Histoire des Canadiens-français, Tome VII/Chapitre 7

Wilson & Cie (VIIp. 85-92).

CHAPITRE VII


1713-1760


L’Acadie. — La France néglige l’Amérique. — Guerre de 1744 à 1748. — Paix armée de 1749 à 1754. — Triomphe de l’Angleterre. — Situation des Canadiens.

G
ardons-nous de raconter par les détails ces luttes mémorables que l’histoire de l’Amérique du Nord a enregistrées — luttes qui se terminèrent par la conquête Canada. La chronique de Garneau dépasse tout ce que nous pourrions tenter sur ce sujet.

Le premier moment de stupeur passé, après la cession de l’Acadie (1713) il y eut de la part des Acadiens comme un élan vers l’émigration. Les nouveaux maîtres n’étaient point sympathiques. De son côté la France, regrettant sa conduite, cherchait à se rétablir dans le voisinage du golfe Saint-Laurent. Elle fonda une colonie au cap Breton, comptant, pour la peupler, sur les Canadiens et les Acadiens — au lieu d’y envoyer directement du royaume des familles susceptibles d’accomplir cette œuvre. Son projet ne réussit qu’à demi. En donnant des postes de confiance à quelques Canadiens distingués, elle attira à Louisbourg une poignée de nos gens. Les Anglais, inquiets de l’attitude des Acadiens, se mirent à flatter ceux-ci et firent si bien qu’un petit nombre seulement abandonnèrent leur pays pour le cap Breton et l’île Saint-Jean. Tout paraissait avoir pris une certaine position fixe lorsque, en 1720, M. Richard, nommé gouverneur de l’Acadie, intima aux habitants d’avoir à cesser leur commerce avec le cap Breton et les établissements français ; de plus, il exigea le serment d’allégeance. Ce fut la première crise de cette longue série de persécutions qui devait aboutir à l’acte odieux de 1755 : la déportation en masse. Les Acadiens ne balancèrent pas : ils refusèrent le serment et les autres lois imposées. Richard céda, mais le dessein des Anglais n’était qu’ajourné.

D’après M. Rameau, « les Anglais, en s’emparant de l’Acadie étaient plus désireux d’évincer les Français du pays que de s’y établir eux-mêmes ; ils considéraient comme misérables et sans importance la contrée et les faibles groupes d’habitants qui s’y trouvaient dispersés. Ils se contentèrent d’installer une petite garnison à Port-Royal, qu’ils appelèrent désormais Annapolis ; quant aux Acadiens, on leur demanda un serment d’allégeance auquel ils se refusèrent d’abord et qu’ils éludèrent ensuite ; d’ailleurs, aucun colon anglais ne vint s’installer dans ce pays, et l’Acadie, sous la surveillance de quelques soldats dont personne ne comprenait la langue, demeura isolée du reste du monde comme le château de la Belle au bois dormant. En droit, les Anglais étaient bien les maîtres de la contrée, mais en fait ils ne dominaient que le fort et ses alentours immédiats ; ils obtinrent un simulacre de soumissions des Acadiens qui demeuraient près du fort. Quant à ceux qui habitaient dans l’intérieur, dans les paroisses des Mines, et bien plus encore les gens du district de Beaubassin, ils échappaient entièrement à leur action et se gouvernaient eux-mêmes, par un concours tacite de l’autorité patriarcale des pères de famille et des missionnaires : on songeait à peine à eux ! »

En 1720, l’île Saint-Jean, restée française, n’avait encore qu’une population de dix-sept familles, ou environ cent âmes, et en 1728, trois cent trente. Le nord de l’Acadie comptait six mille âmes en 1731, divisées presque également entre les Mines, Beaubassin, Pigiguit et Port-Royal ; le groupe le plus à l’aise se trouvait au bassin des Mines et le moins favorisé à Port-Royal. En 1733, il y avait sur la rivière Saint-Jean vingt ménages composés de cent onze âmes. L’île Saint-Jean renfermait cinq cent quarante âmes en 1735 ; la paroisse d’Ekoupay, principal poste de la rivière Saint-Jean, n’avait encore que cent seize âmes quatre ans plus tard. Tout le monde de l’Acadie formait une population de sept mille six cents âmes en 1737 — ce qui, en comprenant les petites colonies déjà mentionnées du Nouveau-Brunswick, portait à huit mille le nombre des Acadiens. Deux mille en 1710 ; huit mille en 1740 ! D’après cette progression, il était facile de prévoir qu’à la fin du siècle, ils dépasseraient cent mille. Ce fait alarma le gouverneur anglais, et comme il ne venait pas ou presque pas de colons de langue anglaise se fixer dans ces territoires, on chercha, dit M. Rameau, « à intimider les habitants et à gêner leur expansion ; on surveilla de très près les missionnaires qui dirigeaient leurs paroisses ; enfin on fit revivre la question du serment d’allégeance si souvent demandé et toujours écarté ; on menaça ceux qui ne le prêteraient pas de les expulser en confisquant leurs biens ; les gens ne s’y refusaient point absolument, mais ils voulaient introduire dans le serment une réserve qui les dispensât de porter les armes, en cas de guerre contre les Français. Ils alléguaient non sans raison que le premier gouverneur Nicholson avait accepté cette restriction, et en effet, depuis la conquête, ils étaient connus et désignés dans toute l’Amérique du Nord sous le nom de French neutrals. Les Anglais voulaient un serment sans réserve, mais ils étaient sans moyens d’action pour l’exiger, excepté dans la paroisse de Port-Royal ; les Acadiens s’obstinèrent, et la question traînant en longueur s’envenima et devint une des causes de la funeste et terrible péripétie qui termine cette histoire. Les Anglais étaient inquiets ; la guerre qui éclata en 1744 avec la France poussa cette inquiétude à l’extrême. »

