Chez l’auteur (p. 401-449).

LIVRE VINGT-DEUXIÈME


Les insurgés se mettent en marche — Westermann s’empare du commandement de l’avant-garde. — Dispositions qu’il prend. — Ses antécédents. — Rœderer engage le roi à se rendre dans le sein de l’Assemblée. — Le roi s’y résout. — Départ. — Traversée du jardin. — Aspect de l’Assemblée. — Paroles du roi. — Réponse du président (Vergniaud). — Le roi et sa famille dans la loge du logographe. — Réponse du peintre David au roi. — Arrestation de Suleau et de plusieurs autres royalistes. — Ils sont massacrés. — Confusion générale au château. — Victoire passagère des Suisses. — Émotion de l’Assemblée. — Les Marseillais attaquent de nouveau les Tuileries. — Défense et massacre général des Suisses. — Le peuple au sac du château. — Égorgements. — MM. de Virieu, de Lamartine, de Vioménil. — Le jeune Charles d’Autichamp. — Le vicomte de Broves. — Les dames d’honneur et les femmes de la reine. — MM. Sallas, Marchais, Diet. — M. de Clermont-Tonnerre est égorgé. — Westermann chez Danton.


I

À peine Santerre eut-il concerté les dernières mesures à l’hôtel de ville avec les nouveaux commissaires des sections, qu’il se mit en marche par le quai, en envoyant assigner aux Marseillais le Pont-Neuf pour point de jonction des deux colonnes. Ces deux colonnes se confondirent en désordre au roulement du tambour et au chant du Ça ira sur la place du Louvre, et inondèrent sans obstacle le Carrousel. Un homme monté sur un petit cheval noir précédait les colonnes. Arrivé aux guichets du Carrousel, il s’empara du commandement par le seul droit de l’uniforme et par l’autorité de Danton. Cette foule lui obéit par ce besoin de direction et d’unité qui subordonne les masses au moment du danger. Il fit défiler sa troupe en bon ordre, la rangea en bataille sur le Carrousel, plaça les canons au centre, étendit ses deux ailes de manière à cerner et à dominer les bataillons incertains qui semblaient attendre la fortune pour se prononcer. Ces dispositions prises avec le coup d’œil et le sang-froid d’un général consommé, il poussa son cheval au petit pas vers la porte de la cour Royale, accompagné d’un groupe de fédérés de Brest et de Marseillais, frappa de la poignée de son sabre sur la porte, et demanda, avec le ton du commandement, qu’on ouvrît au peuple. Westermann était Alsacien, d’une famille considérée dans la bourgeoisie de sa province. Mêlé à des intrigues suspectes qui tendaient à contrefaire les billets de la caisse d’escompte, il avait été condamné à une réclusion perpétuelle à Saint-Lazare. Sa jeunesse et son activité d’esprit fermentaient dans les prisons. Il s’en échappa la veille de la prise de la Bastille. Devenu secrétaire de la municipalité d’Haguenau, sa beauté, son audace, son éloquence, lui donnèrent un grand empire sur la ville, qu’il agita dans le sens des idées nouvelles. Une réaction d’opinion l’en chassa. Il y rentra en vertu d’un décret de l’Assemblée constituante, après un combat livré entre les troupes de ligne qui l’appuyaient et la garde nationale qui le repoussait. Son triomphe fut de quelques heures. Arrêté de nouveau par ordre du département, et enfermé à Saint-Lazare pour y subir sa première condamnation, il se réclama de Danton. Danton, sentant tout le parti qu’on pouvait tirer d’un pareil homme, le fit mettre en liberté la veille du 10 août. Westermann avait flairé de loin la guerre civile et les fortunes militaires que les révolutions recèlent dans leur sein pour les soldats heureux. Il s’était donné à la cause du peuple pour grandir ou pour mourir. Danton lui fit trouver une armée et lui donna la direction de cette foule après l’avoir soulevée. Tel était Westermann. Santerre, quoique commandant général, avait senti la supériorité du jeune Allemand, et lui avait laissé le commandement de cette avant-garde et les hasards de cette expédition.

Westermann, voyant que les Suisses et les grenadiers nationaux refusaient d’ouvrir les portes, fit avancer cinq pièces de canon et menaça de les enfoncer. Ces portes en bois, tombant de vétusté, ne pouvaient résister à la première décharge. À l’approche de Westermann, les officiers municipaux Borie et Leroux, Rœderer et les autres membres du département, témoins de l’hésitation des troupes et frappés de l’imminence du danger, remontèrent précipitamment au château. Ils traversent les salles qui précèdent la chambre du roi. La consternation de leurs visages parlait assez. Louis XVI était assis devant une table placée à l’entrée de son cabinet. Il avait les mains appuyées sur ses genoux, dans l’attitude d’un homme qui attend et qui écoute. La reine, les yeux rouges et les joues animées par l’angoisse, était assise avec Madame Élisabeth et les ministres entre la fenêtre et la table du roi ; la princesse de Lamballe, madame de Tourzel et les enfants, près de la reine.

« Sire, dit Rœderer, le département désire parler à Votre Majesté sans autres témoins que sa famille. » Le roi fit un geste ; tout le monde se retira, excepté les ministres. « Sire, poursuivit le magistrat, vous n’avez pas cinq minutes à perdre ; ni le nombre, ni les dispositions des hommes réunis ici pour vous défendre, ne peuvent garantir vos jours et ceux de votre famille. Les canonniers viennent de décharger leurs pièces. La défection est partout, dans le jardin, dans les cours ; le Carrousel est occupé par les Marseillais. Il n’y a plus de sûreté pour vous que dans le sein de l’Assemblée. C’est l’opinion du département, seul corps constitué qui ait en ce moment la responsabilité de votre vie et de la constitution. — Mais, dit le roi, je n’ai pas vu beaucoup de monde au Carrousel. — Sire, répliqua Rœderer, il y a douze pièces de canon, et l’armée innombrable des faubourgs s’avance sur les pas des Marseillais. » M. Gerdret, administrateur du département, connu de la reine, dont il était le fournisseur, ayant appuyé de quelques mots l’avis de Rœderer : « Taisez-vous, monsieur Gerdret, lui dit la reine, il ne vous appartient pas d’élever ici la voix ; laissez parler le procureur-syndic. » Puis, se tournant vers Rœderer : « Mais, monsieur, lui dit-elle fièrement, nous avons des forces ! — Madame, tout Paris marche, » répliqua Rœderer ; et reprenant aussitôt sur un ton plus affirmatif son dialogue avec le roi : « Sire, le temps presse ; ce n’est plus une prière, ce n’est plus un conseil que nous vous adressons, il ne nous reste qu’une ressource : nous vous demandons la permission de vous faire violence et de vous entraîner à l’Assemblée. »

Le roi releva la tête, regarda fixement Rœderer pendant quelques secondes, pour lire dans ses yeux si ses instances recélaient le salut ou le piége ; puis se tournant vers la reine et l’interrogeant d’un regard rapide : « Marchons ! » dit-il, et il se leva. À ce mot, Madame Élisabeth avançant la tête par-dessus l’épaule du roi : « Monsieur Rœderer, s’écria-t-elle, au moins répondez-vous de la vie du roi ? — Oui, madame, autant que de la mienne, » répondit en termes douteux Rœderer. Il recommanda au roi de ne se faire accompagner de personne de sa cour, et de n’avoir d’autre cortége que le département et une double haie de grenadiers nationaux. Les ministres réclamèrent pour eux le droit de ne pas se séparer du chef du pouvoir exécutif. La reine implora la même faveur pour madame de Tourzel, la gouvernante de ses enfants. Le département y consentit. Rœderer, s’avançant alors sur la porte du cabinet du roi et élevant la voix : « Le roi et sa famille se rendent à l’Assemblée seuls, sans autre cortége que le département et les ministres ; ouvrez-leur passage, » cria-t-il à la foule des spectateurs.


II

La nouvelle du départ du roi se répandit en un instant dans tout le palais. L’heure suprême de la monarchie n’aurait pas sonné plus foudroyante et plus sinistre à l’oreille de ses défenseurs. Le respect seul contint l’indignation et la douleur dans l’âme des gardes-suisses et des gentilshommes dont on refusait le bras et le sang. Des larmes de honte roulaient dans leurs yeux. Quelques-uns arrachèrent de leur poitrine la croix de Saint-Louis et brisèrent leurs épées sous leurs pieds.

Pendant que M. de La Chesnaye faisait avancer l’escorte du roi pour former la haie autour de sa personne, ce prince s’arrêta quelques minutes dans son cabinet, parcourut lentement le cercle formé par les personnes de son intimité, et leur annonça sa résolution. La reine, assise et immobile, cachait son visage dans le sein de la princesse de Lamballe. La garde arriva. Le cortége défila en silence à travers une foule de visages consternés. Les yeux n’osaient rencontrer les yeux. En traversant la salle appelée l’Œil-de-Bœuf, le roi prit sans rien dire le chapeau du garde national qui marchait à sa droite, et mit sur la tête de ce grenadier son chapeau orné d’une plume blanche. Le garde national étonné ôta respectueusement de son front le chapeau du roi, le plaça sous son bras et marcha tête nue. Nul n’a su la pensée de Louis XVI en faisant cet échange. Se souvenait-il du bonnet rouge qui, posé sur sa tête, avait flatté le peuple au 20 juin, et voulait-il se populariser devant la garde nationale en se revêtant d’une partie de l’uniforme de l’armée civique ? Nul n’osa l’interroger sur ce geste ; mais on ne peut l’attribuer à la peur dans un prince si impassible devant l’outrage et si serein devant la mort.

