Chez l’auteur (p. 441-490).

LIVRE TRENTE-TROISIÈME


Les Jacobins forcent les Girondins à se prononcer dans le procès du roi. — Saint-Just. — Son portrait. — Il demande la mort du roi. — La Montagne. — Sa pensée. — Thomas Payne. — Disette à Paris. — Le clergé salarié. — L’armoire de fer. — Dénonciations. — La populace autour du Temple. — Madame Roland à la barre. — Robespierre demande que le roi soit jugé sans appel. — Vergniaud lutte pour la vie du roi.


I

Cependant les Jacobins étaient pressés d’arracher aux Girondins, à la face du peuple, leur secret sur la vie ou la mort du roi. Impatients de s’armer contre eux du soupçon de royalisme, il leur fallait la discussion immédiate sur ce grand texte pour ranger leurs ennemis parmi les faibles ou parmi les traîtres. Ils connaissaient la répugnance de Vergniaud à cette immolation de sang-froid à la vengeance plus qu’au salut de la république. Ils suspectaient les intentions de Brissot, de Sieyès, de Pétion, de Condorcet, de Guadet, de Gensonné. Ils brûlaient de voir éclater au grand jour ces répugnances et ces scrupules, pour en faire un signe de réprobation contre les amis de Roland. Le procès du roi allait séparer les faibles des forts ; le peuple demandait ce jugement comme une satisfaction, les partis comme un dernier combat, les ambitieux comme le gage du gouvernement de la république entre leurs mains.


II

Pétion demanda le premier à la Convention que la question d’inviolabilité du roi fût posée, et qu’on délibérât avant tout sur ce préliminaire indispensable à tout jugement : « Le roi peut-il être jugé ? » Morisson prétendit que l’inviolabilité déclarée par la constitution de 1791 couvrait la personne du souverain contre tout autre jugement que le jugement de la victoire, et que toute violence de sang-froid contre sa vie serait un crime. « Si, le 10 août, dit-il, j’avais trouvé Louis XVI le poignard à la main, couvert du sang de mes frères ; si j’avais vu bien clairement, ce jour-là, que c’était lui qui avait donné l’ordre d’égorger les citoyens, j’aurais été le frapper moi-même. Mais plusieurs mois se sont écoulés depuis ce jour. Il est entre nos mains, il est sans armes, sans défense, et nous sommes Français. Cette situation est la loi des lois. »


III

Saint-Just se leva à ces mots. Saint-Just était dès lors comme la pensée de Robespierre, que Robespierre faisait marcher à quelques pas en avant de lui. Ce jeune homme, muet comme un oracle et sententieux comme un axiome, semblait avoir dépouillé toute sensibilité humaine pour personnifier en lui la froide intelligence et l’impitoyable impulsion de la Révolution. Il n’avait ni regards, ni oreilles, ni cœur pour tout ce qui lui paraissait faire obstacle à l’établissement de la république universelle. Rois, trônes, sang, femmes, enfants, peuples, tout ce qui se rencontrait entre ce but et lui disparaissait ou devait disparaître. Sa passion avait, pour ainsi dire, pétrifié ses entrailles. Sa logique avait contracté l’impassibilité d’une géométrie et la brutalité d’une force matérielle. C’était lui qui, dans des conversations intimes et longtemps prolongées dans la nuit sous le toit de Duplay, avait le plus combattu ce qu’il appelait les faiblesses d’âme de Robespierre et sa répugnance à verser le sang du roi. Immobile à la tribune, froid comme une idée, ses longs cheveux blonds tombant des deux côtés sur son cou, sur ses épaules, le calme de la conviction absolue répandu sur ses traits presque féminins, comparé au saint Jean du Messie du peuple par ses admirateurs, la Convention le contemplait avec cette fascination inquiète qu’exercent certains êtres placés aux limites indécises de la démence ou du génie. Attaché aux pas de Robespierre seul, Saint-Just se communiquait peu aux autres. Il sortait de sa place à la Convention pour apparaître comme un précurseur des opinions de son maître. Son discours fini, il y rentrait silencieux et impalpable, non comme un homme, mais comme une voix.


IV

« On vous dit, murmura froidement Saint-Just, que le roi doit être jugé en citoyen ; et moi j’entreprends de vous prouver qu’il doit être jugé en ennemi. Nous n’avons pas à le juger, nous avons à le combattre. La plus funeste des lenteurs que nos ennemis nous recommandent serait celle qui nous ferait temporiser avec le roi. Un jour des peuples aussi éloignés de nos préjugés que nous le sommes des préjugés des Vandales s’étonneront qu’un peuple ait délibéré pour savoir s’il avait le droit de juger ses tyrans. On s’étonnera qu’au dix-huitième siècle on ait été moins avancé que du temps de César. Le tyran fut immolé en plein sénat, sans autre formalité que vingt-deux coups de poignard, sans autre loi que la liberté de Rome ; et aujourd’hui on fait avec respect le procès d’un homme, assassin du peuple, pris la main dans le sang, la main dans le crime ! Ceux qui attachent quelque importance au juste châtiment d’un roi ne feront jamais une république. Parmi nous la mollesse des caractères est un grand obstacle à la liberté. Les uns semblent craindre dans cette occasion de porter un jour la peine de leur courage. Les autres n’ont point renoncé finalement à la monarchie. Ceux-ci craignent un exemple de vertu qui serait un lien de responsabilité commune et d’unité de la république. Citoyens, si le peuple romain, après six cents ans de vertus et de haine des rois, si l’Angleterre, après Cromwell mort, virent renaître les rois malgré leur énergie, que ne doivent pas craindre les bons citoyens en voyant la hache trembler dans nos mains, et un peuple, dès le premier jour de sa liberté, respecter le souvenir de ses fers ! On parle d’inviolabilité ! Elle existait, peut-être, cette inviolabilité mutuelle, de citoyen à citoyen ; mais de peuple à roi il n’y a plus de rapport naturel. Le roi était en dehors du contrat social qui unissait entre eux les citoyens. Il ne peut être couvert par ce contrat, auquel seul il faisait une tyrannique exception.

« Et l’on invoque les lois en faveur de celui qui les a toutes détruites ! Quelle procédure, quelle information voulez-vous faire de ses crimes, qui sont partout écrits avec le sang du peuple ? Ne passa-t-il point avant le combat les troupes en revue ? Ne prit-il pas la fuite au lieu de les empêcher de tirer sur la nation ? Mais à quoi bon chercher des crimes ? Il est telle âme généreuse qui dira dans un autre temps que le procès doit être fait à un roi, non pour les crimes de son gouvernement, mais pour le seul crime d’avoir été roi ! Car la royauté est un crime pour lequel l’usurpateur est justiciable devant tout citoyen ! Tous les hommes ont reçu de la nature la mission secrète d’exterminer la domination. On ne peut régner innocemment : tout roi est un rebelle. Et quelle justice pourrait lui faire le tribunal auquel vous remettriez son jugement ? Aurait-il la faculté de lui restituer la patrie et de citer devant lui, pour lui faire réparation, la volonté générale ? Citoyens, le tribunal qui doit juger Louis est un conseil politique. C’est le droit des nations qui juge les rois. N’oubliez pas que l’esprit dans lequel vous jugerez votre maître sera l’esprit dans lequel vous établirez votre république. La théorie de votre jugement sera celle de vos magistratures. La mesure de votre philosophie dans ce jugement sera aussi la mesure de votre liberté dans votre constitution. À quoi bon même un appel au peuple ? Le droit des hommes contre les rois est personnel. Le peuple tout entier ne saurait contraindre un seul citoyen à pardonner à son tyran. Mais hâtez-vous ! car il n’est pas de citoyen qui n’ait sur lui le droit qu’avait Brutus sur César ! le droit d’Ankarstroem sur Gustave ! Louis est un autre Catilina. Le meurtrier jurerait, comme le consul de Rome, qu’il a sauvé la patrie en l’immolant. Vous avez vu ses desseins perfides, vous avez compté son armée ; le traître n’était pas le roi des Français, mais le roi de quelques conjurés. Il faisait des levées de troupes ; il avait des ministres particuliers ; il avait proscrit secrètement tous les gens de bien et de courage ; il est le meurtrier de Nancy, de Courtrai, du Champ de Mars, des Tuileries. Quel ennemi étranger nous a fait plus de mal ? Et l’on cherche à remuer la pitié ! On achètera bientôt des larmes comme aux enterrements de Rome ! Prenez garde à vos cœurs ! Peuple ! si le roi est jamais absous, souviens-toi que nous ne sommes plus dignes de ta confiance, et ne vois en nous que des traîtres ! »


V

La Montagne s’appropria ces paroles par l’enthousiasme avec lequel elle les applaudit. On eût dit qu’une main hardie venait de déchirer le nuage des lois écrites, et de faire apparaître la juridiction du glaive sur le front de tous les rois. Fauchet, bravant le délire de l’Assemblée, prononça, mais sans pouvoir les faire entendre, de courageuses paroles sur l’inutilité de la mort et sur la vertu politique de la magnanimité. « Non, conservons, dit-il, cet homme criminel qui fut roi. Qu’il reste un spectacle vivant de l’absurdité et de l’avilissement de la royauté. Nous dirons aux nations : « Voyez-vous cette espèce d’homme anthropophage, qui se faisait un jeu de nous, de vous ? C’était un roi. Aucune loi antérieure n’avait prévu son crime. Il a passé les bornes des attentats prévus dans notre Code pénal. La nation se venge en lui infligeant un supplice plus terrible que la mort : elle l’expose à perpétuité à l’univers, en le plaçant sur un échafaud d’ignominie. »

Grégoire, dans une des séances suivantes, attaqua la théorie de l’inviolabilité des rois. « Cette fiction ne survit pas à la fiction constitutionnelle qui la crée. » Il demanda non la mort, mais le jugement avec toutes ses conséquences, fût-ce la mort ; et il préjugea l’arrêt par ces paroles terribles : « Est-il un parent, un ami de nos frères immolés sur nos frontières, qui n’ait le droit de traîner son cadavre aux pieds de Louis XVI et de lui dire : « Voilà ton ouvrage ! » Et cet homme ne serait pas justiciable du peuple !

