Chez l’auteur (p. 187-250).

LIVRE SEIZIÈME


Le pouvoir passe dans la commune de Paris. — Pétion. — Sa popularité. — Caractère des factions. — Les hommes qui les fomentent. — Réunion de Charenton. — Attaque résolue contre le château. — Journée du 20 juin. — Le peuple, parti de la place de la Bastille, se recrute dans sa marche. — Ses chefs : Santerre, Saint-Huruge, Théroigne de Méricourt. — Tableau de ce soulèvement populaire. — L’Assemblée permet aux conjurés armés de défiler devant elle. — Elle suspend sa séance. — Troupes disposées dans les cours des Tuileries. — Gentilshommes accourus au château. — Le roi fait ouvrir les portes. — Pétion, maire de Paris, se dérobe à sa responsabilité. — Les insurgés aux Tuileries. — Dévouement de Madame Élisabeth. — Le roi forcé de mettre le bonnet rouge sur sa tête. — La reine et ses enfants au milieu des insurgés. — L’Assemblée rouvre sa séance. — Elle est impuissante à arrêter les masses. — Pétion revient aux Tuileries et disperse enfin la sédition. — Les Marseillais à Paris. — Leur chant de guerre. — Le peuple se porte à leur rencontre. — Origine de la Marseillaise.


I

À mesure que le pouvoir arraché des mains du roi par l’Assemblée s’évanouissait, il passait dans la commune de Paris. La municipalité, premier élément de formation des nations qui se fondent, est aussi le dernier asile de l’autorité quand les nations se décomposent. Avant de tomber dans la plèbe, le pouvoir s’arrête un moment dans le conseil des magistrats de la cité. L’hôtel de ville était devenu les Tuileries du peuple. Après La Fayette et Bailly, Pétion y régnait : cet homme était le roi de Paris. La populace, qui a l’instinct des situations, l’appelait le roi Pétion. Il avait acheté sa popularité, d’abord par ses vertus privées, que le peuple confond presque toujours avec les vertus publiques, puis par des discours démocratiques à l’Assemblée constituante. L’équilibre habile qu’il maintenait aux Jacobins entre les Girondins et Robespierre l’avait rendu respectable et important. Ami de Roland, de Robespierre, de Danton, de Brissot à la fois, suspect de liaisons trop intimes avec madame de Genlis et le parti du duc d’Orléans, il se couvrit toujours néanmoins d’un manteau de dévouement légal à l’ordre et d’une superstition constitutionnelle. Il avait ainsi tous les titres apparents à l’estime des hommes honnêtes et aux ménagements des factions ; mais le plus grand de tous était sa médiocrité. La médiocrité, il faut l’avouer, est presque toujours le sceau de ces idoles du peuple : soit que la foule, médiocre elle-même, n’ait de goût que pour ce qui lui ressemble ; soit que les contemporains jaloux ne puissent jamais s’élever jusqu’à la justice envers les grands caractères et les grandes vertus ; soit que la Providence, qui distribue les dons et les facultés avec mesure, ne permette pas qu’un seul homme réunisse en soi, chez un peuple libre, ces trois forces irrésistibles : la vertu, le génie et la popularité ; soit plutôt que la faveur constante de la multitude soit une chose de telle nature que son prix dépasse sa valeur aux yeux des hommes vraiment vertueux, et qu’il faille trop s’abaisser pour la recueillir et trop faiblir pour la conserver. Pétion n’était le roi du peuple qu’à la condition d’être le complaisant de ses excès. Ses fonctions de maire de Paris, dans un temps de trouble, le plaçaient sans cesse entre le roi, l’Assemblée et l’émeute. Il affrontait le roi, il flattait l’Assemblée, il modérait le crime. Inviolable comme la capitale qu’il personnifiait dans son titre de premier magistrat de la commune, sa dictature invisible n’avait d’autre titre que son inviolabilité ; il en usait avec une respectueuse audace envers le roi, il l’inclinait devant l’Assemblée, il la prosternait devant les séditieux. À ses reproches officiels à l’émeute il joignait toujours une excuse au crime, un sourire aux coupables, un encouragement aux citoyens égarés. Le peuple l’aimait comme l’anarchie aime la faiblesse ; il savait qu’il pouvait tout faire avec cet homme. Comme maire, il avait la loi à la main ; comme homme, il avait l’indulgence sur les lèvres et la connivence dans le cœur : c’était le magistrat qu’il fallait au temps des coups d’État des faubourgs. Pétion les laisserait préparer sans les voir, et les légaliserait quand ils seraient accomplis.


II

Ses liaisons d’enfance avec Brissot l’avaient rapproché de madame Roland. Le ministère de Roland, de Clavière et de Servan lui obéissait plus qu’au roi lui-même ; il était de leurs conciliabules ; il régnait sous leur nom ; leur chute ne le renversait pas, mais elle lui arrachait le pouvoir exécutif. Les Girondins expulsés n’avaient pas besoin de souffler leur soif de vengeance dans l’âme de Pétion. Ne pouvant plus conspirer légalement contre le roi avec ses ministres, il lui restait à conspirer avec les factions contre les Tuileries. La garde nationale, le peuple, les Jacobins, les Cordeliers, les faubourgs, la ville, étaient dans ses mains. Il pouvait donner la sédition à la Gironde pour aider ce parti à reconquérir le ministère ; il la lui donna avec tous ses hasards, avec tous les crimes que la sédition pouvait renfermer dans son sein. Parmi ces hasards était l’assassinat du roi et de sa famille. Cet événement était accepté d’avance par ceux qui provoquaient l’attroupement des masses et leur invasion dans le palais du roi. Girondins, orléanistes, républicains, anarchistes, aucun de ces partis peut-être ne rêvait ce crime ; tous le considéraient comme une éventualité de leur fortune. Pétion, qui ne le voulait pas sans doute, le risqua du moins. Si son intention fut innocente, sa témérité fut un meurtre. Quelle distance y avait-il entre le fer de vingt mille piques et le cœur de Louis XVI ? Pétion ne livra pas la vie du roi, celles de la reine et de leurs enfants, mais il les joua.

La garde constitutionnelle du roi venait d’être licenciée avec outrage par les Girondins. Le duc de Brissac, qui la commandait, était envoyé et la haute cour d’Orléans pour des complots imaginaires. Son seul complot était son honneur. Il avait juré de mourir en soldat fidèle pour défendre son maître et son ami. Il pouvait s’évader. Le roi lui conseillait de fuir, il ne le voulut pas : « Si je fuis, répondit-il aux instances du roi, on croira que je suis coupable, on dira que vous étiez complice : ma fuite vous accusera. J’aime mieux mourir. » Il partit pour la cour nationale d’Orléans : il ne fut pas jugé, il fut assassiné à Versailles le 6 septembre. Sa tête, enroulée de ses cheveux blancs, fut plantée au bout d’une des piques de la grille du palais. Dérision atroce de cette fidélité chevaleresque qui gardait, après la mort, la porte de la demeure de ses rois.


III

Les premières insurrections de la Révolution étaient des mouvements spontanés du peuple. D’un côté le roi, la cour et la noblesse ; de l’autre la nation. Ces deux partis en présence s’entre-choquaient par la seule impulsion des idées, des intérêts contraires. Un mot, un geste, un hasard, un ressemblement de troupes, un jour de disette, un orateur véhément haranguant la foule au Palais-Royal, suffisaient pour entraîner les masses à l’émeute ou pour les faire marcher sur Versailles. L’esprit de sédition se confondait avec l’esprit de la Révolution. Tout le monde était factieux, tout le monde était soldat, tout le monde était chef. C’était la passion publique qui donnait le signal. C’était le hasard qui commandait.

Depuis que la Révolution était faite et que la constitution, réciproquement jurée, imposait aux partis un ordre légal, il en était autrement. Les soulèvements du peuple n’étaient plus des agitations, mais des plans. Les factions organisées avaient parmi les citoyens leur parti, leurs clubs, leurs rassemblements, leur armée, leur mot d’ordre. L’anarchie s’était elle-même disciplinée. Son désordre n’était qu’extérieur. Une âme cachée l’animait et la dirigeait à son insu. De même qu’une armée a des chefs qu’elle reconnaît à leur intelligence et à leur audace, les quartiers et les sections de Paris avaient leurs meneurs auxquels ils obéissaient. Des popularités secondaires, déjà invétérées dans la ville et dans les faubourgs, s’étaient fondées derrière les grandes popularités nationales de Mirabeau, de La Fayette, de Bailly. Le peuple avait foi dans tel nom, avait confiance dans tel bras, avait faveur pour tel visage. Quand ces hommes se montraient, parlaient, marchaient, la multitude marchait avec eux, sans savoir même où le courant de la foule l’entraînait. Il suffisait aux chefs d’indiquer un rassemblement, de faire courir une terreur panique, de souffler une colère soudaine, d’indiquer un but quelconque, pour que des masses aveugles se trouvassent prêtes à l’action au lieu désigné.


IV

C’était le plus souvent sur l’emplacement de la Bastille, mont Aventin du peuple, camp national, où la place et les pierres lui rappelaient sa servitude et sa force. De tous ces hommes qui gouvernaient les agitateurs des faubourgs, le plus redoutable était Danton. Camille Desmoulins, aussi téméraire pour concevoir, était moins hardi pour exécuter. La nature, qui avait donné à ce jeune homme l’inquiétude des meneurs de foule, lui en avait refusé l’extérieur et la voix. Le peuple ne comprend rien aux forces intellectuelles. Une haute stature et une voix sonore sont deux conditions indispensables pour les favoris de la multitude. Camille Desmoulins était petit, maigre, sans éclat dans la voix. Il glapissait derrière Danton. Danton seul avait les rugissements de la foule.

Pétion avait au plus haut degré l’estime des anarchistes ; mais sa légalité officielle le dispensait de fomenter ouvertement le désordre. Il lui suffisait de le désirer. On ne pouvait rien sans lui. Il donnait sa complicité. Après eux venait Santerre, commandant du bataillon du faubourg Saint-Antoine. Santerre, fils d’un brasseur flamand, brasseur lui-même dans le faubourg, un de ces hommes que le peuple comprend parce qu’ils sont peuple, et qu’il respecte parce qu’ils sont riches, aristocrates de quartier se faisant pardonner leur fortune par leur familiarité. Connu des ouvriers, dont il employait un grand nombre dans sa brasserie ; connu de la foule, qui fréquentait le dimanche ses établissements de bière et de vin, Santerre était en outre prodigue de secours et de vivres pour les malheureux. Il avait distribué dans un moment de disette pour trois cent mille francs de pain. Il achetait sa popularité par sa bienfaisance. Il l’avait conquise par son courage à la prise de la Bastille ; il la prodiguait par sa présence dans toutes les émotions de la place publique. Il était de la race de ces brasseurs de Belgique qui enivraient le peuple de Gand pour l’insurger.

Le boucher Legendre, qui était à Danton ce que Danton était à Mirabeau, un degré descendant dans l’abîme de la sédition ; Legendre, d’abord matelot pendant dix ans sur un vaisseau, avait les mœurs rudes et féroces de ses deux professions. Le front intrépide, les bras sanglants, la parole meurtrière, et cependant le cœur bon ; mêlé depuis 89 à tous les mouvements insurrectionnels, les flots de cette agitation l’avaient élevé jusqu’à une certaine autorité. Il avait fondé sous Danton le club des Cordeliers, ce club des coups de main, comme les Jacobins étaient le club des théories radicales. Il le remuait par son éloquence. Inculte et sauvage, il se comparait lui-même au paysan du Danube. Toujours prêt à frapper autant qu’à parler, le geste de Legendre écrasait avant sa parole. Il était la massue de Danton.

Huguenin, un de ces hommes qui roulent de profession en profession sur la pente des temps de trouble sans pouvoir s’arrêter nulle part, avocat expulsé de son corps, ensuite soldat, commis aux barrières, mal partout, aspirant au pouvoir pour retrouver la fortune, les mains suspectes de pillage ; Alexandre, commandant du bataillon des Gobelins, héros de faubourg, ami de Legendre ; Marat, conspiration vivante, sorti la nuit de son souterrain, véritable prophète de la démagogie, altéré de bruit, poussant la haine de la société jusqu’au délire, s’en faisant gloire, et jouant volontairement ce rôle de fou du peuple comme d’autres avaient joué dans les cours le rôle de fou du roi ; Dubois-Crancé, militaire instruit et brave ; Brune, sabre au service des conspirations ; Momoro, imprimeur, ivre de philosophie ; Dubuisson, homme de lettres obscur que les sifflets du théâtre avaient rejeté dans l’intrigue ; Fabre d’Églantine, poëte comique, ambitieux d’une autre tribune ; Chabot, capucin aigri dans le cloître, ardent à se venger de la superstition qui l’y avait enfermé ; Lareynie, prêtre-soldat ; Gonchon, Duquesnois, amis de Robespierre ; Carra, journaliste girondin ; un Italien, nommé Rotondo ; Hanriot, Sillery, Louvet, Laclos, Barbaroux, enfin, l’émissaire de Roland et de Brissot. Tels furent les principaux instigateurs de l’émeute du 20 juin.


