Histoire des Juifs/Préface du 5e volume

Traduction par Lazare Wogue, Moïse Bloch.
A. Lévy (Tome 5p. i-vi).


PRÉFACE


DU CINQUIÈME ET DERNIER VOLUME


Avec ce 5e volume, que nous donnons aux amis des études historiques, s’achève la traduction française de l’Histoire des Juifs de Graëtz. Le 1er volume avait paru en 1882 il n’a donc pas fallu moins de quinze ans pour mener à bonne fin une entreprise littéraire accueillie, dès le premier moment, avec une faveur marquée. Ce long espace de temps peut sembler hors de proportion avec l’étendue du travail. Plus d’une fois les lecteurs des volumes précédents ont exprimé le regret que leur collection restât si longtemps incomplète. Nous-même avons partagé ce regret ; mais des circonstances indépendantes de la bonne volonté des traducteurs, et sur lesquelles il n’y a pas grand intérêt à insister, ont fait, malgré nous, traîner les choses en longueur.

Quoi qu’il en soit, l’oeuvre est aujourd’hui arrivée à son terme, et nous sommes heureux de la présenter au public dans son intégrité. Ce n’est pas, il est vrai, la grande Histoire des Juifs de Graëtz que nous avons fait passer dans notre langue : l’ouvrage primitif compte onze volumes dans le texte allemand. Mais l’illustre historien l’avait résumé, de sa propre main, pour en faire une édition moins savante, plus populaire, accessible à tous les lecteurs. Nous n’avons eu que le mérite de publier cette édition en français, répondant ainsi au désir de l’auteur, qui attachait un grand prix à ce que les résultats de ses recherches fussent mis à la portée du public français. Ce fut une profonde satisfaction pour lui de voir son désir réalisé par les soins de quelques amis. S’il ne lui a pas été donné d’assister au couronnement de l’oeuvre entière, il vécut toutefois assez pour pouvoir se relire, en majeure partie, dans la langue qu’il affectionnait tout particulièrement et qu’il appelait avec raison le meilleur véhicule de la pensée humaine. Nous croyons bon d’ajouter que ceux des lecteurs qui auraient envie de connaître les preuves sur lesquelles s’appuient les conclusions de l’auteur et les sources où il a puisé, auraient la ressource de recourir à l’édition originale, enrichie de tant de notes et de dissertations érudites.

Le résumé, tel qu’il est, d’une lecture plus facile, dépourvu de tout apparat scientifique, suffit amplement pour donner une vue d’ensemble des destinées matérielles des Juifs et du développement de leur pensée. Ceux qui le liront avec un esprit non prévenu admireront la vitalité, la fécondité morale de cette race qui a accompli tant de grandes choses au cours de sa longue histoire et enfanté tant d’œuvres remarquables, en même temps qu’ils seront émus de pitié devant les souffrances aussi atroces qu’imméritées qu’elle eut à supporter. Lorsque Graëtz rédiga son mémorable travail, il put croire que la victoire des idées de justice, d’impartialité, de tolérance religieuse était définitivement acquise. S’il a raconté au long toutes les tristesses, toutes les épreuves d’un passé qui donne le frisson, les persécutions sans nombre qui firent des Juifs, en tous pays, de véritables martyrs, c’était pour faire œuvre d’historien qui se doit à lui-même d’être aussi complet que possible ; c’était aussi pour faire honneur au temps où il vivait de l’heureuse modification qui s’était produite dans les esprits. Il a eu la douleur de reconnaître, vers la fin de sa carrière, qu’il avait été le jouet d’une illusion en considérant le passé, avec ses préventions, ses injustices, ses duretés. comme disparu à jamais, que les hommes s’habituent avec peine à être équitables et bienveillants les uns pour les autres, qu’il est des préjugés qui ont la vie tenace, et que l’histoire est sujette à de tristes recommencements. Cependant, si quelque chose est de nature à inspirer aux esprits une appréciation plus saine et plus juste des faits, dénaturés comme à plaisir, et à dissiper des préventions aussi vieilles que peu fondées, c’est un récit comme celui-ci, qui met sous les yeux du juge toutes les pièces du procès et lui permet de se faire une opinion raisonnée sur le bien ou le mal fondé d’accusations dues plus encore à l’ignorance, à de déplorables méprises, qu’à des passions haineuses. Nous avons la certitude que le judaïsme et ceux qui se réclament de lui ne peuvent sortir d’un pareil débat qu’avec tous les honneurs de la guerre.