Au moment de quitter le péristyle et de faire le dernier pas hors du seuil de son palais, le roi, s’adressant au procureur-syndic qui marchait devant lui : « Mais que vont devenir, dit-il, nos amis qui sont restés là-haut ? » Rœderer rassura le prince sur leur sort en lui disant que rien ne s’opposait à la sortie de ceux qui étaient sans armes et sans uniforme, assertion involontairement trompeuse, que l’heure et la mort allaient démentir. Enfin, sur les degrés mêmes qui descendent du vestibule au jardin, Louis XVI eut encore comme un dernier avertissement de sa destinée et un dernier remords de son abdication volontaire. Il se retourna du côté des cours, jeta un regard par-dessus les têtes de ceux qui le suivaient, suspendit sa marche, et dit aux membres du département : « Mais il n’y a pourtant pas grande foule au Carrousel ! » On lui répéta les assertions de Rœderer. Il parut écouter sans y croire, et fit enfin le dernier pas hors du seuil, comme un homme fatigué de contredire, et qui cède plutôt à la lassitude et à la fatalité qu’à la conviction.


III

Le roi traversa les jardins sans obstacle entre deux haies de baïonnettes qui marchaient du même pas que lui. Le département et des officiers municipaux marchaient en tête, la reine s’appuyait sur le bras de M. de Saint-Priest, Madame Élisabeth et les enfants fermaient la marche. Le vaste espace du jardin qui s’étend d’une terrasse à l’autre était désert ; les consignes des troupes ne laissaient apercevoir personne, même sur la terrasse des Feuillants, ordinairement livrée au peuple. Les parterres, les fleurs, les statues, les gazons brillaient de l’éclat d’une matinée d’été. Un soleil brûlant se réverbérait sur le sable. Le ciel était pur, l’air sans mouvement. Cette fuite ressemblait à la promenade de Louis XIV à travers ces jardins. Rien n’en troublait le silence que le pas mesuré des colonnes et le chant des oiseaux dans les branches. La nature ne semblait rien savoir de ce qui se passait dans le cœur des hommes ce jour-là. Elle faisait briller ce deuil comme elle aurait souri à une fête. Seulement les précoces chaleurs de cette année avaient jauni déjà les marronniers des Tuileries. Quand le cortége entra sous les arbres, les pieds s’enfonçaient dans les amas de feuilles tombées pendant la nuit et que les jardiniers venaient de rassembler en tas pour les balayer pendant le jour. Le roi s’en aperçut ; soit par insouciance affectée d’esprit, soit par une triste allusion à son sort : « Voilà bien des feuilles, dit-il ; elles tombent de bonne heure cette année. » Manuel avait écrit quelques jours auparavant dans un journal que la royauté n’irait que jusqu’à la chute des feuilles. Le Dauphin, qui marchait à côté de madame de Tourzel, s’amusait à amonceler ces feuilles mortes avec ses pieds et à les rouler sur le passage de sa sœur. Enfance qui jouait sur le chemin de la mort !

Le président du département se détacha en cet endroit du cortége pour aller prévenir l’Assemblée de l’arrivée du roi et des motifs de sa retraite. La lenteur de la marche donna le temps à une députation de venir dans le jardin avant que le cortége eût achevé de le traverser. « Sire, dit l’orateur de la députation, l’Assemblée, empressée de concourir à votre sûreté, vous offre, à vous et à votre famille, asile dans son sein. » Les représentants se mêlèrent au cortége et entourèrent le roi.

La marche des colonnes à travers le jardin aperçue du café Hottot et des fenêtres du Manége, l’approche du roi annoncée dans les groupes, avaient tout à coup amoncelé la foule sur le point de la terrasse des Feuillants qu’il fallait traverser pour passer du jardin dans l’enceinte de l’Assemblée. Arrivé au pied de l’escalier qui monte de la grande allée sur cette terrasse, une masse compacte d’hommes et de femmes criant et gesticulant avec rage refusèrent passage à la famille royale. « Non, non, non, ils ne viendront pas tromper une fois de plus la nation ! il faut que cela finisse ! ils sont cause de tous nos malheurs ! À bas le Veto ! à bas l’Autrichienne ! La déchéance ou la mort ! » Les attitudes injurieuses, les gestes menaçants accompagnaient ces paroles. Un homme colossal, en habit de sapeur, nommé Rocher, chef ordinaire des tumultes dans la cour du Manége, se signalait dans cette foule par la violence de ses vociférations et par la frénésie de ses insultes. Derrière lui des figures moins égarées, mais plus sinistres, échauffaient encore la fureur du rassemblement. Rocher tenait à la main une longue perche qu’il dardait d’en haut sur le cortége royal, et avec laquelle il s’efforçait ou de repousser ou d’atteindre le roi. On harangua cette foule. Les députés attestèrent qu’un décret de l’Assemblée appelait le roi et sa famille dans son sein. La résistance fléchit. Rocher se laissa désarmer de sa pique par le procureur-syndic, qui jeta l’arme dans le jardin. L’escorte, autorisée par un second décret à pénétrer sur le sol du pouvoir législatif, forma une double haie sur la terrasse. Le roi parvint ainsi jusqu’à l’entrée du passage qui conduisait de la terrasse à l’Assemblée.

Quelques hommes de la garde du corps législatif le reçurent là et marchèrent à côté de lui. « Sire, lui dit un de ces hommes à l’accent méridional, n’ayez pas peur, le peuple est bon ! mais il ne veut pas qu’on le trahisse plus longtemps. Soyez un bon citoyen, Sire, et chassez de votre palais vos prêtres et votre femme ! » Le roi répondit sans colère à cet homme. La foule engorgeait le couloir étroit et sombre. Un mouvement tumultueux et irrésistible sépara un moment la reine et ses enfants du roi, qui les précédait. La mère tremblait pour son fils. Ce même sapeur qui venait de se répandre en invectives et en menaces de mort contre la reine, adouci tout à coup par ces angoisses de femme, prend l’enfant qu’elle menait par la main ; il l’élève dans ses bras au-dessus de la foule, le porte devant elle, lui fait jour avec ses coudes, entre dans la salle sur les pas du roi, et dépose, aux applaudissements de la tribune, le prince royal sur le bureau de l’Assemblée.


IV

Le roi, sa famille, les deux ministres, se dirigèrent vers les siéges destinés aux ministres, et y prirent place à côté du président. Vergniaud présidait. Le roi dit : « Je suis venu ici pour éviter un grand crime. J’ai pensé que je ne pouvais être plus en sûreté qu’au milieu de vous. — Vous pouvez compter, Sire, répondit Vergniaud, sur la fermeté de l’Assemblée nationale ; ses membres ont juré de mourir en soutenant les droits du peuple et les autorités constituées. » Le roi s’assit. L’Assemblée était peu nombreuse, un silence de stupeur régnait dans la salle ; les physionomies étaient mornes ; les regards, respectueux et attendris, se portaient involontairement sur le roi, sur la reine, sur Madame Élisabeth, sur la jeune princesse, déjà dans tout l’éclat de son adolescence, sur cet enfant que la reine tenait par la main et dont elle essuyait le front. La haine s’amortissait devant ce sentiment des vicissitudes soudaines qui venaient d’arracher ce roi, ce père, ces enfants, ces femmes à leur demeure, sans savoir s’ils y rentreraient jamais ! Jamais le sort ne donna plus de douleurs secrètes en spectacle. C’étaient les angoisses du cœur humain à nu. Le roi les voilait d’impassibilité, la reine de dignité, Madame Élisabeth de piété, la jeune fille de larmes, le Dauphin d’insouciance. Le public n’apercevait rien d’indigne du rang, du sexe, de l’âge, du moment. La fortune semblait avoir trouvé des âmes égales à ses coups.


V

La délibération commença. Un membre se leva et fit observer que la constitution interdisait de délibérer devant le roi. « C’est juste, » dit en inclinant le front Louis XVI.

Pour obéir à ce scrupule ironique de la constitution, au moment où la constitution n’existait plus, on décréta que le roi et sa famille seraient placés dans une tribune de journalistes, qu’on appelait la tribune du logographe.

Cette loge, de dix pieds carrés, derrière le président, était de niveau avec les rangs élevés de l’Assemblée. Elle n’était séparée de la salle que par une grille en fer scellée dans le mur. On y conduisit le roi. Les jeunes secrétaires qui notaient les discours pour reproduire littéralement les séances se rangèrent un peu pour prêter place à la famille de Louis XVI. Le roi s’assit sur le devant de la loge ; la reine dans un angle, pour voiler son visage par l’ombre d’un enfoncement ; Madame Élisabeth, les enfants, leur gouvernante, sur une banquette de paille adossée au mur nu ; dans le fond de la loge, les deux ministres, quelques officiers de la maison du roi, le duc de Choiseul, Carl, commandant de la gendarmerie à cheval. M. de Sainte-Croix, M. Dubouchage, le prince de Poix, MM. de Vioménil, de Montmorin, d’Hervilly, de Briges, courtisans de la dernière heure, se tinrent debout près de la porte. Un poste de grenadiers de la garde de l’Assemblée, avec quelques officiers supérieurs de l’escorte du roi, remplissait le couloir et interceptait l’air. La chaleur était étouffante, la sueur ruisselait du front de Louis XVI et des enfants. L’Assemblée et les tribunes, qui s’encombraient de minute en minute, exhalaient l’haleine d’une fournaise dans cette étroite embouchure. L’agitation de la salle, les motions des orateurs, les pétitions des sectionnaires, le bruit des conversations entre les députés, y montaient du dedans. Les tumultes du peuple qui pressait les murs, les assauts donnés aux portes pour forcer les consignes, les vociférations des rassemblements, les cris des sicaires qui commençaient à égorger dans la cour du Manége, les supplications des victimes, les coups qui assénaient la mort, les corps qui tombaient, tous ces bruits y pénétraient du dehors.