V

Tous ces hommes se réunirent dans une maison isolée de Charenton pour délibérer, dans le silence et dans le secret de la nuit, sur le prétexte, le plan, l’heure de l’insurrection. Les passions étaient diverses, l’impatience était la même. Ceux-ci voulaient effrayer, ceux-là voulaient frapper, tous voulaient agir. Une fois le peuple lancé, il s’arrêterait où voudrait la destinée. Pas de scrupules dans une réunion présidée par Danton. Les discours étaient superflus là où il n’y avait qu’une seule âme. Des propos suffisaient. On s’entendait du regard. Les mains serrées par les mains, des regards d’intelligence, des gestes significatifs, sont toute l’éloquence des hommes d’action. En deux mots Danton indiqua le but, Santerre les moyens, Marat l’atroce énergie, Camille Desmoulins la gaieté cynique du mouvement projeté, tous la résolution d’y pousser le peuple. La carte révolutionnaire de Paris fut dépliée sur la table. Le doigt de Danton y traça les sources, les affluents, le cours, le point de jonction des rassemblements.

La place de la Bastille, immense carrefour sur lequel débouchaient comme autant de fleuves les nombreuses rues du faubourg Saint-Antoine, qui se joint par le quartier de l’Arsenal et par un pont au faubourg Saint-Marceau, peuplé de deux cent mille ouvriers, et qui, par le boulevard ouvert devant l’ancienne forteresse, a une marche libre et large sur le centre de la ville et sur les Tuileries, fut le rendez-vous assigné aux rassemblements, et le point de départ des colonnes. Elles devaient être divisées en trois corps. Une pétition à présenter à l’Assemblée et au roi contre le veto au décret sur les prêtres et au camp de vingt mille hommes devait être l’objet avoué du mouvement ; le rappel des ministres patriotes Roland, Servan, Clavière, le mot d’ordre ; la terreur du peuple semée dans Paris et portée jusque dans le château des Tuileries, l’effet de la journée. Paris s’attendait à cette visite des faubourgs. Un dîner de cinq cents couverts avait eu lieu la veille aux Champs-Élysées.

Le chef des fédérés de Marseille, les agitateurs des quartiers du centre y avaient fraternisé avec les Girondins. L’acteur Dugazon y avait chanté des couplets menaçants contre le château. De sa fenêtre aux Tuileries, le roi avait entendu les applaudissements et les chants sinistres qui montaient jusqu’à son palais. Quant à l’ordre de la marche, aux emblèmes grotesques, aux armes étranges, aux costumes hideux, aux drapeaux sanglants, aux propos forcenés qui devaient signaler l’apparition de cette armée des faubourgs dans les rues de la capitale, les conjurés ne prescrivirent rien. Le désordre et l’horreur faisaient partie du programme. Ils s’en rapportèrent à l’inspiration désordonnée de la foule, et à cette rivalité de cynisme qui s’établit de soi-même dans de telles agglomérations d’hommes. Danton le savait, et il y comptait.


VI

Bien que la présence de Panis et de Sergent, deux membres de la municipalité, donnât au plan la sanction tacite de Pétion, les meneurs se chargèrent de recruter en silence la sédition par de petits groupes pendant la nuit, et de faire passer les premiers rassemblements du quartier Saint-Marceau et du Jardin des Plantes sur la rive de l’Arsenal, au moyen d’un bac qui desservait seul alors la communication des deux faubourgs. Lareynie soulèverait le faubourg Saint-Jacques et le marché de la place Maubert, que les femmes du peuple viennent tous les jours fréquenter pour leur ménage. Vendre et acheter, c’est la vie du bas peuple. L’argent et la faim sont ses deux passions. Il est tumultueux surtout sur ces places, où ces deux passions le condensent. Nulle part la sédition ne l’enlève aussi vite et par plus grandes masses.

Le teinturier Malard, le cordonnier Isambert, le tanneur Gibon, artisans riches et accrédités, feraient vomir aux rues sombres et fétides du faubourg Saint-Marceau leur population indigente et timide, qui se montre rarement à la lumière des grands quartiers. Alexandre, le tribun militaire de ce marché de Paris, dont il commandait un bataillon, se tiendrait à la tête de son bataillon sur la place avant le jour, pour concentrer d’abord les rassemblements et pour leur imprimer ensuite la direction et le mouvement vers les quais et vers les Tuileries. Varlet, Gonchon, Ronsin, Siret, lieutenants de Santerre, exercés à cette tactique des mouvements depuis les premières agitations de 89, étaient chargés des mêmes manœuvres dans le faubourg Saint-Antoine. Les rues de ce quartier, pleines d’ateliers, de fabriques, de maisons de vin et de bière, véritables casernes de misère, de travail et de sédition, qui se prolongent de la Bastille à la Roquette et à Charenton, contenaient à elles seules une armée d’invasion contre Paris.


VII

Cette armée connaissait depuis trois ans ses chefs. Ils se postaient à l’ouverture des principaux carrefours à l’heure où les ouvriers sortent des ateliers ; ils prenaient une chaise et une table dans le cabaret le plus renommé : debout sur ces tribunes avinées, ils appelaient quelques passants par leurs noms, les groupaient autour d’eux ; ceux-ci arrêtaient les autres, la rue s’obstruait, le rassemblement se grossissait de tous ces hommes, de toutes ces femmes, de tous ces enfants qui courent au bruit. L’orateur pérorait cette foule. Le vin ou la bière circulait gratuitement autour de la table. La cessation du travail, la rareté du numéraire, la cherté du pain, les manœuvres des aristocrates pour affamer Paris, les trahisons du roi, les orgies de la reine, la nécessité pour la nation de prévenir les complots d’une cour autrichienne, étaient les textes habituels de ces harangues. Une fois l’agitation communiquée jusqu’à la fièvre, le cri Marchons ! se faisait entendre, et le rassemblement s’ébranlait à la fois dans toutes ces rues. Quelques heures après, les masses d’ouvriers des quartiers Popincourt, des Quinze-Vingts, de la Grève, du port au Blé, du marché Saint-Jean, débouchaient de la rue du Faubourg-Saint-Antoine et couvraient la place de la Bastille. Là le bouillonnement de tous ces affluents d’émeute suspendait un moment ce courant d’hommes. Bientôt l’impulsion reprenait sa force, les colonnes se divisaient instinctivement pour s’engouffrer dans les grandes embouchures de Paris. Les unes s’avançaient par le boulevard, les autres filaient par les quais jusqu’au Pont-Neuf, y rencontraient les rassemblements de la place Maubert, et fondaient ensemble, en se grossissant, sur le Palais-Royal et sur le jardin des Tuileries.

Telle fut la manœuvre commandée pour la nuit du 19 juin aux agitateurs des divers quartiers. Ils se séparèrent avec ce mot d’ordre qui laissait au mouvement du lendemain tout le vague de l’espérance, et qui, sans commander le dernier crime, autorisait les derniers excès : En finir avec le château.


VIII

Telle fut la réunion de Charenton, tels étaient les hommes invisibles qui allaient imprimer le mouvement à cent mille citoyens. Laclos et Sillery, qui allaient chercher pour le duc d’Orléans, leur maître, un trône dans les faubourgs, y semèrent-ils l’argent de l’embauchage ? On l’a dit, on l’a cru : on ne l’a jamais prouvé. Leur présence dans ce conciliabule est un indice. Il est permis à l’histoire de soupçonner sans évidence, jamais d’accuser sans preuve. L’assassinat du roi, le lendemain, donnait la couronne au duc d’Orléans. Louis XVI pouvait être assassiné, ne fût-ce que par le fer d’un homme ivre. Il ne le fut pas. C’est la seule justification de la faction d’Orléans. Quelques-uns de ces hommes étaient pervers, comme Marat et Hébert ; d’autres, comme Barbaroux, Sillery, Laclos, Carra, étaient des factieux impatients ; d’autres enfin, comme Santerre, n’étaient que des citoyens fanatisés jusqu’à la férocité pour la liberté. Les conspirateurs, en se concertant, activaient et disciplinaient la ville. Des passions individuelles, perverses, mettaient le feu à la grande passion du peuple pour le triomphe de la démocratie. C’est ainsi que, dans un incendie, souvent les matières les plus infectes allument le bûcher. Le combustible est immonde, la flamme est pure. La flamme de la Révolution, c’était la liberté ; les factieux pouvaient la ternir, ils ne pouvaient pas la souiller.

Pendant que les conspirateurs de Charenton se distribuaient les rôles et recrutaient leurs forces, le roi tremblait pour sa femme et pour ses enfants dans les Tuileries. « Qui sait, disait-il à M. de Malesherbes avec un mélancolique sourire, si je verrai coucher le soleil de demain ? »

Pétion, en donnant d’un mot l’impulsion de la résistance à la municipalité et à la garde nationale sous ses ordres, pouvait tout comprimer et tout dissoudre. Le directoire du département, présidé par le duc de La Rochefoucauld massacré depuis, sommait énergiquement Pétion de faire son devoir. Pétion atermoyait, souriait, répondait de tout, justifiait la légalité des rassemblements projetés et les pétitions portées en masse à l’Assemblée. Vergniaud à la tribune repoussait les alarmes des constitutionnels comme des calomnies adressées à l’innocence du peuple. Condorcet riait des inquiétudes manifestées par les ministres et des demandes de forces qu’ils adressaient à l’Assemblée. « N’est-il pas plaisant, disait-il à ses collègues, de voir le pouvoir exécutif demander des moyens d’action aux législateurs ? Qu’il se sauve lui-même, c’est son métier. » Ainsi la dérision s’unissait aux complots contre l’infortuné monarque. Les législateurs raillaient le pouvoir désarmé par leurs propres mains, et applaudissaient aux factieux.


IX

C’est sous ces auspices que s’ouvrit la journée du 20 juin. Un second conciliabule, plus secret et moins nombreux, avait réuni chez Santerre, la nuit du 19 au 20, les hommes d’exécution. Ils ne s’étaient séparés qu’à minuit. Chacun d’eux s’était rendu à son poste, avait réveillé ses hommes les plus affidés et les avait distribués par petits groupes, pour recueillir et pour masser les ouvriers à mesure qu’ils sortiraient de leurs demeures. Santerre avait répondu de l’immobilité de la garde nationale. « Soyez tranquilles, dit-il aux conjurés, Pétion sera là. »

Pétion, en effet, avait ordonné la veille aux bataillons de la garde nationale de se trouver sous les armes, non pour s’opposer à la marche des colonnes du peuple, mais pour fraterniser avec les pétitionnaires et pour faire cortége à la sédition. Cette mesure équivoque sauvait à la fois la responsabilité de Pétion devant le directoire du département, et sa complicité devant le peuple attroupé. Il disait aux uns : « Je veille ; » il disait aux autres : « Je marche avec vous. »

Au point du jour ces bataillons étaient rassemblés, les armes en faisceaux, sur toutes les grandes places. Santerre haranguait le sien sur les ruines de la Bastille. Autour de lui affluait, d’heure en heure, un peuple immense, agité, impatient, prêt à fondre sur la ville au signal qui lui serait donné. Des uniformes s’y mêlaient aux haillons de l’indigence. Des détachements d’invalides, de gendarmes, des gardes nationaux, des volontaires, y recevaient les ordres de Santerre et les répétaient à la foule. Une discipline instinctive présidait au désordre. L’aspect à la fois populaire et militaire de ce camp du peuple donnait au rassemblement le caractère d’une expédition plutôt que celui d’une émeute. Cette foule reconnaissait ses chefs, manœuvrait à leurs commandements, suivait ses drapeaux, obéissait à leur voix, suspendait même son impatience pour attendre les renforts et pour donner aux pelotons isolés l’apparence et l’ensemble de mouvements simultanés. Santerre à cheval, entouré d’un état-major d’hommes des faubourgs, donnait ses ordres, fraternisait avec les citoyens, tendait la main aux insurgés, recommandait le silence, la dignité au peuple, et formait lentement ses colonnes de marche.


