Chez l’auteur (p. 125-158).

LIVRE QUATORZIÈME


Les journaux prennent parti dans ces guerres intestines. — Négociations de Dumouriez avec l’Autriche. — Le duc de Brunswick. — Le roi propose la guerre. — Acclamations générales. — La guerre est votée. — Plan de campagne de Dumouriez. — La Fayette temporise. — Considérations sur la Belgique. — Coblentz capitale de l’émigration française. — Le comte de Provence. — Le comte d’Artois. — Le prince de Condé. — Louis XVI otage de la France. — La reine regardée comme l’âme du comité autrichien. — Manifeste du duc de Brunswick.


I

La nuit était avancée au moment où Robespierre terminait son éloquent discours au milieu du recueillement des Jacobins. Les Jacobins et les Girondins, plus exaspérés que jamais, se séparent. Ils hésitaient devant ce grand déchirement, qui, en affaiblissant le parti des patriotes, pouvait livrer l’armée à La Fayette, et l’Assemblée aux Feuillants. Pétion, ami à la fois de Robespierre et de Brissot, cher aux Jacobins, lié avec madame Roland, tenait la balance de sa popularité en équilibre, de peur d’avoir à en perdre la moitié en se prononçant entre les deux factions. Il essaya le lendemain d’opérer une réconciliation générale. « Des deux côtés, dit-il en finissant, je vois mes amis. » Il y eut une trêve apparente ; mais Guadet et Brissot firent imprimer leurs discours avec des additions injurieuses contre Robespierre. Ils sapèrent sourdement sa réputation par de nouvelles calomnies. Un nouvel orage éclata le 30 avril.

On proposait d’interdire les dénonciations sans preuves. « Réfléchissez à ce qu’on vous propose, dit Robespierre. La majorité ici est une faction qui veut par ce moyen nous calomnier librement et étouffer nos accusations par le silence. Si vous décrétez qu’il me sera interdit de me défendre contre les libellistes conjurés contre moi, je quitte cette enceinte et je m’ensevelis dans la retraite. — Robespierre, nous t’y suivrons ! s’écrient des voix de femmes dans les tribunes. — On a profité du discours de Pétion, continue-t-il, pour répandre d’odieux libelles contre moi. Pétion lui-même en est indigné. Son cœur s’est répandu dans le mien. Il gémit des outrages dont on m’abreuve. Lisez le journal de Brissot, vous y verrez qu’on m’invite à ne pas apostropher toujours le peuple dans mes discours. Oui, il faut s’interdire de prononcer le nom du peuple, sous peine de passer pour un factieux, pour un tribun. On me compare aux Gracques. On a raison de me comparer à eux. Ce qu’il y aura de commun entre nous, peut-être, ce sera leur fin tragique. C’est peu : on me rend responsable d’un écrit de Marat qui me désigne pour tribun en prêchant sang et carnage. Ai-je professé jamais de pareils principes ? suis-je coupable de l’extravagance d’un écrivain exalté tel que Marat ? »

À ces mots, Lasource, ami de Brissot, demande la parole ; on la lui refuse. Merlin demande si la paix jurée hier ne doit engager qu’un des deux partis et autoriser l’autre à semer des calomnies contre Robespierre. L’Assemblée en tumulte impose silence aux orateurs. Legendre accuse la partialité du bureau. Robespierre quitte la tribune, s’approche du président et lui adresse avec des gestes de menace des paroles couvertes par le bruit de la salle et par les injures échangées entre les tribunes.

« Pourquoi cet acharnement des intrigants contre Robespierre ? s’écrie un de ses partisans quand le calme est rétabli. Parce qu’il est le seul homme capable de s’élever contre leur parti, s’ils réussissent à le former. Oui, il faut dans les révolutions de ces hommes qui, faisant abnégation d’eux-mêmes, se livrent en victimes volontaires aux factieux. Le peuple doit les soutenir. Vous les avez trouvés, ces hommes. Ce sont Robespierre et Pétion. Les abandonnerez-vous à leurs ennemis ? — Non ! non ! » s’écrient des milliers de voix, et un arrêté proposé par le président déclare que Brissot a calomnié Robespierre.


II

Les journaux prirent parti selon leur couleur dans ces guerres intestines des patriotes. « Robespierre ! disent les Révolutions de Paris, comment se fait-il que ce même homme que le peuple portait en triomphe à sa maison au sortir de l’Assemblée constituante soit devenu aujourd’hui un problème ? Vous vous êtes cru longtemps la seule colonne de la liberté française. Votre nom était comme l’arche sainte. On ne pouvait y toucher sans être frappé de mort. Vous voulez être l’homme du peuple. Vous n’avez ni l’extérieur de l’orateur, ni le génie qui dispose des volontés des hommes. Vous avez animé les clubs de votre parole. L’encens qu’on y brûle en votre honneur vous a enivré. Le dieu du patriotisme est devenu un homme. L’apogée de votre gloire fut au 17 juillet 1791. De ce jour votre astre a décliné. Robespierre, les patriotes n’aiment pas que vous vous donniez en spectacle. Quand le peuple se presse autour de la tribune où vous montez, ce n’est pas pour entendre votre propre éloge, c’est pour vous entendre éclairer l’opinion publique. Vous êtes incorruptible, oui ; mais il y a encore de meilleurs citoyens que vous : ce sont ceux qui le sont autant que vous et qui ne s’en vantent pas. Que n’avez-vous la simplicité qui s’ignore elle-même, et cette bonhomie des vertus antiques que vous rappelez quelquefois en vous !

» On vous accuse, Robespierre, d’avoir assisté à une conférence secrète qui s’est tenue il n’y a pas longtemps chez la princesse de Lamballe en présence de la reine Marie-Antoinette. On ne dit pas les clauses du marché entre vous et ces deux femmes, qui vous auraient corrompu. Depuis ce jour on s’est aperçu de quelques changements dans vos mœurs domestiques, et vous avez eu l’argent nécessaire pour fonder un journal. Aurait-on eu des soupçons aussi injurieux contre vous en juillet 1791 ? Nous ne croyons rien de ces infamies ; nous ne vous croyons pas complice de Marat, qui vous offre la dictature. Nous ne vous accusons pas d’imiter César se faisant présenter le diadème par Antoine ! Non ; mais prenez-y garde ! parlez de vous-même avec moins de complaisance ! Nous avons dans le temps aussi averti La Fayette et Mirabeau, et indiqué la roche Tarpéienne pour les citoyens qui se croient plus grands que la patrie. »


III

« Les misérables ! répondait Marat, qui alors se couvrait encore du patronage de Robespierre, ils jettent leur ombre sur les plus pures vertus ! Son génie les offusque. Ils le punissent de ses sacrifices. Ses goûts l’appelaient dans la retraite. Il n’est resté dans le tumulte des Jacobins que par dévouement à son pays ; mais les hommes médiocres ne s’accoutument point aux éloges d’autrui, et la foule aime à changer de héros.