» Je réprouve la peine de mort, continua Grégoire, et j’espère que ce reste de barbarie disparaîtra de nos lois. Il suffit à la société que le coupable ne puisse plus nuire. Vous le condamnerez, sans doute, à l’existence, afin que le remords et l’horreur de ses forfaits le poursuivent dans le silence de sa captivité. Mais le repentir est-il fait pour les rois ? L’histoire qui burinera ses crimes pourra le peindre d’un seul trait. Aux Tuileries, le 10 août, des milliers d’hommes étaient égorgés, le bruit du canon annonçait un carnage effroyable ; et ici, dans cette salle, il mangeait !… Ses trahisons ont enfin amené notre délivrance. L’impulsion est donnée au monde. La lassitude des peuples est à son comble. Tous s’élancent vers la liberté. Le volcan va faire explosion et opérer la résurrection politique du globe. Qu’arriverait-il si, au moment où les peuples vont briser leurs fers, vous proclamiez l’impunité de Louis XVI ? L’Europe douterait de votre intrépidité et les despotes reprendraient confiance dans cette maxime de notre servitude, qu’ils tiennent leur couronne de Dieu et de leur épée ! »

De nombreuses adresses des départements et des villes furent lues dans les séances suivantes, demandant toutes la tête de l’assassin du peuple. Le premier besoin de la nation ne semblait pas tant de se défendre que de se venger.


VI

Un étranger siégeait parmi les membres de la Convention nationale : c’était le philosophe Thomas Payne. Né en Angleterre, mêlé aux luttes de l’indépendance américaine, ami de Franklin, auteur du Bon sens, des Droits de l’homme et de l’Âge de raison, son nom avait une grande autorité parmi les novateurs des deux mondes. Sa réputation lui avait servi de naturalisation en France. La nation qui pensait, qui combattait alors non pour elle seule, mais pour l’univers tout entier, reconnaissait pour compatriotes tous les zélateurs de la liberté et de l’égalité. Le patriotisme de la France, comme celui des religions, n’était ni dans la communauté de langue ni dans la communauté des frontières, mais dans la communauté des idées. Payne, lié avec madame Roland, avec Condorcet et Brissot, avait été élu par la ville de Calais. Les Girondins le consultaient et l’avaient introduit au comité de législation. Robespierre lui-même affectait pour le radicalisme cosmopolite de Payne le respect d’un néophyte pour des idées qui viennent de loin.

Payne avait été comblé d’égards par le roi lorsqu’il était venu à Paris pour implorer le secours de la France en faveur de l’Amérique. Louis XVI avait fait don de six millions à la jeune république. Payne n’eut ni la mémoire ni la convenance de sa situation. Ne pouvant s’énoncer en français à la tribune, il écrivit et fit lire à la Convention une lettre ignoble dans les termes, cruelle dans l’intention : longue injure jetée jusqu’au fond du cachot à l’homme dont il avait jadis sollicité la généreuse assistance et à qui il devait le salut de sa patrie adoptive. « Considéré comme individu, cet homme n’est pas digne de l’attention de la république ; mais comme complice de la conspiration contre les peuples, vous devez le juger, disait Payne. À l’égard de l’inviolabilité, il ne faut faire aucune mention de ce motif. Ne voyez plus dans Louis XVI qu’un homme d’un esprit borné, mal élevé comme tous ses pareils, sujet, dit-on, à de fréquents excès d’ivrognerie, et que l’Assemblée constituante rétablit imprudemment sur un trône pour lequel il n’était pas fait. »

L’ingratitude s’exprimait en outrages. La philosophie se dégradait au-dessous du despotisme dans le langage de Payne. Madame Roland et ses amis applaudirent à la rudesse républicaine de cet acte et de ces expressions. La Convention ordonna à l’unanimité l’impression de cette lettre.


VII

Le duc d’Orléans, qu’Hébert avait baptisé la veille à la commune du nom de Philippe-Égalité, et qui avait accepté ce nom pour dépouiller jusqu’aux syllabes qui rappelaient la race de Bourbon, monta à la tribune après la lecture de la lettre de Thomas Payne. « Citoyens, dit-il, ma fille, âgée de quinze ans, a passé en Angleterre au mois d’octobre 1791, avec la citoyenne de Genlis-Sillery, son institutrice, et deux jeunes personnes élevées avec elle depuis son enfance, dont l’une est la citoyenne Henriette Sercey, orpheline, et l’autre la citoyenne Paméla Seymour, naturalisée Française depuis plusieurs années. La citoyenne Sillery a fait l’éducation de tous mes enfants, et la manière dont ils se comportent prouve qu’elle les a formés de bonne heure aux idées républicaines. Un des motifs de ce voyage de ma fille a été de la soustraire à l’influence des principes d’une femme (sa mère), très-estimable sans doute, mais dont les opinions sur les affaires présentes n’ont pas toujours été conformes aux miennes. Lorsque des raisons si puissantes retenaient ma fille en Angleterre, mes fils étaient aux armées. Je n’ai cessé d’être avec eux au milieu de vous, et je puis dire que moi, que mes enfants, ne sommes pas les citoyens qui auraient couru le moins de dangers si la cause de la liberté n’avait pas triomphé. Il est impossible, il est absurde d’envisager le voyage de ma fille comme une émigration. Mais le plus léger doute suffit pour tourmenter un père. Je vous prie donc, citoyens, de calmer mes inquiétudes. Si, par impossible, et je ne puis le croire, vous frappiez de la rigueur de la loi ma fille, quelque cruel que fût ce décret pour moi, les sentiments de la nature n’étoufferaient pas les devoirs du citoyen, et en l’éloignant de la patrie pour obéir à la loi, je prouverais de nouveau tout le prix que j’attache à ce titre de citoyen, que je préfère à tout. »

L’Assemblée renvoya dédaigneusement la demande du duc d’Orléans au comité de législation. La Convention, qui n’avait plus besoin de complices, commençait à s’inquiéter de compter un Bourbon dans son sein. Trop voisin du trône pour qu’elle pût s’en servir sans danger, trop fidèle à la Révolution pour qu’elle osât l’accuser, elle le couvrait d’une tolérance qui ressemblait à l’oubli. Elle voulait l’effacer ; il voulait s’effacer lui-même. Mais son nom trop éclatant le dénonçait à l’attention de la république. C’était le seul crime dont sa prostration devant le peuple ne pût l’absoudre. Ce nom, quoique répudié, l’écrasait. La France et l’Europe attentives se demandaient comment son patriotisme subirait la terrible épreuve du procès de son parent et de son roi. La nature le récusait, l’opinion lui demandait une tête. On tremblait de dire qui triompherait, de la nature ou de l’opinion.


VIII

Au même moment, Paris et les départements, menacés de la famine, s’agitaient par l’effet de la panique plus encore que par la réalité de la disette. Le discrédit où étaient tombés les assignats, monnaie de papier, idéale comme la confiance, faisait resserrer les blés ; le resserrement des blés amenait la violation des marchés et des domiciles. Toutes les petites villes autour de Paris, ce grenier de la France, étaient dans une perpétuelle sédition. Les commissaires de la Convention envoyés sur les lieux étaient injuriés, menacés, chassés. Le peuple leur redemandait du pain et des prêtres. Ils revenaient à la Convention étaler leurs alarmes, leurs injures et leur impuissance. « On nous conduit à l’anarchie, disait Pétion. Nous nous déchirons de nos propres mains. Il y a des causes cachées à ces troubles. C’est dans les départements les plus abondants en blé que les troubles éclatent. Conspirateurs, qui avilissez la Convention, dites-nous donc ce que vous voulez de nous. Nous avons aboli toutes les tyrannies, nous avons aboli la royauté ; que voulez-vous de plus ? »

Les idées religieuses, froissées dans les consciences, agitaient au même moment les départements. Des séditions prenaient la croix pour étendard. Danton s’en émut. « Tout le mal n’est pas dans les alarmes sur les subsistances, dit-il à la Convention. On a jeté dans l’Assemblée une idée imprudente : on a parlé de ne plus salarier les prêtres. On s’est appuyé sur des idées philosophiques qui me sont chères, car je ne connais d’autre Dieu que celui de l’univers, d’autre culte que celui de la justice et celui de la liberté. Mais l’homme maltraité de la fortune cherche des jouissances idéales. Quand il voit un homme riche se livrer à tous ses goûts, caresser tous ses désirs, alors il croit, et cette idée le console, il croit que dans une autre vie les jouissances se multiplieront en proportion de ses privations dans ce monde. Quand vous aurez eu pendant quelque temps des officiers de morale qui auront fait pénétrer la lumière dans les chaumières, alors il sera bon de parler au peuple de morale et de philosophie. Mais jusque-là il est barbare, c’est un crime de lèse-nation, de vouloir enlever au peuple des hommes dans lesquels il espère encore trouver quelques consolations. Je penserais donc qu’il serait utile que la Convention fît une adresse pour persuader au peuple qu’elle ne veut rien détruire, mais tout perfectionner ; et que, si elle poursuit le fanatisme, c’est qu’elle veut la liberté des opinions religieuses. Mais il est encore un objet qui exige la prompte décision de l’Assemblée, ajouta Danton, plus contraint qu’emporté à cette manifestation contre Louis XVI. Le jugement du ci-devant roi est attendu avec impatience. D’une part, le républicain s’indigne de ce que ce procès semble interminable ; de l’autre, le royaliste s’agite en tout sens, et, comme il a encore sa fortune et son orgueil, vous verrez peut-être, au grand scandale de la liberté, deux partis s’entre-choquer. Tout vous commande d’accélérer le jugement du roi.