X

À onze heures le peuple se mit en mouvement vers le quartier des Tuileries. On évaluait à vingt mille le nombre des hommes qui partirent de la place de la Bastille. Ils étaient divisés en trois corps : le premier, composé de bataillons des faubourgs, armés de baïonnettes et de sabres, obéissait à Santerre ; le second, formé d’hommes du peuple, sans armes ou armés de piques et de bâtons, marchait sous les ordres du démagogue Saint-Huruge ; le troisième, horde, pêle-mêle confus d’hommes en haillons, de femmes et d’enfants, suivait en désordre une jeune et belle femme, vêtue en homme, un sabre à la main, un fusil sur l’épaule et assise sur un canon traîné par des ouvriers aux bras nus. C’était Théroigne de Méricourt.

On connaissait Santerre, c’était le roi des faubourgs. Saint-Huruge était depuis 89 le grand agitateur du Palais-Royal.

Le marquis de Saint-Huruge, né à Mâcon, d’une famille noble et riche, était un de ces hommes de tumulte qui semblent personnifier en eux les masses. Doué d’une haute stature, d’une figure martiale, sa voix tonnait par-dessus les mugissements de la multitude. Il avait ses agitations, ses fureurs, ses repentirs, quelquefois aussi ses lâchetés. Son âme n’était pas cruelle, mais sa tête n’était pas saine. Trop aristocrate pour être envieux, trop riche pour être spoliateur, trop léger d’esprit pour être fanatique de principes, la Révolution l’entraînait comme le courant entraîne le regard, par le vertige. Il y avait de la démence dans sa vie ; il aimait la révolution en mouvement, parce qu’elle ressemblait à la démence. Jeune encore il avait prostitué son nom, sa fortune, son honneur, au jeu, aux femmes, à la débauche. Il avait au Palais-Royal et dans les quartiers du désordre la célébrité du scandale. Tout le monde le connaissait. Sa famille l’avait fait enfermer à la Bastille. Le 14 juillet l’avait délivré. Il avait juré vengeance, il tenait son serment. Complice volontaire et infatigable de toutes les factions, il s’était offert sans salaire au duc d’Orléans, à Mirabeau, à Danton, à Camille Desmoulins, aux Girondins, à Robespierre : toujours du parti qui voulait aller le plus loin, toujours de l’émeute qui promettait le plus de ruines. Éveillé avant le jour, présent dans tous les clubs, rôdant la nuit, il accourait au moindre bruit pour le grossir, au moindre attroupement pour l’entraîner. Il s’enflammait de la passion commune avant de la comprendre ; sa voix, son geste, l’égarement de ses traits, multipliaient cette passion autour de lui. Il vociférait le trouble, il semait la fièvre, il électrisait les masses indécises, il faisait le courant, et on le suivait : il était à lui seul une sédition.


XI

Après Saint-Huruge, marchait Théroigne de Méricourt. Théroigne ou Lambertine de Méricourt, qui commandait le troisième corps de l’armée des faubourgs, était connue du peuple sous le nom de la belle Liégeoise. La Révolution française l’avait attirée à Paris, comme le tourbillon attire les choses mobiles. L’amour outragé l’avait jetée dans le désordre ; le vice, dont elle rougissait, lui donnait la soif de la vengeance. En frappant les aristocrates, elle croyait réhabiliter son honneur : elle lavait sa honte dans du sang.

Née au village de Méricourt, dans les environs de Liége, d’une famille de riches cultivateurs, elle avait reçu l’éducation des classes élevées. À dix-sept ans, son éclatante beauté avait attiré l’attention d’un jeune seigneur des bords du Rhin, dont le château était voisin de la demeure de la jeune fille. Aimée, séduite, abandonnée, elle s’était échappée de la maison paternelle et s’était réfugiée en Angleterre. Après quelques mois de séjour à Londres, elle passa en France. Recommandée à Mirabeau, elle connut par lui Sieyès, Joseph Chénier, Danton, Ronsin, Brissot, Camille Desmoulins. La jeunesse, l’amour, la vengeance, le contact avec ce foyer d’une révolution, avaient échauffé sa tête. Elle vécut dans l’ivresse des passions, des idées et des plaisirs. D’abord attachée aux grands novateurs de 89, elle s’attacha ensuite aux riches voluptueux qui payaient chèrement ses faveurs. Courtisane de l’opulence, elle devint la prostituée volontaire du peuple. Comme la grande courtisane d’Égypte, elle prodigua à la liberté l’or qu’elle enlevait au vice.

Dès les premiers soulèvements, elle descendit dans la rue. Elle consacra sa beauté à servir d’enseigne à la multitude. Vêtue en amazone d’une étoffe couleur de sang, un panache flottant sur son chapeau, le sabre au côté, deux pistolets à la ceinture, elle vola aux insurrections. Au premier rang, elle avait forcé les grilles des Invalides pour en enlever les canons. La première à l’assaut, elle était montée sur les tours de la Bastille. Les vainqueurs lui avaient décerné un sabre d’honneur sur la brèche. Aux journées d’octobre, elle avait guidé à Versailles les femmes de Paris. À cheval à côté du féroce Jourdan, qu’on appelait l’Homme à la longue barbe, elle avait ramené le roi à Paris ; elle avait suivi sans pâlir les têtes coupées des gardes du corps servant de trophées au bout des piques. Sa parole, quoique empreinte d’un accent étranger, avait l’éloquence du tumulte. Elle élevait la voix dans les orages des clubs, et gourmandait la salle du haut des galeries. Quelquefois elle haranguait aux Cordeliers. Camille Desmoulins parle de l’enthousiasme qu’une de ses improvisations y excita. « Ses images, dit-il, étaient empruntées de Pindare et de la Bible ; c’était le patriotisme d’une Judith. » Elle proposait de bâtir le palais de la représentation nationale sur l’emplacement de la Bastille : « Pour fonder et pour embellir cet édifice, dépouillons-nous, dit-elle un jour, de nos bracelets, de notre or, de nos pierreries. J’en donne l’exemple la première, » et elle se dépouilla sur la tribune. Son ascendant était tel sur les émeutes, qu’un geste d’elle condamnait ou absolvait les victimes. Les royalistes tremblaient de la rencontrer.

En ce temps, par un de ces hasards qui ressemblent aux vengeances préméditées de la destinée, elle reconnut dans Paris le jeune gentilhomme belge qui l’avait séduite et abandonnée. Son regard apprit à son séducteur les dangers qu’il courait. Il voulut les conjurer, il vint implorer son pardon. « Mon pardon ! lui dit-elle ; et de quel prix pourriez-vous le payer ? Mon innocence ravie, mon honneur perdu, celui de ma famille terni, mon frère et mes sœurs poursuivis dans leur pays par le sarcasme de leurs proches, la malédiction de mon père, mon exil de ma patrie, mon enrôlement dans l’infâme caste des courtisanes, le sang dont je souille et dont je souillerai mes mains, ma mémoire exécrée parmi les hommes, cette immortalité de malédiction s’attachant à mon nom à la place de cette immortalité de la vertu, dont vous m’avez appris à douter : voilà ce que vous voulez racheter ! Voyons, connaissez-vous sur la terre un prix capable de me payer tout cela ? » Le coupable se tut. Théroigne n’eut pas la générosité de lui pardonner. Il périt aux massacres de septembre. À mesure que la Révolution devint plus sanguinaire, elle s’y plongea davantage.

Elle ne pouvait plus vivre que de la fièvre des émotions publiques. Cependant son premier culte pour Brissot se réveilla à la chute des Girondins. Elle aussi, elle voulait arrêter la Révolution. Mais il y avait des femmes encore au-dessous d’elle. Ces femmes, qu’on appelait les furies de la guillotine, dépouillèrent de ses vêtements la belle Liégeoise et la fouettèrent en public sur la terrasse des Tuileries, le 31 mai. Ce supplice, plus infâme que la mort, égara sa raison. Ramassée dans la boue, jetée dans une loge d’aliénés au fond d’un hospice, elle y vécut vingt ans. Ces vingt ans ne furent qu’un long accès de fureur. Impudique et sanguinaire dans ses songes, elle ne voulut jamais revêtir de vêtements, en souvenir de l’outrage qu’elle avait subi. Elle se traînait nue, ses cheveux blancs épars, sur les dalles de sa loge ; elle entrelaçait ses mains décharnées aux barreaux de sa fenêtre. Elle faisait de là des motions à un peuple imaginaire, et demandait le sang de Suleau.


XII

Derrière Théroigne de Méricourt marchaient des démagogues moins connus de Paris, mais déjà célèbres dans leurs quartiers : tels que Rossignol, ouvrier orfévre ; Brierre, marchand de vin ; Gonor, vainqueur de la Bastille ; Jourdan, coupe-tête ; le fameux Jacobin polonais Lazouski, enseveli plus tard par le peuple au Carrousel ; Hanriot enfin, depuis général de confiance de la Convention. À mesure que les colonnes pénétraient dans l’intérieur de Paris, elles se grossissaient de nouveaux groupes qui débouchaient des rues populeuses ouvrant sur les boulevards ou sur les quais. À chaque afflux de ces nouvelles recrues, une immense clameur de joie s’élevait du sein des colonnes ; la musique militaire faisait retentir l’air cynique et atroce de Ça ira, cette Marseillaise des assassins. Les insurgés le chantaient en chœur, et brandissaient leurs armes en menaçant du geste les fenêtres des aristocrates présumés.

Ces armes ne ressemblaient en rien aux armes étincelantes d’une armée régulière, qui impriment à la fois la terreur et l’admiration ; c’étaient les armes étranges et bizarres saisies, comme dans le premier mouvement de la défense ou de la fureur, par la main du peuple. Des piques, des lances émoussées, des broches de cuisine, des couteaux emmanchés, des haches de charpentier, des marteaux de maçon, des tranchets de cordonnier, des leviers de paveur, des fers de repasseuse, des scies, des chenets, des pelles, des pincettes, les plus vulgaires ustensiles du ménage du pauvre, la ferraille des quais ; de tous ces outils le peuple avait fait des armes. Ces armes diverses, rouillées, noires, hideuses à voir, dont chacune présentait à l’œil une manière différente de frapper, semblaient multiplier l’horreur de la mort en la présentant sous mille formes cruelles et inusitées. Le mélange des sexes, des âges, des conditions, la confusion des costumes, les haillons à côté des uniformes, les vieillards à côté des jeunes gens ; les enfants mêmes, les uns portés par leurs mères, d’autres traînés par la main ou s’attachant aux pans des habits de leurs pères ; des filles publiques en robes de soie souillées de boue, l’impudeur au front, l’insulte sur les lèvres ; des centaines de pauvres femmes du peuple recrutées, pour faire nombre et pour faire pitié, dans les galetas des faubourgs, vêtues de friperies en lambeaux, maigres, pâles, les yeux caves, les joues creusées par la misère, images de la faim ; le peuple enfin dans tout le désordre, dans toute la confusion, dans toute la nudité d’une ville qui sort à l’improviste de ses maisons, de ses ateliers, de ses mansardes, de ses lieux de débauche, de ses repaires : tel était l’aspect d’intimidation que les conjurés avaient voulu donner à cette foule.

Des drapeaux flottaient çà et là au-dessus des colonnes. Sur l’un était écrit : La sanction ou la mort ! Sur un autre : Rappel des ministres patriotes ! Sur un troisième : Tremble, tyran, ton heure est venue ! Un homme aux bras nus portait une potence à laquelle pendait l’effigie d’une femme couronnée, avec ces mots : Gare la lanterne ! Plus loin un groupe de mégères élevait à bras tendus une guillotine en relief ; un écriteau en expliquait l’usage : Justice nationale contre les tyrans ; Veto et sa femme à la mort ! Au milieu de ce désordre apparent, un ordre caché se laissait reconnaître. Quelques hommes en vestes ou en haillons, mais au linge fin et aux mains blanches, portaient sur leurs têtes des chapeaux où on lisait des signes de reconnaissance écrits en gros caractères avec de la craie blanche. On se réglait sur leur marche, et on suivait leur impulsion.

