Chez l’auteur (p. 295-332).

LIVRE DIX-NEUVIÈME


Premières insurrections en Bretagne et dans le Vivarais. — Exaltation des patriotes. — Chabot. — Grangeneuve. — Tentative de réconciliation des partis à l’Assemblée. — Lamourette. — La suspension de Pétion envenime les ressentiments. — Terreur de la reine à l’approche du jour de la fédération. — Craintes de la famille royale. — Espoir de la reine. — Outrages à la famille royale. — L’armoire de fer. — Le roi et la famille royale au Champ de Mars. — Assassinats. — D’Éprémesnil. — Situation de la garde nationale. — Barbaroux et Rebecqui chefs des Marseillais. — Madame Roland âme du 10 août. — Pétion complice. — Barbaroux, Danton, Santerre à la tête du mouvement. — Conciliabules secrets à Charenton. — Repas aux Champs-Élysées. — Rixes entre les Marseillais et les royalistes. — Tentative des amis de Robespierre pour lui donner la dictature.


I

Tout indiquait, comme on l’a vu dans l’adresse de Robespierre et dans les mots de Danton, un rendez-vous donné au Champ de Mars, le 14 juillet, pour emporter la royauté dans une tempête, et pour faire éclore la république ou la dictature d’une acclamation des fédérés. « Nous sommes un million de factieux, » écrivait le Girondin Carra dans sa feuille.

La nation tout entière, alarmée sur son existence, sans défenseurs sur ses frontières, sans gouvernement au dedans, sans confiance dans ses généraux, voyant les déchirements des factions dans l’Assemblée, et se croyant trahie par la cour, était dans cet état d’émotion et d’angoisse qui livre un peuple au hasard de tous les événements. La Bretagne commençait à s’insurger au nom de la religion sous le drapeau du roi. Cette insurrection, toute populaire, dans les nobles ne chercha que des chefs. La guerre de la Vendée, destinée à devenir bientôt si terrible, fut dès le premier jour une guerre de conscience dans le peuple, une guerre d’opinion dans les chefs. L’émigration s’armait pour le roi et pour l’aristocratie, la Vendée pour Dieu.

Un simple cultivateur, Alain Redeler, le 8 juillet, à la sortie de la messe, dans la paroisse de Fouestan, indiqua aux paysans un rassemblement armé pour le lendemain auprès de la petite chapelle des landes de Kerbader. À l’heure dite, cinq cents hommes s’y trouvèrent déjà réunis. Ce rassemblement, bien différent des rassemblements tumultueux de Paris, témoignait par son attitude le recueillement de ses pensées. Les signes religieux s’y mêlaient aux armes. La prière y consacrait l’insurrection. Le tocsin sonnait de clocher en clocher. La population des campagnes tout entière répondait à l’appel des cloches comme à la voix de Dieu lui-même. Mais aucun désordre ne souilla ce soulèvement. Le peuple se contentait d’être debout, et ne demandait que la liberté de ses autels. Les gardes nationales, la troupe de ligne, l’artillerie, marchèrent de tous les points du département. Le choc fut sanglant, la victoire disputée. Cependant l’insurrection parut s’émouvoir et couva sourdement dans la Bretagne pour éclater plus tard. C’était la première étincelle de la grande guerre civile.


II

Elle éclata en même temps, mais moins obstinée, sur un autre point du royaume. Un gentilhomme nommé Dusaillant et un prêtre nommé l’abbé de La Bastide rassemblèrent, au nom du comte d’Artois, trois mille paysans dans le Vivarais.

Ce pays, obstrué de montagnes, percé de défilés étroits, raviné de torrents, palissadé de forêts de sapins, est une citadelle naturelle élevée par la nature entre les plaines du bas Languedoc et les belles vallées du Rhône et de la Saône. Lyon est sa grande capitale. L’esprit catholique et sacerdotal de cette ville toute romaine régnait dans ces montagnes. Les nombreux châteaux qui commandent les vallées appartenaient à une noblesse très-rapprochée par le sang et par les mœurs de la bourgeoisie, et se confondant par ses occupations rurales et par la religion avec le peuple des campagnes. Les gentilshommes n’étaient que les premiers entre les paysans. Unis d’intérêts avec le clergé, ils agitaient par lui le pays.

Dusaillant s’empara du château gothique et crénelé de Jalès, le fortifia, y établit le quartier général du soulèvement, fit prêter à ces rassemblements un serment de fidélité au roi seul et à la religion antique. Les jeunes gentilshommes de la contrée amenèrent successivement à ce chef leurs détachements ; des prédicateurs les enflammèrent au nom de la foi. De jeunes filles à cheval, vêtues et armées en amazones, parcouraient les rangs, distribuaient les signes de la révolte, les cœurs de Jésus sur la poitrine, les croix d’or au chapeau. Elles réveillaient au nom de l’amour l’héroïsme de l’ancienne chevalerie ; cette race pieuse, enthousiaste et intrépide des Cévennes, se levait à leur voix. L’insurrection, qui semblait isolée dans ce pays inaccessible, avait des intelligences avec Lyon, et promettait à cette ville des renforts et des communications avec le Midi, pour le jour où Lyon tenterait sa contre-révolution. En traversant le Rhône, au pied du mont Pilate, l’armée de Jalès se trouvait en contact avec le Piémont par les Basses-Alpes ; en s’étendant dans le bas Languedoc, elle touchait aux Pyrénées et à l’Espagne : Dusaillant avait admirablement posté le noyau de la guerre civile. Le cœur du pays, le cours du Rhône, le nœud de la France méridionale, étaient à lui s’il eût triomphé.


III

L’Assemblée le comprit. Les patriotes s’inquiétèrent à Lyon, à Nîmes, à Valence, dans toutes les villes du Midi. Une armée de gardes nationales marcha avec du canon ; le château de Bannes, les gorges qui couvraient le camp, furent vaillamment défendus, héroïquement emportés. Un combat désespéré s’engagea autour du château de Jalès, cette place forte du soulèvement. Gentilshommes, paysans, prêtres, soutinrent avec intrépidité plusieurs assauts des troupes ; les femmes mêmes distribuaient les munitions, chargeaient les armes, secouraient les blessés. À la nuit, les insurgés abandonnèrent le château criblé de boulets, et dont les murs s’écroulaient sur ses défenseurs. Ils se dispersèrent dans les gorges de l’Ardèche : ils laissèrent de nombreux cadavres, quelques-uns de femmes. Le chef du mouvement, Dusaillant, ayant quitté son cheval, ses armes, et s’étant déguisé en prêtre, fut reconnu et arrêté par un vétéran. Il offrit soixante louis au soldat pour sa rançon. Le soldat refusa. Dusaillant périt massacré par le peuple en entrant dans la ville où les troupes le conduisaient pour être jugé. L’abbé de La Bastide eut le même sort. La fureur ne jugeait déjà plus, elle frappait.


IV

Ces nouvelles émurent Paris et poussèrent jusqu’au délire le patriotisme menacé. Les idées nouvelles aspiraient à avoir leurs martyrs, comme les idées anciennes avaient leurs victimes. Les impatients du règne de la liberté frémissaient des lenteurs de la crise ; ils imploraient un événement quelconque qui, en poussant le peuple aux extrémités, rendît toute réconciliation impossible entre la nation et le roi. Ne voyant pas surgir cette occasion d’elle-même, ils pensèrent à la faire naître artificiellement. Il fallait un prétexte à l’insurrection ; ils voulurent le lui donner, même au prix de leur vie.