À peine le roi était-il dans cet asile, qu’un redoublement de clameur extérieure fit craindre que les portes ne cédassent, et que le peuple ne vînt immoler le roi sans retraite dans ce cachot. Vergniaud donna l’ordre d’arracher la grille de fer qui séparait la loge de la salle, pour que Louis XVI pût se réfugier au milieu des députés, si une invasion du peuple avait lieu par les couloirs. À défaut d’ouvriers et d’outils, quelques députés, les plus rapprochés du roi, ainsi que MM. de Choiseul, le prince de Poix, les ministres, le roi lui-même, accoutumé à se servir de son bras pour ses rudes travaux de serrurerie, réunirent leurs efforts, et arrachèrent le grillage de ses scellements. Grâce à cette précaution, il restait encore un dernier rempart au roi contre le fer du peuple. Mais aussi la majesté royale était à découvert devant les ennemis qu’elle avait dans la salle. Les dialogues dont elle était l’objet parvenaient sans obstacle à ses oreilles. Le roi et la reine voyaient et entendaient tout. Spectateurs et victimes à la fois, ils assistèrent de là pendant quatorze heures à leur propre dégradation.

Dans la loge même du logographe, un homme jeune alors, signalé depuis par ses services, M. David, depuis consul général et député, notait respectueusement pour l’histoire l’attitude, la physionomie, les gestes, les larmes, la couleur, la respiration et jusqu’aux palpitations involontaires des muscles du visage que les émotions de ces longues heures imprimaient aux traits de la famille royale.

Le roi était calme, serein, désintéressé de l’événement comme s’il eût assisté à un drame dont un autre eût été l’acteur. Sa forte nature lui faisait sentir le besoin pressant de nourriture, même sous les émotions de son âme. Rien ne suspendait sa puissante vie. L’agitation même de son esprit aiguillonnait ses sens. Il craignit que ses forces physiques ne vinssent à le trahir. On lui apporta du pain, du vin, des viandes froides ; il mangea avec autant de calme qu’il l’eût fait à un rendez-vous de chasse après une longue course à cheval dans les bois de Versailles.

La reine, qui savait que les calomnies populaires traduisaient les forts besoins de nourriture du roi en grossière sensualité et même en ivrognerie, souffrait intérieurement de le voir manger dans un pareil moment. Elle refusa tout, le reste de la famille l’imita. Elle ne parlait pas ; ses lèvres étaient serrées, ses yeux ardents, secs, ses joues enflammées ; sa contenance triste, abattue, mais toujours ferme ; ses bras affaissés, reposant sur ses genoux comme s’ils eussent été liés : le visage, l’expression, l’attitude d’un héros désarmé qui ne peut plus combattre, mais qui se révolte encore contre la fortune.

Madame Élisabeth, debout derrière son frère et le couvant des yeux, ressemblait au génie surhumain de cette maison. Elle ne participait aux scènes qui l’environnaient que par l’âme du roi, de la reine et des enfants. La douleur n’était sur son visage qu’un contre-coup qu’elle sentait seulement dans les autres. Elle levait souvent les yeux au plafond. On la voyait prier intérieurement.

Madame Royale versait de grosses larmes que la chaleur séchait sur ses joues. Le jeune Dauphin regardait dans la salle et demandait à son père les noms des députés. Louis XVI les lui désignait, sans qu’on pût apercevoir dans ses traits ou reconnaître au son de sa voix s’il nommait un ami ou un ennemi. Il adressait quelquefois la parole à ceux qui passaient devant la loge en se rendant à leur banc. Les uns s’inclinaient avec l’expression d’un douloureux respect ; les autres détournaient la tête et affectaient de ne pas le voir. La catastrophe apaisait l’irritation ; la convenance ajournait l’outrage. Un seul fut cruel : ce fut le peintre David. Le roi, l’ayant reconnu dans le nombre de ceux qui se pressaient pour le contempler, dans le couloir à la porte de la loge du logographe, lui demanda s’il aurait bientôt fini son portrait. « Je ne ferai désormais le portrait d’un tyran, répondit David, que quand sa tête posera devant moi sur un échafaud. » Le roi baissa les yeux et dévora l’insulte. David se trompait d’heure. Un roi détrôné n’est plus qu’un homme ; un mot courageux devant la tyrannie devient lâche devant l’adversité.


VI

Pendant que la salle se remplissait, et restait dans cette attente agitée mais inactive qui précède les grandes résolutions, le peuple, qu’aucune force armée ne contenait du côté de la rue Saint-Honoré, avait fait irruption dans la cour des Feuillants jusqu’au seuil même de l’Assemblée. Il demandait à grands cris qu’on lui livrât vingt-deux prisonniers royalistes, arrêtés pendant la nuit, aux Champs-Élysées, par la garde nationale.

Ces prisonniers étaient accusés d’avoir fait partie de patrouilles secrètes, répandues dans les différents quartiers par la cour pour examiner les dispositions du peuple et pour diriger les coups des satellites du château. Les uniformes de ces prisonniers, leurs armes, les cartes d’entrée aux Tuileries saisies sur eux, prouvaient en effet que c’étaient des gardes nationaux, des volontaires dévoués au roi, envoyés aux environs du château pour éclairer la défense. À mesure qu’on les avait arrêtés, on les avait jetés dans le poste de la garde nationale élevé dans la cour des Feuillants. À huit heures, on y amena un jeune homme de trente ans en costume de garde national. Sa figure fière, irritée, l’élégance martiale de son costume, l’éclat de ses armes et le nom de Suleau, odieux au peuple, nom que quelques hommes murmuraient en le voyant passer, avaient attiré les regards sur lui.

C’était en effet Suleau, un de ces jeunes écrivains royalistes qui, comme André Chénier, Roucher, Mallet-Dupan, Sérizy et plusieurs autres, avaient embrassé le dogme de la monarchie au moment où il semblait répudié par tout le monde, et qui, séduits par le danger même de leur rôle, prenaient la générosité de leur caractère pour une conviction de leur esprit. La liberté de la presse était l’arme défensive qu’ils avaient reçue des mains de la constitution, et dont ils se servaient avec courage contre les excès de la liberté. Mais les révolutions ne veulent d’armes que dans la main de leurs amis. Suleau avait harcelé les partis populaires, tantôt par des pamphlets sanglants contre le duc d’Orléans, tantôt par des sarcasmes spirituels contre les Jacobins ; il avait raillé cette toute-puissance du peuple, qui n’a pas de longues rancunes, mais qui n’a pas non plus de pitié dans ses vengeances.

La populace haïssait Suleau comme toute tyrannie hait son Tacite. Le jeune écrivain montra en vain un ordre des commissaires municipaux qui l’appelait au château. On le jeta avec les autres dans le corps de garde. Son nom avait grossi et envenimé l’attroupement. On demandait sa tête. Un commissaire, monté sur un tréteau, harangue la foule et veut suspendre le crime en promettant justice. Théroigne de Méricourt, en habit d’amazone et le sabre nu à la main, précipite le commissaire du haut de la tribune et l’y remplace. Elle allume par ses paroles la soif du sang dans le peuple, qui l’applaudit ; elle fait nommer par acclamation des commissaires qui montent avec elle au comité de la section pour arracher les victimes à la lenteur des lois. Le président de la section, Bonjour, premier commis de la marine, ambitieux du ministère, défend à la garde nationale de résister aux volontés du peuple. Deux cents hommes armés obéissent à cet ordre et livrent les prisonniers. Onze d’entre eux s’évadent par une fenêtre de derrière. Les onze autres sont bloqués dans le poste. On vient les appeler un à un pour les immoler dans la cour. Quelques gardes nationaux, plus humains ou moins lâches, veulent, malgré l’ordre de Bonjour, les disputer aux assassins. « Non, non, dit Suleau, laissez-moi aller au-devant des meurtriers ! Je vois bien qu’aujourd’hui le peuple veut du sang. Peut-être une seule victime lui suffira-t-elle ! Je payerai pour tous ! » Il allait se précipiter par la fenêtre. On le retint.


VII

L’abbé Bougon fut saisi avant lui. C’était un auteur dramatique. Homme à la taille colossale et aux bras de fer, l’abbé Bougon lutta avec l’énergie du désespoir contre les égorgeurs. Il en entraîna plusieurs dans sa chute. Accablé par le nombre, il fut mis en pièces.

M. de Solminiac, ancien garde du roi, périt le second, puis deux autres. Ceux qui attendaient leur sort dans le corps de garde entendaient les cris et les luttes de leurs compagnons. Ils mouraient dix fois. On appela Suleau. On l’avait dépouillé au poste de son bonnet de grenadier, de son sabre et de sa giberne. Ses bras étaient libres. Une femme l’indiquant à Théroigne de Méricourt, qui ne le connaissait pas de visage, mais qui le haïssait de renommée et qui brûlait de tirer vengeance des risées auxquelles elle avait été livrée par sa plume, Théroigne le saisit par le collet et l’entraîne. Suleau se dégage. Il arrache un sabre des mains d’un égorgeur, il s’ouvre un passage vers la rue, il va s’échapper. On court, on le saisit par derrière, on le renverse, on le désarme, on lui plonge la pointe de vingt sabres dans le corps : il expire sous les pieds de Théroigne. On lui coupe la tête, on la promène dans la rue Saint-Honoré.