Le rassemblement principal s’écoula ainsi par la rue Saint-Antoine et par les avenues sombres du centre de Paris jusqu’à la rue Saint-Honoré. Il entraînait dans sa marche la population de ces quartiers. Plus ce torrent grossissait, plus il écumait. Là une bande de garçons bouchers s’y joignit : chacun de ces assommeurs d’abattoir portait au bout d’un fer de pique un cœur de veau percé de part en part et encore saignant, avec cette légende : Cœur d’aristocrate. Un peu plus loin, une horde de chiffonniers couverts de haillons dressait au-dessus de la foule une lance autour de laquelle flottaient les lambeaux déchirés de vêtements humains, avec ces mots : Tremblez, tyrans, voilà les sans-culottes  ! L’injure que la richesse avait jetée à l’indigence, ramassée par elle, devenait ainsi l’arme du peuple.

Cette armée défila pendant trois heures dans la rue Saint-Honoré ; tantôt un redoutable silence, interrompu seulement par le retentissement de ces milliers de pas sur le pavé, oppressait l’imagination comme le signe de la colère concentrée de cette masse ; tantôt des éclats de voix isolés, des apostrophes insultantes, des sarcasmes atroces jaillissaient aux éclats de rire de la foule ; tantôt des rumeurs soudaines, immenses, confuses, sortaient de ces vagues d’hommes, et, s’élevant jusqu’aux toits, laissaient saisir seulement les dernières syllabes de ces acclamations prolongées : Vive la nation ! Vivent les sans culottes ! À bas le veto ! Ce tumulte pénétrait du dehors jusque dans la salle du Manége, où siégeait en ce moment l’Assemblée législative. La tête du cortége s’arrêta à ses portes ; les colonnes inondèrent la cour des Feuillants, la cour du Manége et toutes les avenues de la salle. Ces cours, ces avenues, ces passages qui masquaient alors la terrasse du jardin, occupaient l’espace libre qui s’étend aujourd’hui entre le jardin des Tuileries et la rue Saint-Honoré, cette artère centrale de Paris. Il était midi.


XIII

Rœderer, procureur-syndic du directoire de département, fonction qui correspondait en 92 à celle de préfet de Paris, était en ce moment à la barre de l’Assemblée. Rœderer, partisan de la constitution, de l’école des Mirabeau et des Talleyrand, était un ennemi courageux de l’anarchie. Il trouvait dans la constitution le point de conciliation entre sa fidélité au peuple et sa loyauté envers le roi ; il voulait défendre cette constitution avec toutes les armes de la loi que la sédition n’aurait pas encore brisées dans sa main. « Des rassemblements armés menacent de violer la constitution, l’enceinte de la représentation, la demeure du roi, dit Rœderer à la barre ; les rapports de cette nuit sont alarmants : le ministre de l’intérieur nous demande de faire marcher sans délai des troupes à la défense du château. La loi défend les rassemblements armés. Ils s’avancent pourtant. Ils demandent à entrer ; mais si vous donnez vous-mêmes l’exemple de les admettre dans votre sein, que devient entre nos mains la force de la loi ? Votre indulgence en l’abrogeant briserait toute force publique dans les mains des magistrats. Nous demandons à être chargés de remplir tous nos devoirs : qu’on nous laisse la responsabilité, que rien ne diminue l’obligation où nous sommes de mourir pour le maintien de la tranquillité publique ! » Ces paroles dignes du chancelier de L’Hôpital ou de Mathieu Molé sont froidement accueillies par l’Assemblée, bafouées par les ricanements des tribunes. Vergniaud les salue hypocritement et les écarte.

« Eh oui, sans doute, dit l’orateur, qu’un rassemblement armé devait arracher de la tribune un an plus tard ; eh oui, sans doute, nous aurions mieux fait peut-être de ne jamais recevoir d’hommes armés ; car, si aujourd’hui le civisme amène ici de bons citoyens, l’aristocratie peut y conduire demain ses janissaires. Mais l’erreur que nous avons commise autorise l’erreur du peuple. Les rassemblements formés jusqu’ici paraissent autorisés par le silence de la loi. Les magistrats, il est vrai, vous demandent la force pour les réprimer. Dans ces circonstances, que devez-vous faire ? Je crois qu’il y aurait une extrême rigueur à être inflexibles envers une faute dont le principe est dans vos décrets ; ce serait faire injure aux citoyens qui demandent en ce moment à vous présenter leurs hommages que de leur supposer de mauvaises intentions. On prétend que ce rassemblement veut présenter une adresse au château ; je ne pense pas que les citoyens qui le composent demandent à être introduits en armes auprès de la personne du roi ; je pense qu’ils se conformeront aux lois, qu’ils iront sans armes et comme de simples pétitionnaires. Je demande que les citoyens réunis pour défiler devant nous soient admis à l’instant. »

Indignés de ces perfidies ou de ces lâchetés de paroles, Dumolard, Ramond, s’opposent avec énergie à cette faiblesse ou à cette complicité de l’Assemblée. « Le plus bel hommage que vous puissiez faire au peuple de Paris, s’écrie Ramond, c’est de le faire obéir à ses propres lois. Je demande que les citoyens déposent leurs armes avant d’être admis devant vous. — Que parlez-vous, répond Guadet, de désobéissance à la loi, puisque vous y avez si souvent dérogé vous-même ? Vous commettriez une injustice révoltante, vous ressembleriez à cet empereur romain qui, pour trouver plus de coupables, fit écrire les lois en caractères tellement obscurs, que personne ne pouvait les comprendre ! »

La députation des insurgés entre à ces dernières paroles, au milieu des applaudissements et des murmures d’indignation qui se partagent l’Assemblée.


XIV

L’orateur de la députation, Huguenin, lit la pétition concertée à Charenton. Il déclare que la ville est debout, à la hauteur des circonstances, prête à se servir des grands moyens pour venger la majesté du peuple. Il déplore cependant la nécessité de tremper ses mains dans le sang des conspirateurs. « Mais l’heure est arrivée, dit-il avec une apparente résignation au combat, le sang coulera ; les hommes du 14 juillet ne sont pas endormis, s’ils ont paru l’être ; leur réveil est terrible : parlez, et nous agirons. Le peuple est là pour juger ses ennemis ; qu’ils choisissent entre Coblentz et nous ! qu’ils purgent la terre de la liberté ! Les tyrans, vous les connaissez ; le roi n’est pas d’accord avec vous, nous n’en voulons d’autre preuve que le renvoi des ministres patriotes et l’inaction de nos armées. La tête du peuple ne vaut-elle donc pas celle des rois ? Le sang des patriotes doit-il donc impunément couler pour satisfaire l’orgueil et l’ambition du château perfide des Tuileries ? Si le roi n’agit pas, suspendez-le : un seul homme ne peut pas entraver la volonté de vingt-cinq millions d’hommes. Si par égard nous le maintenons à son poste, c’est à condition qu’il le remplisse constitutionnellement ! S’il s’en écarte, il n’est plus rien !… Et la haute cour d’Orléans, que fait-elle ? poursuit Huguenin ; où sont les têtes des coupables qu’elle devait frapper ?… Nous forcera-t-on à reprendre nous-mêmes le glaive ?… »

Ces paroles sinistres consternent les constitutionnels et font sourire les Girondins. Le président cependant répond avec une fermeté qui n’est pas soutenue par l’attitude de ses collègues. Ils décident que le peuple des faubourgs sera admis à défiler en armes dans la salle.


XV

Aussitôt après le vote de ce décret, les portes, assiégées par la multitude, s’ouvrent et livrent passage aux trente mille pétitionnaires. Pendant ce long défilé, la musique fait entendre les airs démagogiques de la Carmagnole et du Ça ira, ces pas de charge des émeutes. Des femmes armées de sabres les brandissent vers les tribunes, qui battent des mains ; elles dansent devant une table de pierre où sont inscrits les droits de l’homme, comme les Israélites autour du tabernacle. Les mêmes drapeaux, les mêmes inscriptions triviales qui souillaient la rue profanent l’enceinte des lois. Les lambeaux de culottes pendant en trophées, la guillotine, la potence avec la figure de la reine suspendue, traversent impunément l’Assemblée ; des députés applaudissent, d’autres détournent la tête ou se voilent le front des deux mains ; quelques-uns, plus courageux, s’élancent vers l’homme qui porte le cœur saignant et forcent ce misérable, moitié par supplication, moitié par menace, de se retirer avec son emblème d’assassinat. Une partie du peuple regarde d’un œil respectueux l’enceinte qu’il profane, l’autre apostrophe en passant les représentants de la nation, et semble jouir de leur avilissement. Le cliquetis des armes bizarres de cette foule, le bruit des souliers ferrés et des sabots sur le pavé de la salle, les glapissements des femmes, les voix des enfants, les cris de : « Vive la nation ! » les chants patriotiques, les sons des instruments assourdissent l’oreille. L’aspect des haillons contraste avec les marbres, les statues, les décorations de l’enceinte. Les miasmes de cette lie en mouvement corrompent l’air et suffoquent la respiration. Il était trois heures quand les traînards de l’attroupement eurent défilé. Le président se hâta de suspendre la séance dans l’attente des prochains excès.


XVI

Mais des forces imposantes paraissent disposées dans les cours des Tuileries et dans le jardin pour défendre la demeure du roi contre l’invasion des faubourgs. Trois régiments de ligne, deux escadrons de gendarmerie, plusieurs bataillons de garde nationale et du canon composaient ces moyens de défense. Ces troupes indécises, travaillées par la sédition, n’étaient qu’une apparence de force. Les cris de : « Vive la nation ! » les gestes amis des insurgés, la vue des femmes tendant les bras aux soldats à travers les grilles, la présence des officiers municipaux qui montraient dans leur attitude une neutralité dédaigneuse pour le roi, tout ébranlait le sentiment de la résistance dans le cœur de ces troupes : elles voyaient des deux côtés l’uniforme de la garde nationale. Entre la population de Paris, dont elles partageaient les sentiments, et le château, qu’on leur disait plein de trahisons, elles ne savaient plus où était le devoir. En vain M. Rœderer, ferme organe de la constitution ; en vain des officiers supérieurs de la garde nationale, tels que MM. Acloque et Romainvillers, leur présentaient le texte abstrait de la loi, qui leur ordonnait de repousser la force par la force. L’Assemblée leur donnait l’exemple de la complicité ; le maire Pétion se dérobait à sa responsabilité ; le roi immobile se réfugiait dans son inviolabilité ; les troupes, abandonnées à elles-mêmes, ne pouvaient tarder à se rompre devant la menace ou devant la séduction.

Dans l’intérieur du palais, environ deux cents gentilshommes, ayant à leur tête le vieux maréchal de Mouchy, étaient accourus au premier bruit des dangers du roi. C’étaient des victimes volontaires du vieil honneur français plus que des défenseurs utiles de la monarchie. Craignant d’exciter les ombrages de la garde nationale et des troupes, ces gentilshommes se tenaient cachés dans les appartements, prêts à mourir plutôt qu’à combattre. Ils ne portaient point d’uniforme ; ils cachaient leurs armes sous leurs habits : de là le nom de chevaliers du poignard, sous lequel on les signala à la haine du peuple. Venus secrètement de leurs provinces pour offrir leur dévouement désespéré à leur malheureux maître, inconnus les uns aux autres, munis seulement d’une carte d’entrée au palais, ils accouraient les jours du péril. Ils devaient être dix mille, ils n’étaient que deux cents : c’était la réserve de la fidélité. Ils faisaient leur devoir sans se compter ; ils vengeaient la noblesse française des fautes et des abandons de l’émigration.