IX

Robespierre, ne voulant pas laisser à Danton la priorité de sa motion, se joignit à lui pour demander que « le dernier tyran des Français, le point de ralliement de tous les conspirateurs, la cause de tous les troubles de la république, fût promptement condamné à la peine de ses forfaits. » Marat, Legendre, Jean-Bon Saint-André jetèrent le même cri d’impatience, et poussèrent contre le roi seul le flot de colère, d’inquiétude et d’agitation qui menaçait la république. Le procès devint l’ordre du jour permanent de la Convention.

Il était aussi celui des Jacobins. Là Chabot invectivait Brissot, lui reprochait de s’être réjoui secrètement des massacres de septembre, dans l’espoir que son complice d’autrefois et son ennemi d’aujourd’hui, le libelliste Morande, dépositaire de ses secrets, périrait sous la hache du peuple. « Et tu te vantes avec tes amis, lui disait Chabot, d’être le héros du 10 août, toi qui t’es caché dans ton comité jusqu’au moment où il fut question de t’emparer du ministère sous la responsabilité de Roland et de Clavière ! Le héros du 10 août, toi qui quelques jours auparavant lisais un discours applaudi des royalistes, où tu te déclarais le défenseur du roi ! Les héros du 10 août, toi et tes amis ! Est-ce ton ami Vergniaud, qui concluait son discours sur la déchéance par un message au roi, destiné à endormir la nation jusqu’à l’arrivée de Brunswick ? Est-ce Jérôme Pétion, qui avait empêché l’insurrection du 28 juillet et qui me gourmandait, le 9 août, parce que je voulais sonner le tocsin ! Est-ce ton ami Lasource, qui demandait, le 8 août, le renvoi des fédérés, vainqueurs le 10 ? Est-ce Vergniaud encore, qui, président de l’Assemblée, le matin de cette journée, jurait de mourir pour maintenir les droits constitutionnels du roi ? Est-ce ton parti enfin, qui, pendant que le canon du peuple renversait le château, faisait décréter qu’il serait nommé un gouverneur au prince royal ? Va, je laisse l’opinion publique juger entre l’ex-capucin Chabot et l’ancien espion de police Brissot ! » La conclusion de toutes ces philippiques des Jacobins contre Roland, Brissot, Pétion, Vergniaud, était le défi porté aux Girondins de reculer dans le procès de Louis XVI et de refuser cette tête au peuple, à moins de s’avouer traîtres à la patrie.

Dans la même séance des Jacobins, Robespierre repoussa, comme Danton l’avait fait à la Convention, la pensée de retirer le salaire de l’État aux prêtres. Robespierre et d’autres reculaient timidement, dans un intérêt de parti, devant l’application rationnelle du dogme de l’indépendance des croyances religieuses et de l’émancipation absolue de la raison des peuples en matière de culte par la liberté. Ils proclamaient la religion du peuple un mensonge, et ils demandaient que la république salariât des prêtres chargés de prêcher et d’administrer ce qu’ils appelaient un mensonge. Ainsi les hommes les plus fermes dans la foi révolutionnaire, qui ne reculaient ni devant le sang de leurs concitoyens, ni devant les armées de l’Europe, ni devant leur propre échafaud, reculaient devant la puissance d’une habitude nationale, et ajournaient la solution dans les rapports de l’homme avec Dieu, plutôt que d’ajourner leur puissance. Que la faiblesse est voisine de la force ! « Mon Dieu, à moi, disait Robespierre dans une lettre à ses commettants, c’est celui qui créa tous les hommes pour l'égalité et le bonheur. C’est celui qui protége les opprimés et qui extermine les tyrans. Mon culte est celui de la justice et de l’humanité. Je n’aime pas plus qu’un autre le pouvoir des prêtres. C’est une chaîne de plus donnée à l’humanité ; mais c’est une chaîne invisible attachée aux esprits. Le législateur peut aider la raison à s’en affranchir, mais il ne peut la briser. Notre situation sous ce rapport me semble favorable. L’empire de la superstition est presque détruit. Déjà c’est moins le prêtre qui est l’objet de la vénération que l’idée de la religion que le prêtre personnifie aux yeux de la foule. Déjà le flambeau de la philosophie, pénétrant jusqu’aux classes les plus ténébreuses, a chassé tous ces ridicules fantômes que l’ambition des prêtres et la politique des rois nous ordonnent d’adorer au nom du ciel. Il ne reste guère plus dans les esprits que ces dogmes éternels, qui prêtent un appui aux idées morales, et la doctrine sublime et touchante de la charité et de l’égalité, que le Fils de Marie enseigna jadis à ses concitoyens. Bientôt, sans doute, l’évangile de la raison et de la liberté sera l’évangile du monde. Le dogme de la Divinité est gravé dans les esprits. Ce dogme, le peuple le lie au culte qu’il a jusqu’ici professé. Attaquer ce culte, c’est attenter à la moralité du peuple. Or, rappelez-vous que notre Révolution est basée sur la justice, et que tout ce qui tend à affaiblir ce sentiment moral dans le peuple est antirévolutionnaire. Souvenez-vous avec quelle sagesse les plus grands législateurs de l’antiquité surent manier ces ressorts cachés du cœur humain ; avec quel art sublime, ménageant la faiblesse ou les préjugés de leurs concitoyens, ils consentirent à faire sanctionner par le ciel l’ouvrage de leur génie ! Quel que soit notre enthousiasme, nous ne sommes point encore arrivés aux limites de la raison et de la vertu humaine. Mais combien est-il impolitique de jeter de nouveaux ferments de discorde dans les esprits, en faisant croire au peuple qu’en attaquant ses prêtres on attaque le culte lui-même ! Ne dites pas qu’il ne s’agit point ici d’abolir le culte, mais seulement de ne le plus payer ; car ceux qui croient au culte croient aussi que ne plus le payer ou le laisser périr, c’est la même chose. Ne voyez-vous pas d’ailleurs qu’en livrant les citoyens à l’individualité des cultes, vous élevez le signal de la discorde dans chaque ville et dans chaque village ? Les uns voudront un culte, les autres voudront s’en passer, et tous deviendront les uns pour les autres des objets de mépris et de haine. »


X

Ainsi Danton et Robespierre lui-même, par une étrange et lâche concession de leurs principes, voulaient rétablir au nom de la république cette uniformité officielle des consciences qu’ils reprochaient à la politique des rois. Ils enlevaient un roi au peuple, et ils n’osaient déclarer qu’ils cesseraient de salarier le clergé !

Cette inconséquence de Robespierre, masquant sa faiblesse sous un sophisme, prêtait aux sarcasmes de ses ennemis. Carra, Gorsas, Brissot, rédacteurs des principaux journaux de la Gironde, prirent en pitié sa superstition et traduisirent sa complaisance en ridicule. « On se demande, disaient-ils, pourquoi tant de femmes à la suite de Robespierre, chez lui, à la tribune des Jacobins, aux Cordeliers, à la Convention ? C’est que la Révolution française est une religion, et que Robespierre veut faire une secte. C’est une espèce de prêtre qui a ses dévots, ses Maries, ses Madeleines, comme le Christ. Toute sa puissance est en quenouille. Robespierre prêche, Robespierre censure ; il est furieux, grave, mélancolique, exalté à froid, suivi dans ses pensées et dans sa conduite. Il tonne contre les riches et les grands. Le texte de ses sermons est celui du Christ : Il faut dépouiller tous les coquins de bourgeois de Jérusalem pour revêtir les sans-culottes. Il vit de peu. Il ne connaît pas les besoins physiques. Il n’a qu’une seule mission, c’est de parler, et il parle toujours. Il crée des disciples, il a des gardes pour sa personne. Il harangue les Jacobins quand il peut s’y faire des sectateurs. Il se tait quand sa parole pourrait nuire à sa popularité. Il refuse les places où il pourrait servir le peuple, et brigue les postes d’où il pourrait le persuader. Il se montre quand il peut faire sensation ; il disparaît quand la scène est remplie par d’autres. Il a tous les caractères d’un chef de religion. Il s’est fait une réputation de sainteté. Il parle de Dieu et de la Providence ! Il se dit l’âme des pauvres et des opprimés. Il se fait suivre par les femmes et par les faibles d’esprit. Robespierre est un prêtre et ne sera jamais autre chose ! »


XI

De son côté, Marat, absent de la Convention et rentré dans son souterrain des Cordeliers depuis l’insulte de Westermann et les menaces des fédérés, dénonça de là au peuple la faction de la Gironde comme une conjuration permanente contre la patrie. « Ce n’est pas moi seulement, écrivait-il, qu’ils contraignent à chercher sa sûreté dans un sombre caveau pour se mettre à l’abri du fer de leurs brigands ; l’atroce faction s’acharne contre Robespierre, Danton, Panis et tous les députés qu’ils ne peuvent amener à composer avec la peur. Ils dressent leurs listes de proscrits sous les auspices de leur patron Roland. Et qui sont ces ennemis publics de tout homme de bien ? Ce sont ceux qui sous l’Assemblée constituante ont sacrifié à la cour les droits et les intérêts du peuple, les Camus, les Grégoire, les Roland, les Sieyès, les Buzot ; ce sont ceux qui, dans l’Assemblée législative, ont conspiré avec le pouvoir exécutif et fait déclarer une guerre désastreuse de concert avec Narbonne, La Fayette et Dumouriez ; ce sont ceux qui demandent le démembrement de la France et la translation de l’Assemblée nationale à Rouen : je parle des Lasource, des Lacroix, des Fauchet, des Gensonné, des Vergniaud, des Brissot, des Kersaint, des Barbaroux, des Guadet, ces vils mannequins conventionnels de Roland ! Et l’on me reproche de m’être soustrait aux poignards des assassins aux gages de ces hommes en me réfugiant dans mon souterrain ! Quand ma mort pourra cimenter le bonheur du peuple, on verra si je pâlis. »