» La faction des La Fayette, des Guadet, des Brissot, l’enveloppe. Ils l’appellent chef de parti ! Robespierre chef de parti ! Ils montrent sa main dans le trésor honteux de la liste civile. Ils lui font un crime de la confiance du peuple, comme si un simple citoyen sans fortune et sans puissance avait d’autre moyen de conquérir l’amour du peuple que ses vertus ! Comme si un homme qui n’a que sa voix isolée au milieu d’une société d’intrigants, d’hypocrites et de fourbes, pouvait jamais devenir à craindre ! Mais ce censeur incorruptible les inquiète. Ils disent qu’il s’est entendu avec moi pour se faire offrir la dictature. Ceci me regarde. Je déclare donc que Robespierre est si loin de disposer de ma plume, que je n’ai jamais eu avec lui la moindre relation. Je l’ai vu une seule fois, et cet unique entretien m’a convaincu qu’il n’était pas l’homme que je cherche pour le pouvoir suprême et énergique réclamé par la Révolution.

» Le premier mot qu’il m’adressa fut le reproche de tremper ma plume dans le sang des ennemis de la liberté, de parler toujours de corde, de glaive, de poignard, mots cruels que désavouait sans doute mon cœur et que discréditaient mes principes. Je le détrompai. « Apprenez, lui répondis-je, que mon crédit sur le peuple ne tient pas à mes idées, mais à mon audace, mais aux élans impétueux de mon âme, mais à mes cris de rage, de désespoir et de fureur contre les scélérats qui embarrassent l’action de la Révolution. Je sais la colère, la juste colère du peuple, et voilà pourquoi il m’écoute et il croit en moi. Ces cris d’alarme et de fureur que vous prenez pour des paroles en l’air sont la plus naïve et la plus sincère expression des passions qui dévorent mon âme. Oui, si j’avais eu dans ma main les bras du peuple après le décret contre la garnison de Nancy, j’aurais décimé les députés qui l’avaient rendu ; après l’instruction sur les événements des 5 et 6 octobre, j’aurais fait périr dans un bûcher tous les juges ; après les massacres du Champ de Mars, si j’avais eu deux mille hommes animés des mêmes ressentiments qui soulevaient mon sein, je serais allé à leur tête poignarder La Fayette au milieu de ses bataillons de brigands, brûler le roi dans son palais, et égorger nos atroces représentants sur leurs siéges !… » Robespierre m’écoutait avec effroi. Il pâlit et garda longtemps le silence. Je m’éloignai. J’avais vu un homme intègre ; je n’avais pas rencontré un homme d’État. » Ainsi le scélérat avait fait horreur au fanatique ; Robespierre avait fait pitié à Marat.


IV

Ces premières luttes entre les Jacobins et la Gironde donnaient à l’habile Dumouriez un double point d’appui pour sa politique. L’inimitié de Roland, de Clavière et de Servan ne l’inquiétait plus dans le conseil. Il balançait leur influence par son alliance avec leurs ennemis. Mais les Jacobins voulaient des gages, il les leur offrait dans la guerre. Danton, aussi violent et plus politique que Marat, ne cessait de répéter que la Révolution et les despotes étaient irréconciliables, et que la France n’avait de salut à espérer que de son audace et de son désespoir. La guerre, selon Danton, était le baptême ou le martyre par lequel devait passer la liberté comme une religion nouvelle. Il fallait retremper la France dans le feu, pour qu’elle se purifiât des souillures et des hontes de son passé.

Dumouriez, d’accord en cela avec La Fayette et les Feuillants, voulait aussi la guerre ; mais c’était comme un soldat, pour y conquérir la gloire et pour en foudroyer ensuite les factions. Depuis le premier jour de son ministère, il négociait de manière à obtenir de l’Autriche une réponse décisive. Il avait renouvelé presque tous les membres du corps diplomatique ; il les avait remplacés par des hommes énergiques. Ses dépêches avaient un accent martial et militaire qui ressemblait à la voix d’un peuple armé. Il sommait les princes du Rhin, l’empereur, le roi de Prusse, le roi de Sardaigne, l’Espagne, de reconnaître ou de combattre le roi constitutionnel de la France. Mais pendant que ces envoyés officiels demandaient à ces cours des réponses promptes et catégoriques, les agents secrets de Dumouriez s’insinuaient dans les cabinets des princes et s’efforçaient de détacher quelques États de la coalition qui se formait. Ils leur montraient les avantages de la neutralité pour leur agrandissement ; ils leur promettaient après la victoire le patronage de la France. N’osant pas espérer des alliés, le ministre ménageait au moins à la France des complicités secrètes ; il corrompait par l’ambition les États qu’il ne pouvait entraîner par la terreur ; il amortissait la coalition, espérant plus tard la briser.


V

Le prince sur l’esprit duquel il agissait le plus puissamment était précisément ce duc de Brunswick que l’empereur et le roi de Prusse destinaient de concert au commandement des armées combinées contre nous. Ce prince était dans leur espoir l’Agamemnon de l’Allemagne.