XVII

L’attroupement, en sortant de l’Assemblée, avait marché en colonne serrée vers le Carrousel. Santerre et Alexandre, à la tête de leurs bataillons, lui imprimaient le mouvement. Une masse compacte d’insurgés suivaient par la rue Saint-Honoré. Les autres tronçons du rassemblement, disjoints et coupés du corps principal, encombraient les cours du Manége et des Feuillants, et cherchaient à se faire jour en débouchant violemment par une des issues qui communiquent de ces cours avec le jardin. Un bataillon de garde nationale défendait l’accès de cette grille. La faiblesse ou la complaisance d’un officier municipal livre le passage ; le bataillon se replie et prend position sous les fenêtres du château. La foule traverse obliquement le jardin ; en passant devant les bataillons, elle les salue du cri de : « Vive la nation ! » et les invite à enlever les baïonnettes de leurs fusils : les baïonnettes tombent ; le rassemblement s’écoule par la porte du Pont-Royal, et se replie sur les guichets du Carrousel qui fermaient cette place du côté de la Seine. La garde de ces guichets cède de nouveau, laisse passer un certain nombre de séditieux, et se referme. Ces hommes, échauffés par la marche, par les chants, par les acclamations de l’Assemblée et par l’ivresse, se répandent en hurlant dans les cours du château. Ils courent aux portes principales, ils assiégent les postes qui les défendent, ils appellent à eux leurs camarades du dehors, ils ébranlent les gonds de la porte Royale. L’officier municipal Panis ordonne de l’ouvrir. Le Carrousel est forcé. Les masses semblent hésiter un moment devant les pièces de canon braquées contre elles et devant les escadrons de gendarmerie en bataille. Saint-Prix, commandant de canonniers, séparé de ses pièces par un mouvement de la foule, fait porter au commandant en second l’ordre de les replier sur la porte du château. Cet officier refuse d’obéir. « Le Carrousel est forcé, dit-il à haute voix, il faut que le château le soit aussi. À moi, canonniers ; voilà l’ennemi ! » Il montre du geste les fenêtres du roi, retourne ses pièces et les braque contre le palais. Les troupes, démoralisées par cette désertion de l’artillerie, restent en bataille, mais répandent devant le peuple les amorces de leurs fusils en signe de fraternité, et livrent tous les passages aux séditieux.

Le commandant de la garde nationale, témoin de ce mouvement, crie de la cour à ses grenadiers, qu’il voit aux fenêtres de la salle des Gardes, de prendre les armes pour défendre l’escalier. Les grenadiers, au lieu d’obéir, sortent du palais par la galerie du côté du jardin. Santerre, Théroigne et Saint-Huruge se précipitent sur la porte du palais. Les plus téméraires et les plus robustes des hommes de leur cortége s’engouffrent sous la voûte qui conduit du Carrousel au jardin ; ils écartent violemment les canonniers, s’emparent d’une des pièces, l’arrachent de son affût, et la portent à bras d’hommes jusque dans la salle des Gardes, au sommet du grand escalier. La foule, enhardie par ce prodige de force et d’audace, inonde la salle, et se répand comme un torrent dans tous les escaliers et dans tous les corridors du château. Toutes les portes s’ébranlent ou tombent sous les épaules ou sous les haches de cette multitude. Elle cherche à grands cris le roi, une porte seule l’en sépare ; la porte ébranlée est prête à céder sous l’effort des leviers et sous les coups de pique des assaillants.


XVIII

Le roi, qui se fiait aux promesses de Pétion et aux forces nombreuses dont le palais était entouré, avait vu sans inquiétude la marche du rassemblement.

L’assaut soudainement donné à sa demeure l’avait surpris dans une complète sécurité. Retiré avec la reine, Madame Élisabeth et ses enfants dans ses appartements intérieurs du côté du jardin, il écoutait gronder de loin ces masses, sans penser qu’elles pourraient pénétrer jusqu’à lui. Les voix de ses serviteurs effrayés, fuyant de toutes parts ; le fracas des portes qui se brisent et qui tombent sur les parquets, les hurlements du peuple qui s’approche, jettent tout à coup l’effroi dans ce groupe de famille. Le roi, confiant d’un geste la reine, sa sœur, ses enfants, aux officiers et aux femmes de leur maison qui les entourent, s’élance seul au bruit dans la salle du Conseil. Il y trouve le fidèle maréchal de Mouchy, qui ne se lasse pas d’offrir les derniers jours de sa longue vie à son maître ; M. d’Hervilly, commandant de la garde constitutionnelle à cheval licenciée peu de jours auparavant ; le généreux Acloque, commandant du bataillon du faubourg Saint-Marceau, d’abord révolutionnaire modéré, puis vaincu par les vertus privées de Louis XVI, aujourd’hui son ami et brûlant de mourir pour lui ; trois braves grenadiers du bataillon du faubourg Saint-Martin, Lecrosnier, Bridaut, Gossé, restés seuls à leur poste de l’intérieur dans la défection commune, et cherchant le roi pour le couvrir de leurs baïonnettes, hommes du peuple, étrangers à la cour, ralliés par le seul sentiment du devoir et de l’affection, ne défendant que l’homme dans le roi.

Au moment où le roi entrait dans cette salle, les portes de la pièce attenante, appelée salle des Nobles, étaient ébranlées sous les coups des assaillants. Le roi s’y précipite au-devant du danger. Les panneaux de la porte tombent à ses pieds ; des fers de lance, des bâtons ferrés, des piques, passent à travers les ouvertures. Des cris de fureur, des jurements, des imprécations accompagnent les coups de hache. Le roi, d’une voix ferme, ordonne à deux valets de chambre dévoués qui l’accompagnent, MM. Hue et de Marchais, d’ouvrir les portes. « Que puis-je craindre au milieu de mon peuple ? » dit ce prince en s’avançant hardiment vers les assaillants.

Ces paroles, ce mouvement en avant, la sérénité de ce front, ce respect de tant de siècles pour la personne sacrée du roi, suspendent l’impétuosité des premiers agresseurs. Ils semblent hésiter à franchir le seuil qu’ils viennent de forcer. Pendant ce mouvement d’hésitation, le maréchal de Mouchy, Acloque, les trois grenadiers, les deux serviteurs, font reculer le roi de quelques pas et se rangent entre lui et le peuple. Les grenadiers présentent la baïonnette, ils tiennent la foule en respect un instant. Mais le flot de la multitude qui grossit pousse en avant les premiers rangs. Le premier qui s’élance est un homme en haillons, les bras nus, les yeux égarés, l’écume à la bouche. « Où est le Veto ? » dit-il en brandissant vers la poitrine du roi un long bâton armé d’un dard de fer. Un des grenadiers abat du poids de sa baïonnette le bâton et écarte le bras de ce furieux. Le brigand tombe aux pieds du citoyen ; cet acte d’énergie impose à ses camarades. Ils foulent aux pieds l’homme abattu. Les piques, les haches, les couteaux s’abaissent ou s’écartent. La majesté royale reprend un moment son empire. Cette foule se contient d’elle-même à une certaine distance du roi, dans une attitude de curiosité brutale plutôt que de fureur.


XIX

Cependant quelques officiers des gardes nationaux, que le bruit des dangers du roi avait fait accourir, se groupent avec les braves grenadiers et parviennent à faire un peu d’espace autour de Louis XVI. Le roi, qui n’a qu’une pensée, celle d’éloigner le peuple de l’appartement où il a laissé la reine, fait fermer derrière lui la porte de la salle du Conseil. Il entraîne à sa suite la multitude dans le vaste salon de l’Œil-de-Bœuf, sous prétexte que cette pièce, par son étendue, permettra à une plus grande masse de citoyens de le voir et de lui parler. Il y parvient ; entouré d’une foule immense et tumultueuse, il se félicite de se trouver seul exposé aux coups des armes de toute espèce que des milliers de bras agitent sur sa tête. Mais en se retournant il aperçoit sa sœur, Madame Élisabeth, qui lui tend les bras et qui veut s’élancer vers lui.

Elle avait échappé aux efforts des femmes qui retenaient la reine et les enfants dans la chambre à coucher du roi. Elle adorait son frère. Elle voulait mourir sur son cœur. Jeune, d’une beauté angélique, sanctifiée à la cour par la piété de sa vie et par son dévouement passionné au roi, elle avait renoncé à tout amour pour l’unique amour de sa famille. Ses cheveux épars, ses yeux mouillés, ses bras tendus vers le roi, lui donnaient une expression désespérée et sublime. « C’est la reine ! » s’écrient quelques femmes des faubourgs. Ce nom dans un pareil moment était un arrêt de mort. Des forcenés s’élancent vers la sœur du roi les bras levés, ils vont la frapper ; des officiers du palais les détrompent. Le nom vénéré de Madame Élisabeth fait retomber leurs armes. « Ah ! que faites-vous ? s’écrie douloureusement la princesse ; laissez-leur croire que je suis la reine ! En mourant à sa place, je l’aurais peut-être sauvée ! » À ces mots un mouvement irrésistible de la foule écarte violemment Madame Élisabeth de son frère et la jette dans l’embrasure d’une des fenêtres de la salle, où la foule qui l’enferme la contemple du moins avec respect.


XX

Le roi était parvenu jusqu’à l’embrasure profonde de la fenêtre du milieu. Acloque, Vannot, d’Hervilly, une vingtaine de volontaires et de gardes nationaux lui faisaient un rempart de leurs corps. Quelques officiers mettent l’épée à la main. « Remettez les épées dans le fourreau, leur dit le roi avec tranquillité ; cette multitude est plus égarée que coupable. » Il monte sur une banquette adossée à la fenêtre, les grenadiers y montent à ses côtés, d’autres devant lui ; ils abaissent, ils écartent, ils parent les bâtons, les faux, les piques qui flottent sur les têtes de la foule. Des vociférations atroces s’élevaient confusément de cette masse irritée : À bas le veto ! Le camp sous Paris ! Rendez-nous les ministres patriotes ? Où est l’Autrichienne ? Des forcenés se dégageaient à chaque instant des rangs et venaient vomir de plus près des injures et des menaces de mort contre le roi. Ne pouvant l’approcher à travers la haie de baïonnettes croisées devant lui, ils agitaient sous ses yeux et sur sa tête leurs hideux drapeaux et leurs inscriptions sinistres. L’un d’eux se lançait sans cesse, une pique à la main, pour pénétrer jusqu’au roi. C’était le même assassin qui deux ans plus tôt avait lavé de ses mains, dans un seau d’eau, les têtes coupées de Berthier et de Foulon, et qui, les portant par les cheveux sur le quai de la Ferraille, les avait jetées au peuple pour en faire des enseignes de carnage et des incitations à de nouveaux meurtres.

Un jeune homme blond, en costume élégant, au geste terrible, ne cessait d’assaillir les grenadiers et se déchirait les doigts sur leurs baïonnettes pour les écarter et se faire jour. « Sire, Sire ! s’écriait-il, je vous somme, au nom de cent mille âmes qui m’entourent, de sanctionner le décret contre les prêtres ! cela ou la mort ! »

D’autres hommes du peuple, quoique armés de sabres nus, d’épées, de pistolets, de piques, ne faisaient aucun geste menaçant et réprimaient les attentats à la vie du roi. On distinguait même quelques signes de respect et de douleur sur la physionomie du plus grand nombre. Dans cette revue de la Révolution, le peuple se montrait terrible, mais il ne se confondait pas avec les assassins. Un certain ordre commençait à s’établir dans les escaliers et dans les salles ; la foule, pressée par la foule, après avoir contemplé le roi et jeté ses menaces dans son oreille, s’engouffrait dans les autres appartements et parcourait en triomphe ce « palais du despotisme. »

Le boucher Legendre chassait devant lui, pour se faire place, ces hordes de femmes et d’enfants accoutumés à trembler à sa voix. Il fait signe qu’il veut parler. Le silence s’établit. Les gardes nationaux s’entr’ouvrent pour le laisser interpeller le roi. « Monsieur…, » lui dit-il d’une voix tonnante ; le roi, à ce mot, qui est une déchéance, fait un mouvement de dignité offensée. « Oui, monsieur, reprend Legendre en appuyant plus fortement sur le mot, écoutez-nous ; vous êtes fait pour nous écouter ! Vous êtes un perfide ! vous nous avez toujours trompés ! vous nous trompez encore ! mais prenez garde à vous, la mesure est comble, le peuple est las d’être votre jouet et votre victime. » Legendre, après ces paroles menaçantes, lut une pétition en termes aussi impérieux, dans laquelle il demandait au nom du peuple le rappel des ministres girondins et la sanction immédiate des décrets. Le roi répondit avec une dignité intrépide : « Je ferai ce que la constitution m’ordonne de faire. »


XXI

À peine un flot de peuple était-il écoulé, qu’un autre lui succédait. À chaque invasion nouvelle du rassemblement, les forces du roi et du petit nombre de ses défenseurs s’épuisaient dans cette lutte renaissante avec une foule qui ne se lassait pas. Les portes ne suffisaient déjà plus à l’impatiente curiosité de ces milliers d’hommes accourus à ce pilori de la royauté. Ils entraient par les toits, par les fenêtres, par les galeries élevées qui ouvrent sur les terrasses. Leurs escalades amusaient les spectateurs innombrables pressés dans le jardin. Les battements de mains, les bravos, les éclats de rire de cette foule extérieure encourageaient les assaillants. De sinistres dialogues s’établissaient à haute voix entre les séditieux d’en haut et les impatients d’en bas. « L’a-t-on frappé ? est-il mort ? jetez-nous les têtes ! » criaient des voix. Des membres de l’Assemblée, des journalistes girondins, des hommes politiques, Garat, Gorsas, Marat, mêlés à cette foule, échangeaient des plaisanteries sur ce martyre de honte imposé au roi. Un moment le bruit courut qu’il était assassiné.