Il y avait alors à Paris deux hommes d’une foi intrépide et d’un dévouement fanatique à leur parti : c’étaient Chabot et Grangeneuve. Grangeneuve était Girondin, homme d’idées courtes, mais inflexibles, n’aspirant qu’à servir l’humanité en soldat obscur, sentant bien que la médiocrité de son génie ne lui laissait d’autre moyen d’être utile à la liberté que de mourir pour elle. Caractères dévoués qui donnent leur sang à leur cause sans demander même qu’elle se souvienne de leurs noms.

Chabot, fils d’un cuisinier du collège de Rodez, élevé par la charité de ses maîtres, enivré dans sa première jeunesse d’une ascétique piété, avait revêtu la robe de capucin. Il s’était signalé longtemps par une mendicité plus humble et par une sordidité plus repoussante dans cet ordre mendiant, parmi ces Diogènes du christianisme. Esprit mobile et excessif, la première contagion des idées révolutionnaires l’avait atteint dans la cellule de son monastère. La fièvre de la liberté et de la transformation sociale avait allumé son âme ; il avait secoué sa foi et son froc. L’éclat de son apostasie, son ressentiment contre les autels de sa jeunesse, la fougue et le déréglement de ses prédications populaires, l’avaient signalé au peuple et porté à l’Assemblée législative. Caché derrière Robespierre et Pétion, il voyait au delà de la constitution de 91 la ruine de la royauté ; il y aspirait ouvertement. C’était un de ces hommes qui dédaignent les détours, qui se découvrent devant l’ennemi et qui croient que la haine active et déclarée est la meilleure politique contre les institutions qu’on veut détruire. Chabot et Grangeneuve étaient des conciliabules de Charenton.


V

Un soir, ils sortirent ensemble d’une de ces conférences affligés et découragés des hésitations et des temporisations des conspirateurs. Grangeneuve marchait la tête baissée et en silence : « À quoi penses-tu ? lui dit Chabot. — Je pense, répondit le Girondin, que ces lenteurs énervent la Révolution et la patrie. Je pense que, si le peuple donne du temps à la royauté, le peuple est perdu. Je pense qu’il n’y a qu’une heure pour les révolutions, et que ceux qui la laissent échapper ne la retrouvent pas et en doivent compte plus tard à Dieu et à la postérité. Tiens, Chabot ! le peuple ne se lèvera pas de lui-même ; il lui faut un mobile, il lui faut un accès de rage et d’effroi qui lui donne le redoublement d’énergie dont il a besoin au dernier moment pour secouer ses vieilles institutions. Comment le lui donner ? J’y pensais, et je l’ai enfin trouvé dans mon cœur. Mais trouverai-je également un homme capable de la résolution et du secret nécessaires à un pareil acte ? — Parle, dit Chabot, je suis capable de tout pour détruire ce que je hais. — Eh bien, reprit Grangeneuve, le sang est l’ivresse du peuple ; il y a du sang pur au berceau de toutes les grandes révolutions, depuis celui de Lucrèce jusqu’à celui de Guillaume Tell et de Sydney. Pour les hommes d’État, les révolutions sont une théorie ; pour le peuple, c’est une vengeance. Mais pour pousser la multitude à la vengeance, il faut lui montrer une victime. Puisque la cour nous refuse cette joie, il faut la donner nous-mêmes à notre cause ; il faut qu’une victime paraisse tomber sous les coups des aristocrates, il faut que l’homme que la cour sera censée avoir immolé soit un de ses ennemis les plus connus, et membre de l’Assemblée, pour que l’attentat contre la représentation nationale s’ajoute dans cet acte à l’assassinat d’un citoyen. Il faut que cet assassinat soit commis aux portes du château, pour qu’il crie vengeance de plus près. Mais quel sera ce citoyen ? Ce sera moi. Ma parole est nulle, ma vie est inutile à la liberté ; ma mort lui profitera, mon cadavre sera l’étendard de l’insurrection et de la victoire du peuple. »

Chabot écoutait Grangeneuve avec admiration. « C’est le génie du patriotisme qui t’inspire ! lui dit-il ; s’il faut deux victimes, je m’offre d’être ton second. — Tu seras plus, répliqua Grangeneuve, tu seras non pas l’assassin, puisque j’implore moi-même ma mort, mais tu seras mon meurtrier. Cette nuit je me promènerai seul et sans armes dans le lieu le plus désert et le moins éclairé, près des guichets du Louvre : aposte deux patriotes dévoués et armés de poignards, convenons d’un signe que je leur ferai moi-même pour me désigner à leurs coups ; je ferai ce signe. Ils me frapperont ; je recevrai la mort sans pousser un cri. Ils fuiront. Au jour on trouvera mon cadavre ! Vous accuserez la cour ! La vengeance du peuple fera le reste !… »

Chabot, aussi fanatique et aussi décidé que Grangeneuve à calomnier le roi par la mort d’un patriote, jura à son ami cette odieuse supercherie de la haine. Le rendez-vous de l’assassinat fut fixé, l’heure convenue, le signe concerté. Grangeneuve se retira chez lui, fit son testament, se prépara à la mort, et se rendit à minuit à l’endroit marqué. Il s’y promena deux heures. Il vit s’avancer plusieurs fois des hommes qu’il prit pour ses assassins apostés. Il fit le signe convenu et attendit le coup. Nul ne frappa. Chabot avait hésité à l’accomplir, ou faute de résolution, ou faute d’instruments. La victime n’avait pas manqué au sacrifice, mais le meurtrier.


VI

Au milieu de ces prodiges de haine, un homme tenta un prodige de réconciliation des partis. C’était Lamourette, ancien grand vicaire de l’évêque d’Arras et alors évêque constitutionnel de Lyon. Sincèrement religieux, la Révolution en passant par son âme avait pris quelque chose de la charité du christianisme. Il était vénéré de l’Assemblée pour la vertu la plus rare dans les luttes d’idées, la modération. Il recueillit en un jour le fruit de l’estime qu’on lui portait. Brissot allait monter à la tribune pour proposer de nouvelles mesures de sûreté générale. Lamourette le devance et demande au président la parole pour une motion d’ordre. Il l’obtient. « De toutes les mesures, dit-il, qu’on vous proposera pour arrêter les divisions qui nous déchirent, on n’en oublie qu’une, et celle-là suffirait à elle seule pour rendre l’ordre à l’empire et la sécurité à la nation. C’est l’union de tous ses enfants dans une même pensée ; c’est le rapprochement de tous les membres de cette Assemblée, exemple irrésistible qui rapprocherait tous les citoyens ! Et quoi donc s’y oppose ? Il n’y a rien d’irréconciliable que le crime et la vertu. Les honnêtes gens ont un terrain commun de patriotisme et d’honneur, où ils peuvent toujours se rencontrer. Qu’est-ce qui nous sépare ? Des préventions, des soupçons des uns contre les autres. Étouffons-les dans un embrassement patriotique et dans un serment unanime. Foudroyons par une exécration commune la république et les deux chambres !… »