Charles-Frédéric-Ferdinand de Brunswick-Wolfenbuttel, nourri dans les combats, dans les lettres et dans les plaisirs, avait respiré dans les camps du grand Frédéric le génie de la guerre, l’esprit de la philosophie française et le machiavélisme de son maître. Il avait fait avec ce roi philosophe et soldat toutes les campagnes de la guerre de Sept ans. À la paix il voyagea en France et en Italie. Accueilli partout comme le héros de l’Allemagne et comme l’héritier du génie de Frédéric, il avait épousé une sœur du roi d’Angleterre George III. Sa capitale, où brillaient ses maîtresses et où dissertaient les philosophes, réunissait l’épicurisme des cours à l’austérité des camps. Il régnait selon les préceptes des sages ; il vivait selon les exemples des Sybarites. Mais son âme de soldat, qui se livrait trop facilement à la beauté, ne s’éteignait pas dans l’amour ; il ne donnait que son cœur aux femmes, il réservait sa tête à sa gloire, à la guerre et au gouvernement de ses États. Mirabeau, jeune alors, s’était arrêté à sa cour en allant à Berlin recueillir les dernières lueurs du grand Frédéric. Le duc de Brunswick avait apprécié Mirabeau. Ces deux hommes placés à des rangs si divers se ressemblaient par leurs qualités et par leurs défauts. C’étaient deux esprits révolutionnaires ; mais, par la différence des situations et des patries, l’un était destiné à faire une révolution et l’autre à la combattre.

Quoi qu’il en soit, Mirabeau fut séduit par le souverain qu’il avait mission de séduire. « La figure de ce prince, écrit-il dans sa Correspondance secrète, annonce la profondeur et la finesse. Il parle avec élégance et précision ; il est prodigieusement instruit, laborieux, perspicace ; il a des correspondances immenses, il ne les doit qu’à son mérite ; il est économe même pour ses passions. Sa maîtresse, mademoiselle de Hartfeld, est la femme la plus raisonnable de sa cour. Véritable Alcibiade, il aime le plaisir, mais il ne le prend jamais sur son travail. Est-il à son rôle de général prussien, personne n’est aussi matinal, aussi actif, aussi minutieusement exact que lui. Sous une apparence calme qui vient de la possession exercée de lui-même, son imagination brillante et sa verve ambitieuse l’emportent souvent ; mais la circonspection qu’il s’impose et le soin réfléchi de sa gloire le retiennent et le ramènent à des hésitations qui sont peut-être son seul défaut. » Mirabeau prédit dès cette époque au duc de Brunswick la suprême influence dans les affaires de l’Allemagne après la mort du roi de Prusse, que l’Allemagne appelait le grand roi.

Le duc avait alors cinquante ans. Il se défendait dans ses conversations avec Mirabeau d’aimer la guerre. « Jeux de hasard que les batailles, disait-il au voyageur français. Je n’y ai pas été malheureux jusqu’ici. Qui sait si aujourd’hui, quoique plus habile, je serais aussi bien servi par la fortune ! » Un an après cette parole, il faisait l’invasion triomphante de la Hollande à la tête des troupes de l’Angleterre. Quelques années plus tard, l’Allemagne le désignait pour son généralissime.

Mais la guerre à la France, qui souriait à son ambition de soldat, répugnait à son âme de philosophe. Il sentait qu’il combattrait mal les idées dont il avait été nourri. Mirabeau avait dit de lui ce mot profond qui prophétisait ses mollesses et les défaites de la coalition guidée par ce prince : « Cet homme est d’une trempe rare, mais il est trop sage pour être redoutable aux sages. »

Ce mot explique l’offre de la couronne de France faite au duc de Brunswick par Custine au nom du parti monarchique de l’Assemblée. La franc-maçonnerie, cette religion souterraine dans laquelle étaient entrés presque tous les princes régnants de l’Allemagne, couvrait de ses mystères de secrètes intelligences entre la philosophie française et les souverains des bords du Rhin. Frères en conjuration religieuse, ils ne pouvaient pas être des ennemis bien sincères en politique. Le duc de Brunswick était au fond du cœur plus citoyen que prince, plus Français qu’Allemand. L’offre d’un trône à Paris avait chatouillé son cœur. On combat mal un peuple dont on espère être le roi, et une cause que l’on veut vaincre, mais que l’on ne veut pas perdre : telle était la situation d’esprit du duc de Brunswick. Consulté par le roi de Prusse, il conseillait à ce monarque de tourner ses forces du côté de la Pologne et d’y conquérir des provinces, au lieu de conquérir des principes en France.


VI

Le plan de Dumouriez était de séparer, autant que possible, la Prusse de l’Autriche, pour n’avoir affaire qu’à un ennemi à la fois. L’union de ces deux puissances, rivales naturelles et jalouses, lui paraissait tellement contre nature, qu’il se flattait de l’empêcher ou de la rompre. La haine instinctive du despotisme contre la liberté trompa toutes ses prévisions. La Russie, par l’ascendant de Catherine, força la Prusse et l’Autriche à faire cause commune contre la Révolution. À Vienne, le jeune empereur, François Ier, se préparait à combattre beaucoup plus qu’à négocier. Le prince de Kaunitz, son principal ministre, répondait aux notes de Dumouriez dans un langage qui portait le défi à l’Assemblée nationale.

Dumouriez communiqua ces pièces à l’Assemblée. Il prévint les éclats de sa juste colère, en éclatant lui-même en indignation et en patriotisme. Le contre-coup de ces scènes à Paris revint se faire sentir jusque dans le cabinet de l’empereur à Vienne. François Ier, pâle et tremblant de colère, gourmanda la lenteur de son ministre. Il allait tous les jours assister, auprès du lit du prince de Kaunitz, aux conférences entre ce vieillard et les envoyés prussiens et russes, chargés par leur souverain de fomenter la guerre. Le roi de Prusse demandait à avoir seul la direction de la campagne. Il proposait l’invasion subite du territoire français comme le moyen le plus propre à économiser le sang, en frappant la Révolution d’étonnement et en faisant éclater en France la contre-révolution dont les émigrés le flattaient. Une entrevue, pour concerter les mesures de l’Autriche et de la Prusse, fut assignée à Leipzig entre le duc de Brunswick et le général des troupes de l’empereur, le prince de Hohenlohe. Des conférences pour la forme continuaient cependant encore à Vienne entre M. de Noailles, ambassadeur de France, et le comte Philippe de Cobentzel, vice-chancelier de cour. Ces conférences, où luttaient pour se concilier deux principes inconciliables, la liberté des peuples et la souveraineté absolue des monarques, n’amenèrent que des reproches mutuels. Un dernier mot de M. de Cobentzel rompit les négociations. Ce mot en éclatant à Paris y fit éclater la guerre. Dumouriez la proposa au conseil et entraîna le roi, comme par la main de la fatalité, à venir lui-même la proposer à son peuple. « Le peuple, lui dit-il, croira à votre attachement le jour où il vous verra embrasser sa cause et combattre les rois pour la défendre. »