L’ouvrage de Graëtz n’a pas la prétention, évidemment, d’avoir atteint partout et toujours la perfection dans la vérité et dit le dernier mot sur chacune des questions qu’il traite. L’histoire d’une société, d’une race, d’une époque n’est jamais close. Sans cesse de nouveaux matériaux viennent s’ajouter à ceux qu’ont exploités les premiers travailleurs. Les érudits sans nombre qui, dans tous les pays du monde, s’appliquent patiemment à la reconstitution du passé, ne font pas œuvre vaine. Depuis le jour où Graëtz a écrit son histoire, bien des découvertes ont été faites, bien des documents ignorés de lui ont été tirés de l’oubli, qui éclairent d’un jour inattendu les points qu’il a insuffisamment ou mal élucidés. Peut-être le moment n’est-il pas éloigné, dans tous les cas il viendra tôt ou tard, où des émules de Graëtz, doués comme lui d’un vaste savoir, du talent de généralisation et de l’art de composer qu’il possédait à un haut degré, reprendront en sous-œuvre l’édifice qu’il a construit et nous gratifieront d’une histoire plus complète et plus rapprochée de l’absolue vérité qu’il n’a pu le faire. La gloire de Graëtz n’en sera pas diminuée il lui restera toujours l’honneur d’avoir frayé la route à ses successeurs, d’avoir été un initiateur de premier ordre[1].

Nous savons que les acheteurs n’ont pas manqué aux volumes qui ont paru jusqu’à ce jour. Nous avons la confiance, maintenant que l’ouvrage est achevé, que le nombre des amateurs, guidés par le besoin de s’instruire et de voir clair dans une histoire à la fois variée et dramatique, ira en augmentant. Il est à souhaiter surtout que ce livre pénètre dans les familles israélites, et qu’il devienne une des lectures favorites de notre jeunesse. Elle connaît assez bien d’ordinaire l’histoire du peuple hébreu jusqu’à la ruine du deuxième temple de Jérusalem le programme d’instruction religieuse, imposé à nos enfants, lui en fait une obligation. Mais l’histoire des Juifs proprement dits, des Juifs de la dispersion, est encore pour un trop grand nombre une véritable terra incognita. Il serait heureux que cette fâcheuse lacune ne subsistât pas plus longtemps. Notre culte aurait tout à y gagner. Rien ne peut mieux rattacher les Israélites à leur religion que la connaissance approfondie de leur passé, si douloureux mais si honorable, et le commerce intime avec les grands penseurs qu’il a produits.

Les deux premiers volumes de cette traduction portent le nom si autorisé de feu M. le grand rabbin Lazare Wogue, professeur d’exégèse biblique et de théologie au séminaire israélite. Pour divers motifs, il avait dû abandonner la tâche, dont il s’était supérieurement acquitté comme de tout ce qu’il entreprenait, à son élève et ami M. Moïse Bloch, rabbin de Versailles, connu par d’excellents travaux personnels. Les lecteurs ont déjà pu se rendre compte de la valeur incontestable de sa traduction. Je me bornerai à dire qu’elle se recommande autant par une scrupuleuse fidélité que par une grande pureté de langage. C’est un plaisir et un devoir pour nous de le remercier du précieux concours qu’il a donné à cette publication, ainsi que de l’Index qu’il y a joint et qui forme un complément indispensable pour une œuvre aussi étendue, aussi remplie de noms et de faits que celle-ci. L’état de sa santé, qui depuis plusieurs années l’oblige à s’absenter pendant les mois d’hiver, est une des causes du retard qu’a subi l’apparition du présent volume.

Il me reste encore un autre devoir bien doux à remplir. Une entreprise comme celle dont nous saluons ici la fin exige de grands sacrifices d’argent. Elle n’eût pas été possible sans l’appui de quelques Mécènes généreux, soucieux des intérêts de la vérité, de la science et du judaïsme. Ils ne m’en voudront pas, je l’espère, de désigner leur nom à la reconnaissance de mes coreligionnaires et du monde savant. Au premier rang de ces bienfaiteurs, il convient de placer M. le baron Edmond de Rothschild, qui est venu à notre aide avec un empressement aimable et une obligeance qui ne s’est pas lassée, et M. Hippolyte Rodrigues qui, ayant eu la bonne fortune d’être l’ami personnel de l’auteur, a eu à cœur d’assurer le succès de cette édition française. À ces noms j’associe ceux de M. S.-H. Goldschmidt, président de l’Alliance israélite universelle, à qui le judaïsme doit énormément, et de feu L.-M. Rothschild de Londres. Enfin, Me la baronne Maurice de Hirsch de Gereuth, qui s’acquiert chaque jour de nouveaux titres à l’admiration de tous ceux qui apprécient la générosité du cœur unie à l’élévation de l’esprit, nous a soutenus dans notre tâche difficile avec autant de simplicité que de libéralité. À tous j’exprime publiquement mes remerciements les plus chaleureux. Puissent-ils trouver dans la diffusion même de l’œuvre qu’ils ont bien voulu patronner la récompense de leur sympathie et de leurs sacrifices !


Zadoc KAHN
Grand Rabbin de France.


Paris, Juillet 1897.
  1. M. Théodore Reinach a publié des 1884, en un volume (Librairie Hachette et Cie), une excellente Histoire des Israélites depuis l’époque de leur dispersion jusqu’à nos jours, où l’influence de Graëtz est visible et hautement reconnue par l’auteur lui-même.