Le soir, un serviteur dévoué racheta à prix d’or cette tête des mains d’un des meurtriers, qui en avait fait un trophée. Le fidèle domestique rechercha le cadavre et rendit ces restes défigurés à la jeune épouse de Suleau, mariée seulement depuis deux mois, fille du peintre Hall, célèbre par sa beauté, et qui portait dans son sein le fruit de cette union.

Pendant la lutte de Suleau avec ses assassins, deux des prisonniers soustraits à l’attention du peuple parvinrent encore à s’évader. Un seul restait : c’était le jeune du Vigier, garde du corps du roi. La nature semblait avoir accompli en lui le type de la forme humaine. Sa beauté, admirée des statuaires, était devenue un surnom ; elle arrêtait la foule dans les lieux publics. Aussi brave que beau, aussi adroit que fort, il employa pour défendre sa vie tout ce que l’élévation de la taille, la souplesse des muscles, l’aplomb du corps ou la vigueur des bras pouvaient prêter de prodige au lutteur antique. Seul et désarmé contre soixante, cerné, abattu, relevé tour à tour, il sema son sang sur toutes les dalles, il lassa plusieurs fois les meurtriers, il fit durer sa défense désespérée plus d’un quart d’heure. Deux fois sauvé, deux fois ressaisi, il ne tomba que de lassitude et ne périt que sous le nombre. Sa tête fut le trophée d’un combat. On l’admirait encore au bout de la pique où ses sicaires l’avaient arborée. Tel fut le premier sang de la journée : il ne fit qu’altérer le peuple.


VIII

Le départ du roi avait laissé le château dans l’incertitude et dans le trouble. Une trêve tacite semblait s’être établie d’elle-même entre les défenseurs et les assaillants. Le champ de bataille était transporté des Tuileries à l’Assemblée. C’était là que la monarchie allait se relever ou s’écrouler. La conquête ou la défense d’un palais vide ne devait coûter qu’un sang inutile. Les avant-postes des deux partis le comprenaient. Cependant, d’un côté l’impulsion donnée de si loin à une masse immense de peuple ne pouvait guère revenir sur elle-même à la seule annonce de la retraite du roi à l’Assemblée, et de l’autre les forces militaires que le roi avait laissées sans les licencier dans les Tuileries ne pouvaient, à moins d’ordres contraires, livrer la demeure royale et rendre les armes à l’insurrection. Un commandement clair et précis du roi pouvait prévenir ce choc en autorisant une capitulation. Mais ce prince, en abandonnant les Tuileries, n’avait pas abdiqué tout espoir d’y rentrer : « Nous reviendrons bientôt, » avait dit la reine à ses femmes, qui l’attendaient dans ses appartements. La famille royale ne voyait dans les événements de la nuit que les préparatifs d’un second 20 juin. Elle ne s’était rendue à l’Assemblée que pour sommer par sa démarche le corps législatif de la défendre, pour se décharger de la responsabilité du combat, et pour passer loin des périls extrêmes des heures d’anxiété. Le maréchal de Mailly, à qui le commandement des forces du château était confié par le roi, avait ordre d’empêcher par la force la violation du domicile royal.

Deux espérances vagues restaient donc encore au fond des pensées du roi et de la reine pendant ces premières perplexités de la journée. La première, c’était que la majorité de l’Assemblée, touchée de l’abaissement de la royauté, et fière de lui donner asile, aurait assez de générosité et assez d’empire sur le peuple pour ramener le roi dans son palais et pour venger en lui le pouvoir exécutif. La seconde, c’est que le peuple et les Marseillais, engageant le combat aux portes du château, seraient foudroyés par les Suisses et par les bataillons de la garde nationale, et que cette victoire gagnée aux Tuileries dégagerait le roi de l’Assemblée. Si telle n’eût pas été l’espérance du roi et de ses conseillers, était-il croyable que ce prince eût laissé écouler tant de longues heures, depuis sept heures jusqu’à dix heures de la matinée, sans envoyer à ses défenseurs, par un des ministres ou par un des nombreux officiers généraux qui l’entouraient, l’ordre de capituler et de se replier, en assurant seulement la sûreté de tant de vies compromises par son silence ? Il attendait donc un événement quelconque, soit au dedans, soit au dehors. Son seul tort était de ne pas le diriger. Même après avoir mis sa femme, sa sœur, ses enfants sous la protection de l’Assemblée, il pouvait regagner le palais avec son escorte, rallier ses défenseurs et recevoir l’assaut. Vainqueur, il ressaisissait le prestige de la victoire ; vaincu, il ne tombait pas plus bas dans l’infortune, et il tombait en roi.


IX

Le château, dépourvu d’une partie de ses forces militaires et de toute sa force morale par l’absence du roi et de son escorte, ressemblait plus en ce moment à un lieu public peuplé d’une foule confuse qu’à un quartier général. Nul n’y donnait d’ordres, nul n’en recevait ; tout y flottait au hasard. Parmi les Suisses et les gentilshommes, les uns parlaient d’aller rejoindre le roi à l’Assemblée et de mourir en le défendant malgré lui ; les autres, de former une colonne d’attaque, de balayer le Carrousel, d’enlever la famille royale et de la conduire, à l’abri de deux ou trois mille baïonnettes, à Rambouillet, et de là à l’armée de La Fayette. Ce dernier parti offrait des chances de salut. Mais tout le monde était capable de proposer, personne de résoudre. L’heure dévorait ces vains conseils. Les forces diminuaient. Deux cents Suisses, avec M. Bachmann et l’état-major, et trois cents gardes nationaux des plus résolus avaient suivi le roi à l’Assemblée et se tenaient à ses ordres aux portes du Manége. Il ne restait donc dans l’intérieur des Tuileries que sept cents Suisses, deux cents gentilshommes mal armés, et une centaine de gardes nationaux, en tout environ mille combattants disséminés dans une multitude de postes ; dans les jardins et dans les cours, quelques bataillons débandés et des canons prêts à se tourner contre le palais. Mais l’intrépide attitude des Suisses et les murailles seules de ce palais, qu’on avait si souvent dépeint comme le foyer des conspirations et l’arsenal du despotisme, imprimaient au peuple une terreur qui ralentissait l’investissement.


X

À neuf heures dix minutes, les portes de la cour Royale furent enfoncées sans que la garde nationale fît aucune démonstration pour les défendre. Quelques groupes du peuple pénétrèrent dans la cour, mais sans approcher du château. On s’observait, on échangeait de loin des paroles qui n’avaient rien de la menace ; on semblait attendre d’un commun accord ce que l’Assemblée déciderait du roi. Les colonnes du faubourg Saint-Antoine n’étaient pas encore au Carrousel. Aussitôt qu’elles commencèrent à déboucher du quai sur cette place, Westermann ordonna aux Marseillais de le suivre. Il entra le premier, à cheval, le pistolet à la main, dans la cour. Il forma sa troupe lentement et militairement en face du château. Les canonniers, passant aussitôt à Westermann, retirèrent les quatre pièces de canon qui étaient braquées contre l’entrée de la cour et les tournèrent contre la porte du palais. Le peuple répondit à cette manœuvre par des acclamations de joie. On embrassait les canonniers ; on criait : « À bas les Suisses ! Il faut que les Suisses rendent les armes au peuple ! »

Mais les Suisses, impassibles aux portes et aux fenêtres du château, entendaient ces cris, voyaient ces gestes sans donner aucun signe d’émotion. La discipline et l’honneur semblaient pétrifier ces soldats. Leurs sentinelles placées sous la voûte du péristyle passaient et repassaient à pas mesurés, comme si elles eussent monté leur garde dans les cours désertes et silencieuses de Versailles. Chaque fois que cette promenade alternative du soldat en faction le ramenait du côté des cours et en vue du peuple, la foule intimidée se repliait sur les Marseillais ; elle revenait ensuite vers le château, quand les Suisses disparaissaient sous le vestibule. Cependant cette multitude s’aguerrissait peu à peu et se rapprochait toujours davantage. Une cinquantaine d’hommes des faubourgs et des fédérés finirent par s’avancer jusqu’au pied du grand escalier. Les Suisses replièrent leur poste sur le palier et sur les marches séparées du péristyle par une barrière en bois. Ils laissèrent seulement une sentinelle en dehors de cette barrière. Le factionnaire avait ordre de ne pas faire feu, quelle que fût l’insulte. Sa patience devait tout subir. Le sang ne devait pas couler d’un hasard. Cette longanimité des Suisses encouragea les assaillants. Le combat commença par un jeu : le rire préluda à la mort. Des hommes du peuple, armés de longues hallebardes à lames recourbées, s’approchèrent du factionnaire, l’accrochèrent par son uniforme ou par son ceinturon avec le crochet de leur pique, et, l’attirant de force à eux aux bruyants éclats de joie de la foule, le désarmèrent et le firent prisonnier. Cinq fois les Suisses renouvelèrent leur sentinelle ; cinq fois le peuple s’en empara ainsi. Les bruyantes acclamations des vainqueurs et la vue de ces cinq Suisses désarmés encourageant la foule qui hésitait jusque-là au milieu de la cour, elle se précipita en masse avec de grands cris sous la voûte ; là, quelques hommes féroces, arrachant les Suisses des mains des premiers assaillants, assommèrent ces soldats sans armes à coups de massue en présence de leurs camarades. Un premier coup de feu partit au même moment de la cour ou d’une fenêtre, les uns disent du fusil d’un Suisse, les autres du pistolet d’un Marseillais. Ce coup de feu fut le signal de l’engagement.