Il n’y eut pas un cri d’horreur dans cette multitude. Elle leva les yeux vers le balcon pour voir si on lui montrait le cadavre. Cependant, au milieu de sa rage, la multitude semblait avoir besoin de réconciliation. Un homme du peuple tendit un bonnet rouge au bout d’une pique à Louis XVI. « Qu’il s’en coiffe ! qu’il s’en coiffe ! cria la foule, c’est le signe de patriotisme ; s’il s’en pare, nous croirons à sa bonne foi ! » Le roi fit signe à un des grenadiers de lui donner le bonnet rouge ; il le plaça en souriant sur sa tête. On cria : « Vive le roi ! » Le peuple avait couronné son chef du signe de la liberté, le bonnet de la démagogie remplaçait le diadème de Reims. Le peuple était vainqueur, il se sentit apaisé !

Mais de nouveaux orateurs, montés sur les épaules de leurs camarades, ne cessaient de demander au roi, tantôt avec supplications, tantôt avec menaces, de promettre le rappel de Roland et la sanction des décrets. Louis XVI, invincible dans sa résistance constitutionnelle, éluda ou refusa toujours d’acquiescer aux injonctions des séditieux. « Gardien de la prérogative du pouvoir exécutif, je ne la livrerai pas à la violence, répondit-il ; ce n’est pas le moment de délibérer quand on ne délibère pas librement. — N’ayez pas peur, Sire, lui dit un grenadier de la garde nationale. — Mon ami, lui répondit le roi en lui prenant le bras et en l’approchant de sa poitrine, mets ta main là, et vois si mon cœur bat plus vite qu’à l’ordinaire. » Ce geste, ces paroles de confiance intrépide, vu et entendues de la foule, retournèrent le cœur des séditieux.

Un homme en haillons, tenant une bouteille à la main, s’approcha du roi et lui dit : « Si vous aimez le peuple, buvez à sa santé ! » Les personnes qui entouraient le prince, craignant le poison autant que le poignard, conjurèrent le roi de ne pas boire. Louis XVI tendit le bras, prit la bouteille, l’éleva à ses lèvres et but à la nation ! Cette familiarité avec la foule, représentée par un mendiant, acheva de populariser le roi. De nouveaux cris de : « Vive le roi ! » partirent de toutes les bouches et se propagèrent jusque sur les escaliers ; ces cris allèrent consterner, sur la terrasse du jardin, les groupes qui attendaient une victime et qui apprenaient un attendrissement des bourreaux.


XXII

Pendant que l’infortuné prince se débattait ainsi seul contre un peuple entier, la reine subissait dans une salle voisine les mêmes outrages et les mêmes caprices. Plus redoutée que le roi, elle courait plus de dangers. Les nations agitées ont besoin de personnifier leur haine comme leur amour. Marie-Antoinette représentait à la fois aux yeux du peuple trompé toutes les corruptions des cours, tout l’orgueil du despotisme, toutes les scélératesses de la trahison. Sa beauté, sa jeunesse, la sensibilité de son cœur changée en débordements par la calomnie, le sang de la maison d’Autriche, sa fierté, qu’elle tenait de la nature plus encore que de ce sang ; ses rapports avec le comte d’Artois, ses complots avec les émigrés, sa complicité présumée avec la coalition, les libelles scandaleux, infâmes, semés contre elle depuis quatre ans, faisaient de cette malheureuse princesse la victime émissaire de l’opinion égarée. Les femmes la méprisaient comme épouse coupable, les patriotes l’abhorraient comme conspiratrice, les hommes politiques la craignaient comme conseillère du roi. Le nom de l’Autrichienne, que le peuple lui donnait, résumait contre elle tous ces griefs. Elle était l’impopularité de ce trône dont elle devait être la grâce et le pardon.

Marie-Antoinette connaissait cette animosité du peuple contre sa personne. Elle savait que sa présence à côté du roi serait une provocation à l’assassinat. C’est ce motif qui l’avait retenue, seule avec ses enfants, dans la chambre du Lit. Le roi espérait qu’elle y était oubliée ; mais c’était la reine surtout que les femmes de l’attroupement cherchaient et qu’elles appelaient à grands cris des noms les plus outrageants pour une femme, pour une épouse et pour une reine.

À peine le roi était-il enfermé par les masses du peuple dans l’Œil-de-Bœuf, que déjà les portes de la chambre à coucher étaient assiégées des mêmes hurlements et des mêmes coups. Mais cette partie de l’attroupement était surtout composée de femmes. Leurs bras, plus faibles, se déchiraient contre les panneaux de chêne et contre les gonds. Elles appelèrent à leur aide les hommes qui avaient porté la pièce de canon à bras jusque dans la salle des Gardes. Ces hommes accoururent. La reine, debout, pressant ses deux enfants contre son corps, écoutait dans une mortelle anxiété ces vociférations à sa porte. Elle n’avait auprès d’elle que M. de Lajard, ministre de la guerre, seul, impuissant, mais dévoué ; quelques dames de sa maison et la princesse de Lamballe, cette amie de ses beaux et de ses mauvais jours, l’environnaient. Belle-fille du duc de Penthièvre et belle-sœur du duc d’Orléans, la princesse de Lamballe avait hérité dans le cœur de la reine de la tendresse exaltée que Marie-Antoinette avait portée longtemps à la comtesse de Polignac. L’amitié de Marie-Antoinette était de l’adoration. Refoulée par la tiédeur du roi, qui n’avait que les vertus, mais aucune des grâces d’un époux ; haïe du peuple, lassée du trône, elle épanchait dans ses prédilections intimes le trop-plein d’un cœur tout à la fois altéré et vide de sentiment. On accusait ce favoritisme. On calomniait tout de la reine, jusqu’à ses amitiés.

La princesse de Lamballe, restée veuve à dix-huit ans, pure de toute ombre sur ses mœurs, au-dessus de toute ambition et de tout intérêt par son rang et par sa fortune, n’aimait dans la reine qu’une amie. Plus l’adversité s’acharnait sur Marie-Antoinette, plus la jeune favorite jouissait d’en prendre sa part. Ce n’étaient pas les grandeurs, c’était le malheur qui l’attirait. Surintendante de sa maison, elle logeait, aux Tuileries, dans un appartement voisin de celui de la reine, pour partager toutes ses larmes et tous ses dangers. Elle était obligée de s’absenter quelquefois pour aller au château de Vernon soigner le vieux duc de Penthièvre. La reine, qui pressentait les orages, lui avait écrit, quelques jours avant le 20 juin, une lettre touchante pour la supplier de ne pas revenir. Cette lettre, retrouvée dans les cheveux de la princesse de Lamballe après son assassinat, et inconnue jusqu’ici, révèle la tendresse de l’une et le dévouement de l’autre.

« Ne revenez pas de Vernon, ma chère Lamballe, avant votre entier rétablissement. Le bon duc de Penthièvre en serait bien triste et bien affligé, et nous nous devons tous de ménager son grand âge et ses vertus. Je vous ai dit si souvent de vous ménager vous-même, que, si vous m’aimez, vous penserez à vous. On a besoin de toutes ses forces dans les temps où nous sommes. Ah ! ne revenez pas… revenez le plus tard possible. Votre cœur serait trop navré, vous auriez trop à pleurer sur tous mes malheurs, vous qui m’aimez si tendrement. Cette race de tigres qui inonde le royaume jouirait bien cruellement si elle savait tout ce que nous souffrons. Adieu, ma chère Lamballe, je suis tout occupée de vous, et vous savez si je peux changer jamais. »

Madame de Lamballe, au contraire, s’était hâtée de revenir. Elle se pressait contre la reine comme pour être frappée du même coup. À côté d’elle se trouvaient à leur poste d’autres femmes courageuses, la princesse de Tarente, mesdames de Tourzel, de Makau, de La Roche-Aymon[1].

M. de Lajard, militaire de sang-froid, responsable au roi et à lui-même de tant de vies chères ou sacrées, recueillit à la hâte, par les couloirs secrets qui communiquaient de la chambre à coucher dans l’intérieur du palais, quelques officiers et quelques gardes nationaux égarés dans le tumulte. Il fit approcher de la reine ses enfants, pour que leur présence et leur grâce, en attendrissant la foule, servissent de bouclier à leur mère. Il ouvrit lui-même les portes. Il plaça la reine et ses femmes dans l’embrasure d’une fenêtre. On roula en avant de ce groupe la table massive du conseil, pour interposer une barrière entre les armes de la populace et la vie de la famille royale. Quelques gardes nationaux se massèrent aux deux

côtés et un peu en avant de la table. La reine, debout, tenait par la main sa fille, âgée de quatorze ans.

Enfant d’une beauté noble et d’une maturité précoce, les angoisses de famille au milieu desquelles elle grandissait avaient reflété sur ses traits leur gravité et leur tristesse. Ses yeux bleus, son front élevé, son nez aquilin, ses cheveux blonds flottant en longues ondes sur ses épaules, rappelaient, au déclin de la monarchie, ces jeunes filles des Gaules qui décoraient le trône des premières races. La jeune fille se pressait contre le sein de sa mère comme pour la couvrir de son innocence. Élevée dans les premiers tumultes de la Révolution, traînée à Paris comme une captive au milieu du sang du 6 octobre, elle ne connaissait du peuple que ses émotions et ses colères. Le Dauphin, enfant de sept ans, était assis sur la table devant la reine. Sa figure naïve, où rayonnait toute la beauté des Bourbons, exprimait plus d’étonnement que de frayeur. Il se tournait sans cesse vers sa mère. Il levait les yeux vers les siens comme pour y lire, à travers les larmes, la confiance ou la peur qu’il fallait avoir. C’est dans cette attitude que l’attroupement, en s’écoulant de l’Œil-de-Bœuf, trouva la reine et défila triomphalement devant elle. L’apaisement produit par la fermeté et par la confiance du roi se faisait déjà sentir dans les gestes et dans la contenance des séditieux.

Les hommes les plus féroces s’amollissent devant la faiblesse, la beauté, l’enfance. Une femme belle, reine humiliée, une jeune fille innocente, un enfant souriant aux ennemis de son père, ne pouvaient manquer de réveiller la sensibilité jusque dans la haine. Les hommes des faubourgs défilaient muets et comme honteux de leur violence devant ce groupe de grandeur abaissée. Quelques-uns seulement, les plus lâches, étalaient en passant sous les yeux de la famille royale les enseignes dérisoires ou atroces qui déshonoraient le peuple. Leurs complices indignés abaissaient de la main ces signes, et faisaient écouler vite ceux qui les portaient. Quelques-uns même adressaient des regards d’intelligence et de compassion, d’autres des sourires, d’autres des paroles de familiarité au Dauphin. Des dialogues moitié terribles, moitié respectueux, s’établissaient entre l’attroupement et l’enfant. « Si tu aimes la nation, dit un volontaire à la reine, place le bonnet rouge sur la tête de ton fils. » La reine prit le bonnet rouge des mains de cet homme, et le posa elle-même sur les cheveux du Dauphin. L’enfant étonné prit pour un jeu ces outrages. Les hommes applaudirent ; mais les femmes, plus implacables envers une femme, ne cessèrent d’invectiver. Les mots obscènes empruntés aux égouts des halles frappaient pour la première fois les voûtes du palais et l’oreille de ces enfants. Leur ignorance les sauvait de l’horreur de les comprendre. La reine en rougissait jusqu’aux yeux, mais sa pudeur offensée ne rabaissait rien de sa mâle fierté. On voyait qu’elle rougissait pour ce peuple, pour ces enfants, et non pour elle. Une jeune fille, d’une figure gracieuse et d’un costume décent, s’élançait avec plus d’acharnement, et se répandait en plus amères invectives contre l’Autrichienne. La reine, frappée du contraste entre la fureur de cette jeune fille et la douceur de ses traits, lui dit avec bonté : « Pourquoi me haïssez-vous ? vous ai-je jamais fait, à mon insu, quelque injure ou quelque mal ? — À moi, non, répondit la belle patriote ; mais c’est vous qui faites le malheur de la nation. — Pauvre enfant, répliqua la reine, on vous l’a dit, on vous a trompée : quel intérêt avais-je à faire le malheur du peuple ? Femme du roi, mère du Dauphin, je suis Française par tous les sentiments de mon cœur d’épouse et de mère. Jamais je ne reverrai mon pays ! Je ne puis être heureuse ou malheureuse qu’en France. J’étais heureuse quand vous m’aimiez. »