Marat ne tarda pas en effet à reparaître escorté d’hommes du peuple armés de sabres et de bâtons, et suivi par des groupes d’enfants et de femmes en haillons. Il parut dans ce cortége à la porte de la Convention. « Et l’on m’accuse, écrivait-il le lendemain, de prêcher le meurtre et l’assassinat ! moi qui n’ai jamais demandé quelques gouttes de sang impur que pour préserver des flots du sang innocent ! C’est le pur amour de l’humanité qui m’a fait voiler quelques moments ma sensibilité pour crier mort à ces ennemis du genre humain. Cœurs sensibles et justes ! c’est à vous que j’en appelle contre les calomnies de ces hommes de glace, qui verraient sans s’émouvoir immoler la nation pour une poignée de scélérats ! C’est sur le quai des Théatins, à l’ancien hôtel de Labriffe, dont le nom a été effacé, que se rassemblent journellement ces meneurs, Buzot, Kersaint, Gensonné, Vergniaud, Sieyès, Condorcet. Là ils complotent leurs projets. Plus souvent ces conjurés se réunissent chez la Saint-Hilaire, maîtresse de Sillery. C’est un de leurs repaires habituels. On commence par le conciliabule ; on finit par l’orgie. Car les nymphes de l’émigration s’y rendent pour corrompre ces pères conscrits de la Convention. Saladin y a dîné le 27 avec plusieurs députés de la clique, tels que Buzot et Kersaint. Lasource y a soupé avec ces courtisanes contre-révolutionnaires et Veimerange, ancien administrateur des postes. C’est dans la maison de campagne de celui-ci, aux Thilles, près du village de Gonesse, que se rassemblent, une fois la semaine, les chefs de cette faction, au même lieu et à la même table où se rassemblaient, il y a deux ans, Chapelier, Dandré, Maury et Cazalès ! »


XII

À la même époque Camille Desmoulins, s’associant à Merlin de Thionville, publia un journal pour défendre la cause de Robespierre, avec cette épigraphe, qui révélait chaque jour à ses lecteurs la pensée quotidienne des Jacobins : Il n’y a pas de victime plus agréable aux dieux qu’un roi immolé. « Je ne sais, disait Camille Desmoulins, si Robespierre ne doit pas trembler des succès qu’il a obtenus contre ses lâches accusateurs. C’est sa seconde philippique, ce sublime discours de Cicéron, dit Juvénal, qui a fait assassiner ce grand homme. Robespierre aussi a trop vaincu, ses ennemis sont trop écrasés pour que tant de succès ne présagent pas une catastrophe. Il n’est pas possible d’avoir plus humilié ses ennemis. Louvet était au carcan. Pétion paraissait crucifié au triomphe de son rival. Qu’est-ce que la vertu, si Robespierre n’en est pas l’image ? qu’est-ce que l’éloquence et le talent, si le discours de Robespierre n’en est pas le chef-d’œuvre, ce discours où j’ai trouvé réunies l’ironie de Socrate et la finesse de Pascal, avec deux ou trois traits comparables aux plus belles explosions de Démosthène ? Robespierre, Lacroix t’accusait d’avoir dit un mot condamnable ; mais telle est l’idée que j’ai de ta vertu, que j’en ai conclu qu’il fallait bien que ce mot ne fût pas criminel, puisque tu l’avais prononcé. Quant à Marat, qui m’appelle quelquefois son fils, cette parenté n’empêche pas que je ne me tienne quelquefois à distance de ce père. Mais Marat n’est pas un parti. Marat vit seul. Brissot ! Brissot ! voilà un parti ! Jetez les yeux sur les comités de la Convention ! Brissot partout ! Robespierre nulle part ! Savez-vous ce qui réunit les Girondins ? La haine de Paris ! la haine du peuple ! Ils haïssent Paris, parce que Paris est la tête de la nation et renferme un peuple immense, la terreur des traîtres et des intrigants ! »


XII

Un de ces hasards que la fortune jette au milieu des événements, pour les aggraver et les dénouer, vint inopinément donner aux Jacobins de nouvelles armes contre les Girondins, de nouveaux témoignages contre Louis XVI. On a vu précédemment que ce prince, se défiant de la sûreté des Tuileries, quelques jours avant le 10 août, avait fait pratiquer dans la muraille d’un couloir obscur qui conduisait à son cabinet une armoire secrète recouverte d’une porte de fer et d’un panneau de boiserie. Le roi s’était servi pour cette opération du compagnon de ses travaux manuels quand, dans les jours de son oisiveté, il se délassait du trône par le métier de forgeron. Cet homme, dont nous avons déjà parlé, nommé Gamain, était un serrurier de Versailles ; il avait aimé tendrement Louis XVI, et rien n’aurait pu le décider à la trahison, si la démence ou les obsessions de sa femme n’avaient déraciné peu à peu dans son cœur son attachement pour le roi. Maïs cet ouvrier robuste, ayant été atteint d’une maladie de langueur presque immédiatement après le scellement de la porte de fer, rechercha, avec l’inquiétude d’une imagination fiévreuse, comment son corps jeune et vigoureux jusque-là avait pu tout à coup s’énerver et s’amaigrir comme si l’ombre de la mort avait passé sur lui, ou comme si un de ces sorts, sinistres crédulités du peuple, avait été jeté sur sa vie.

À force de retourner sa pensée dans sa tête, elle finit par s’allumer. Sa mémoire, fidèle ou trompée, lui rappela une circonstance en apparence bien insignifiante, mais qu’il pervertit en soupçon. Du soupçon à l’accusation, dans l’âme de l’homme simple et frappé, il n’y a que l’espace d’un rêve : son imagination le franchit. Gamain se souvint qu’accablé de lassitude et de soif pendant le travail pénible de la forge, le roi lui avait offert de se désaltérer, et lui avait donné à boire, de sa propre main, un verre d’eau froide. Soit que la fraîcheur de l’eau eût glacé ses sens, soit que le commencement du marasme de cet homme eût coïncidé naturellement avec cette époque de sa vie, Gamain se crut empoisonné de la main de son maître et de son ami, intéressé, disait-il, à faire disparaître le seul témoin du dépôt caché dans les murs de son palais.

Gamain confia ses soupçons à sa femme, qui les partagea et les envenima. Il lutta longtemps contre cette obsession de son âme ; mais enfin, vaincu par le désespoir de périr victime d’une si odieuse trahison, ébranlé de plus par les secousses croissantes de la Révolution, et craignant que son silence ne lui fût un jour imputé à crime, il résolut de se venger avant de mourir, et de révéler le mystère auquel il avait concouru. Il alla chez le ministre de l’intérieur, Roland, et lui fit sa déclaration. Soit que Roland fût impatient de saisir de nouvelles pièces de conviction contre la royauté, soit qu’il espérât trouver dans ces confidences de la liste civile des preuves écrites de la corruption de Danton, de Marat, de Robespierre lui-même, soit plutôt qu’il craignît de livrer à la Convention des correspondances qui compromettraient ses propres amis, il se hâta comme un homme qui voit sa proie et qui jette une main aussi prompte que l’œil sur un secret. Roland ne songea pas à l’immense responsabilité qu’appellerait sur lui une découverte dont il écartait tous les témoins. Il n’appela point pour lever ce scellé les membres du comité de la Convention ; il fit monter Gamain seul avec lui dans sa voiture, se rendit aux Tuileries, força la porte de fer, recueillit les papiers que l’armoire contenait, et porta ces pièces au ministère de l’intérieur pour les examiner avant de les déposer à la Convention.

À l’annonce de la découverte de ce trésor d’accusations, un cri de joie s’éleva dans Paris, un murmure sourd gronda dans la Convention contre la témérité du ministre. Tous les partis s’accusèrent mutuellement d’avance de quelques complicités occultes dont l’armoire de fer recélait les preuves contre leurs chefs. Tous tremblèrent que Roland n’eût, à son gré, trié ces témoignages de trahison. Tous, à l’exception des Girondins, lui firent un crime de son impatience et d’avoir substitué la main d’un ministre à l’œil de la nation dans l’examen d’un dépôt de manœuvres et de trahisons contre elle. Bien que Roland eût apporté dans la journée les papiers de l’armoire de fer sur le bureau du président, le fait d’avoir assisté seul à leur découverte et de les avoir parcourus avant de les livrer le rendait suspect de soustraction et de partialité. La Convention chargea son comité des douze de lui faire un rapport sur ces pièces et sur ceux de ses membres qui pourraient s’y trouver impliqués. Ces papiers contenaient le traité secret de la cour avec Mirabeau et les témoignages irrécusables de la corruption de ce grand orateur. La vérité sortait des murs du palais, où elle avait été scellée, pour venir accuser sa mémoire dans son tombeau. Barère, Merlin, Duquesnoy, Rouyer, les membres les plus éminents de l’Assemblée législative, et sous cette dénomination on entendait Guadet, Vergniaud, Gensonné, étaient, sinon accusés, du moins désignés comme ayant eu des rapports avec Louis XVI. Ces correspondances, pour la plupart, révélaient plutôt ces plans vagues que les aventuriers politiques offrent en échange d’un peu d’or aux pouvoirs en détresse que des plans arrêtés et des complicités réelles ; presque toutes finissaient par des demandes énormes de millions au trésor du roi. On promettait à ce prince des noms et des consciences qui ne savaient pas même qu’on les marchandât. Barère, Guadet, Merlin, Duquesnoy, se disculpèrent sans peine d’accusations chimériques. Un seul homme dans l’Assemblée avait négocié sa parole et son crédit avec la cour : cet homme était Danton. Mais la preuve de ses rapports avec la monarchie était en Angleterre, entre les mains d’un ministre de Louis XVI. L’armoire de fer se taisait sur lui.