Le roi, entouré de tous les ministres, parut inopinément à l’Assemblée le 20 avril, à l’issue du conseil. Un redoutable silence se fit dans la salle. On pressentait que le mot décisif allait être prononcé. Il le fut. Après la lecture d’un rapport complet sur les négociations avec la maison d’Autriche, par Dumouriez, le roi ajouta d’une voix concentrée, mais ferme : « Vous venez d’entendre le rapport qui a été fait à mon conseil. Les conclusions en ont été unanimement adoptées. Moi-même j’ai adopté la résolution. J’ai épuisé tous les moyens de maintenir la paix. Maintenant je viens, aux termes de la constitution, vous proposer formellement la guerre contre le roi de Hongrie et de Bohême. »

Le roi sortit, après ces paroles, au milieu des cris et des gestes d’enthousiasme qui éclatèrent dans la salle et dans les tribunes. Le peuple s’y associa sur son passage ; la France se sentait sûre d’elle-même en attaquant la première l’Europe conjurée contre elle. Il semblait aux bons citoyens que tous les troubles intérieurs allaient cesser devant cette grande action extérieure d’un peuple qui défend ses frontières, que le procès de la liberté allait se juger en quelques heures sur le champ de bataille, et que la constitution n’avait besoin que d’une victoire pour que la nation fût désormais libre au dedans et triomphante au dehors. Le roi lui-même rentra dans son palais soulagé du poids cruel de ses irrésolutions. La guerre contre ses alliés et contre ses frères avait coûté bien des angoisses à son cœur. Ce sacrifice de ses sentiments fait à la constitution lui semblait mériter la reconnaissance de l’Assemblée ; en s’identifiant ainsi à la cause de la patrie, il se flattait de retrouver au moins la justice et l’amour de son peuple. L’Assemblée se sépara sans délibérer, et donna quelques heures moins à la réflexion qu’à l’enthousiasme.


VII

À la séance du soir, Pastoret, un des principaux Feuillants, appuya le premier le parti de la guerre. « On nous reproche, dit-il, de vouloir voter l’effusion du sang humain dans un accès d’enthousiasme. Mais est-ce donc d’aujourd’hui que nous sommes provoqués ? La maison d’Autriche a violé depuis quatre cents ans les traités faits avec la France. Voilà nos motifs ! N’hésitons plus. La victoire sera fidèle à la liberté ! »

Becquet, royaliste constitutionnel, orateur réfléchi et courageux, osa seul parler contre la déclaration de guerre. « Dans un pays libre, dit-il, on ne fait la guerre que pour défendre la constitution ou la nation. Notre constitution est d’hier, il lui faut du calme pour s’enraciner. Un état de crise comme la guerre s’oppose aux mouvements réguliers du corps politique. Si vos armées combattent au dehors, qui contiendra les factions au dedans ? On vous flatte de n’avoir que l’Autriche à combattre, on vous promet la neutralité du reste du Nord : n’y comptez pas. L’Angleterre elle-même ne peut rester neutre. Si les nécessités de la guerre vous portent à révolutionner la Belgique ou à envahir la Hollande, elle se réunira à la Prusse pour soutenir le parti du stathouder contre vous. Sans doute l’Angleterre aime la liberté qui s’établit chez vous, mais sa vie est dans son commerce : elle ne peut vous l’abandonner dans les Pays-Bas. Attendez qu’on vous attaque, et l’esprit des peuples combattra alors pour vous. La justice d’une cause vaut des armées. Mais si on peut vous peindre aux yeux des nations comme un peuple inquiet et conquérant, qui ne peut vivre que dans le trouble et dans la guerre, les nations s’éloigneront de vous avec effroi. D’ailleurs, la guerre n’est-elle pas l’espoir des ennemis de la Révolution ? Pourquoi les réjouir en la leur offrant ? Les émigrés, méprisables maintenant, deviendront dangereux le jour où ils s’appuieront sur les armées de nos ennemis ! »

Sensé et profond, ce discours, interrompu par les rires ironiques et par les injures de l’Assemblée, s’acheva au milieu des huées des tribunes. Il faut de l’héroïsme dans la conviction pour combattre la guerre dans une chambre française. Bazire, ami de Robespierre, demanda, comme Becquet, ami du roi, quelques jours de réflexion avant de voter des flots de sang humain. « Si vous vous décidez pour la guerre, faites-la du moins de manière qu’elle ne soit point enveloppée de trahison ! » dit-il. Quelques applaudissements indiquèrent que l’allusion républicaine de Bazire était comprise, et qu’il fallait avant tout écarter un roi et des généraux suspects. « Non, non, répond Mailhe, ne perdez pas une heure pour décréter la liberté du monde entier ! — Éteignez les torches de vos discordes dans le feu des canons et des baïonnettes, ajoute Dubayet. — Que le rapport soit fait séance tenante, demande Brissot. — Déclarez la guerre aux rois et la paix aux nations, » s’écrie Merlin. La guerre est votée.

Condorcet, averti d’avance par les Girondins du conseil, lit à la tribune un projet de manifeste aux nations. En voici l’esprit : « Chaque nation a le droit de se donner des lois et de les changer à son gré. La nation française devait croire que des vérités si simples seraient consenties par tous les princes. Son espérance a été trompée. Une ligue s’est formée contre son indépendance ; jamais l’orgueil des trônes n’a insulté avec plus d’audace à la majesté des nations. Les motifs allégués par les despotes contre la France ne sont qu’un outrage à sa liberté. Cet insultant orgueil, loin de l’intimider, ne peut qu’exciter son courage. Il faut du temps pour discipliner les esclaves du despotisme ; tout homme est soldat quand il combat la tyrannie. »