À ces mots, l’Assemblée entière se lève, le serment sort de toutes les bouches, des cris d’enthousiasme retentissent dans la salle, et vont apprendre au dehors que la parole d’un honnête homme a éteint les divisions, confondu les partis, rapproché les hommes. Les membres des factions les plus opposées quittent leurs places et vont embrasser leurs ennemis. La gauche et la droite n’existent plus. Ramon, Vergniaud, Chabot, Vaublanc, Gensonné, Basire, Condorcet, Pastoret, Jacobins et Girondins, constitutionnels et républicains, tout se mêle, tout se confond, tout s’efface dans une fraternelle unité. Ces cœurs lassés de divisions se reposent un moment de la haine. On envoie un message au roi pour qu’il jouisse de la concorde de son peuple. Le roi accourt. Il est enveloppé de cris d’enthousiasme. Son âme respire de meilleures espérances. L’émotion arrache à sa timidité naturelle quelques mots touchants qui redoublent les transports de l’Assemblée. « Je ne fais qu’un avec vous, dit-il d’une voix où roulent des larmes. Notre union sauvera la France. » Il sort accompagné jusqu’à son palais par les bénédictions de la foule. Il croit avoir reconquis le cœur des Français. Il embrasse la reine, sa sœur, ses enfants ; il voudrait pouvoir embrasser tout son peuple. Il fait rouvrir en signe de confiance le jardin des Tuileries, fermé depuis les attentats du 20 juin. La foule s’y précipite et vient assiéger de ses cris d’amour ces mêmes fenêtres qu’elle assiégeait la veille d’insultes. La famille royale crut à quelques beaux jours. Hélas ! le premier dont elle jouit depuis tant d’années ne dura pas jusqu’au soir.

L’arrêté du département qui suspendait Pétion de ses fonctions, apporté à la séance du soir, fit revivre les dissensions mal étouffées. Un sentiment, quelque doux qu’il soit, ne prévaut pas sur une situation. La haine s’était détendue un instant, mais elle était dans les choses plus que dans les cœurs ; elle vibra de nouveau avec plus de force.

Le peuple accompagna de cris de mort le directoire du département, que l’Assemblée avait appelé dans son sein. « Rendez-nous Pétion ! La Rochefoucauld à Orléans ! » Ces vociférations terribles vinrent refouler jusque dans le cœur du roi la joie passagère qui l’avait traversé. La séance des Jacobins fut plus turbulente que la veille. « On s’embrasse à l’Assemblée, dit Billaud-Varennes ; c’est le baiser de Judas, c’est le baiser de Charles IX tendant la main à Coligny ! On s’embrassait ainsi au moment où le roi préparait sa fuite au 6 octobre. On s’embrassait ainsi avant les massacres du Champ de Mars ! On s’embrasse, mais les conspirations de la cour cessent-elles ? Nos ennemis en avancent-ils moins contre nos frontières ? Et La Fayette en est-il moins un traître ?… »


VII

C’est sous de tels auspices que le jour de la fédération s’approchait. La reine le voyait avec terreur. Tout révélait des projets sinistres pour cet anniversaire. La France révolutionnaire, en envoyant les fédérés de Brest et de Marseille, avait envoyé tous ses hommes de main à Paris. La famille royale vivait dans les transes de l’assassinat. Tout son espoir reposait sur les troupes étrangères, qui promettaient de la délivrer dans un mois. On comptait au château marche par marche l’arrivée du duc de Brunswick à Paris. Le jour de la délivrance était marqué d’avance par le doigt de la reine sur le calendrier de ses appartements. Il ne s’agissait que de vivre jusque-là. Mais la reine craignait à la fois pour le roi le poison, le poignard et la balle des assassins.

Épiée dans l’intérieur même des plus secrets appartements par les sentinelles de la garde nationale, qui veillaient à toutes les portes plus en geôliers qu’en défenseurs, la famille royale ne touchait qu’en apparence aux aliments servis sur sa table des Tuileries, et se faisait apporter mystérieusement sa nourriture par des mains sûres et affidées. La reine fit revêtir au roi un plastron composé de quinze doubles de forte soie à l’épreuve du stylet et de la balle. Le roi ne se prêta que par complaisance pour la tendresse de la reine à ces précautions contre la destinée. Les révolutions n’assassinent pas, elles immolent. L’infortuné prince le savait. « Ils ne me feront pas frapper par la main d’un scélérat, dit-il tout bas à la femme de la reine qui lui essayait le gilet plastronné. Leur plan est changé. Ils me feront mourir en plein jour et en roi. » Il nourrissait ces pressentiments de la lecture des catastrophes royales qui lui prédisaient la sienne. Le portrait de Charles Ier, par Van Dyck, était en face de lui dans son cabinet ; l’histoire de ce prince, toujours ouverte sur sa table : il l’étudiait et l’interrogeait, comme si ces pages eussent renfermé le mystère d’une destinée qu’il cherchait à comprendre pour la tromper. Mais déjà il ne se flattait plus lui-même. L’avenir lui avait dit son mot. Sauver la reine, ses enfants, sa sœur, était le dernier terme de ses espérances et le seul mobile de ses efforts. Quant à lui, son sacrifice était fait. Il le renouvelait tous les jours dans les exercices religieux qui élevaient et consolaient sa résignation. « Je ne suis pas heureux, répondit-il à un de ses confidents qui lui conseillait de jouer héroïquement son sort avec la fortune. Sans doute je pourrais tenter encore des mesures d’audace, mais elles ont des chances extrêmes ; si je puis les courir pour moi, je n’ose y exposer ma famille. La fortune m’a trop appris à me défier d’elle. Je ne veux pas fuir une seconde fois, je m’en suis trop mal trouvé. J’aime mieux la mort, elle n’a rien qui m’effraye ; je m’y attends, je m’y exerce tous les jours. Ils se contenteront de ma vie, ils épargneront celle de ma femme et de mes enfants. »


VIII

La reine nourrissait les mêmes pensées. Une mélancolie abattue, interrompue, seulement par des élans de mâle fierté, avait remplacé sur son visage et dans ses paroles la sérénité de ses heureux jours. « Je commence à voir qu’ils feront le procès du roi, disait-elle à son amie la princesse de Lamballe. Quant à moi, je suis étrangère… ils m’assassineront ! Que deviendront nos pauvres enfants ? » Souvent ses femmes la surprenaient dans les larmes. L’une d’elles ayant voulu lui présenter une potion calmante dans une de ces crises de douleur : « Laissez là, lui répondit la reine, ces médicaments inutiles pour les maux de l’âme ; ils ne me peuvent rien. Les langueurs et les spasmes sont les maladies des femmes heureuses. Depuis mes malheurs je ne sens plus mon corps, je ne sens que ma destinée ; mais ne le dites pas au roi. »


IX

Quelquefois cependant l’espérance prévalait sur l’abattement dans cette âme. Le ressort de la jeunesse et du caractère la relevait de ses pressentiments. Forcée par la crainte des attroupements des faubourgs et des surprises nocturnes de quitter son appartement du rez-de-chaussée, Marie-Antoinette avait fait placer son lit dans une chambre du premier étage, entre la chambre du roi et celle de ses enfants. Toujours éveillée longtemps avant le jour, elle avait défendu qu’on fermât les persiennes et les rideaux de ses fenêtres, afin de jouir des premières clartés du ciel qui venaient abréger la longueur de ses nuits sans sommeil.