XI

À cette explosion, les capitaines de Durler et de Reding, qui commandaient le poste, rangent leurs soldats en bataille derrière la barrière, les uns sur les marches de l’escalier, les autres sur le perron de la chapelle qui domine ces marches, le reste sur la double rampe de l’escalier à deux branches qui part du perron de la chapelle pour monter à la salle des Gardes : position formidable, qui permet à cinq feux de se croiser et de foudroyer le vestibule. Le peuple, refoulé par le peuple, ne peut l’évacuer. La première décharge des Suisses couvre de morts et de blessés les dalles du péristyle. La balle d’un soldat choisit et frappe un homme d’une taille gigantesque et d’une grosseur énorme, qui venait d’assommer à lui seul quatre des factionnaires désarmés. L’assassin tombe sur le corps de ses victimes. La foule épouvantée fuit en désordre jusqu’au Carrousel. Quelques coups de fusil partis des fenêtres atteignent le peuple jusque sur la place. Le canon du Carrousel répond à cette décharge, mais ses boulets, mal dirigés, vont frapper les toits. La cour Royale se vide et reste jonchée de fusils, de piques, de bonnets de grenadiers. Les fuyards se glissent et rampent le long des murailles, à l’abri des guérites des sentinelles à cheval. Quelques-uns se couchent à terre et contrefont les morts. Les canonniers abandonnent leurs pièces et sont entraînés eux-mêmes dans la panique générale.

À cet aspect, les Suisses descendent en masse du grand escalier et se divisent en deux colonnes : l’une, commandée par M. de Salis, sort par la porte du jardin pour aller s’emparer de deux pièces de canon qui étaient à la porte du Manége et les ramener au château ; l’autre, au nombre de cent vingt hommes et de quelques gardes nationaux, sous les ordres de MM. de Durler et Pfyffer, débouche par la cour Royale en passant sur les cadavres de leurs camarades égorgés. La seule apparition des soldats balaye la cour. Ils s’emparent des quatre pièces de canon abandonnées, ils les ramènent sous la voûte du vestibule ; mais ils n’ont ni munitions ni mèches pour s’en servir.

Le capitaine de Durler, voyant la cour évacuée, pénètre lui-même dans le Carrousel par la porte Royale, s’y forme en bataillon carré et fait un feu roulant des trois fronts de sa troupe sur les trois parties de la place. Le peuple, les fédérés, les Marseillais, se replient sur les quais, sur les rues, et impriment un mouvement de reflux et de terreur qui se communique jusqu’à l’hôtel de ville et jusqu’aux boulevards. Pendant que ces deux colonnes parcouraient le Carrousel, quatre-vingts Suisses, une centaine de gentilshommes volontaires et trente gardes nationaux, se formant spontanément en colonne dans une autre aile du château, descendaient par l’escalier du pavillon de Flore et volaient au secours de leurs camarades. En traversant la cour des Princes pour se rendre au bruit de la fusillade dans la cour Royale, une décharge de canons à mitraille partie de la porte des Princes en renverse un grand nombre et foudroie les murs et les fenêtres des appartements de la reine. Réduite à cent cinquante combattants, cette colonne se détourne, marche au pas de course sur les canons, les reprend, entre au Carrousel, éteint le feu des Marseillais et revient dans les Tuileries par la porte Royale. Les deux corps ramènent les canons, et, rapportant leurs blessés sous le vestibule, ils rentrent au château.


XII

Les Suisses écartent les cadavres qui jonchaient le péristyle pour faire place à leurs blessés. Ils les couchent sur des chaises et sur des banquettes. Les marches et les colonnes ruissellent de sang. De son côté, M. de Salis ramenait par le jardin les deux pièces de canon qu’il était allé reprendre à la porte du Manége. Ses soldats, foudroyés en allant et en revenant par le feu croisé des bataillons de garde nationale qui occupaient la terrasse du bord de l’eau et celle des Feuillants, avaient laissé trente hommes, sur cent, morts ou mourants dans le trajet. Ils n’avaient pas riposté par un seul coup de fusil à cette fusillade inattendue de la garde nationale. La discipline avait vaincu en eux l’instinct de leur propre conservation. Leur consigne était de mourir pour le roi, et ils mouraient sans tirer sur un uniforme français.

Si, au moment de cette évacuation soudaine des Tuileries et du Carrousel par l’effet de la sortie des Suisses, ces soldats étrangers eussent été secondés par quelques corps de cavalerie, l’insurrection, refoulée et coupée de toutes parts, livrait le champ de bataille aux défenseurs du roi. Les neuf cents hommes de gendarmerie postés depuis la veille dans la cour du Louvre, sur la place du Palais-Royal, aux Champs-Élysées et à l’entrée du Pont-Royal du côté de la rue du Bac, étaient plus que suffisants pour jeter le désordre dans ces masses confuses et désarmées du peuple. Mais ce corps, sur lequel on comptait le plus au château, s’abandonna lui-même et faiblit sous la main de ses commandants. Déjà, depuis l’arrivée des Marseillais au Carrousel, les cinq cents gendarmes de la cour du Louvre donnaient tous les signes de l’insubordination. Ils répondaient aux incitations des bandes armées qui passaient sur les quais en élevant leurs chapeaux en l’air et en criant : « Vive la nation ! » Au premier coup de canon qui retentit dans le Carrousel, ils remontèrent précipitamment à cheval et se crurent parqués dans cette enceinte pour la boucherie. Le maréchal de Mailly leur envoya l’ordre de sortir en escadrons par la porte de la Colonnade, de couper l’armée de Santerre par une charge sur le quai, de se diviser ensuite en deux corps dont l’un refoulerait le peuple vers le faubourg Saint-Antoine et l’autre vers les Champs-Élysées. Là un autre escadron de gendarmerie, en bataille sur la place Louis XV avec du canon, chargerait ces masses et les jetterait dans le fleuve. M. de Rulhières, qui commandait cette gendarmerie, ayant rassemblé ses officiers pour leur communiquer cet ordre, ils répondirent tous que leurs soldats les abandonneraient, et que, pour conserver une apparence d’empire sur eux et pour prévenir une défection éclatante, il fallait les éloigner du champ de bataille et les porter sur un autre point. « Lâches que vous êtes ! s’écria un de ces officiers indigné en s’adressant à ses cavaliers, si vous ne voulez que courir, allez aux Champs-Élysées, il y a de la place. » Au moment de ce flottement des esprits, la foule des fuyards, qui s’échappait du Carrousel sous le feu des Suisses, faisait irruption dans la cour du Louvre, se jetait dans les rangs, entre les jambes des chevaux, en criant : « On massacre nos frères ! » À ces cris, la gendarmerie se débanda, prit par pelotons la porte qui conduit à la rue du Coq, et se sauva au galop par toutes les rues voisines du Palais-Royal.


XIII

Les Suisses étaient vainqueurs, les cours vides, les canons repris ; le silence régnait autour des Tuileries. Les Suisses rechargèrent leurs armes et reformèrent leurs rangs à la voix de leurs officiers. Les gentilshommes entourant le maréchal de Mailly le conjuraient de former une colonne d’attaque de toutes les forces disponibles qui restaient au château, de se porter au Manége avec du canon, d’y rallier les cinq cents hommes de l’escorte du roi encore en bataille sur la terrasse des Feuillants, d’appeler les Suisses laissés à la caserne de Courbevoie, et de sortir de Paris avec la famille royale enfermée dans cette colonne de feu. Les serviteurs du roi, les femmes de la reine, la princesse de Lamballe, se pressant à toutes les fenêtres du château, avaient l’âme et les regards fixés sur la porte du Manége, croyant à chaque instant voir le cortége royal en sortir pour venir achever et utiliser la victoire des Suisses. Vain espoir ! cette victoire sans résultat n’était qu’un de ces courts intervalles que les catastrophes inévitables laissent aux victimes, non pour triompher, mais pour respirer.


XIV

Les coups de canon des Marseillais et les décharges des Suisses, en venant ébranler inopinément les voûtes du Manége, avaient eu des contre-coups bien différents dans le cœur des hommes dont la destinée, les idées, le trône, la vie, se décidaient à quelques pas de cette enceinte dans ce combat invisible. Le roi, la reine, Madame Élisabeth, le petit nombre d’amis dévoués enfermés avec eux dans la loge du logographe, pouvaient-ils s’empêcher de faire dans le mystère de leur âme des vœux involontaires pour le triomphe de leurs défenseurs et de répondre par les palpitations de l’espérance à chacune de ces décharges d’un combat dont la victoire les sauvait et les couronnait de nouveau. Cependant ils voilaient sous la douloureuse consternation de leur physionomie ce qui pouvait se cacher de joie secrète dans leur cœur ; ils s’observaient devant leurs ennemis ; ils s’observaient devant Dieu lui-même, qui leur aurait reproché de se réjouir du sang versé. Leurs traits étaient muets, leurs cœurs fermés, leurs pensées suspendues au bruit extérieur. Ils écoutaient, pâles et en silence, éclater leur destinée dans ces coups.