VIII

Le principal orateur de la Gironde s’élance le dernier à la tribune : « Vous devez à la nation, dit Vergniaud, de prendre tous les moyens pour assurer le succès de la grande et terrible détermination par laquelle vous avez signalé cette mémorable journée. Rappelez-vous le jour de cette fédération générale où tous les Français dévouèrent leur vie à la défense de la liberté et à celle de la constitution ; rappelez-vous le serment que vous-mêmes vous avez prêté, le 14 janvier, de vous ensevelir sous les ruines de ce temple plutôt que de consentir à la moindre capitulation, ni qu’il fût fait une seule modification à la constitution. Quel est le cœur glacé qui ne palpite pas dans ces moments suprêmes, l’âme froide qui ne s’élève pas, j’ose le dire, jusqu’au ciel, avec les acclamations de la joie universelle ; l’homme apathique qui ne sent pas son être s’agrandir et ses forces s’élever par un noble enthousiasme au-dessus des forces de l’humanité ? Eh bien, donnez encore à la France, à l’Europe, le spectacle imposant de ces fêtes nationales ! Ranimez cette énergie devant laquelle tombent les bastilles ! Faites retentir dans toutes les parties de l’empire ces mots sublimes : Vivre libre ou mourir ! la constitution tout entière, sans modification, ou la mort ! Que ces cris se fassent entendre jusqu’auprès des trônes coalisés contre vous ; qu’ils leur apprennent qu’on a compté en vain sur nos divisions intérieures ; qu’alors que la patrie est en danger nous ne sommes plus animés que d’une seule passion, celle de la sauver ou de mourir pour elle ; qu’enfin, si la fortune trahissait dans les combats une cause aussi juste que la nôtre, nos ennemis pourraient bien insulter à nos cadavres, mais que jamais ils n’auront un seul Français dans leurs fers. »


IX

Ces paroles lyriques de Vergniaud retentirent à Berlin et à Vienne. « On vient de nous déclarer la guerre, dit le prince de Kaunitz à l’ambassadeur de Russie, prince Galitzin, au cercle de l’empereur, c’est comme si on vous l’avait déclarée à vous-mêmes. » Le commandement général des forces prussiennes et autrichiennes fut donné au duc de Brunswick. Les deux princes ne firent en cela que ratifier le choix de l’Allemagne ; c’était l’opinion qui l’avait nommé. L’Allemagne se meut lentement ; les fédérations sont impropres aux guerres soudaines. La campagne s’ouvrit du côté des Français avant que la Prusse et l’Autriche eussent préparé leurs armements.

Dumouriez avait compté sur cette lourdeur et sur cet engourdissement des deux monarchies allemandes. Son plan habile consistait à couper la coalition en deux et à faire une brusque invasion en Belgique avant que la Prusse pût se trouver sur le terrain. Si Dumouriez eût été à la fois l’inventeur et l’exécuteur de son plan, c’en était fait de la Belgique et de la Hollande ; mais La Fayette, chargé d’effectuer l’invasion à la tête de quarante mille hommes, n’avait ni les témérités ni la fougue de cet homme de guerre. Général d’opinion plutôt que général d’armée, il était accoutumé à commander à des bourgeois sur la place publique plutôt qu’à des soldats en campagne. Brave de sa personne, aimé des troupes, mais plus citoyen que militaire, il avait fait la guerre d’Amérique avec des poignées d’hommes libres et non avec des masses indisciplinées. Ne pas compromettre ses soldats, défendre avec intrépidité des frontières, mourir généreusement à des Thermopyles, haranguer héroïquement des gardes nationales, passionner ses troupes pour ou contre des opinions, telle était la nature de La Fayette. Les hardiesses de la grande guerre, qui risque beaucoup pour tout sauver, et qui découvre un moment une frontière pour aller frapper un empire au cœur, ne convenaient pas à ses habitudes, encore moins à sa situation. En devenant général, La Fayette était resté chef de parti ; en faisant face à l’étranger, il regardait toujours vers l’intérieur. Il lui fallait de la gloire sans doute pour nourrir son influence et pour reconquérir ce rôle d’arbitre de la Révolution qui commençait à lui échapper ; mais, avant tout, il fallait qu’il ne se compromît pas. Une défaite l’aurait perdu. Il le savait. Qui ne risque pas de défaite n’obtiendra jamais de victoire. C’était le général de la temporisation. Or, perdre le temps de la Révolution, c’était perdre toute sa force. La force des masses indisciplinées est dans leur impétuosité ; qui les ralentit les perd.

Dumouriez, impétueux comme l’irruption, était pénétré par instinct de cette vérité. Il s’efforça, dans les conférences qui précédèrent la nomination des généraux, de la faire passer dans l’âme de La Fayette. Il le plaçait à la tête du principal corps d’armée qui devait pénétrer en Belgique, comme le général le plus propre à fomenter les insurrections populaires et à changer dans les provinces belges la guerre en révolution. Soulever la Belgique en faveur de la liberté française, rendre son indépendance solidaire de la nôtre, c’était l’arracher à l’Autriche et la tourner contre nos ennemis.

Les Belges, dans le plan de Dumouriez, devaient nous conquérir la Belgique ; les ferments de l’insurrection étaient mal étouffés dans ces provinces. Le pas des premiers soldats français devait les remuer et les ranimer.


X

La Belgique, longtemps dominée par l’Espagne, en a contracté le catholicisme superstitieux et jaloux. La nation appartient aux prêtres ; les priviléges du clergé lui semblent les priviléges du peuple. Joseph II, philosophe avant l’heure, mais philosophe armé, avait voulu émanciper ce peuple du despotisme du sacerdoce. La Belgique s’était insurgée en 1790 contre la liberté qu’on lui apportait, et avait pris parti pour ses oppresseurs. Le fanatisme des prêtres et le fanatisme des priviléges municipaux, réunis en un seul sentiment de résistance à Joseph II, avaient soulevé ces provinces. Les révoltés avaient pris Gand et Bruxelles, et proclamé la déchéance de la maison d’Autriche de la souveraineté des Pays-Bas. À peine triomphante, la révolution belge s’était divisée : le parti sacerdotal et aristocratique demandait une constitution oligarchique ; le parti populaire demandait une démocratie calquée sur la Révolution française. Van der Noot, tribun éloquent et cruel, était l’âme du premier parti. Van der Merch, soldat intrépide, était le chef du parti du peuple. La guerre civile éclata au milieu de la guerre de l’indépendance. Van der Merch, prisonnier des aristocrates et des prêtres, fut plongé dans les cachots. Léopold, successeur de Joseph II, profita de ces déchirements pour reconquérir la Belgique. Lassée de la liberté avant d’en avoir joui, elle se soumit sans résistance. Van der Noot s’exila en Hollande. Van der Merch, délivré par les Autrichiens, reçut un généreux pardon et redevint un citoyen obscur. L’indépendance fut comprimée par de fortes garnisons autrichiennes ; elle ne pouvait manquer de se réveiller au contact des armées françaises.