Une de ces nuits de juillet où la lune éclairait sa chambre, elle contempla longtemps le ciel avec un recueillement de joie intérieure. « Vous voyez cette lune, dit-elle à la personne qui veillait au pied de son lit : quand elle viendra de nouveau briller dans un mois, elle me trouvera libre et heureuse, et nos chaînes seront brisées. » Elle déroula ses espérances, ses craintes, ses angoisses, l’itinéraire des princes et du roi de Prusse, leur prochaine entrée dans Paris, ses inquiétudes sur l’explosion de la capitale à l’approche des armées étrangères, ses tristesses sur le défaut d’énergie du roi dans la crise. « Il n’est pas lâche, disait-elle ; au contraire, il est impassible devant le danger ; mais son courage est dans son cœur et n’en sort pas, sa timidité l’y comprime. Son grand-père Louis XV a prolongé son enfance jusqu’à vingt et un ans. Sa vie s’en ressent. Il n’ose rien. Sa propre parole l’effraye. Un mot énergique de sa bouche en ce moment à la garde nationale entraînerait Paris. Il ne le dira pas. Pour moi, je pourrais bien agir, et monter à cheval s’il le fallait ; mais ce serait donner des armes contre lui. On crierait à l’Autrichienne ! Une reine qui n’est pas régente, dans ma situation, doit se taire et se préparer à mourir ! »


X

Madame Élisabeth recevait les confidences des deux époux et les caresses des enfants. Sa foi, plus soumise que celle de la reine, plus tendre que celle du roi, faisait de sa vie un continuel holocauste. Elle ne trouvait, ainsi que son frère, de consolation qu’au pied des autels. Elle y prosternait tous les matins sa résignation. La chapelle du château était le refuge où la famille royale s’abritait contre tant de douleurs. Mais là encore la haine de ses ennemis la poursuivait. Un des premiers dimanches de juillet, des soldats de la garde nationale, qui remplissaient la galerie par où le roi allait entendre la messe, crièrent : « Plus de roi ! à bas le veto ! » Le roi, accoutumé aux outrages, entendit ces cris, vit ces gestes sans s’étonner. Mais à peine la famille royale était-elle agenouillée dans sa tribune, que les musiciens de la chapelle firent éclater les airs révolutionnaires de la Marseillaise et du Ça ira. Les chantres eux-mêmes, choisissant dans les psaumes les strophes menaçantes que la colère de Dieu adresse à l’orgueil des rois, les chantèrent avec affectation à plusieurs reprises, comme si la menace et la terreur fussent sorties de ce sanctuaire même où la famille condamnée venait chercher la consolation et la force.

Le roi fut plus sensible à ces outrages qu’à tous les autres. Il lui sembla, dit-il en sortant, que Dieu lui-même se tournait contre lui. Les princesses mirent leurs livres sur leurs yeux pour cacher leurs larmes. La reine et ses enfants ne pouvaient plus respirer l’air du dehors. Chaque fois qu’on ouvrait les fenêtres, on entendait crier sur la terrasse des Feuillants : La Vie de Marie-Antoinette. Des colporteurs étalaient des estampes infâmes où la reine était représentée en Messaline et le roi en Vitellius. Les éclats de rire de la populace répondaient aux apostrophes obscènes que ces hommes adressaient du geste aux fenêtres du château. L’intérieur même des appartements n’était pas à l’abri de l’insulte et du danger. Une nuit, le valet de chambre qui veillait dans un corridor à la porte de la reine lutta avec un assassin qui se glissait dans l’ombre. Marie-Antoinette s’élança de sa couche au bruit. « Quelle situation ! s’écria-t-elle ; des outrages le jour, des meurtres la nuit ! »


XI

À chaque instant on s’attendait à de nouveaux assauts des faubourgs. Une nuit où l’on croyait à une irruption, le roi et Madame Élisabeth, réveillés et debout, avaient défendu d’éveiller la reine. « Laissez-la prendre quelques heures de repos, dit le roi à madame Campan, elle a bien assez de peines ! ne les devançons pas. » À son réveil, la reine se plaignit amèrement de ce qu’on l’avait laissée dormir pendant les alarmes du château. « Ma sœur Élisabeth était près du roi, et je dormais ! s’écria-t-elle. Je suis sa femme, et je ne veux pas qu’il coure un danger sans que je le partage ! »

C’est dans ces jours de trouble que le roi recueillit et cacha les papiers découverts depuis dans l’armoire de fer. On sait que ce prince, plus homme que roi, se délassait des soucis du trône par des travaux de main, et qu’il excellait dans le métier de la serrurerie. Pour se perfectionner dans son art, il avait admis depuis dix ans dans sa familiarité un serrurier nommé Gamain. Le roi et l’ouvrier étaient amis comme des hommes qui passent des heures ensemble, et qui échangent dans l’intimité bien des pensées. Louis XVI croyait à la fidélité de son compagnon de travail. Il lui confia le soin de pratiquer dans l’épaisseur du mur d’un corridor obscur qui desservait son appartement une ouverture recouverte d’une porte en fer et masquée avec art par des boiseries. Là, le roi enfouit des papiers politiques importants et les correspondances secrètes qu’il avait entretenues avec Mirabeau, Barnave et les Girondins. Il crut le cœur de Gamain aussi sûr et aussi muet que la muraille à laquelle il livrait ses secrets. Gamain fut un traître et dénonça plus que son roi, il dénonça son compagnon et son ami.


XII

Le jour de la fédération, Louis XVI se rendit avec la reine et ses enfants au Champ de Mars. Des troupes indécises l’escortaient. Un peuple immense entourait l’autel de la patrie. Les cris de : « Vive Pétion ! » insultèrent le roi à son passage. La reine tremblait pour les jours de son mari. Le roi marcha à la gauche du président de l’Assemblée vers l’autel à travers la foule. La reine, inquiète, le suivait des yeux, croyant à chaque instant le voir immoler par les milliers de baïonnettes et de piques sous lesquelles il avait à passer. Ces minutes furent pour elle des siècles d’angoisses. Il y eut au pied de l’autel de la patrie un mouvement de confusion, produit par le flux et le reflux de la foule, dans lequel le roi disparut. La reine le crut frappé et poussa un cri d’horreur. Le roi reparut. Il prêta le serment civique. Les députés qui l’entouraient l’invitèrent à mettre le feu de sa propre main à un trophée expiatoire qui réunissait tous les symboles de la féodalité, pour le réduire en cendres. La dignité du roi se souleva contre le rôle qu’on voulait lui imposer. Il s’y refusa en disant que la féodalité était détruite en France par la constitution mieux que par le feu. Les députés Gensonné, Jean Debry, Garreau et Antonelle allumèrent seuls le bûcher aux applaudissements du peuple. Le roi rejoignit la reine et rentra dans son palais à travers un peuple taciturne. Les dangers de cette journée évanouis lui en laissaient envisager de plus terribles. Il n’avait gagné qu’un jour.