XIV

Barbaroux, pour faire diversion aux soupçons qui s’élevaient contre Roland, demanda que Louis XVI fût le premier accusé. Robespierre, muet jusque-là, prit la parole, non comme un juge prend la balance, mais comme un ennemi prend l’épée. Il ne reconnut entre Louis XVI et lui d’autre loi que l’antipathie mortelle entre le maître et l’esclave ; oubliant qu’il n’était qu’un homme obligé de consulter dans ses jugements non-seulement les lois écrites, mais encore les lois non écrites de la miséricorde et de l’équité, il posa face à face le salut de la république et la vie d’un roi, et il décida de sa pleine science que la mort de ce roi était nécessaire à ce peuple. Robespierre du moins écarta de ce meurtre d’État l’hypocrisie des formes ordinaires d’un procès. Il condamna Louis XVI comme s’il eût été le juge suprême, et il l’exécuta comme si Louis XVI n’eût été qu’un principe. C’est cette audace qui séduisit tant d’esprits depuis, et qui fit oublier aux admirateurs de Robespierre que dans ce principe il y avait un roi, que dans ce roi il y avait un homme, et que dans cet homme il y avait la vie, la vie que la société n’a le droit d’enlever à personne pour le crime de sa situation, mais pour le crime de sa main et de sa volonté.

« On vous entraîne hors de la question, il n’y a point de procès ici ! dit-il. Louis n’est point accusé, vous n’êtes point des juges ; vous n’avez point une sentence à rendre pour ou contre un homme, mais une mesure de salut public à prendre, un acte de providence nationale à exercer ! (On applaudit.) Quel est le parti que la saine politique prescrit pour cimenter la république naissante ? C’est de graver profondément dans les cœurs le mépris de la royauté, et de frapper de stupeur tous les partisans du roi. Donc, présenter à l’univers son crime comme un problème, sa cause comme un objet de la discussion la plus imposante, la plus religieuse qui fut jamais, mettre une distance incommensurable entre le souvenir de ce qu’il fut et le titre de citoyen, c’est précisément trouver le moyen de le rendre plus dangereux à la liberté. Louis XVI fut roi, et la république est fondée. La question fameuse qui vous occupe est tranchée par ce seul mot. Louis est détrôné par ses crimes, il a conspiré contre la république ; il est condamné, ou la république n’est point absoute. (Applaudissements.) Proposer de faire le procès à Louis XVI, c’est mettre la Révolution en cause. S’il peut être jugé, il peut être absous ; s’il peut être absous, il peut être innocent. Mais s’il est innocent, que devient la Révolution ? S’il est innocent, que sommes-nous, sinon ses calomniateurs ? Les manifestes des cours étrangères contre nous sont justes ; sa prison même est un sévice ; les fédérés, le peuple de Paris, tous les patriotes de l’empire français sont coupables ; et le grand procès pendant au tribunal de la nature depuis tant de siècles, entre le crime et la vertu, entre la liberté et la tyrannie, est enfin décidé en faveur du crime et du despotisme.

» Citoyens, prenez-y garde : vous êtes trompés ici par de fausses notions. Les mouvements majestueux d’un grand peuple, les sublimes élans de la vertu se présentent à nous comme les éruptions d’un volcan et comme le renversement de la société politique. Lorsqu’une nation est forcée de recourir au droit de l’insurrection, elle rentre dans l’état de nature à l’égard du tyran. Comment celui-ci pourrait-il invoquer le pacte social ? Il l’a anéanti ! Quelles sont les lois qui le remplacent ? Celles de la nature : le salut du peuple. Le droit de punir le tyran et celui de le détrôner, c’est la même chose ; l’un ne comporte pas d’autre forme que l’autre. Le procès du tyran, c’est l’insurrection ; son jugement, c’est la chute de sa puissance ; sa peine, celle qu’exige la liberté du peuple. Les peuples lancent la foudre : voilà leur arrêt ; ils ne condamnent pas les rois ; ils les suppriment, ils les replongent dans le néant ! Dans quelle république la nécessité de punir les rois fut-elle litigieuse ? Tarquin fut-il appelé en jugement ? Qu’aurait-on dit à Rome si des citoyens s’étaient déclarés ses défenseurs ? Et nous, nous appelons des avocats pour plaider la cause de Louis XVI ? Nous pourrons bien un jour leur décerner des couronnes civiques ! car, s’ils défendent une cause, ils pourront espérer de la faire triompher ; autrement, nous ne donnerions à l’univers qu’une ridicule comédie de justice. (On applaudit.) Et nous osons parler de république ! Ah ! nous sommes si tendres pour les oppresseurs parce que nous sommes sans entrailles pour les opprimés ! Quelle république que celle que ses fondateurs mettent en cause, et à laquelle ils suscitent eux-mêmes des adversaires pour oser l’attaquer dans son berceau ! Il y a deux mois, qui eût pu soupçonner seulement qu’on parlerait ici de l’inviolabilité des rois ? Et aujourd’hui un membre de la Convention nationale, le citoyen Pétion, vous présente cette idée comme l’objet d’une délibération sérieuse ! Ô crime ! ô honte ! la tribune du peuple français a retenti du panégyrique de Louis XVI ! Louis combat encore contre nous du fond de son cachot, et vous demandez s’il est coupable et si on peut le traiter en ennemi ! Permettez-vous qu’on invoque en sa faveur la constitution ? S’il en est ainsi, la constitution vous condamne ; elle vous défendait de le renverser ! Allez donc aux pieds du tyran implorer son pardon et sa clémence !…

» Mais, nouvelle difficulté, à quelle peine le condamnerons-nous ? « La peine de mort est trop cruelle, dit celui-ci. — Non, dit l’autre, la vie est plus cruelle encore, il faut le condamner à vivre. » Avocats ! est-ce par pitié ou par cruauté que vous voulez le soustraire à la peine de ses crimes ? Pour moi, j’abhorre la peine de mort ; je n’ai pour Louis ni amour ni haine, je ne hais que ses forfaits. J’ai demandé l’abolition de la peine de mort à l’Assemblée constituante, et ce n’est pas ma faute si les premiers principes de la raison ont paru des hérésies morales et judiciaires. Mais vous, qui ne vous avisâtes jamais de réclamer cette abolition du supplice en faveur des malheureux dont les délits sont individuels et pardonnables, par quelle fatalité vous souvenez-vous de votre humanité pour plaider la cause du plus grand des criminels ? Vous demandez une exception à la peine de mort pour celui-là seul qui peut la légitimer ?… Un roi détrôné au sein d’une révolution non encore cimentée ! un roi dont le nom seul attire sur la nation la guerre étrangère ! Ni la prison ni l’exil ne peuvent innocenter son existence. Je prononce à regret cette fatale vérité : Louis doit mourir plutôt que cent mille citoyens vertueux ! Louis doit mourir parce qu’il faut que la patrie vive ! »


XV

Le discours de Robespierre, interrompu par de sinistres applaudissements, tomba dans l’opinion comme un poids de fer dans la balance. L’éloquence et la hardiesse du sophisme étonnèrent et courbèrent les convictions. On se sentit fier d’être impitoyable comme la nécessité et tout-puissant comme la nature. On mit la nation à la place de la Providence, on se crut autorisé à rendre en son nom des arrêts. On se trompait : le droit des nations ne se compose que de l’ensemble de tous les droits que chacun des membres de la nation porte en lui-même ; or, aucun homme ne porte en soi le droit d’immoler un autre homme, si ce n’est dans le combat ou dans le jugement. Dans ses majestueux axiomes, Robespierre ne mettait pas seulement le roi hors la loi, il le mettait hors la nature, et, dans cette invocation magnifique, mais erronée, au droit naturel, l’éloquent sophiste ne voyait pas sans doute qu’il donnait à tout citoyen la faculté de s’armer du glaive et de le frapper lui-même, désarmé et non jugé, du droit de sa doctrine ou de sa colère. Il confondait l’insurrection avec le meurtre, et le droit de combattre avec le droit d’immoler.


XVI

Buzot, dans une des séances qui suivirent ce discours, proposa la peine de mort contre quiconque proposerait de rétablir la royauté sous une forme quelconque. L’allusion faite par ces paroles au projet de domination de Robespierre et des Jacobins souleva un violent tumulte. Ce tumulte s’apaisa, comme toujours, en rejetant sur le roi seul la fureur de tous les partis. Buzot demanda que le roi fût préalablement entendu, ne fût-ce que pour connaître ses complices. Son geste et son sourire indiquaient Robespierre et Danton.