La Fayette parut comprendre et approuver ce plan. Il fut convenu que le maréchal de Rochambeau aurait le commandement en chef de l’armée qui menacerait la Belgique, que La Fayette aurait sous ses ordres un corps considérable qui ferait l’invasion, et qu’aussitôt l’invasion faite, La Fayette commanderait seul dans les Pays-Bas. Rochambeau, vieilli et usé par l’inaction, n’aurait ainsi que les honneurs du rang ; La Fayette aurait toute l’action de la campagne et toute la propagande armée de la Révolution. « Ce rôle lui convient, disait le vieux maréchal, je n’entends rien à la guerre des villes. » Faire marcher La Fayette sur Namur mal défendu, s’en emparer ; marcher de là sur Bruxelles et sur Liége, ces deux capitales des Pays-Bas, et ces deux foyers de l’indépendance belge ; lancer en même temps le général Biron avec dix mille hommes sur Mons contre le général autrichien Beaulieu, qui n’y avait que deux ou trois mille hommes ; détacher de la garnison de Lille un autre corps de trois mille soldats qui occuperait Tournay, et qui, après avoir mis garnison dans la citadelle, irait grossir le corps de Biron ; faire sortir de Dunkerque douze cents hommes qui surprendraient Furnes ; s’avancer ensuite en convergeant au cœur des provinces belges avec quarante mille hommes réunis sous la direction de La Fayette ; attaquer partout à la fois en dix jours un ennemi mal préparé, insurger les populations derrière soi, renforcer ensuite jusqu’à quatre-vingt mille soldats cette armée d’attaque, et y joindre les bataillons belges, levés au nom de leur indépendance, pour combattre l’armée de l’empereur à mesure qu’elle arriverait d’Allemagne, tel était le plan hardi de la campagne conçu par Dumouriez. Rien n’y manquait, de toutes les conditions de succès, qu’un homme pour l’exécuter. Dumouriez disposa les troupes et les commandements conformément à ce plan.


XI

L’élan de la France répondait à l’élan de son génie.

De l’autre côté du Rhin, les préparatifs se faisaient avec énergie et ensemble. L’empereur et le roi de Prusse se réunirent à Francfort. Le duc de Brunswick s’y trouva avec eux. L’impératrice de Russie adhéra à l’agression des puissances contre la nation française, et fit marcher ses troupes contre la Pologne pour y étouffer les germes des mêmes principes qu’on allait combattre à Paris. L’Allemagne entière céda, malgré elle, à l’impulsion des trois cabinets, et s’ébranla par masses vers le Rhin. L’empereur préluda à la guerre des trônes contre les peuples par son couronnement à Francfort. Le quartier général du duc de Brunswick s’organisa à Coblentz ; c’était la capitale de l’émigration. Le généralissime de la confédération y eut une première entrevue avec le comte de Provence et le comte d’Artois, les deux frères de Louis XVI. Il leur promit de leur rendre avant peu leur patrie et leur rang. Ils l’appelaient d’avance le héros du Rhin et le bras droit des rois.

Tout prenait un aspect militaire. Les deux princes de Prusse, cantonnés dans un village voisin de Coblentz, n’avaient qu’une chambre et couchaient sur la terre. Le roi de Prusse était accueilli sur toutes les rives du Rhin au bruit des salves de canon de son artillerie. Dans toutes les villes qu’il traversait, les émigrés, les populations et ses troupes le proclamaient d’avance le sauveur de l’Allemagne. Son nom, écrit dans des illuminations en lettres de feu, était couronné de cette devise adulatrice : Vivat Villelmus, Francos deleat, jura regis restituat ! « Vive Guillaume, l’exterminateur des Français, le restaurateur de la royauté ! »


XII

Coblentz, ville située au confluent de la Moselle et du Rhin dans les États de l’électeur de Trèves, était devenue la capitale de l’émigration française. Un rassemblement croissant de vingt-deux mille gentilshommes s’y pressait autour des sept princes de la maison de Bourbon émigrés. Ces princes étaient le comte de Provence et le comte d’Artois, frères du roi ; les deux fils du comte d’Artois, le duc de Berri et le duc d’Angoulême ; le prince de Condé, cousin du roi ; le duc de Bourbon, son fils, et le duc d’Enghien, son petit-fils. Toute la jeune noblesse militaire du royaume, à l’exception des partisans de la constitution, avait quitté ses garnisons ou ses châteaux pour venir s’enrôler dans cette croisade des rois contre la Révolution française.

Ce mouvement, qui paraît impie aujourd’hui puisqu’il armait des citoyens contre leur patrie et qu’il implorait des armes étrangères pour combattre la France, n’avait pas alors aux yeux de la noblesse française ce caractère parricide que le patriotisme mieux éclairé de ces derniers temps lui attribue. Coupable devant la raison, il s’expliquait du moins devant le sentiment. L’infidélité à la patrie était la fidélité au roi, et cette fidélité s’appelait honneur.

La foi au trône était la religion de la noblesse française. La souveraineté du peuple lui paraissait un dogme insolent contre lequel il fallait tirer l’épée, sous peine d’en partager le crime. Cette noblesse avait patiemment supporté les abaissements et les dépouillements personnels de titres et de fortune que l’Assemblée constituante lui avait imposés par la destruction des derniers vestiges de la féodalité, ou plutôt elle avait généreusement fait elle-même ces sacrifices à la patrie dans la nuit du 6 août. Mais les outrages au roi lui avaient paru plus intolérables que ses propres outrages. Le délivrer de sa captivité, l’arracher à ses périls, sauver la reine et ses enfants, rétablir la royauté dans sa plénitude, ou mourir en combattant pour cette sainte cause, lui paraissait le devoir de sa situation et de son sang. L’honneur d’un côté, la patrie de l’autre ; elle n’avait pas hésité : elle avait suivi l’honneur. Il se sanctifiait encore à ses yeux par le mot magique de dévouement. En effet, il y avait un dévouement réel à ces jeunes gens et à ces vieillards d’abandonner leurs grades dans l’armée, leurs biens, leur patrie, leurs familles, et d’aller se jeter sur la terre étrangère autour du drapeau blanc, pour y faire le métier de simples soldats et pour y affronter l’exil éternel, la spoliation prononcée contre eux par les lois de leur pays, les fatigues des camps ou la mort sur les champs de bataille. Si le dévouement des patriotes à la Révolution était sublime comme l’espérance, le dévouement de la noblesse émigrée était généreux comme le désespoir. Dans les guerres civiles, il faut juger chacun des partis avec ses propres idées. Les guerres civiles sont presque toujours l’expression de deux devoirs en opposition l’un contre l’autre. Le devoir des patriotes, c’était la patrie. Le devoir des émigrés, c’était le trône. L’un des deux partis pouvait se tromper de devoir, mais tous les deux croyaient l’accomplir.