XIII

Le lendemain, un des grands agitateurs de 89, le premier provocateur des états généraux, Duval d’Éprémesnil, devenu odieux à la nation parce qu’il n’avait voulu de la Révolution qu’au profit des parlements, et qu’une fois les parlements attaqués il s’était rangé du parti de la cour, fut rencontré sur la terrasse des Feuillants par des groupes de peuple qui l’insultèrent et le désignèrent à la fureur des Marseillais. Atteint de plusieurs coups de sabre, abattu sous les pieds des assassins, traîné tout sanglant par les cheveux dans le ruisseau de la rue Saint-Honoré vers un égout, on allait l’y jeter ; quelques gardes nationaux l’arrachérent mourant des mains des meurtriers et le portèrent au poste du Palais-Royal. La foule, altérée de sang, assiégeait les portes du corps de garde. Pétion averti accourut, se fit jour, entra au poste, contempla d’Éprémesnil longtemps en silence, les bras croisés sur sa poitrine, et s’évanouit d’horreur à la vue de ce sinistre retour de l’opinion. Quand le maire de Paris eut repris ses sens, l’infortuné d’Éprémesnil se souleva péniblement du lit de camp où il était étendu. « Et moi aussi, monsieur, dit-il à Pétion, j’ai été l’idole du peuple, et vous voyez ce qu’il a fait de moi ! Puisse-t-il vous réserver un autre sort ! » Pétion ne répondit rien, des larmes roulèrent dans ses yeux ; il eut de ce jour le pressentiment de l’inconstance et de l’ingratitude du peuple.

D’autres assassinats, aussi soudains que la main de la multitude, révélaient une fièvre sourde, dont les accès ne tardèrent pas à éclater en actes plus tragiques et plus généraux. Un prêtre qui avait prêté, puis rétracté son serment constitutionnel, fut pendu à la lanterne d’un réverbère sur la place Louis XV. Un garde du corps, qui traversait le jardin des Tuileries et qui regardait avec attendrissement le palais de ses anciens maîtres changé en prison, fut trahi par ses larmes, saisi par une foule de femmes et d’enfants de quinze à seize ans, traîné sur le sable et noyé avec des raffinements de barbarie dans le bassin du jardin, sous les fenêtres du roi.

La garde nationale réprimait mollement ces attentats ; elle sentait sa force morale lui échapper à l’approche des Marseillais. Placée entre les excès du peuple et les trahisons imputées à la cour, en sévissant contre les uns elle craignait d’avoir l’air de protéger les autres. Sa situation était aussi fausse que celle du roi, placé lui-même entre la nation et les étrangers. La cour sentait son isolement et recrutait secrètement des défenseurs pour la crise qu’elle envisageait sans trop d’effroi. Les Suisses, troupe mercenaire mais fidèle ; la garde constitutionnelle récemment licenciée, mais dont les officiers et sous-officiers soldés en secret étaient retenus à Paris pour se rallier dans l’occasion ; cinq ou six cents gentilshommes appelés de leurs provinces par leur dévouement chevaleresque à la monarchie, répandus dans les différents hôtels garnis du quartier des Tuileries, munis d’armes cachées sous leurs habits, et ayant chacun un mot d’ordre et une carte d’entrée qui leur ouvraient le château les jours de rassemblement ; des compagnies d’hommes du peuple et d’anciens militaires à la solde de la liste civile, et commandés par M. d’Augremont, au nombre de cinq à six cents hommes ; de plus, l’immense domesticité du château ; les bataillons de garde nationale des quartiers dévoués au roi, tels que ceux de la Butte-des-Moulins, des Filles-Saint-Thomas ; un corps de gendarmerie à cheval composé de soldats d’élite, choisis dans les régiments de cavalerie ; enfin, un noyau de troupes de ligne cantonnées dans les environs de Paris ; toutes ces forces réunies au nom de la constitution autour des Tuileries, un jour de combat, présentaient à la cour un appui solide et la perspective d’une victoire dont le roi tirerait parti pour la restauration de son autorité.

Ces forces étaient réelles et plus que suffisantes, si elles eussent été bien dirigées contre les forces nombreuses mais désordonnées des faubourgs. Le roi s’y fiait, le château avait repris de l’assurance. Bien loin d’y redouter une nouvelle insurrection, on la désirait dans les conciliabules des Tuileries. La certitude d’écraser et de foudroyer les hommes du 20 juin raffermissait tous les cœurs. La royauté en était arrivée à ce point de décadence où elle ne pouvait se relever que par une victoire. Elle attendait la bataille, et elle s’y croyait préparée.


XIV

De leur côté les Girondins et les Jacobins, consternés de la réaction d’opinion que la journée manquée du 20 juin avait produite à Paris et dans les provinces, se préparaient au dernier assaut. Bien qu’ils n’eussent point d’accord préalable sur la nature du gouvernement qu’ils donneraient à la France après le triomphe du peuple, il leur fallait ce triomphe, et ils conspiraient ensemble pour détrôner leur ennemi commun. L’arrivée des Marseillais à Paris devait être pour ces deux partis le signal et le moyen d’action. Ces hommes énergiques, féroces, échauffés par la longue marche qu’ils venaient de faire aux feux de l’été, et qui s’étaient allumés sur leur route de tout l’incendie d’opinions qui dévorait les villes et les campagnes, en rapportaient les flammes à Paris. Plus aguerris aux entreprises désespérées que le peuple bruyant mais casanier de Paris, les Marseillais devaient être le noyau de la grande insurrection. C’était une bande de quinze cents hommes, accès vivant de la fureur démagogique qui refluait des extrémités de l’empire pour venir rendre de la force au cœur. Ils approchaient conduits par des chefs subalternes ; les deux chefs véritables les avaient devancés à Paris : c’étaient deux jeunes Marseillais, Barbaroux et Rebecqui.

Rebecqui avait été un des premiers agitateurs de sa patrie en 89, à l’époque où l’élection de Mirabeau à l’Assemblée constituante troublait Aix et Marseille. Mis en jugement pour sa participation à ces troubles, il avait été défendu par son éloquent complice devant l’Assemblée. Devenu un des chefs des Jacobins de Marseille, il s’était mis à la tête des bataillons de garde nationale de cette ville qui avaient marché sur Arles et arraché à la vengeance des lois les assassins d’Avignon. Envoyé à la cour d’Orléans pour ce fait, il y fut couvert de l’amnistie que les Girondins avaient jetée sur les crimes du Midi. Résolu de pousser la Révolution jusqu’à son but, au risque même de le dépasser, Rebecqui, lié d’abord avec les Girondins, était retourné à Marseille, et y avait recruté, de concert avec Barbaroux, cette colonne mobile de Marseillais dont les conspirateurs de Paris avaient besoin pour électriser la France et pour achever leurs desseins. L’appel de cette force populaire à Paris était une pensée de madame Roland, accomplie par ces deux jeunes séides. Pendant que les orateurs et les tribuns de l’Assemblée péroraient vainement aux Jacobins, aux Cordeliers et au Manége, agitant les masses sans leur donner d’impulsion précise, une femme et deux jeunes gens prenaient sur eux la responsabilité des événements et préparaient la journée suprême de la monarchie.

Barbaroux et Rebecqui rencontrèrent Roland aux Champs-Élysées, peu de jours avant l’arrivée des Marseillais. L’ancien ministre et les jeunes gens s’embrassèrent avec ce sentiment de solennelle tristesse qui devance dans le cœur des hommes résolus l’accomplissement des projets extrêmes. Après avoir causé à voix basse et des malheurs de la patrie et des plans qui les occupaient, ils convinrent, pour échapper à l’œil des espions de la cour, d’avoir le lendemain chez madame Roland un dernier entretien.