Ce tendre reproche troubla le cœur de la jeune fille. Sa colère se fondit tout à coup en larmes. Elle demanda pardon à la reine. « C’est que je ne vous connaissais pas, lui dit-elle ; mais je vois que vous êtes bien bonne. » À ce moment, Santerre perça la foule. Mobile et sensible, quoique brutal, Santerre avait la rudesse, la fougue et l’attendrissement faciles. Les faubourgs s’ouvrirent devant lui et tremblèrent à sa voix. Il fit le geste impérieux d’évacuer la salle, et poussa lui-même ce troupeau d’hommes et de femmes par les épaules vers la porte en face de l’Œil-de-Bœuf. Le courant s’établit vers les issues opposées du palais. La chaleur était suffocante. Le front du Dauphin ruisselait de sueur sous le bonnet rouge. « Enlevez ce bonnet à cet enfant, s’écria Santerre ; vous voyez bien qu’il étouffe ! » La reine lança à Santerre un regard de mère. Santerre s’approcha d’elle ; il appuya sa main sur la table, et, se penchant vers Marie-Antoinette : « Vous avez des amis bien maladroits, madame, lui dit-il à demi-voix ; j’en connais qui vous serviraient mieux ! » La reine baissa les yeux et se tut. C’est de ce propos que datent les intelligences secrètes qu’elle établit avec les agitateurs des faubourgs. Ces grands factieux, après avoir secoué la monarchie, recevaient avec complaisance les supplications de la reine. Leur orgueil jouissait de relever la femme qu’ils avaient abaissée. Mirabeau, Barnave, Danton, avaient vendu ou offert de vendre tour à tour la puissance de leur popularité. Santerre n’offrit que sa compassion.

XXIII

L’Assemblée avait rouvert sa séance à l’annonce de l’invasion du château. Une députation de vingt-quatre membres avait été envoyée pour servir de sauvegarde au roi. Arrivés trop tard, ces députés erraient dans les cours, les vestibules, les escaliers encombrés du palais. Quoiqu’ils répugnassent à l’idée du dernier des crimes commis sur la personne du roi, ils ne s’affligeaient pas dans le secret de leur cœur d’une grande menace savourée longtemps par la cour. Leurs pas se perdaient dans la foule, leurs paroles dans le bruit. Vergniaud lui-même, placé sur une marche élevée du grand escalier, faisait de vains appels à l’ordre, à la légalité, à la constitution. L’éloquence, si forte pour remuer les masses, est impuissante pour les arrêter. De temps en temps des députés royalistes indignés rentraient dans la salle des séances, montaient dans le désordre de leurs habits à la tribune, et reprochaient son indifférence à l’Assemblée. Parmi ceux-là se faisaient remarquer Vaublanc, Ramond, Becquet, Girardin. Mathieu Dumas, ami de La Fayette, s’écria en montrant du geste les fenêtres du château : « J’en arrive ; le roi est en danger ! Je viens de le voir, j’en atteste le témoignage de mes collègues, MM. Isnard, Vergniaud, faisant d’inutiles efforts pour contenir le peuple. Oui, j’ai vu le représentant héréditaire de la nation insulté, menacé, avili ! Vous êtes responsables devant la postérité ! » On lui répondit par des éclats de rire ironiques et par des huées. « Ne dirait-on pas que le bonnet des patriotes est un signe avilissant pour le front d’un roi ! dit le Girondin Lasource ; ne croirait-on pas que nous avons des inquiétudes sur les jours du roi ! N’insultons pas le peuple en lui prêtant des sentiments qu’il n’a pas. Le peuple ne menace ni la personne de Louis XVI ni celle du prince royal. Il ne commet aucun excès, aucune violence. Adoptez des mesures de douceur et de conciliation. » C’était l’assoupissement perfide de Pétion. L’Assemblée se rendormit à ces paroles.


XXIV

Cependant Pétion lui-même ne pouvait feindre plus longtemps d’ignorer la marche d’un rassemblement de quarante mille âmes traversant Paris depuis le matin, l’entrée de ce rassemblement armé dans l’Assemblée et l’invasion des Tuileries. Son absence prolongée rappelait le sommeil de La Fayette au 6 octobre, mais l’un complice, l’autre innocent. La nuit approchait, elle pouvait cacher dans ses ombres des désordres et des attentats qui dépasseraient les vues des Girondins. Pétion parut dans les cours : des cris de : « Vive Pétion ! » l’accueillirent. On le porta de bras en bras jusqu’aux dernières marches de l’escalier. Il pénétra dans la salle où depuis trois heures Louis XVI subissait ces outrages. « Je viens d’apprendre seulement à présent la situation de Votre Majesté, dit Pétion au roi. — Cela est étonnant, répondit le roi avec une indignation concentrée, car il y a longtemps que cela dure. »

Pétion monta sur une chaise, harangua à plusieurs reprises la foule immobile sans pouvoir obtenir qu’elle s’ébranlât. À la fin, se faisant élever plus haut sur les épaules de quatre grenadiers : « Citoyens et citoyennes, dit-il, vous avez exercé avec dignité et modération votre droit de pétition ; vous finirez cette journée comme vous l’avez commencée. Jusqu’ici votre conduite a été conforme à la loi ; c’est au nom de la loi que je vous somme maintenant de suivre mon exemple et de vous retirer. »

La foule obéit à Pétion et s’écoula lentement en traversant la longue avenue des appartements du château. À peine le flot commença-t-il à baisser que le roi, dégagé par les grenadiers de l’embrasure où il était emprisonné, rejoignit sa sœur, qui tomba dans ses bras ; il sortit avec elle par une porte dérobée, et courut rejoindre la reine dans son appartement. Marie-Antoinette, soutenue jusque-là par sa fierté contre les larmes, succomba à l’excès de son émotion et de sa tendresse en revoyant le roi. Elle se précipita à ses pieds, et, enlaçant ses genoux dans ses embrassements, elle se répandit non en sanglots, mais en cris. Madame Élisabeth, les enfants, serrés dans les bras les uns des autres et tous dans les bras du roi qui pleurait sur eux, jouissaient de se retrouver comme après un naufrage, et leur joie muette s’élevait au ciel avec l’étonnement et la reconnaissance de leur salut. Les gardes nationaux fidèles, les généraux amis du roi, le maréchal de Mouchy, MM. des Aubiers, Acloque, félicitèrent le roi du courage et de la présence d’esprit qu’il avait montrés. On se raconta mutuellement les périls auxquels on venait d’échapper, les propos atroces, les gestes, les regards, les armes, les costumes, les repentirs soudains de cette multitude. Le roi, en ce moment, s’étant par hasard approché d’une glace, aperçut sur sa tête le bonnet rouge qu’on avait oublié de lui ôter. Il rougit, le lança avec dégoût à ses pieds, et, se jetant dans un fauteuil, il porta un mouchoir à ses yeux. « Ah ! madame, s’écria-t-il en regardant la reine, pourquoi faut-il que je vous aie arrachée à votre patrie pour vous associer à l’ignominie d’un pareil jour ! »


XXV

Il était huit heures du soir. Le supplice de la famille royale avait duré cinq heures. La garde nationale des quartiers voisins, rassemblée d’elle-même, arrivait homme par homme pour prêter secours à la constitution. On entendait encore de l’appartement du roi les pas tumultueux et les cris sinistres des colonnes du peuple qui s’écoulaient lentement par les cours et par le jardin. Les députés constitutionnels accoururent indignés et se répandant en imprécations contre Pétion et les Girondins. Une députation de l’Assemblée parcourut le château pour constater les traces de violence et de désordre laissées par l’expédition des faubourgs. La reine lui montra du geste les serrures forcées, les gonds arrachés, les tronçons d’armes, les fers des piques, les panneaux de boiseries et jusqu’à la pièce de canon chargée à mitraille qui jonchaient le seuil des appartements. Le désordre des vêtements du roi, de sa sœur, des enfants ; ces bonnets rouges, ces cocardes attachées de force sur leur tête ; les cheveux épars de la reine, la pâleur de ses traits, l’agitation de ses lèvres, les ruisseaux de ses larmes sur ses joues, étaient des traces plus criantes que ces débris laissés par le peuple sur le champ de bataille de la sédition. Ce spectacle mouillait tous les yeux et arrachait de l’indignation aux cœurs même des députés les plus hostiles à la cour. La reine s’en aperçut. « Vous pleurez, monsieur ! dit-elle à Merlin. — Oui, madame, répondit le député stoïque, je pleure sur les malheurs de la femme, de l’épouse, de la mère ; mais mon attendrissement ne va pas plus loin, je hais les rois et les reines ! » Ce mot, qui pouvait être sublime à sa place, était révoltant dans un pareil moment, devant un roi avili, des enfants innocents, une femme outragée. Il dut frapper au cœur de la reine plus cruellement que les coups de hache du peuple aux portes de son palais. Il lui annonçait par la voix d’un seul homme l’inflexibilité de la Révolution. Fallait-il associer la haine à la pitié dans la même expression devant de pareilles infortunes ? Les opinions les plus rigides n’ont-elles pas aussi leur décence et leur pudeur qui leur défendent de se dévoiler quand elles ne peuvent que blesser des cœurs saignants ? Et n’y a-t-il pas dans la nature de l’homme quelque chose de plus saint et de plus permanent que ces haines d’opinion, nous voulons dire l’attendrissement sur les vicissitudes du sort, le respect de la fortune tombée et la compassion pour la douleur ?

Telle fut la journée du 20 juin. Le peuple y montra de la discipline dans le désordre et de la retenue dans la violence ; le roi, une héroïque intrépidité dans la résignation ; quelques-uns des Girondins, une perversité froide, qui donne à l’ambition le masque du patriotisme, et qui, pour ramasser le pouvoir, l’avilit sous les insultes du peuple et ne le retrouve après qu’en débris.


XXVI

Tout se préparait dans les départements pour envoyer à Paris les vingt mille hommes décrétés par l’Assemblée. Les Marseillais, appelés par Barbaroux sur les instances de madame Roland, s’approchaient de la capitale. C’était le feu des âmes du Midi venant raviver à Paris le foyer révolutionnaire, trop languissant au gré des Girondins. Ce corps de douze ou quinze cents hommes était composé de Génois, de Liguriens, de Corses, de Piémontais expatriés, et recrutés pour un coup de main décisif sur toutes les rives de la Méditerranée ; la plupart matelots ou soldats aguerris au feu, quelques-uns scélérats aguerris au crime. Ils étaient commandés par des jeunes gens de Marseille, amis de Barbaroux et d’Isnard. Fanatisés par le soleil et par l’éloquence des clubs provençaux, ils s’avançaient aux applaudissements des populations du centre de la France, reçus, fêtés, enivrés d’enthousiasme et de vin dans des banquets patriotiques qui se succédaient sur leur passage. Le prétexte de leur marche était de fraterniser, à la prochaine fédération du 14 juillet, avec les autres fédérés du royaume. Le motif secret était d’intimider la garde nationale de Paris, de retremper l’énergie des faubourgs, et d’être l’avant-garde de ce camp de vingt mille hommes que les Girondins avaient fait voter à l’Assemblée pour dominer à la fois les Feuillants, les Jacobins, le roi et l’Assemblée elle-même, avec une armée des départements toute composée de leurs créatures.

La mer du peuple bouillonnait à leur approche. Les gardes nationales, les fédérés, les sociétés populaires, les enfants, les femmes, toute cette partie des populations qui vit des émotions de la rue et qui court à tous les spectacles publics, volaient à la rencontre des Marseillais. Leurs figures hâlées, leurs physionomies martiales, leurs yeux de feu, leurs uniformes couverts de la poussière des routes, leur coiffure phrygienne, leurs armes bizarres, les canons qu’ils traînaient à leur suite, les branches de verdure dont ils ombrageaient leurs bonnets rouges, leurs langages étrangers mêlés de jurements et accentués de gestes féroces, tout cela frappait vivement l’imagination de la multitude. L’idée révolutionnaire semblait s’être faite homme et marcher, sous la figure de cette horde, à l’assaut des derniers débris de la royauté. Ils entraient dans les villes et dans les villages sous des arcs de triomphe. Ils chantaient en marchant des strophes terribles. Ces couplets, alternés par le bruit régulier de leurs pas sur les routes et par le son des tambours, ressemblaient aux chœurs de la patrie et de la guerre, répondant, à intervalles égaux, au cliquetis des armes et aux instruments de mort dans une marche aux combats. Voici ce chant, gravé dans l’âme de la France.