Les coups de canon redoublent ; le bruit de la mousqueterie semble se rapprocher et grossir ; les vitraux tintent comme si le vent des boulets les faisait frémir en passant sur la salle ; les tribunes s’agitent et poussent des cris d’effroi et d’horreur. Une expression générale de colère et de solennelle intrépidité se répand sur les figures des députés ; ils prêtent l’oreille au bruit et regardent avec indignation le roi. Vergniaud, triste, muet, et calme comme le patriotisme, se couvre en signe de deuil. À ce geste, qui traduit la pensée publique par un signe, les députés se lèvent sous une impression électrique, et, sans tumulte, sans vains discours, ils profèrent d’une seule voix le cri de : « Vive la nation ! » Le roi se lève à son tour et annonce à l’Assemblée qu’il vient d’envoyer aux Suisses l’ordre de cesser le feu et de rentrer dans leurs casernes. M. d’Hervilly sort pour aller porter cet ordre au château. Les députés se rassoient et attendent quelques minutes en silence l’effet de l’ordre du roi.

Tout à coup des décharges de mousqueterie plus rapprochées éclatent sur la salle. Ce sont les feux de bataillon des gardes nationaux de la terrasse des Feuillants qui tirent sur la colonne de M. de Salis. Des voix s’écrient dans les tribunes que les Suisses vainqueurs sont aux portes et viennent égorger la représentation nationale. On entend des pas précipités, des cliquetis d’armes dans les couloirs. Quelques hommes armés s’efforcent de pénétrer dans la salle. D’intrépides députés se jettent au-devant d’eux et les repoussent. L’Assemblée croit que les Suisses vainqueurs viennent l’immoler à leur vengeance. L’enthousiasme de la liberté l’enivre d’une joie funèbre. Pas un seul mouvement de terreur n’avilit la nation qui va mourir en elle. « C’est le moment de tomber dignes du peuple au poste où il nous a envoyés, » dit Vergniaud. À ces mots les députés reprennent leurs places sur leurs bancs. « Jurons tous, à ce moment suprême, de vivre ou de mourir libres ! »

L’Assemblée entière se lève ; tous les bras sont tendus, toutes les lèvres s’ouvrent pour jurer ; les tribunes, soulevées par ce mouvement d’héroïsme, se lèvent avec l’Assemblée : « Et nous aussi nous jurons de mourir avec vous ! » s’écrient-elles. Les citoyens qui se pressent à la barre, les journalistes dans leurs tribunes, les secrétaires du logographe eux-mêmes, à côté du roi, debout, tendent une main en signe de serment, élèvent de l’autre leur chapeau en l’air et s’associent, par un irrésistible élan, à cette sublime acceptation de la mort pour la cause de la liberté. Ce n’était point un de ces serments de parade où des corps politiques bravent le péril absent et jettent le défi à la faiblesse. La mort tonnait sur leurs têtes, frappait à leurs portes. Nul n’avait le secret du combat. Le cœur des citoyens vola au-devant du fer. La mort les eût frappés dans l’orgueil et dans la joie de leur serment. Les officiers suisses se retirèrent. Les décharges s’éloignèrent en s’affaiblissant. Les députés, les tribunes, les spectateurs, restèrent quelques minutes debout, les bras tendus, les regards de défi tournés vers la porte. Le péril était passé qu’ils gardaient encore leur attitude. Le feu de l’enthousiasme semblait les avoir foudroyés ! L’histoire le redira toutes les fois qu’elle voudra faire respecter le berceau de la liberté et grandir l’image des nations.


XV

Les Suisses qui avaient occasionné ce mouvement étaient des officiers de l’escorte du roi, cherchant un refuge dans l’enceinte, pour éviter le feu des bataillons de la terrasse des Feuillants. On les fit entrer dans la cour du Manége, et on les désarma par ordre du roi.

Pendant cette scène, M. d’Hervilly parvenait au château à travers les balles, au moment où la colonne de M. de Salis y rentrait avec les canons. « Messieurs, leur cria-t-il du haut de la terrasse du jardin d’aussi loin que sa voix put être entendue, le roi vous ordonne de vous rendre tous à l’Assemblée nationale. » Il ajouta de lui-même, et dans une dernière pensée de prévoyance pour le roi : « Avec vos canons ! » À cet ordre, M. de Durler rassemble environ deux cents de ses soldats, fait rouler un canon du vestibule dans le jardin, essaye en vain de le décharger, et se met en marche vers l’Assemblée, sans que les autres postes de l’extérieur, prévenus de cette retraite, eussent le temps de le suivre. Cette colonne, criblée en route par les balles de la garde nationale, arrive en désordre et mutilée à la porte du Manége ; elle est introduite dans les murs de l’Assemblée et met bas les armes. Les Marseillais, informés de la retraite d’une partie des Suisses, et témoins de la défection de la gendarmerie, marchent une seconde fois en avant ; les masses des faubourgs Saint-Marceau et Saint-Antoine inondent les cours. Westermann et Santerre, le sabre à la main, leur montrent le grand escalier et les poussent à l’assaut au chant du Ça ira ; la vue de leurs camarades morts, couchés sur le Carrousel, les enivre de vengeance ; les Suisses ne sont plus à leurs yeux que des assassins soldés. Ils se jurent entre eux de laver ces pavés, ce palais, dans le sang de ces étrangers ; ils s’engouffrent comme un torrent de baïonnettes et de piques sous les larges voûtes du péristyle. D’autres colonnes, tournant le château, pénètrent dans le jardin par la porte du Pont-Royal et du Manége, et s’accumulent au pied des murs. Six pièces de canon ramenées de l’hôtel de ville et placées aux angles de la rue Saint-Nicaise, de la rue des Orties et de la rue de l’Échelle, lancent les boulets et la mitraille sur le château. Les faibles détachements épars dans les appartements se rallient, sans ordre et sans unité, au poste le plus rapproché d’eux. Quatre-vingts hommes se groupent sur les marches du grand escalier ; de là ils font d’abord deux feux de file qui renversent dans le vestibule quatre cents Marseillais.

Les cadavres de ces combattants servent de marchepied aux autres pour escalader la position. Les Suisses se replient lentement de marche en marche, laissant un rang des leurs sur chaque degré. Leur feu diminue avec leur nombre, mais tous tirent jusqu’à la mort. Le dernier coup de fusil ne s’éteignit qu’avec la dernière vie.

Quatre-vingts cadavres jonchaient l’escalier. De ce moment le combat ne fut plus qu’un massacre. Les Marseillais, les Brestois, les fédérés, le peuple, inondent les appartements. Les Suisses isolés qu’ils rencontrent sont immolés partout ; quelques-uns essayent de se défendre, et ne font qu’ajouter à la rage de leurs bourreaux et aux horreurs de leur supplice. La plupart jettent leurs armes au pied du peuple, se mettent à genoux, tendent la tête au coup ou demandent la vie ; on les saisit par les jambes et par les bras, on les lance tout vivants par les fenêtres. Un peloton de dix-sept d’entre eux s’était réfugié dans la sacristie de la chapelle. Ils y sont découverts. En vain l’état de leurs armes, qu’ils montrent au peuple, atteste qu’ils n’ont pas fait feu de la journée. On les désarme, on les déshabille, et on les égorge aux cris de : « Vive la nation ! » Pas un n’échappe.


XVI

Ceux qui se trouvaient au moment de l’attaque dans le pavillon de Flore et dans les appartements de la reine se réunirent aux deux cents gentilshommes et à quelques gardes nationaux sous le commandement du maréchal de Mailly. Ils formèrent à eux tous une masse d’environ cinq cents combattants, et tentèrent d’obéir à l’ordre du roi en évacuant le château militairement et en se rendant auprès de sa personne à l’Assemblée. L’issue sur la cour était occupée par les masses de peuple et foudroyée par le canon. La sortie par le jardin était praticable encore, quoique sous le feu des bataillons du faubourg qui occupaient le Pont-Royal et le bord de l’eau. La colonne prend cette direction ; mais la grille de la Reine, qui donnait accès au jardin, était fermée. On fait des efforts désespérés pour la forcer. La grille résiste. On parvient avec peine à faire fléchir un des barreaux de fer massif sous le levier des baïonnettes. On pratique une ouverture par où la colonne ne peut s’échapper qu’homme à homme. C’est par ce guichet que cinq cents soldats, gentilshommes et gardes nationaux, doivent sortir, choisis et visés à loisir par les fusils de deux bataillons. Ils sortent néanmoins ; car les cris de leurs camarades massacrés derrière eux leur font préférer une balle prompte et mortelle à un massacre atroce et lent. Les sept premiers qui traversent la grille tombent en la franchissant, les autres passent au pas de course sur leurs corps et s’élancent vers le jardin. Les habits rouges des Suisses désignent ces soldats aux feux des bataillons. Cet acharnement contre eux sauve une partie des gentilshommes. La balle choisit l’étranger et épargne le Français. Tous les Suisses meurent ou sont atteints dans la fuite. Parmi les serviteurs du roi et les volontaires, deux seulement sont tués : M. de Clermont d’Amboise et M. de Castéja. Les autres atteignent les arbres, qui les protégent, reçoivent à bout portant le feu d’un poste de garde nationale placé au milieu du jardin, laissent trente morts dans la grande allée, et parviennent à la porte du Manége. Là M. de Choiseul, au nom du roi, se porte intrépidement au-devant d’eux, les rallie et pénètre, l’épée à la main, dans l’enceinte de l’Assemblée, pour mettre ces Français sous la sauvegarde de la nation.