Ruhl reprit la lecture de son rapport sur les papiers trouvés dans l’armoire de fer. Une des pièces de cette correspondance contenait une consultation secrète du roi aux évêques de France, pour leur demander s’il pouvait s’approcher des sacrements aux fêtes commémoratives de la mort et de la résurrection du Christ. « J’ai accepté, leur disait-il, la funeste constitution civile du clergé. J’ai toujours regardé cette acceptation comme forcée, fermement résolu, si je viens à recouvrer ma puissance, à rétablir le culte catholique. » Les évêques lui répondirent par une admonition sévère et par l’interdiction des pratiques saintes jusqu’à ce qu’il se fût lavé par beaucoup de réparations méritoires du crime d’avoir concouru à la Révolution. On demanda que les cendres de Mirabeau, convaincu de vénalité par ces mêmes pièces, fussent retirées du Panthéon. « Mettez, si vous voulez, sa mémoire en arrestation, dit Manuel, mais ne la condamnez pas sans l’entendre. » Camille Desmoulins interpella Pétion et le somma de déclarer pourquoi, comme maire de Paris, il n’avait pas assisté au convoi funèbre de Mirabeau. « J’ai toujours été convaincu, répondit Pétion, que Mirabeau joignait à de grands talents une profonde immoralité. Je crois que, lorsque La Fayette trompait le peuple, Mirabeau avait des relations coupables avec la cour. Je crois qu’il a reçu de Talon une somme de quarante-huit mille livres. Mais quelques indices et quelque persuasion que j’aie de ces faits, je n’en ai pas les preuves. On a vu un plan de Mirabeau pour faire retirer le roi à Rouen. Il est certain qu’il allait souvent à Saint-Cloud et qu’il y avait des conférences secrètes. C’est par ces motifs que je n’assistai pas aux honneurs qu’on rendait à son cercueil. »


XVII

Cependant le peuple des faubourgs, agité par la crainte de la disette et de l’invasion, s’impatientait des lenteurs de l’Assemblée, se pressait en foule à ses portes et déclarait que le blé ne paraîtrait sur les marchés et la victoire sur les frontières qu’après que la mort de Louis XVI aurait expié ses forfaits et enlevé l’espérance aux accapareurs et aux conspirateurs. Des rassemblements tumultueux se portèrent aux abords du Temple et menacèrent de forcer la prison pour en arracher les prisonniers. Ces agitations servirent de prétexte au parti de Robespierre pour demander l’arrêt sans jugement et la mort immédiate.

La Convention nomma vingt et un membres pour rédiger les questions à adresser à Louis XVI et son acte d’accusation. Elle décida en outre que le roi serait traduit à sa barre pour entendre la lecture de cette accusation, qu’il aurait deux jours pour y répondre, et que le lendemain du jour où il aurait comparu et répondu, on prononcerait sur son sort par l’appel nominal de tous les membres présents.

Marat, s’élançant à la tribune après la lecture de ce décret, dénonça Roland et ses amis comme affamant systématiquement le peuple pour le pousser aux excès ; puis, se tournant inopinément contre Robespierre et Saint-Just : « On cherche, dit-il, à jeter les patriotes de cette Assemblée dans des mesures inconsidérées en demandant que nous votions par acclamation la mort du tyran. Eh bien, moi, je vous rappelle au plus grand calme. C’est avec sagesse qu’il faut prononcer. » L’Assemblée s’étonne, les députés se regardent et semblent douter de ce qu’ils ont entendu. Marat, élevant plus haut la voix, reprend avec gravité : « Oui, ne préparons pas aux ennemis de la liberté le prétexte des calomnies atroces qu’ils feraient pleuvoir sur nous, si nous nous abandonnions à l’égard de Louis XVI au seul sentiment de notre force et de notre colère. Pour connaître les traîtres, car il y en a dans cette Assemblée (plusieurs voix : « Nommez les traîtres ! » ), pour connaître les traîtres avec certitude, je vous propose un moyen infaillible, c’est que le vote de tous les députés sur le sort du tyran soit publié ! » Les applaudissements des tribunes poursuivent Marat jusque sur son banc.


XVIII

Chabot, après Marat, sur la dénonciation d’un nommé Achille Viard, aventurier qui cherchait l’importance dans des relations équivoques avec tous les partis, accusa les Girondins, et spécialement madame Roland, de s’entendre avec Narbonne, Malouet et d’autres constitutionnels réfugiés à Londres, pour sauver le roi et pour intimider la Convention par un rassemblement de dix mille républicains modérés qui ne voulaient pas la mort du tyran. Cette conspiration imaginaire, rêvée par Chabot, Bazire, Merlin et quelques autres membres exaltés du comité de surveillance de la Convention, occasionna une scène d’invectives entre les deux partis, dans laquelle les paroles, les gestes, les regards avilirent la dignité des représentants de la république au niveau du plus abject tumulte.

De ce jour la langue changea comme les mœurs. Elle prit la rudesse et la trivialité, cette corruption du peuple, au lieu de la mollesse et de l’affectation, cette corruption des cours. La colère des deux partis ramassa, pour s’outrager mutuellement, les termes ignobles employés par la populace. Le pugilat avait remplacé l’épée. L’échafaud prochain se pressentait dans les menaces des orateurs. Le sang de septembre déteignait sur les discussions. « Ce sont des imbéciles, des fripons, des infâmes ! s’écrie Marat en montrant du doigt Grangeneuve et ses amis. — Je te demande avant, toi, réplique Grangeneuve, de dire quelle preuve tu as de mon infamie ! » Les tribunes prennent le parti de Marat et se lèvent en couvrant les Girondins d’imprécations. « Faites regarder dans le côté droit, dit Montaut, si Ramond ou Cazalès n’y sont point encore. — Je m’engage à prouver, repart Louvet, que Catilina est dans le vôtre. — Les hommes purs ne craignent pas la lumière, reprend Marat. — Ils ne se cachent point dans les souterrains, » lui crie Boileau. On décide que deux commissaires accompagneront Marat dans sa demeure pour s’assurer qu’il n’altérera pas les pièces, bases de sa dénonciation. On désigne pour cette mission Tallien, ami de Marat, et Buzot, son ennemi. « Je ne crois pas, dit Buzot avec un geste et un accent de mépris, que la Convention ait le droit de m’ordonner d’aller chez Marat. »


XIX

Au milieu de ces tumultes et de ces outrages mutuels, madame Roland, appelée par la Convention pour être confrontée avec son accusateur Viard, paraît à la barre.

L’aspect d’une femme, belle, chef de parti, réunissant en elle les séductions de la nature au prestige du génie, à la fois rougissante et fière du rôle que son importance dans la république lui décerne, inspire le silence, la décence et l’admiration de l’Assemblée. Madame Roland s’explique avec la simplicité et la modestie d’une accusée sûre de son innocence, et qui dédaigne de confondre son accusateur autrement que par l’éclat de la vérité. Sa voix émue et sonore tremble au milieu du silence attentif et favorable de l’Assemblée. Cette voix de femme, qui pour la première fois succède aux clameurs rauques des hommes irrités, et qui semble apporter une note nouvelle aux accents de la tribune, ajoute un charme de plus à l’éloquence gracieuse de ses expressions. Viard, convaincu d’impudence, se tait. Les applaudissements absolvent et vengent madame Roland. Elle sort au milieu des marques de respect et d’enthousiasme de la Convention. Tous les membres se lèvent et s’inclinent sur son passage. Elle emporte dans son âme, elle montre involontairement dans son attitude la joie et l’orgueil secrets d’avoir paru au milieu du sénat de sa patrie, d’avoir fixé un moment les yeux de la France, vengé ses amis et confondu ses ennemis. « Vois ce triomphe ! disait Marat à Camille Desmoulins, assis près de lui dans la salle ; ces tribunes qui restent froides, ce peuple qui se tait, sont plus sages que nous. » Robespierre lui-même méprisa la ridicule conspiration rêvée par Chabot, et sourit pour la dernière fois à la beauté et à l’innocence de madame Roland.


XX

Les Girondins, à leur tour, voulurent faire une diversion au procès du roi et jeter un défi aux Jacobins en proposant l’expulsion du territoire de tous les membres de la maison de Bourbon, et notamment du duc d’Orléans. Buzot se chargea de proposer cet ostracisme. « Citoyens, dit-il, le trône est renversé, le tyran ne sera bientôt plus, mais le despotisme vit encore. Comme ces Romains qui, après avoir chassé Tarquin, jurèrent de ne jamais souffrir de roi dans leur ville, vous devez à la sûreté de la république le bannissement de la famille de Louis XVI. Si quelque exception devait être faite, ce ne serait pas sans doute en faveur de la branche d’Orléans. Dès le commencement de la Révolution, d’Orléans fixa les regards du peuple. Son buste, promené dans Paris le jour même de l’insurrection, présentait une nouvelle idole. Bientôt il fut accusé de projets d’usurpation, et s’il est vrai qu’il ne les ait pas conçus, il paraît du moins qu’ils existaient, et qu’on les couvrait de son nom. Une fortune immense, des relations intimes avec les grands d’Angleterre, le nom de Bourbon pour les puissances étrangères, le nom d’Égalité pour les Français, des enfants dont le jeune et bouillant courage peut être aisément séduit par l’ambition : c’en est trop pour que Philippe puisse exister en France sans alarmer la liberté. S’il l’aime, s’il l’a servie, qu’il achève son sacrifice, et nous délivre de la présence d’un descendant des Capets. Je demande que Philippe et ses fils, et sa femme et sa fille, aillent porter ailleurs que dans la république le malheur d’être nés près du trône, d’en avoir connu les maximes et reçu les exemples, et de porter un nom qui peut servir de ralliement à des factieux, et dont l’oreille d’un homme libre ne doit plus être blessée. »

Cette proposition, appuyée par Louvet, combattue par Chabot, reprise par Lanjuinais, suspecte à Robespierre, agita quelques jours la Convention et les Jacobins, et fut ajournée, en ce qui concernait le duc d’Orléans, après le procès du roi. Le but des Girondins en faisant cette proposition était double : ils voulaient, d’un côté, s’accréditer dans le parti violent en flattant la passion du peuple et même son ingratitude par un ostracisme plus sévère et plus complet que l’ostracisme du roi seul ; ils voulaient, de l’autre, jeter sur Robespierre, sur Danton et sur Marat, le soupçon d’une connivence secrète avec la royauté future du duc d’Orléans. « Si ces démagogues défendent le duc d’Orléans, se disaient-ils, ils passeront pour ses complices ; s’ils l’abandonnent, nous aurons dans la Convention son vote, sa personne, sa fortune et sa faction de moins contre nous. » Pétion, Roland et Vergniaud paraissent avoir eu encore une autre pensée : celle d’intimider les Jacobins sur le sort du duc d’Orléans, et de faire de son exil un objet de négociation avec Robespierre pour obtenir en échange la concession de l’appel au peuple et de la vie du roi.