XIII

L’émigration se composait de deux partis bien distincts : les politiques et les combattants. Les politiques, qui se pressaient autour du comte de Provence et du comte d’Artois, se répandaient en imprécations sans périls contre les vérités de la philosophie et contre les principes de la démocratie ; ils écrivaient des livres et des journaux où la Révolution française était représentée aux yeux des souverains étrangers comme une conspiration infernale de quelques scélérats contre les rois et contre Dieu lui-même ; ils formaient des conseils d’un gouvernement imaginaire ; ils briguaient des missions ; ils rêvaient des plans ; ils nouaient des intrigues ; ils couraient dans toutes les cours ; ils ameutaient les souverains et leurs ministres contre la France ; ils se disputaient la faveur des princes français ; ils transportaient sur la terre de l’exil les ambitions, les rivalités, les cupidités des cours.

Les militaires n’y avaient transporté que la bravoure, l’insouciance, la légèreté et la grâce de leur nation et de leur métier. Coblentz était le camp de l’illusion et du dévouement. Cette poignée de braves se croyait une nation et se préparait, en s’exerçant aux manœuvres et aux campements de la guerre, à reconquérir en quelques marches toute une monarchie. Les émigrés de tous les pays et de tous les temps ont présenté ce spectacle. L’émigration a son mirage comme le désert. On croit avoir emporté la patrie à la semelle de ses souliers, comme disait Danton ; on n’emporte que son ombre, on n’accumule que sa colère, on ne retrouve que sa pitié.


XIV

Parmi les premiers émigrés, trois factions correspondaient à ces partis divers dans l’émigration elle-même.

Le comte de Provence, depuis Louis XVIII, était un prince philosophe, politique, diplomate, incliné d’esprit aux innovations, ennemi de la noblesse, du sacerdoce, favorable à la démocratie, et qui aurait pardonné à la Révolution, si la Révolution elle-même avait voulu pardonner à la royauté. Ses infirmités précoces lui interdisant les armes, il s’armait de politique, il cultivait son esprit, il étudiait l’histoire, il écrivait bien ; il pressentait la chute prochaine, il redoutait la mort probable de Louis XVI ; il croyait aux vicissitudes des révolutions, et se préparait de loin à devenir le pacificateur de son pays et le conciliateur du trône et de la liberté. Son cœur peu viril avait des défauts et des qualités de femme. Il avait besoin d’amitié, il se donnait à des favoris ; il les choisissait à la grâce plutôt qu’au mérite. Il ne voyait les choses et les hommes qu’à travers les livres ou à travers le cœur de ses courtisans. Prince un peu théâtral, il posait comme une statue du droit et du malheur devant l’Europe. Il étudiait ses attitudes, il parlait académiquement de ses adversités, il se drapait en victime et en sage. L’armée ne l’aimait pas.


XV

Le comte d’Artois, plus jeune que lui, gâté par la nature, par la cour et par les femmes, avait pris le rôle du héros. Il représentait à Coblentz l’antique honneur, le dévouement chevaleresque, le caractère français. Il était adoré de la noblesse de cour, dont il personnifiait la grâce, l’élégance et l’orgueil. Son cœur était bon, son esprit facile, mais peu étendu et peu éclairé. Philosophe par engouement et par légèreté avant la Révolution, superstitieux depuis par entraînement et par faiblesse, il défiait de loin la Révolution de son épée. Il semblait plus propre à l’irriter qu’à la vaincre ; il annonçait dès cette époque ces témérités sans portée et ces provocations sans force qui devaient un jour lui coûter le trône. Mais sa beauté, sa grâce, sa cordialité, couvraient ses imperfections d’intelligence ; il semblait destiné à ne jamais mourir. Vieux d’années, il devait régner et mourir éternellement jeune. C’était le prince de cette jeunesse : il eût été François Ier à une autre époque ; à la sienne il fut Charles X.

Le prince de Condé était militaire de sang, de goût et de métier. Il méprisait ces deux cours transplantées sur les bords du Rhin ; sa cour à lui était son camp. Son fils, le duc de Bourbon, faisait ses premières armes sous ses ordres. Son petit-fils, le duc d’Enghien, âgé de dix-sept ans, lui servait déjà d’aide de camp. Ce jeune prince était la grâce mâle de ce camp des émigrés ; sa bravoure, son élan, sa générosité, promettaient un héros de plus à cette race héroïque des Condé : digne de vaincre pour une cause moins condamnée, ou digne de mourir en plein jour sur un champ de bataille, et non comme il mourut quelques années plus tard, au fond du fossé de Vincennes, à la lueur d’une lanterne, sans autre ami que son chien, et sous les balles d’un peloton commandé de nuit, comme pour un assassinat.


XVI

Cependant Louis XVI tremblait lui-même dans son palais du contre-coup de cette guerre qu’il avait proclamée et qui grondait sur nos frontières. Il ne se dissimulait point qu’il était moins le chef que l’otage de la France ; que sa tête et celles de sa femme et de ses enfants répondraient à la nation de ses revers ou de ses périls. Le danger voit partout la trahison. Les journaux et les clubs dénonçaient plus que jamais l’existence du comité autrichien dont la reine était l’âme. Ce bruit était accrédité dans le peuple ; il ne coûtait à cette princesse que sa popularité pendant la paix, il pouvait lui coûter la vie pendant la guerre. Ainsi, accusée d’abord de trahir la paix, cette malheureuse famille était maintenant accusée de trahir la guerre. Aux fausses situations tout devient péril. Le roi envisageait tous ces dangers à la fois, et courait toujours au plus prochain.