XXVII


I

Allons, enfants de la patrie,
Le jour de gloire est arrivé ;
Contre nous de la tyrannie
L’étendard sanglant est levé.
Entendez-vous dans les campagnes
Mugir ces féroces soldats ?
Ils viennent jusque dans vos bras
Égorger vos fils, vos compagnes !…
Aux armes, citoyens ! formez vos bataillons !
Marchons ! qu’un sang impur abreuve nos sillons !


II

Que veut cette horde d’esclaves,
De traîtres, de rois conjurés ?
Pour qui ces ignobles entraves,
Ces fers dès longtemps préparés ?
Français, pour nous, ah ! quel outrage !
Quels transports il doit exciter !
C’est nous qu’on ose méditer
De rendre à l’antique esclavage !…
Aux armes, citoyens ! formez vos bataillons !
Marchons ! qu’un sang impur abreuve nos sillons !


III

 · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
 · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·


IV

 · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
 · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·


V

 · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
 · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·


VI

Amour sacré de la patrie,
Conduis, soutiens nos bras vengeurs.
Liberté, liberté chérie,
Combats avec tes défenseurs !
Sous nos drapeaux que la victoire
Accoure à tes mâles accents ;
Que tes ennemis expirants
Voient ton triomphe et notre gloire !
Aux armes, citoyens ! formez vos bataillons !
Marchons ! qu’un sang impur abreuve nos sillons !


strophe des enfants.

Nous entrerons dans la carrière
Quand nos aînés n’y seront plus ;
Nous y trouverons leur poussière
Et la trace de leurs vertus !
Bien moins jaloux de leur survivre
Que de partager leur cercueil,
Nous aurons le sublime orgueil
De les venger ou de les suivre !…
Aux armes, citoyens ! formez vos bataillons !
Marchons ! qu’un sang impur abreuve nos sillons !


XXVIII

Ces paroles étaient chantées sur des notes tour à tour graves et aiguës, qui semblaient gronder dans la poitrine avec les frémissements sourds de la colère nationale, puis avec la joie de la victoire. Elles avaient quelque chose de solennel comme la mort, de serein comme l’immortelle confiance du patriotisme. On eût dit un écho retrouvé des Thermopyles. C’était de l’héroïsme chanté.

On y entendait le pas cadencé de milliers d’hommes marchant ensemble à la défense des frontières sur le sol retentissant de la patrie, la voix plaintive des femmes, les vagissements des enfants, les hennissements des chevaux, le sifflement des flammes de l’incendie dévorant les palais et les chaumières ; puis les coups sourds de la vengeance frappant et refrappant avec la hache et immolant les ennemis et les profanateurs du sol. Les notes de cet air ruisselaient comme un drapeau trempé de sang encore chaud sur un champ de bataille. Elles faisaient frémir ; mais le frémissement qui courait avec ses vibrations sur le cœur était intrépide. Elles donnaient l’élan, elles doublaient les forces, elles voilaient la mort. C’était l’eau de feu de la Révolution, qui distillait dans les sens et dans l’âme du peuple l’ivresse du combat.

Tous les peuples entendent à de certains moments jaillir ainsi leur âme nationale dans des accents que personne n’a écrits et que tout le monde chante. Tous les sens veulent porter leur tribut au patriotisme et s’encourager mutuellement. Le pied marche, le geste anime, la voix enivre l’oreille, l’oreille remue le cœur. L’homme tout entier se monte comme un instrument d’enthousiasme. L’art devient saint, la danse héroïque, la musique martiale, la poésie populaire. L’hymne qui s’élance à ce moment de toutes les bouches ne périt plus. On ne le profane pas dans les occasions vulgaires. Semblable à ces drapeaux sacrés suspendus aux voûtes des temples et qu’on n’en sort qu’à certains jours, on garde le chant national comme une arme extrême pour les grandes nécessités de la patrie. Le nôtre reçut des circonstances où il jaillit un caractère particulier qui le rend à la fois plus solennel et plus sinistre : la gloire et le crime, la victoire et la mort, semblent entrelacés dans ses refrains. Il fut le chant du patriotisme, mais il fut aussi l’imprécation de la fureur. Il conduisit nos soldats à la frontière, mais il accompagna nos victimes à l’échafaud. Le même fer défend le cœur du pays dans la main du soldat, et égorge les victimes dans la main du bourreau.


XXIX

La Marseillaise conserve un retentissement de chant de gloire et de cri de mort ; glorieuse comme l’un, funèbre comme l’autre, elle rassure la patrie et fait pâlir les citoyens. Voici son origine.

Il y avait alors un jeune officier du génie en garnison à Strasbourg. Son nom était Rouget de Lisle. Il était né à Lons-le-Saulnier, dans ce Jura, pays de rêverie et d’énergie, comme le sont toujours les montagnes. Ce jeune homme aimait la guerre comme soldat, la Révolution comme penseur ; il charmait par les vers et par la musique les lentes impatiences de la garnison. Recherché pour son double talent de musicien et de poëte, il fréquentait familièrement la maison du baron de Dietrich, noble alsacien du parti constitutionnel, ami de La Fayette et maire de Strasbourg. La femme du baron de Dietrich, ses jeunes amies, partageaient l’enthousiasme du patriotisme et de la Révolution, qui palpitait surtout aux frontières, comme les crispations du corps menacé sont plus sensibles aux extrémités. Elles aimaient le jeune officier, elles inspiraient son cœur, sa poésie, sa musique. Elles exécutaient les premières ses pensées à peine écloses, confidentes des balbutiements de son génie.

C’était dans l’hiver de 1792. La disette régnait à Strasbourg. La maison de Dietrich, opulente au commencement de la Révolution, mais épuisée de sacrifices nécessités par les calamités du temps, s’était appauvrie ! Sa table frugale était hospitalière pour Rouget de Lisle. Le jeune officier s’y asseyait le soir et le matin comme un fils ou un frère de la famille. Un jour qu’il n’y avait eu que du pain de munition et quelques tranches de jambon fumé sur la table, Dietrich regarda de Lisle avec une sérénité triste et lui dit : « L’abondance manque à nos festins ; mais qu’importe, si l’enthousiasme ne manque pas à nos fêtes civiques et le courage aux cœurs de nos soldats ? J’ai encore une dernière bouteille de vin du Rhin dans mon cellier. Qu’on l’apporte, dit-il, et buvons-la à la liberté et à la patrie ! Strasbourg doit avoir bientôt une cérémonie patriotique ; il faut que de Lisle puise dans ces dernières gouttes un de ces hymnes qui portent dans l’âme du peuple l’ivresse d’où il a jailli. » Les jeunes femmes applaudirent, apportèrent le vin, remplirent les verres de Dietrich et du jeune officier jusqu’à ce que la liqueur fût épuisée. Il était tard. La nuit était froide. De Lisle était rêveur ; son cœur était ému, sa tête échauffée. Le froid le saisit, il rentra chancelant dans sa chambre solitaire, chercha lentement l’inspiration tantôt dans les palpitations de son âme de citoyen, tantôt sur le clavier de son instrument d’artiste, composant tantôt l’air avant les paroles, tantôt les paroles avant l’air, et les associant tellement dans sa pensée, qu’il ne pouvait savoir lui-même lequel de la note ou du vers était né le premier, et qu’il était impossible de séparer la poésie de la musique et le sentiment de l’expression. Il chantait tout et n’écrivait rien.


XXX

Accablé de cette inspiration sublime, il s’endormit la tête sur son instrument, et ne se réveilla qu’au jour. Les chants de la nuit lui remontèrent avec peine dans la mémoire comme les impressions d’un rêve. Il les écrivit, les nota, et courut chez Dietrich. Il le trouva dans son jardin, bêchant de ses propres mains des laitues d’hiver. La femme du maire patriote n’était pas encore levée. Dietrich l’éveilla ; il appela quelques amis, tous passionnés comme lui pour la musique, et capables d’exécuter la composition de de Lisle. Une des jeunes filles accompagnait. Rouget chanta. À la première strophe les visages pâlirent, à la seconde les larmes coulèrent, aux dernières le délire de l’enthousiasme éclata. Dietrich, sa femme, le jeune officier, se jetèrent en pleurant dans les bras les uns des autres. L’hymne de la patrie était trouvé ! hélas ! il devait être aussi l’hymne de la terreur. L’infortuné Dietrich marcha peu de mois après à l’échafaud, aux sons de ces notes nées à son foyer du cœur de son ami et de la voix de sa femme.

Le nouveau chant, exécuté quelques jours après à Strasbourg, vola de ville en ville sur tous les orchestres populaires. Marseille l’adopta pour être chanté au commencement et à la fin des séances de ses clubs. Les Marseillais le répandirent en France en le chantant sur leur route. De là lui vint le nom de Marseillaise. La vieille mère de de Lisle, royaliste et religieuse, épouvantée du retentissement de la voix de son fils, lui écrivait : « Qu’est-ce donc que cet hymne révolutionnaire que chante une horde de brigands qui traverse la France, et auquel on mêle notre nom ? » De Lisle lui-même, proscrit en qualité de fédéraliste, l’entendit, en frissonnant, retentir comme une menace de mort à ses oreilles en fuyant dans les sentiers du Jura. « Comment appelle-t-on cet hymne ? demanda-t-il à son guide. — La Marseillaise, » lui répondit le paysan. C’est ainsi qu’il apprit le nom de son propre ouvrage. Il était poursuivi par l’enthousiasme qu’il avait semé derrière lui. Il échappa à peine à la mort. L’arme se retourne contre la main qui l’a forgée. La Révolution en démence ne reconnaissait plus sa propre voix !



  1. La marquise de La Roche-Aymon, née de Beauvilliers, dame du palais de la reine Marie-Antoinette, ne considérait la vie de cour que comme une véritable charge pendant les heureux jours ; mais, à l’approche des mauvais, elle n’en remplit qu’avec plus de zèle et de dévouement les devoirs qui la rapprochaient de l’auguste princesse. Aussi, depuis les horribles scènes des 5 et 6 octobre, fut-elle constamment à côté de la reine.

    À la journée du 20 juin 1792, la reine, avec un touchant empressement, saisit l’occasion de lui prouver à quel point elle avait remarqué son changement de conduite. En entrant dans le salon où la famille royale était réunie peu d’instants avant que l’émeute eût forcé les portes des Tuileries, le roi, n’ayant pas aperçu madame de La Roche-Aymon, témoigna à haute voix son étonnement de son absence. Aussitôt la reine, avec un véritable élan, répondit au roi : « Ah ! Sire, n’avez-vous donc pas remarqué que depuis nos malheurs madame de La Roche-Aymon a été constamment auprès de nous ? »

    La journée du 10 août fournit à la reine une nouvelle occasion de prouver à madame de La Roche-Aymon que, malgré ses angoisses personnelles, son cœur reconnaissant partageait celles que la marquise devait ressentir pour ses enfants, qu’elle n’avait pas vus depuis vingt-quatre heures, et qui étaient restés dans son hôtel, situé sur la place du Carrousel (hôtel dont la machine infernale a détruit une partie). Voulant rapprocher ces enfants de leur mère, la reine envoya, dès que la nuit fut venue, deux officiers des gardes suisses avec des hommes dévoués, qui pénétrèrent dans l’hôtel de La Roche-Aymon par une petite porte du jardin située à côté du corps de garde de gendarmerie, et ramenèrent les deux enfants près de la reine qui, comme d’habitude, les réunit à monseigneur le Dauphin et à Madame Royale.

    Ce fut par une protection toute providentielle que la marquise et ses enfants sortirent sains et saufs du château des Tuileries à la fin de cette journée néfaste.

    Plus tard, enfermés à l’Abbaye, ils n’échappèrent au massacre que grâce au dévouement du concierge de cette prison, lequel se trouvait être un ancien serviteur de M. le marquis de La Roche-Aymon.

    La seconde captivité de madame de La Roche-Aymon n’a fini qu’après la mort de Robespierre.