XVII

Le reste de la colonne fugitive du château espère se faire jour par le pont tournant. Elle y parvient en se couvrant des arbres, dont les troncs sont déchirés par les boulets et par les balles. Une décharge à mitraille partant du pont la rejette vers la terrasse de l’Orangerie. Soixante Suisses et quinze gentilshommes jonchent de leurs corps les bords du grand bassin sous la statue de César. Un grand nombre d’autres, atteints par les balles ou par les éclats de branches qui tombent des marronniers sur leurs têtes, échappent en teignant de leur sang la grande allée : MM. de Virieu, de Lamartine, de Vioménil, sont de ce nombre. Arrivés au pied de la terrasse de l’Orangerie, ces officiers délibèrent sous le feu et se divisent en deux opinions et en deux colonnes. Les uns retournent à l’Assemblée, les autres se décident à franchir la place Louis XV, sous le feu des pièces de canon du pont tournant, et à se rallier dans les Champs-Élysées à la gendarmerie, dont ils aperçoivent un escadron en bataille. Ceux qui rentrèrent au Manége furent reçus, désarmés, envoyés après la victoire dans les prisons de Paris, et massacrés le 2 septembre. Ceux qui sortirent du jardin par la grille de l’Orangerie périrent, les uns sur la place Louis XV, les autres aux Champs-Élysées, sous le sabre de cette gendarmerie qui se joignit au peuple pour les achever. Quelques-uns, comme M. de Vioménil, reçurent asile dans les caves de la rue Saint-Florentin, de la rue Royale, et surtout dans l’hôtel de l’ambassadeur de Venise, Pisani, qui brava la mort pour sauver la vie à des inconnus. Quelques autres s’emparèrent d’une pièce de canon gardée par un faible détachement, auprès du pont Louis XV, et voulurent s’en servir pour protéger leur retraite. Une charge de gendarmerie la leur enleva et les refoula dans la Seine. M. de Villers, récemment sorti de ce corps dont il était major, croyant que cette gendarmerie venait à son secours, s’élança au-devant de ses anciens camarades. « À nous, mes amis ! » leur cria-t-il. À ces mots, un des officiers de cet escadron, qui le reconnut, tira froidement un de ses pistolets de sa fonte et lui cassa la tête à bout portant. Les autres l’achevèrent à coups de sabre.

La retraite des faibles restes de ces défenseurs du château ne fut qu’une suite de hasards individuels. Ceux-ci, jetant leurs armes et dépouillant toute apparence militaire, se perdaient dans la masse des spectateurs du combat ; ceux-là se firent jour, le pistolet à la main, jusqu’au bord de l’eau, s’emparèrent de bateaux abandonnés, et, traversant la Seine, se jetèrent dans les bois d’Issy et de Meudon. Ils durent la vie à l’hospitalité désintéressée de pauvres villageois étrangers aux discordes civiles. L’hospitalité est la charité du pauvre. Les autres, divisés par petits groupes, s’enfoncèrent dans les rues latérales des Champs-Élysées, ou franchirent les palissades et les murs des jardins.


XVIII

Un de ces détachements, au nombre de trente, dont vingt-neuf Suisses et un jeune page de la reine à leur tête, se jeta dans la cour de l’hôtel de la marine, au coin de la rue Royale. Le page représente en vain à ses compagnons que, forcés dans cet étroit asile, ils y périront tous. Ils persistent et se fient à la générosité du peuple. Un groupe de huit fédérés se présente devant la porte. Les Suisses en sortent un à un, jetant leurs fusils aux pieds des fédérés ; ils croient leurs ennemis attendris par ce geste de vaincus qui s’abandonnent à la merci du vainqueur. « Lâches, leur crie un des fédérés, vous ne vous rendez qu’à la peur, vous n’aurez point de quartier ! » En parlant ainsi, il plonge le fer de sa pique dans la poitrine d’un des Suisses ; il en tue un autre d’un coup de pistolet. On leur scie la tête avec des sabres pour la promener en trophée.

À cette vue, les Suisses indignés retrouvent leur énergie dans le désespoir. Ils ressortent à la voix du page, ils ramassent leurs fusils, ils font une décharge sur les fédérés. Ils en tuent sept sur huit. Mais d’autres fédérés, amènent une pièce de canon chargée à mitraille devant la porte et font feu. Vingt-trois soldats, sur vingt-sept, tombent sous le coup. Les quatre autres, avec le page, à la faveur de la fumée, se glissent, sans être vus, dans une cave de l’hôtel. Ils s’ensevelissent dans le sable humide et trompent ainsi la fureur de leurs ennemis. La nuit tombe. Le concierge de l’hôtel, qui seul a le secret de leur fuite, leur apporte des aliments et des couvertures ; il réchauffe leurs membres engourdis par le froid et par l’humidité de ces voûtes glacées ; il leur procure des vêtements moins suspects ; il coupe leurs cheveux et leurs moustaches. Ils sortent un à un sous ces déguisements.

Soixante autres qui se retiraient en bon ordre, sous le commandement de quatre officiers, à travers les Champs-Élysées, se dirigeant sur leur caserne de Courbevoie, sont enveloppés par la gendarmerie et ramenés à l’hôtel de ville. Arrivés sur la place de Grève, leur escorte les massacre, jusqu’au dernier, aux acclamations du peuple et sous les yeux du conseil de la commune.

Trente hommes, commandés par M. de Forestier de Saint-Venant, jeune officier suisse à peine adolescent, sont cernés de toutes parts sur la place Louis XV. Sûrs de mourir, ils veulent du moins venger leur sang. Ils chargent à la baïonnette le poste de gendarmerie et de canonniers qui entoure la statue de Louis XV, au milieu de la place. Trois fois ils enfoncent ce poste. Trois fois des renforts y arrivent et cernent de plus près ces trente hommes. Ils tombent un à un, décimés lentement par le feu qui les enveloppe. Réduits au nombre de dix, ils parviennent à forcer le passage, se jettent dans les Champs-Élysées et combattent, d’arbre en arbre, jusqu’à la mort. M. de Forestier, seul survivant et sans blessure, est près d’escalader la muraille d’un jardin ; un gendarme à cheval franchit le fossé qui sépare la promenade de la chaussée et le renverse mort d’un coup de carabine dans les reins.

Le jeune Charles d’Autichamp, sortant du palais, et se retirant seul par la rue de l’Échelle, est arrêté par deux Brestois. Il décharge des deux mains ses pistolets sur leur poitrine et les tue tous les deux. Le peuple s’empare de lui et le traîne à la place de Grève pour y être immolé. C’était le moment où l’on égorgeait les soixante Suisses. Un mouvement de la foule le sépare des hommes qui l’escortent ; on veut le ressaisir ; il ramasse une baïonnette tombée sous ses pieds, il la plonge dans le cœur d’un garde national qui le tient au collet ; il blesse ou menace tout ce qui s’approche, s’élance dans une maison dont la porte est ouverte, monte l’escalier, sort par le toit, redescend par une autre maison dans une rue de derrière, jette son arme, compose ses traits, et échappe à la vengeance de dix mille bras. Un vieux gentilhomme de quatre-vingts ans, le vicomte de Broves, député à l’Assemblée constituante, blessé au château, et cachant sa blessure, est trahi par le sang qui coule de ses cheveux sur ses joues. Le peuple reconnaît un ennemi et l’immole sur le perron de l’église Saint-Roch.


XIX

Pendant que les débris des forces militaires du château se dispersaient ou périssaient ainsi au dehors, le peuple impitoyable, monté à l’assaut des appartements sur les cadavres des Marseillais et des Suisses, assouvissait sa vengeance, dans l’intérieur. Gentilshommes, pages, prêtres, bibliothécaires, valets de chambre, serviteurs du roi, huissiers de la chambre, simples serviteurs, tous ceux qu’il rencontrait dans ce palais étaient à ses yeux les complices des crimes de la royauté. Les murs mêmes leur inspiraient haine et vengeance. Ces murs avaient recélé dans leur sein, selon eux, toutes les trames du clergé, de l’aristocratie et des cours, depuis la conjuration de la Saint-Barthélemy jusqu’aux trahisons du comité autrichien et aux décharges perfides de ces satellites étrangers qui venaient d’assassiner le peuple. Ils croyaient laver le sang dans le sang : le sang ruisselait partout ; on ne marchait que sur des cadavres. La mort même ne suffisait pas à la haine. Un ressentiment féroce poursuivait au delà de la vie l’assouvissement de cette rage ; elle dépravait la nature, elle ravalait le peuple au-dessous de la brute, qui frappe, mais qui ne dépèce pas. À peine les victimes étaient-elles tombées sous le fer des Marseillais qu’une horde forcenée, les mains tendues vers sa proie, se précipitait sur les cadavres qu’on lui jetait du haut des balcons, les dépouillait de leurs vêtements, se repaissait de leur nudité, leur arrachait le cœur, en faisait ruisseler le sang comme l’eau de l’éponge, coupait leur tête et étalait d’obscènes trophées aux regards et aux dérisions des mégères de la rue. Personne ne se défendait plus ; le combat n’était qu’un égorgement.