XXI

Mais ces diversions impuissantes égaraient, sans la suspendre, la passion publique, qui revenait toujours au Temple. Pendant que les commissaires nommés par la Convention accomplissaient auprès du roi la mission dont le décret les avait chargés, Robert Lindet, député de l’Eure, une de ces mains qui rédigent avec impassibilité et sang-froid ce que les passions inspirent aux corps politiques, lut un second acte d’accusation. Le procès étant décidé, on se disputait déjà sur la mesure de l’appel au peuple. Les Girondins persistaient à demander cette révision du jugement après le procès. Ils étaient soutenus dans cette opinion par tous ceux des membres de la Convention qui, sans appartenir à l’un des deux partis en présence, voulaient refuser à la vengeance cruelle de la république un sang qu’ils ne se croyaient pas en droit de répandre, et dont la république n’avait pas soif. Leurs discours, accueillis, pendant qu’ils les prononçaient, par les sarcasmes et les gestes menaçants des tribunes, se perdaient dans la clameur générale, mais devaient trouver plus tard au moins un écho honorable pour leur nom dans la conscience refroidie du peuple lui-même. Attendre est toute la vengeance de la vérité.


XXII

Buzot, en votant la mort pour peine des crimes de Louis XVI, réserva aussi l’appel au peuple. « Vous êtes placés entre deux périls, je le sais, dit-il à ses collègues : si vous refusez l’appel au peuple, vous aurez un mouvement des départements contre l’exécution de votre jugement ; si vous accordez l’appel au peuple, vous aurez un mouvement à Paris, et des assassins tenteront d’égorger sans vous la victime. Mais parce que des scélérats peuvent assassiner Louis XVI, ce n’est pas une raison pour nous de nous charger du fardeau de leur crime. Quant aux outrages qui nous atteindraient nous-mêmes dans ce cas, dussé-je être la première victime des assassins, je n’en aurai pas moins le courage de dire la vérité, et j’aurai du moins en mourant la consolante espérance que ma mort sera vengée. Hommes justes ! donnez votre opinion en conscience sur Louis, et remplissez ainsi vos devoirs ! »

Robespierre, dans un second discours, accusa les Girondins de vouloir perpétuer le danger de la patrie en perpétuant un procès qu’ils voulaient faire juger par quarante-huit mille tribunaux. Puis, laissant la question elle-même pour saisir corps à corps ses ennemis et tourner contre eux l’indulgence qu’ils montraient pour le tyran : « Citoyens, s’écria-t-il en finissant, il vous a dit une grande vérité, celui qui vous disait hier que vous marchiez à la dissolution de l’Assemblée par la calomnie. Vous en faut-il d’autres preuves que cette discussion ? N’est-il pas évident que c’est moins à Louis XVI qu’on fait le procès qu’aux plus chauds défenseurs de la liberté ? Est-ce contre la tyrannie de Louis XVI qu’on s’élève ? Non, c’est contre la prétendue tyrannie d’un petit nombre de patriotes opprimés. Sont-ce les complots de l’aristocratie qu’on signale ? Non, c’est la soi-disant dictature de je ne sais quels députés du peuple qui sont là tout prêts à affecter la tyrannie. On veut conserver le tyran pour l’opposer à des patriotes sans pouvoir. Les perfides ! ils disposent de toute la puissance publique, de tous les trésors de l’État, et ils nous accusent de despotisme ! Il n’est pas un hameau dans la république où ils ne nous aient diffamés ! Ils épuisent le trésor public pour répandre leurs calomnies ! Ils violent le secret des lettres pour arrêter toutes les correspondances patriotiques ! Et ils crient à la calomnie ! Oui, sans doute, citoyens, il existe un projet d’avilir et peut-être de dissoudre la Convention à l’occasion de ce procès. Il existe, ce projet, non dans le peuple, non dans ceux qui comme nous ont tout sacrifié à la liberté, mais dans une vingtaine d’intrigants qui font mouvoir tous ces ressorts, qui gardent le silence, qui s’abstiennent d’énoncer leur opinion sur le dernier roi, mais dont la sourde et pernicieuse activité produit tous les troubles qui nous agitent. Mais consolons-nous ! la vertu, fut toujours en minorité sur la terre… (La Montagne se lève avec enthousiasme, et les battements de mains des tribunes interrompent longtemps Robespierre.) La vertu fut toujours en minorité sur la terre… Et sans cela la terre serait-elle peuplée de tyrans et d’esclaves ? Hampden et Sidney étaient de la minorité, car ils expirèrent sur un échafaud. Les César, les Clodius, étaient de la majorité. Mais Socrate était de la minorité, car il but la ciguë. Caton était de la minorité, car il déchira ses entrailles ! Je connais beaucoup d’hommes ici qui serviraient la liberté à la façon de Hampden et de Sidney. (On applaudit dans les tribunes.) Peuple, reprend Robespierre, épargne-nous au moins cette espèce de disgrâce, garde tes applaudissements pour le jour où nous aurons fait une loi utile à l’humanité ! Ne vois-tu pas qu’en nous applaudissant tu donnes à nos ennemis des prétextes de calomnie contre ta cause sacrée que nous défendons ? Ah ! fuis plutôt le spectacle de nos débats ! Reste dans tes ateliers. Loin de tes yeux nous n’en combattrons pas moins pour toi ! Et quand le dernier de tes défenseurs aura péri, alors venge-les si tu veux, et charge-toi de faire triompher toi-même ta cause !… Citoyens, qui que vous soyez, veillez autour du Temple ! Arrêtez, s’il est nécessaire, la malveillance perfide ! Confondez les complots de vos ennemis ! Fatal dépôt ! reprit-il avec un geste désespéré, n’était-ce pas assez que le despotisme eût pesé si longtemps sur cette terre ! Faut-il que sa garde même soit pour nous une autre calamité ! »

Robespierre se tut en laissant dans les esprits le dernier trait qu’il avait lancé, et l’impatience de terminer par la mort prompte une situation qui pesait sur la république.


XXIII

Vergniaud, dont le silence avait été trop clairement accusé par Robespierre, Vergniaud flottait entre la crainte de rendre les dissensions irréconciliables et l’horreur qu’il éprouvait à immoler de sang-froid un roi qu’il avait abattu ; cet orateur ne livrait rien à l’émotion, rien à l’ambition, rien à la peur. Il avait en lui cette puissance de génie qui s’élève jusqu’à l’impartialité ; il voyait tout du point de vue de la postérité. Il céda enfin à la prière de ses amis, à l’urgence du supplice prochain, au cri de sa sensibilité, et demanda la parole. L’attention publique lui préparait les esprits. Les tribunes, quoique vendues à Robespierre, éprouvaient du moins une sorte de sensualité involontaire à la voix de son rival. Paris palpitait de l’impatience d’entendre Vergniaud. Tant que Vergniaud n’avait pas parlé, on sentait que les grandes choses n’avaient pas été dites.

Après avoir démontré que le pouvoir de la Convention n’était qu’une délégation du pouvoir du peuple ; que, si la ratification tacite de la nation sanctionnait les actes secondaires de gouvernement et d’administration, il n’en était pas de même des grands actes constitutionnels, pour lesquels le peuple réservait l’exercice direct de sa souveraineté ; après avoir prouvé que la condamnation ou l’acquittement, le supplice ou la grâce du chef de l’ancien gouvernement, était un de ces actes essentiels de souveraineté que la nation ne pouvait aliéner ; enfin, après avoir fait ressortir l’inanité des objections que l’on opposait aux assemblées primaires, auxquelles serait déféré l’appel au peuple, l’orateur girondin se retourna avec toute la puissance de sa dialectique et de sa passion contre Robespierre.

« L’intrigue, vous dit-on, sauvera le roi, car la vertu est toujours en minorité sur la terre. Mais Catilina fut une minorité dans le sénat romain ; et si cette minorité insolente avait prévalu, c’en était fait de Rome, du sénat et de la liberté. Mais dans l’Assemblée constituante Cazalès et Maury furent aussi une minorité ; et si cette minorité, moitié aristocratique, moitié sacerdotale, eût réussi à étouffer la majorité, c’en était fait de la Révolution, et vous ramperiez encore aux pieds de ce roi qui n’a plus de sa grandeur passée que le remords d’en avoir abusé. Mais les rois sont en minorité sur la terre, et pour enchaîner les peuples ils disent, comme vous, que la vertu est en minorité. Ainsi, dans la pensée de ceux qui émettent cette opinion, il n’y a dans la république de vraiment purs, de vraiment vertueux, de vraiment dévoués au peuple qu’eux-mêmes et peut-être une centaine de leurs amis qu’ils auront la générosité d’associer à leur gloire. Ainsi, pour qu’ils puissent fonder un gouvernement digne des principes qu’ils professent, il faudrait bannir du territoire français toutes ces familles dont la corruption est si profonde, changer la France en un vaste désert, et, pour sa plus prompte régénération et sa plus grande gloire, la livrer à leurs sublimes conceptions ! On a senti combien il serait facile de dissiper tous ces fantômes dont on veut nous effrayer. Pour atténuer d’avance la force des réponses que l’on prévoyait, on a eu recours au plus vil, au plus lâche des moyens : la calomnie. On nous assimile aux Lameth, aux La Fayette, à tous ces courtisans du trône que nous avons tant aidé à renverser. On nous accuse ; certes je n’en suis pas étonné ; il est des hommes dont chaque souffle est une imposture, comme il est de la nature du serpent de n’exister que pour distiller son venin ; on nous accuse, on nous dénonce, comme on faisait le 2 septembre, au fer des assassins ; mais nous savons que Tibérius Gracchus périt par les mains d’un peuple égaré qu’il avait constamment défendu. Son sort n’a rien qui nous épouvante, tout notre sang est au peuple. En le versant pour lui, nous n’aurons qu’un regret : c’est de n’en avoir pas davantage à lui offrir.