Les deux Marseillais se rendirent la nuit dans le petit appartement de la rue de la Harpe, où logeait depuis sa retraite le ministre disgracié. Madame Roland, l’âme de son mari et l’inspiration de ses amis, assistait à l’entretien et l’élevait à la hauteur et à la résolution de ses pensées. « La liberté est perdue si nous laissons du temps à la cour, dit Roland. La Fayette est venu révéler à Paris, par sa présence dictatoriale, le secret des trahisons qu’il médite à l’armée du Nord. L’armée du centre n’a ni comité, ni dévouement, ni général. Dans six semaines les Autrichiens seront à Paris ! »

On déroula des cartes, on étudia les positions, les lignes des fleuves, les escarpements des montagnes, les défilés qui pouvaient présenter les obstacles les plus infranchissables à l’invasion de l’étranger. On dessina des camps de réserve destinés à couvrir successivement les lignes secondaires, quand les principales seraient forcées. Enfin on résolut de presser l’arrivée des bataillons de Marseille pour exécuter le décret du camp sous Paris, et pour prévenir par une insurrection décisive l’effet des trames de la cour. Il fut convenu que Pétion, nécessaire au mouvement projeté par l’ascendant de son nom et nécessaire à la mairie pour paralyser toute résistance de la municipalité et de la garde nationale au complot, garderait ce rôle de neutralité légale et hypocrite si utile aux projets des agitateurs. Barbaroux, dînant chez lui quelques jours après, lui dit tout haut qu’il ne tarderait pas à être prisonnier dans sa maison. Pétion comprit et sourit. Sa femme feignit de s’alarmer. « Tranquillisez-vous, madame, reprit Barbaroux ; si nous enchaînons Pétion, ce sera auprès de vous et avec des rubans tricolores. »

Carra avertit également Pétion qu’on le mettrait en règle avec ses devoirs officiels de maire, en lui donnant une garde de sûreté qui lui ferait un semblant de violence et qui l’empêcherait d’agir au moment de l’insurrection. Pétion accepta tellement ce rôle dans cette comédie de légalité, qu’il se plaignit après l’événement de ce que les conjurés avaient tardé de le faire arrêter, et qu’il envoya plusieurs fois lui-même presser l’arrivée des détachements d’insurgés qui devaient simuler son arrestation. Madame Roland fut l’âme, Pétion le moyen, Barbaroux, Danton, Santerre, les meneurs du mouvement.

Les conspirateurs cherchèrent quelques jours un général capable d’imprimer une direction militaire à ces forces indisciplinées et de créer l’armée du peuple contre l’armée de la cour. Ils jetèrent les yeux sur Montesquiou, général de l’armée des Alpes, qui se trouvait en ce moment à Paris, où il venait solliciter des renforts. Montesquiou, ambitieux de gloire, de dignités, de fortune, attaché par sa naissance au parti de la cour, par ses principes et par les perspectives que la Révolution ouvrait à sa fortune au parti du peuple, paraissait à Danton un de ces hommes qui peuvent se laisser tenter aussi bien par un grand service à rendre à la liberté que par un grand service à rendre au trône. Roland et ses amis eurent une conférence avec ce général, chez Barbaroux. Ils lui dévoilèrent une partie de leurs plans. Montesquiou les écouta sans étonnement et sans répugnance, mais il ne se décida point. Ils crurent que la cour avait pris les devants et que Montesquiou, doutant du résultat de cette dernière lutte entre le peuple et le roi, voulait rester indécis comme le hasard et libre comme l’événement. Ils le quittèrent sans rompre avec lui, et se décidèrent à ne donner au peuple d’autre tactique que sa fureur et d’autre général que la fortune.


XV

Le lendemain, 29 juillet, les Marseillais arrivèrent à Charenton. Barbaroux, Bourdon de l’Oise, Merlin, Santerre, allèrent à leur rencontre, accompagnés de quelques hommes d’action des Jacobins et des faubourgs. Un banquet fraternel réunit les Marseillais et les conjurés de Paris. Les mains se serrèrent, les voix se confondirent. Les chefs venaient de trouver leur armée, l’armée venait de trouver ses chefs. L’action ne pouvait tarder. Après le banquet, où l’enthousiasme qui dévorait les âmes éclata dans les notes du chant de Rouget de Lisle, les conjurés congédièrent pour quelques heures les Marseillais logés chez les principaux patriotes de Charenton. Ils se rendirent à la faveur de la nuit dans une maison isolée du village, entourée de jardins, et qui servait depuis plusieurs mois d’asile mystérieux à leurs conciliabules. Santerre, Danton, Fabre d’Églantine, Panis, Huguenin, Gonchon, Marat, Alexandre, Camille Desmoulins, Varlet, Lenfant, Barbaroux et quelques autres hommes d’exécution s’y trouvèrent. C’était dans cette maison que toutes les journées de la Révolution avaient eu leur veille. On y sonnait l’heure, on y donnait le mot d’ordre. Des délibérations intimes, mais souvent orageuses, précédaient ces résolutions. Des ruelles désertes et de larges champs cultivés par les maraîchers des faubourgs séparaient la maison des conjurés des autres habitations, en sorte que le concours des conspirateurs ne pouvait être aperçu, et que les vociférations se perdaient dans l’espace. Les portes et les volets toujours fermés donnaient à cette demeure l’apparence d’une maison de campagne inhabitée. Le concierge n’en ouvrait la porte que la nuit et sur des signes de reconnaissance convenus.

Il était plus de minuit quand les meneurs s’y rendirent par des sentiers différents, la tête encore échauffée des hymnes patriotiques et des fumées du vin. Par une de ces étranges coïncidences qui semblent quelquefois associer les grandes crises de la nature aux grandes crises des empires, un orage éclatait en ce moment sur Paris. Une chaleur lourde et morte avait tout le jour étouffé la respiration. D’épais nuages, marbrés vers le soir de teintes sinistres, avaient comme englouti le soleil dans un océan suspendu. Vers les dix heures, l’électricité s’en dégagea par des milliers d’éclairs semblables à des palpitations lumineuses du ciel. Les vents, emprisonnés derrière ce rideau de nuages, s’en dégagèrent avec le rugissement des vagues, courbant les moissons, brisant les branches des arbres, emportant les toits. La pluie et la grêle retentirent sur le sol comme si la terre eût été lapidée d’en haut. Les maisons se fermèrent, les rues et les routes se vidèrent en un instant. La foudre, qui ne cessa d’éclater et de frapper pendant huit heures de suite, tua plusieurs de ces hommes et de ces femmes qui viennent la nuit approvisionner Paris. Des sentinelles furent trouvées foudroyées dans la cendre de leur guérite. Des grilles de fer, tordues par le vent ou par le feu du ciel, furent arrachées des murs où elles étaient scellées par leurs gonds, et emportées à des distances incroyables. Les deux dômes naturels qui s’élèvent au-dessus de l’horizon de la campagne de Paris, Montmartre et le mont Valérien, soutirèrent en plus grande masse ce fluide amoncelé dans les nues qui les enveloppaient. La foudre, s’attachant de préférence à tous les monuments isolés et couronnés de fer, abattit toutes les croix qui s’élevaient dans la campagne au carrefour des routes, depuis la plaine d’Issy et les bois de Saint-Germain et de Versailles jusqu’à la croix du pont de Charenton. Le lendemain, les tiges et les bras de ces croix jonchaient partout le sol, comme si une armée invisible eût renversé sur son passage tous les signes répudiés du culte chrétien.