Des bandes armées d’hommes des faubourgs, la pique ou le couteau à la main, se répandaient par les escaliers intérieurs et par les corridors obscurs de cet immense labyrinthe dans tous les étages du château, enfonçant les portes, sondant les planchers, brisant les meubles, jetant les objets d’art ou de luxe par les fenêtres, brisant pour briser, mutilant par haine, ne cherchant point la dépouille, mais la ruine. Dans ce sac général du palais, il y eut dévastation, non pillage. Le peuple même, dans sa férocité, aurait rougi de chercher autre chose que ses ennemis. Le but de son soulèvement, c’était le sang ; ce n’était pas l’or. Il s’observait lui-même. Il montrait ses mains rouges, mais vides. Quelques voleurs vulgaires, surpris en flagrant délit d’appropriation des objets pillés, furent pendus à l’instant par d’autres hommes du peuple avec un écriteau signalant la honte de leur action. La passion déprave, mais elle élève aussi. L’enthousiasme général qui soulevait ce peuple l’eût fait rougir de penser à autre chose qu’à la vengeance et à la liberté. La fureur qui le possédait lui laissait le sentiment de la dignité de sa cause. Il se souillait de meurtres, il s’enivrait de tortures ; mais, jusque dans le sang, la masse respectait en soi le combattant de la liberté. Tableaux, statues, vases, livres, porcelaines, glaces, chefs-d’œuvre de tous les arts accumulés par les siècles dans le palais de la splendeur et des délices des souverains, tout vola en lambeaux, tout roula en éclats, tout fut réduit en poussière ou en cendre. Par un jeu bizarre de la destinée, il n’y eut d’épargné et d’intact qu’un tableau de la chambre du lit du roi représentant la Mélancolie, par Fetti : comme si l’emblème de la tristesse et de la vanité des choses humaines était le seul monument éternel qui dût survivre à la destinée des dynasties et des palais !


XX

Les femmes de la reine, les dames d’honneur des princesses, les femmes de chambre de service, la princesse de Tarente, mesdames de La Roche-Aymon, de Ginestous, la jeune Pauline de Tourzel, fille de la marquise de Tourzel, gouvernante des enfants de France, s’étaient rassemblées dès le commencement du combat dans les appartements de la reine. Les décharges d’artillerie, la mitraille des canons du Carrousel rejaillissant sur les murs, l’invasion du peuple, la sortie des Suisses, la victoire d’un moment suivie d’un assaut plus terrible, les cris, le silence, la fuite des victimes poursuivies au-dessus de leurs têtes dans la galerie des Carrache, la chute des corps jetés par les balcons dans la cour, les rugissements de la foule sous leurs fenêtres, avaient suspendu en elles la respiration et la vie. Elles mouraient de mille coups depuis trois heures.

La foule, qui avait fait sa première irruption par l’autre escalier du château, n’avait pas encore découvert leur asile. On n’y parvenait que par l’escalier dérobé qui montait de l’appartement de la reine dans celui du roi, et par l’escalier des Princes, obstrué par une masse immobile de cadavres marseillais. Une des bandes armées d’égorgeurs trouva enfin l’accès de l’escalier dérobé et s’y rua dans les ténèbres. Ces degrés intérieurs desservaient des corridors bas et obscurs, des entre-sols pratiqués entre les deux grands étages. Ces entre-sols servaient de logement aux hommes et aux femmes de la domesticité intime de la famille royale. Les portes en sont enfoncées à coups de hache. Les assassins immolent les heiduques de la reine. Madame Campan, sa femme de chambre favorite, et deux de ses femmes de service, se précipitent aux genoux des égorgeurs. Leurs mains embrassent les sabres levés sur elles. « Que faites-vous ? s’écrie d’en bas la voix d’un Marseillais ; on ne tue pas les femmes ! — Levez-vous, misérables, la nation vous fait grâce, » répond un homme à longue barbe qui venait d’assassiner un heiduque. Il fit monter les trois femmes sur une banquette placée dans l’embrasure d’une fenêtre, où la foule pouvait les voir et les entendre, et leur dit de crier : « Vive la nation ! » La foule battit des mains.

Deux huissiers de la chambre du roi, MM. Sallas et Marchais, qui pouvaient s’évader en livrant la porte, meurent pour obéir à leur serment. Ils enfoncent leur chapeau sur leur tête et mettent l’épée à la main : « C’est ici notre poste, disent-ils aux Marseillais ; nous voulons tomber sur le seuil que nous avons juré de défendre. » L’huissier de la chambre de la reine, nommé Diet, reste seul, factionnaire généreux, à l’entrée de l’appartement où les femmes sont réfugiées, et tombe en la défendant. Son cadavre, couché en travers de la porte, sert encore de rempart aux femmes. La princesse de Tarente, qui entend tomber ce dernier et fidèle gardien, va elle-même ouvrir la porte aux Marseillais. Leur chef, frappé de l’assurance et de la dignité de cette femme devant la mort, contient un moment sa troupe. La princesse, tenant par la main la jeune et belle Pauline de Tourzel, que sa mère lui a confiée : « Frappez-moi, dit-elle aux Marseillais, mais sauvez l’honneur et la vie de cette jeune fille. C’est un dépôt que j’ai juré de rendre à sa mère. Rendez-lui sa fille et prenez mon sang. »

Les Marseillais attendris respectent et sauvent ces femmes. On les aide à franchir les cadavres qui jonchent les antichambres et les corridors.

Quelques hommes du peuple, en saccageant les appartements, avaient brisé les fontaines de marbre des bains de la reine. L’eau mêlée au sang inondait les pavés, et teignait de rouge les pieds et les robes traînantes de ces fugitives. On les confia à des hommes du peuple, qui les conduisirent furtivement, le long de la rivière au-dessous du quai, jusqu’au pont Louis XV, et les remirent en sûreté à leurs familles.


XXI

La poursuite des victimes cherchant à se dérober à la mort dura trois heures. Les caves, les cuisines, les souterrains, les passages secrets, les toits même, dégouttaient de sang. Quelques Suisses qui s’étaient cachés dans les écuries sous des monceaux de fourrage y furent étouffés par la fumée ou brûlés vifs. Le peuple voulait faire un immense bûcher des Tuileries. Déjà les écuries, les corps de garde, les bâtiments de service qui bordaient les cours, étaient en flammes. Des bûchers formés des meubles, des tableaux, des collections, des bibliothèques des courtisans qui logeaient au château, flamboyaient dans le Carrousel. Des députations de l’Assemblée et de la commune préservèrent avec peine le Louvre et les Tuileries. Il semblait au peuple que ce palais laissé debout rappellerait tôt ou tard la tyrannie. C’était un remords de sa servitude qui s’élèverait devant lui. Il voulait l’effacer, pour qu’une royauté nouvelle n’eût pas une pierre d’attente dans la ville de la liberté. Ne pouvant incendier les pierres, il se vengea sur les hommes. Tous les citoyens d’un attachement notoire à la cour ou suspects d’attendrissement sur la chute du roi qui furent rencontrés et reconnus tombèrent sous ses coups. La plus innocente et la plus illustre de ces victimes fut M. de Clermont-Tonnerre.

Un des premiers apôtres de la réforme politique, aristocrate populaire, orateur éloquent de l’Assemblée constituante, il ne s’était arrêté dans la révolution qu’aux limites de la monarchie. Il voulait cet équilibre des trois pouvoirs qu’il croyait voir réalisé dans la constitution britannique. La Révolution, qui voulait non balancer, mais déplacer les pouvoirs, l’avait répudié, comme elle avait dépassé Mounier, Malouet, Mirabeau lui-même. Elle le haïssait d’autant plus qu’elle avait plus espéré en lui. Quand les principes deviennent fureur, la modération devient trahison. M. de Clermont-Tonnerre fut accusé dans la matinée du 10 août d’avoir un dépôt d’armes dans son hôtel. Un attroupement entoura sa maison et le conduisit à la section de la Croix-Rouge pour rendre compte des piéges qu’il tendait au peuple. Son hôtel, visité par la populace, le disculpa. Le peuple, détrompé par la voix d’un honnête homme, passe aisément de l’injustice à la faveur ; il applaudit l’accusé et le reconduisit triomphalement à sa demeure. Mais les sicaires à qui une main invisible avait désigné la victime frémissent de la voir échapper. Un serviteur expulsé ameute contre son ancien maître un rassemblement de forcenés. En vain M. de Clermont-Tonnerre, monté sur une borne, harangue avec sang-froid ses assassins : un coup de feu qu’il reçoit au visage étouffe sa parole dans son sang. Il se précipite dans un hôtel ouvert de la rue de Vaugirard et monte jusqu’au quatrième étage ; ses meurtriers le suivent, l’égorgent sur l’escalier, le traînent sanglant dans la rue, et n’abandonnent qu’un cadavre à ses amis consternés. Défiguré, mutilé, dépecé par les armes ignobles qui souillent ce qu’elles tuent, sa jeune femme ne reconnaît le corps de son mari qu’à ses vêtements.


XXII

Le combat à peine terminé, Westermann, couvert de poudre et de sang, vint recevoir chez Danton les félicitations de son triomphe. Il était accompagné de quelques-uns des héros de cette journée. Danton les embrassa. Brune, Robert, Camille Desmoulins, Marat, Fabre d’Églantine, coururent l’un après l’autre embrasser leur chef, et recevoir les nouveaux mots d’ordre pour la soirée. Les femmes pleuraient de joie en revoyant vainqueurs leurs maris, qu’elles avaient crus immolés par le canon des Suisses. Danton paraissait rêveur ; on eût dit qu’étonné et comme repentant de la victoire, il flottait entre deux partis à prendre ; mais il était de ces hommes qui n’hésitent pas longtemps et qui laissent décider les événements. Sa fortune se levait avec ce jour. Le lendemain il était ministre.