» On nous accuse de vouloir allumer la guerre civile dans les départements, ou du moins de provoquer des troubles dans Paris, en soutenant une opinion qui déplaît à certains amis de la liberté. Mais pourquoi une opinion exciterait-elle des troubles dans Paris ? Parce que ces amis de la liberté menacent de mort les citoyens qui ont le malheur de ne pas raisonner comme eux. Serait-ce ainsi qu’on voudrait nous prouver que la Convention nationale est libre ? Il y aura des troubles dans Paris, et c’est vous qui les annoncez. J’admire la sagacité d’une pareille prophétie. Ne vous semble-t-il pas, en effet, très-dificile, citoyens, de prédire l’incendie d’une maison, alors qu’on y porte soi-même la torche qui doit l’embraser ?

» Oui, ils veulent la guerre civile, les hommes qui font un principe de l’assassinat, et qui en même temps désignent comme amis de la tyrannie les victimes que leur haine veut immoler. Ils veulent la guerre civile, les hommes qui appellent les poignards contre les représentants de la nation et l’insurrection contre les lois. Ils veulent la guerre civile, les hommes qui demandent la dissolution du gouvernement, l’anéantissement de la Convention ; ceux qui proclament traître tout homme qui n’est pas à la hauteur du brigandage et de l’assassinat. Je vous entends, vous voulez régner. Votre ambition était plus modeste dans la journée du Champ de Mars. Vous rédigiez alors, vous faisiez signer une pétition qui avait pour objet de consulter le peuple sur le sort du roi ramené de Varennes. Il ne vous en coûtait rien alors pour reconnaître la souveraineté du peuple. Serait-ce qu’elle favorisait vos vues secrètes et qu’aujourd’hui elle les contrarie ? N’existe-t-il pour vous d’autre souveraineté que celle de vos passions ? Insensés ! avez-vous pu vous flatter que la France avait brisé le sceptre des rois pour courber la tête sous un joug aussi avilissant ?…

» Je sais que dans les révolutions on est réduit à voiler la statue de la loi qui protége la tyrannie qu’il faut abattre. Quand vous voilerez celle qui consacre la souveraineté du peuple, vous commencerez une révolution au profit de ses tyrans. Il fallait du courage au 10 août pour attaquer Louis dans sa toute-puissance ! en faut-il tant pour envoyer au supplice Louis vaincu et désarmé ? Un soldat cimbre entre dans la prison de Marius pour l’égorger ; effrayé à l’aspect de sa victime, il s’enfuit sans oser la frapper. Si ce soldat eût été membre d’un sénat, pensez-vous qu’il eût hésité à voter la mort du tyran ? Quel courage trouvez-vous à faire un acte dont un lâche serait capable ? (Immense applaudissement.)

» J’aime trop la gloire de mon pays pour proposer à la Convention de se laisser influencer dans une occasion si solennelle par la considération de ce que feront ou ne feront pas les puissances étrangères. Cependant, à force d’entendre dire que nous agissions dans ce jugement comme pouvoir politique, j’ai pensé qu’il ne serait contraire ni à votre dignité ni à la raison de parler un instant politique. Soit que Louis vive, soit qu’il meure, il est possible que l’Angleterre et l’Espagne se déclarent nos ennemis ; mais si la condamnation de Louis XVI n’est pas la cause de cette déclaration de guerre, il est certain du moins que sa mort en sera le prétexte. Vous vaincrez ces nouveaux ennemis, je le crois ; le courage de nos soldats et la justice de notre cause m’en sont garants. Mais quelle reconnaissance vous devra la patrie pour avoir fait couler des flots de sang de plus sur le continent et sur les mers, et pour avoir exercé en son nom un acte de vengeance devenu la cause de tant de calamités ? Oserez-vous lui vanter vos victoires ? car j’éloigne la pensée des désastres et des revers ; mais par le cours des événements, même les plus prospères, elle sera épuisée par ses succès. Craignez qu’au milieu de ses triomphes la France ne ressemble à ces monuments fameux qui dans l’Égypte ont vaincu le temps. L’étranger qui passe s’étonne de leur grandeur ; s’il veut y pénétrer, qu’y trouvera-t-il ? Des cendres inanimées et le silence des tombeaux. Citoyens, celui d’entre nous qui céderait à des craintes personnelles serait un lâche ; mais les craintes pour la patrie honorent le cœur. Je vous ai exposé une partie des miennes, j’en ai d’autres encore ; je vais vous les dire.

» Lorsque Cromwell voulut préparer la dissolution du parti à l’aide duquel il avait renversé le trône et fait monter Charles Ier sur l’échafaud, il fit au parlement, qu’il voulait ruiner, des propositions insidieuses qu’il savait bien devoir révolter la nation, mais qu’il eut soin de faire appuyer par des applaudissements soudoyés et par de grandes clameurs. Le parlement céda ; bientôt la fermentation devint générale, et Cromwell brisa sans effort l’instrument dont il s’était servi pour arriver à la suprême puissance.

» N’entendez-vous pas tous les jours, dans cette enceinte et dehors, des hommes crier avec fureur : « Si le pain est cher, la cause en est au Temple ; si le numéraire est rare, si nos armées sont mal approvisionnées, la cause en est au Temple ;  : si nous avons à souffrir chaque jour du spectacle du désordre et de la misère publics, la cause en est au Temple ? » Ceux qui tiennent ce langage savent bien cependant que la cherté du pain, le défaut de circulation des subsistances, la disparition de l’argent, la dilapidation dans les ressources de nos armées, la nudité du peuple et de nos soldats, tiennent à d’autres causes. Quels sont donc leurs projets ? Qui me garantira que ces mêmes hommes ne crieront pas, après la mort de Louis, avec une violence plus grande encore : « Si le pain est cher, si le numéraire est rare, si nos armées sont mal approvisionnées, si les calamités de la guerre se sont accrues par la déclaration de l’Angleterre et de l’Espagne, la cause en est dans la Convention, qui a provoqué ces mesures par la condamnation précipitée de Louis XVI ? » Qui me garantira que, dans cette nouvelle tempête où l’on verra sortir de leurs repaires les tueurs du 2 septembre, on ne vous présentera pas, tout couvert de sang et comme un libérateur, ce défenseur, ce chef que l’on dit être devenu si nécessaire ? Un chef ! Ah ! si telle était leur audace, ils ne paraîtraient que pour être à l’instant percés de mille coups. Mais à quelles horreurs ne serait pas livré Paris, Paris dont la postérité admirera le courage héroïque contre les rois, et ne concevra jamais l’ignominieux asservissement à une poignée de brigands, rebut de l’espèce humaine, qui s’agitent dans son sein et le déchirent en tous sens par les mouvements convulsifs de leur ambition et de leur fureur ! Qui pourrait habiter une cité où régneraient la désolation et la mort ? Et vous, citoyens industrieux, dont le travail fait toute la richesse et pour qui les moyens de travail seraient détruits, que deviendriez-vous ? quelles seraient vos ressources ? quelles mains porteraient des secours à vos familles désespérées ? Iriez-vous trouver ces faux amis, ces perfides flatteurs qui vous auraient précipités dans l’abîme ? Ah ! fuyez-les plutôt, redoutez leur réponse ; je vais vous l’apprendre : « Allez dans les carrières disputer à la terre quelques lambeaux sanglants des victimes que nous avons égorgées. Ou, voulez-vous du sang ? Prenez, en voici. Du sang et des cadavres, nous n’avons pas d’autre nourriture à vous offrir… » Vous frémissez, citoyens ! Ô ma patrie ! je demande acte, à mon tour, pour te sauver de cette crise déplorable !

» Mais non ! ils ne luiront jamais sur nous, ces jours de deuil. Ils sont lâches, ces assassins. Ils sont lâches, nos petits Marius. Ils savent que, s’ils osaient tenter une exécution de leurs complots contre la sûreté de la Convention, Paris sortirait enfin de sa torpeur ; que tous les départements se réuniraient à Paris pour leur faire expier les forfaits dont ils n’ont déjà que trop souillé la plus mémorable des révolutions. Ils le savent, et leur lâcheté sauvera la république de leur rage. Je suis sûr, du moins, que la liberté n’est pas en leur puissance ; que, souillée de sang, mais victorieuse, elle trouverait un empire et des défenseurs invincibles dans les départements. Mais la ruine de Paris, la division en gouvernements fédératifs qui en serait le résultat, tous ces désordres plus probables que les guerres civiles dont on nous a menacés ne méritent-ils pas d’être mis dans la balance où vous pesez la vie de Louis ? En tout cas, je déclare, quel que puisse être le décret rendu par la Convention, que je regarderai comme traître à la patrie celui qui ne s’y soumettra pas. Que si en effet l’opinion de consulter le peuple l’emporte et que des séditieux, s’élevant contre ce triomphe de la souveraineté nationale, se mettent en état de rébellion, voilà votre poste ; voilà le camp où vous attendrez sans pâlir vos ennemis. »

Ce discours parut un moment avoir arraché à la Convention la vie de Louis XVI.

Fauchet, Condorcet, Pétion, Brissot, séparèrent avec la même générosité l’homme du roi, la vengeance de la victoire, et firent entendre tour à tour des accents dignes de la liberté. Mais le lendemain de ces harangues la liberté n’écoutait plus rien que ses terreurs et ses ressentiments. Les plus sublimes discours ne retentissaient que dans la conscience de quelques hommes calmes. La foule étouffait la raison. Revenons au Temple.