XVI

C’est au bruit de ces foudres que les conjurés de Charenton délibérèrent le renversement du trône. Danton, Huguenin, Alexandre, Gonchon, Camille Desmoulins, plus en rapport avec les quartiers de Paris, répondirent des dispositions insurrectionnelles du peuple.

Santerre promit que quarante mille hommes des faubourgs se porteraient, le lendemain, au-devant des Marseillais, comme pour fraterniser avec eux. On convint de placer les fédérés phocéens au centre de cette formidable colonne, et de la faire défiler des faubourgs sur les quais. Sur l’ordre de Pétion complice, un train d’artillerie faiblement gardé devait être placé sur la route des Marseillais, de manière à être enlevé par eux. Mille insurgés devaient se détacher de la colonne principale, pendant qu’elle filerait vers le Louvre, entourer l’hôtel de ville, paralyser Pétion et favoriser l’arrivée de nouveaux commissaires des sections, qui viendraient déposer la municipalité, en installer une nouvelle, et donner ainsi le caractère légal au mouvement. Quatre cents hommes iraient arrêter le directoire du département. L’Arsenal, la halle aux blés, les Invalides, les hôtels des ministres, les ponts sur la Seine, seraient occupés par des postes nombreux. L’armée du peuple, divisée en trois corps, s’avancerait sur les Tuileries. Elle camperait dans le Carrousel et dans le jardin avec du canon, des vivres, des tentes ; elle s’y fortifierait par des coupures, des barricades, des redoutes de campagne ; elle intercepterait ainsi toutes les communications entre le château et ses défenseurs du dehors, s’il devait s’en présenter. La faible garde suisse des Tuileries n’essayerait pas de lutter contre une armée innombrable pourvue d’artillerie. On n’attaquerait pas les autres régiments suisses dans leurs casernes ; on se contenterait de les cerner et de leur dire d’attendre, immobiles, la manifestation de la volonté nationale. On ne pénétrerait pas de force dans le château, on bloquerait seulement la royauté dans son dernier asile ; et, à l’imitation du peuple romain quand il se retirait sur le mont Aventin, on enverrait un plébiscite à l’Assemblée pour lui signifier que le peuple, campé autour des Tuileries, ne déposerait les armes qu’après que la représentation nationale aurait pourvu aux dangers de la patrie et assuré la liberté. Aucun désordre, aucune violence, aucun pillage ne seraient impunis ; aucun sang ne coulerait. Le détrônement s’accomplirait avec ces imposantes démonstrations de force qui, en décourageant toute résistance, enlèvent le prétexte et l’occasion de tout excès. Ce serait un acte de la volonté du peuple, grand, pur et irrésistible comme lui.

Tel était le plan des Girondins, écrit au crayon par Barbaroux, copié par Fournier l’Américain, un des chefs des Marseillais, et adopté par Danton et par Santerre.


XVII

Les conspirateurs s’entre-jurèrent de l’exécuter le lendemain ; et, pour se prémunir réciproquement contre la révélation d’un traître, s’il pouvait y avoir un traître parmi eux, ils convinrent de se surveiller mutuellement. Chaque chef marseillais prit avec lui un des chefs parisiens, chaque meneur parisien s’adjoignit un officier marseillais : Héron avec Rebecqui, Barbaroux avec Bourdon, et ainsi des autres, afin que la trahison, de quelque côté qu’elle vînt, eût à l’instant son vengeur dans le complice même qu’elle aurait choisi. Quant à la décision de l’Assemblée nationale, on s’abstint de la préjuger, de peur de faire naître des divisions au moment où l’unanimité était nécessaire. Il faut que le but des partis soit vague et indécis comme les passions et les chimères de chacun de ceux qui les composent. On diminue tout ce qu’on précise. Ne rien définir et tout espérer, c’est le prestige des révolutions.

Seulement la déchéance du roi était le cri général des patriotes ; on la demandait déjà tout haut dans les clubs, dans les sections, dans les pétitions, à l’Assemblée. Le peuple, campé autour du château, qu’on lui montrait comme le foyer de la trahison, la demanderait inévitablement à ses représentants. Mais, le roi descendu du trône, relèverait-on un trône ? Et qui appellerait-on à y monter ? Serait-ce un enfant sous la tutelle du peuple ? Serait-ce le duc d’Orléans ? Le duc d’Orléans avait des familiers et peu de partisans. Si sa complicité présumée contre la cour tentait quelques hommes perdus d’honneur et de dettes, son nom, mal famé, répugnait aux amis intègres de la liberté. Naissance, fortune, conformité d’intérêts, popularité, solidarité d’opinion, dévouement à la cause populaire, le duc d’Orléans avait tous les titres pour être couronné par le peuple et pour triompher avec lui ; il ne lui en manquait qu’un : la considération publique ! Il pouvait servir et sauver son pays ; il ne pouvait pas illustrer la Révolution. C’était son tort. Robespierre et les Jacobins répugnaient à accepter son nom. Les Girondins le dédaignaient à cause de son entourage. Ils l’écartèrent d’un commun accord du programme qu’ils proposaient.

Roland, Vergniaud, Gensonné, Guadet, Barbaroux lui-même, quoique indécis et hésitants devant la république, la préféraient avec toutes ses chances d’anarchie à la domination d’un prince qui ferait succéder sur le trône l’hésitation à la faiblesse, et qui donnerait, selon eux, à une constitution jeune et saine toutes les misères de la caducité. Changement de dynastie, régence, dictature ou république, tout resta donc dans une réticence complète entre les meneurs. On s’en rapporta à l’événement, et on se contenta de le préparer sans lui demander d’avance son secret. Ce fut la marche constante des Girondins : pousser toujours sans savoir à quoi. C’est ce système de hasard qui fit de ces hommes les instruments de la Révolution, et qui ne leur permit jamais d’en devenir les dominateurs. Ils étaient destinés par leur caractère à lui donner l’impulsion, jamais la direction. Aussi elle les emporta tous avec elle, ailleurs et plus loin qu’ils ne prétendaient aller.


XVIII

Ce plan avorta par l’impossibilité de faire dans le reste de la nuit les dispositions nécessaires à un rassemblement d’insurgés. Barbaroux accusa de ce délai Santerre, qui voulait plutôt l’agitation de son faubourg que le renversement du gouvernement. Pétion lui-même n’était pas prêt. Centre de tous les mouvements légaux ou insurrectionnels de la garde nationale, confident à la fois de ceux qui voulaient défendre la constitution et de ceux qui voulaient l’attaquer, il parlait à chacun un langage différent et donnait des ordres contradictoires. Il en résulta une confusion de dispositions, de conseils et de mesures qui, laissant tout le monde dans l’incertitude sur les véritables intentions du maire de Paris, suspendit tout… Ni Paris ni les faubourgs ne s’émurent. Les Marseillais se mirent en marche sans autre cortége que les chefs qui étaient venus fraterniser la veille avec eux. Deux cents hommes de garde nationale et une cinquantaine de fédérés sans uniformes, armés de piques et de couteaux, assistèrent seuls à leur entrée dans Paris. L’écume des faubourgs et du Palais-Royal, des enfants, des femmes, des oisifs, formaient la haie sur la place de la Bastille et dans les rues qu’ils traversaient pour se rendre à la mairie. Pétion harangua ces colonnes. On leur assigna leurs casernes à la Chaussée-d’Antin. Ils s’y rendirent.

