toutes les cérémonies funèbres, il l’ensevelit à Kio-Ho. Retiré avec ses troupes à Kiang-Tou, le jeune prince, devenu indépendant, appela à lui les hommes instruits et sages ; de tous côtés, les gens recommandables par leurs talents et leurs rares qualités vinrent grossir son parti.


  1. Vol. I, livre II, chap. IV, p. 44 du texte chinois.
  2. Voici les noms des quatre fils qu’il avait de sa femme légitime Ou : Tsé-Pé-Fou, Kuen-Tchong-Méou, Y-So-Py et Kwang-Ky-Tao. De la sœur cadette de sa femme, il avait une fille Sun-Jin et un fils Lang-Tsao-Ngan. Une autre femme, de la famille Yu, lui donna un sixième fils du nom de Sun-Chao, son surnom Kong-Ly.
  3. Au milieu Han-Tang, à gauche Tching-Pou, à droite Hwang-Kay.
  4. Le fleuve Han coule au nord-ouest de la ville de Siang-Hyang ; il prend sa source dans les monts Pou-Tchong-Chan du Chen-Sy. L’autre fleuve désigné ici est le Kiang.


Notes


Au lieu de « princes de second rang, » il vaut mieux lire « grands vassaux, seigneurs des provinces » ; en mandchou holo-i-peise.


Tchéou cité ici est le même Tchéou-Kong dont il a été question à la note de la page 65. Tchao est Tchao-Kong, roi de Lou, qui régnait sur ce petit état au temps où Confucius vivait. « L’an 517 avant notre ère, ce prince étant allé dans le royaume de Tsy, où il demeura quelques mois, apprit que les troubles qui commençaient à s’élever dans sa principauté de Lou avaient obligé Confucius de passer dans celle de Tsy ; il fut plus affligé de la retraite de ce grand philosophe que du désordre qui arrivait dans son royaume. » Histoire générale de la Chine.


Kia-Fou et Kiéou-Sun sont deux généraux célèbres du temps de Kwang-Wou-Ty, régénérateur de la dynastie des Han, le même qui transporta la cour dans le Ho-Nan. Le premier rendit d’importants services à ce grand empereur en réduisant les rebelles du Hien-Tchéou ; le second s’offrit d’apaiser, près de Lo-Yang, la nouvelle capitale, une révolte assez menaçante ; des rebelles avaient pris les armes pendant l’absence du souverain. La victoire fut due en grande partie à la présence de l’empereur qui, marchant sur les traces de son général, intimida les mécontents ; ceux-ci se soumirent aussitôt et vinrent implorer la clémence de Kwang-Wou-Ty.


Liéou-Piéou était parent des empereurs, les Han ayant le même nom de famille. Voir plus haut la note de la page 82.


Il faut plutôt traduire : « Ne laissons pas les troupes du Kiang-Tong, de la province à l’est du fleuve Kiang, retourner dans leur pays ; tâchons de les détruire et commençons par décapiter l’envoyé que voici, ensuite nous emploierons un moyen que je vais proposer... »