Il envoya un agent secret au roi de Prusse et à l’empereur pour obtenir de ces deux souverains qu’ils suspendissent, dans l’intérêt de son salut, les hostilités, et qu’ils fissent précéder l’invasion par un manifeste de conciliation qui permît à la France de reculer sans honte et qui mît les jours de la famille royale sous la responsabilité de la nation. Cet agent secret était Mallet-Dupan, jeune publiciste génevois établi en France et mêlé au mouvement contre-révolutionnaire. Mallet-Dupan aimait la monarchie par principe et le roi par dévouement personnel. Il partit de Paris sous prétexte de retourner à Genève, sa patrie. Il se rendit de là en Allemagne auprès du maréchal de Castries, confident de Louis XVI à l’étranger, et un des chefs des émigrés. Accrédité par le duc de Castries, il se présenta à Coblentz au duc de Brunswick, à Francfort aux ministres de l’empereur et du roi de Prusse. On refusa de prêter confiance à ses communications, à moins qu’il ne montrât une lettre du roi lui-même. Le roi lui fit parvenir ces trois lignes écrites de sa main sur une bande de papier de deux pouces de large : « La personne qui présentera ce billet connaît mes intentions, on peut croire tout ce qu’elle dira en mon nom. » Ce signe royal de reconnaissance ouvrit à Mallet-Dupan les cabinets de la coalition.

Des conférences s’ouvrirent entre le négociateur français, le comte de Cobentzel, le comte d’Haugwitz et le général Heyman, plénipotentiaires de l’empereur et du roi de Prusse. Ces ministres, après avoir vérifié le titre de la mission de Mallet-Dupan, se firent communiquer ses instructions. Elles portaient que « le roi joignait ses prières à ses exhortations pour conjurer les émigrés de ne point faire perdre à la guerre prochaine son caractère de puissance à puissance, en y prenant part au nom du rétablissement de la monarchie. Toute autre conduite produirait une guerre civile, mettrait en danger les jours du roi et de la reine, renverserait le trône, ferait égorger les royalistes. Le roi ajoutait qu’il conjurait les souverains armés pour sa cause de bien séparer dans leur manifeste la faction des Jacobins de la nation, et la liberté des peuples de l’anarchie qui les déchire ; de déclarer formellement et énergiquement à l’Assemblée, aux corps administratifs, aux municipalités, qu’ils répondraient sur leurs têtes de tous les attentats qui seraient commis contre la personne sacrée du roi, de la reine, de leurs enfants, et enfin d’annoncer à la nation que la guerre ne serait suivie d’aucun démembrement, qu’on ne traiterait de la paix qu’avec le roi, et qu’en conséquence l’Assemblée devait se hâter de lui rendre la plus entière liberté, pour négocier au nom de son peuple avec les puissances. »

Mallet-Dupan développa le sens de ces instructions avec la supériorité de vues et l’énergie d’attachement au roi dont il était capable. Il peignit en couleurs tragiques l’intérieur du palais des Tuileries et les terreurs dont la famille royale était assiégée. Les négociateurs furent émus jusqu’à l’attendrissement. Ils promirent de communiquer ces impressions à leurs souverains, et donnèrent à Mallet-Dupan l’assurance que les intentions du roi seraient la règle et la mesure des paroles que le manifeste de la coalition adresserait à la nation française.

Cependant ils ne lui dissimulèrent pas leur étonnement de ce que le langage des princes français émigrés à Coblentz était si opposé aux vues du roi à Paris. « Ils témoignent ouvertement, disent-ils, l’intention de reconquérir le royaume pour la contre-révolution, de se rendre indépendants, de détrôner leur frère et de proclamer une régence. » Le confident de Louis XVI repartit pour Genève après cette entrevue. L’empereur, le roi de Prusse, les principaux princes de la confédération, les ministres, les généraux, le duc de Brunswick, se rendirent à Mayence. Mayence, où les fêtes étaient interrompues par les conseils, fut pendant quelques jours le quartier général des trônes. On y prit sous l’inspiration des émigrés des résolutions extrêmes. On se décida à combattre corps à corps une révolution qui grandissait de tous les ménagements qu’on gardait pour elle. Les supplications de Louis XVI, les avertissements de Mallet-Dupan, furent oubliés. Le plan de campagne fut réglé.


XVII

L’empereur aurait la direction suprême de la guerre en Belgique ; le duc de Saxe-Teschen y commanderait son armée. Quinze mille hommes de ses troupes couvriraient la droite des Prussiens et feraient leur jonction avec eux vers Longwy. Vingt mille hommes de l’empereur, commandés par le prince de Hohenlohe, se porteraient entre le Rhin et la Moselle, couvriraient la gauche des Prussiens, et opéreraient sur Landau, Sarrelouis, Thionville. Un troisième corps sous les ordres du prince Esterhazy, et renforcé de cinq mille émigrés conduits par le prince de Condé, menacerait les frontières depuis la Suisse jusqu’à Philipsbourg. Le roi de Sardaigne aurait son armée d’observation sur le Var et sur l’Isère. Ces dispositions faites, on résolut de répondre à la terreur par la terreur, et de publier, au nom du généralissime, duc de Brunswick, un manifeste qui ne laissât à la Révolution française d’autre alternative que la soumission ou la mort.

M. de Calonne l’inspira. Le marquis de Limon, ancien intendant des finances du duc d’Orléans, d’abord révolutionnaire ardent comme son maître, puis émigré et royaliste implacable, écrivit le manifeste et le soumit à l’empereur. L’empereur le fit approuver du roi de Prusse. Le roi de Prusse l’imposa au duc de Brunswick. Le duc murmura et demanda la faculté d’adoucir quelques termes. Les souverains le lui permirent. Le marquis de Limon, appuyé par le parti des princes français, rétablit le texte. Le duc de Brunswick s’indigna et déchira le manifeste, sans oser toutefois le désavouer. La proclamation parut avec toutes ses insultes et toutes ses menaces à la nation française. L’empereur et le roi de Prusse, instruits des secrètes faiblesses du duc de Brunswick pour la France, et de l’offre de la couronne que les factieux lui avaient faite, firent subir la responsabilité de cette proclamation à ce prince comme une vengeance ou comme un désaveu. Cet impérieux défi des rois à la liberté menaçait de mort tous les gardes nationaux qui seraient pris les armes à la main défendant leur indépendance et leur patrie, et, dans le cas où le moindre outrage serait commis par les factieux contre la majesté royale, il annonçait qu’on raserait Paris de la surface du sol.