Santerre et quelques gardes nationaux du faubourg Saint-Antoine leur avaient fait préparer un banquet chez un restaurateur des Champs-Élysées. Non loin de là, des tables dressées chez un autre restaurateur rassemblaient, soit préméditation, soit hasard, un certain nombre d’officiers de la garde nationale des bataillons dévoués au roi, quelques gardes du corps licenciés et de jeunes écrivains royalistes. Cette rencontre ne pouvait manquer de produire une rixe. On croit que les royalistes la désiraient pour animer Paris contre cette horde étrangère et pour demander le renvoi des Marseillais au camp de Soissons. Dans la chaleur du repas, ils affectèrent de pousser des cris de : « Vive le roi ! » qui semblaient braver les ennemis du trône. Les Marseillais répondirent par les cris de : « Vive la nation ! » Les gestes provoquèrent les gestes. Les groupes du peuple qui assistaient de loin aux banquets jetèrent de la boue aux grenadiers royalistes. Ceux-ci tirèrent leurs sabres. Le peuple appela les Marseillais à son secours. Les fossés et les palissades qui séparaient les deux jardins furent franchis en un clin d’œil. Les fers se croisèrent, les palissades arrachées servirent d’armes aux combattants. Le sang coula. Beaucoup de gardes nationaux furent blessés. Un d’eux, l’agent de change Duhamel, tira deux coups de pistolet sur les agresseurs. Il tomba frappé à mort sous la baïonnette d’un Marseillais. Le commandant général des troupes de garde au château fit battre la générale et disposer de l’artillerie dans le jardin, comme si on eût craint une invasion. Le bataillon des Filles-Saint-Thomas prit spontanément les armes pour voler au secours des grenadiers. D’autres bataillons les imitèrent, se postèrent sur les boulevards et voulurent se porter, pour demander vengeance, à la caserne des Marseillais. Pétion accourut à la caserne, délivra quelques prisonniers, contint la garde nationale et rétablit l’ordre.

Pendant ce tumulte, les royalistes fugitifs reçurent asile par le pont tournant dans le jardin des Tuileries, et les blessés furent transportés au poste de la garde nationale du château. Le roi, la reine, les femmes de la cour, les gentilshommes rassemblés autour d’eux par le bruit du danger, descendirent au poste, pansèrent de leurs propres mains les blessures de leurs défenseurs, et se répandirent en expressions d’intérêt pour la garde nationale, d’indignation contre les Marseillais. Regnaud de Saint-Jean d’Angely fut du nombre des blessés. Le soir, le soulèvement de l’opinion publique contre les Marseillais était général dans la bourgeoisie. À la séance de l’Assemblée du lendemain, de nombreuses pétitions demandèrent leur éloignement. Les tribunes huèrent les pétitionnaires. Merlin demanda l’ordre du jour. Montaut accusa les chevaliers du poignard. Gaston vit là une provocation de la cour pour commencer la guerre civile. Grangeneuve dénonça les projets de vengeance médités par la garde nationale. Les autres députés girondins éludèrent avec dédain la demande d’éloigner les Marseillais, et sourirent à ces préludes de violences.

La cour, intimidée par ces symptômes, chercha à s’assurer des chefs de cette troupe par les corruptions au moyen desquelles elle croyait s’être attaché Danton. Mais si on corrompt aisément l’intrigue, on ne corrompt pas le fanatisme. Il y avait des hommes de sang parmi les Marseillais, il n’y avait pas de traîtres. On renonça à ce plan de séduction.

De son côté, Marat adressa à Barbaroux un écrit incendiaire pour être imprimé et distribué à ses soldats. Marat provoquait, dans ces pages, un massacre du corps législatif, mais il voulait qu’on épargnât le roi et la famille royale. Ses liaisons sourdes et fugitives avec les agents secrets de la cour rendaient cette humanité suspecte, sous une plume qui ne distillait que du sang. Marat alors ne croyait pas encore à la victoire du peuple dans la crise qui se préparait. Il craignait pour lui-même ; il demanda, le 9 août, un entretien secret à Barbaroux, et le conjura de le soustraire aux coups de ses ennemis en l’emmenant avec lui à Marseille, sous le déguisement d’un charbonnier.


XIX

Une autre démarche eut lieu au nom de Robespierre, et à son insu, pour rallier les Marseillais à sa cause. Deux de ses confidents, Panis et Fréron, ses collègues à la municipalité, firent appeler Barbaroux à l’hôtel de ville, sous prétexte de donner aux bataillons marseillais une caserne plus rapprochée du centre des mouvements de la Révolution, aux Cordeliers. Cette offre fut acceptée. Panis, Fréron, Sergent, couvrirent leur pensée de nuages. « Il faut un chef au peuple ! Brissot aspire à la dictature, Pétion la possède sans l’exercer. C’est un trop petit génie ! Il aime sans doute la Révolution, mais il veut l’impossible : des révolutions légales ! Si on ne violentait pas sa faiblesse, il n’y aurait jamais de résultat. »

Le lendemain, Barbaroux se laissa entraîner chez Robespierre. Le fougueux jeune homme du Midi fut frappé d’étonnement en entrant chez l’austère et froid philosophe. La personnalité de Robespierre, semblable à un culte qu’il se serait rendu à lui-même, respirait jusque dans les simples ornements de son modeste cabinet. C’était partout sa propre image reproduite par le crayon, par le pinceau ou par le ciseau. Robespierre ne s’avança pas au delà des réflexions générales sur la marche de la Révolution, sur l’accélération que les Jacobins et lui avaient imprimée à ses mouvements, sur l’imminence d’une crise prochaine, et sur l’urgence de donner un centre, une âme, un chef à cette crise, en investissant un homme d’une omnipotence populaire. « Nous ne voulons pas plus d’un dictateur que d’un roi, » répondit brusquement Rebecqui. On se sépara. Panis accompagna les jeunes Marseillais, et dit à Rebecqui en lui serrant la main : « Vous avez mal compris ; il ne s’agissait que d’une autorité momentanée et insurrectionnelle pour diriger et sauver le peuple, et nullement d’une dictature. Robespierre est bien cet homme du peuple. »

Excepté cette conversation, provoquée par les amis de Robespierre, à son insu, et acceptée par les chefs marseillais, rien n’indique dans Robespierre l’ambition prématurée de la dictature, ni même aucune participation directe au mouvement du 10 août. La république était pour lui une perspective reléguée dans un lointain presque idéal ; la régence lui présageait un règne de faiblesse et de troubles civils ; le duc d’Orléans lui répugnait comme une intrigue couronnée ; la constitution de 1791 loyalement exécutée lui aurait suffi, sans les trahisons qu’il imputait à la cour. La dictature qu’il ambitionnait pour lui-même, c’était la dictature de l’opinion publique, la souveraineté de sa parole. Il n’aspirait pas encore à un autre empire, et tout mouvement convulsif des choses pouvait nuire à celui-là.