En ce moment, la situation était très tendue entre les deux pays. Les Français ne faisaient pas un mystère de leur projet de reprendre l’Acadie et d’employer des milices canadiennes dans ce but. Tout naturellement, les Acadiens penchaient vers cette politique (ce dont personne ne saurait les blâmer) qui pour leur malheur, a été trop activée par la France. Manifester de l’attachement envers leur ancienne mère-patrie, c’était pour les Acadiens risquer tout pour tout, et comme l’issue de la guerre fut défavorable à la cause française, ces pauvres gens en éprouvèrent les lamentables conséquences.

Louisbourg, forteresse de première classe, attira d’abord l’attention des généraux de la Grande-Bretagne. Dès l’automne de 1743, la flotte française occupait Canseau et croisait dans le voisinage de Port-Royal, calculant sur l’espérance de faire soulever les Acadiens. M. Duquesnel, gouverneur du cap Breton (l’île Royale) envoya un officier canadien, M. de Gannes de Falaise, occuper les Mines, mais les habitants le conjurèrent de s’éloigner, ce qu’il fit avec Duvivier qui commandait la flotte française.

L’intérieur du continent était alors presque inconnu des Anglais. Les Canadiens, au contraire, l’avaient déjà parcouru en tous sens et leurs postes s’étendaient par Cataracoui, Niagara, le Détroit, Michillimakinac, la baie Verte, les Illinois et le Mississipi, jusqu’au golfe du Mexique. Telle était la ligne de défense qui nous était imposée, et qu’il nous fallait maintenir avec une population de quarante-trois mille âmes, contre des colonies qui en renfermaient au moins huit cent mille.

Au Canada, on ne connut la déclaration de guerre qu’au printemps de 1744. M. de Beauharnois appela immédiatement les nations sauvages et fit ses dispositions pour résister tant aux frontières qu’à Québec, contre un ennemi supérieur en nombre et bien préparé. Les miliciens étaient au nombre de plus de onze mille, répartis comme suit dans les trois gouvernements : Montréal 4647, Trois-Rivières 1059, Québec 5579, sans compter un millier d’hommes occupés dans les voyages et à la traite, tous bons soldats. Le premier corps, formé de cent vingt Canadiens, sous les ordres du lieutenant Marin, avec environ quatre cents Abénaquis et Hurons, se dirigea vers Port-Royal, au mois de janvier 1745. Cet hiver, l’un des plus beaux qui se puisse voir dans nos climats, fut employé aux préparatifs que nécessitait la situation. Durant ce même mois de janvier, le gouverneur du Massachusetts, M. Shirley, forma le projet de conquérir Louisbourg. Il appela à lui les provinces anglaises. Le Connecticut, le New-Hampshire et le Rhode-Island promirent de le seconder. La garnison de Louisbourg était en révolte. François Bigot, commissaire-ordonnateur, retenait la solde des troupes. La bande malsaine qui devait perdre le Canada était répandue dans toutes les branches de l’administration. Lorsque la flotte anglaise, composée de plus de cent vaisseaux parut devant Louisbourg, le 30 avril 1745, on eut de la peine à pacifier la garnison et à la décider à se tourner contre l’ennemi. Les officiers français se défendirent, tout en surveillant leurs propres soldats qui voulaient déserter. Le 17 juin la place capitula. Les milices de la Nouvelle-Angleterre qui, pour la première fois, se voyaient du côté des vainqueurs, célébrèrent cette victoire avec enthousiasme. Le Canada répondit à cette explosion par l’envoi de quelques partis qui semèrent l’épouvante dans les provinces anglaises. L’un d’eux, commandé par le chevalier Boucher de Niverville, s’avança, au printemps de 1746, jusque dans le voisinage de Boston, et après avoir ravagé le pays se retira avec ses prisonniers. Le même officier fit la même campagne en 1747, et fut aussi heureux que la première fois. Mais la prise de Louisbourg avait frappé les imaginations. La guerre, enfin, se montrait favorable aux Anglais et ceux-ci se préparaient à envahir le Canada, par le lac Champlain et par le Saint-Laurent. Un corps de six cents Canadiens, sous M. de Ramesay, alla réveiller les Acadiens qui ne savaient plus s’il fallait tenir ouvertement pour la France ou rester neutres et attendre le résultat de la lutte en se confiant à la grâce de Dieu. Plusieurs, voyant que leurs compatriotes du cap Breton venaient d’être enlevés et bannis par les vainqueurs, voulurent s’en aller au Canada et demandèrent d’y former des paroisses à côté des enfants de cette colonie. Ce projet commença à s’exécuter en 1748, lorsque, à la suite de la paix conclue à Aix-la-Chapelle, les Anglais insistèrent de nouveau pour que les Acadiens prêtassent le serment d’allégeance. La guerre qui venait de finir ne laissait plus d’espoir aux colonies. Il était visible que la France les abandonnait à elles-mêmes et que de son côté l’Angleterre visait à s’en emparer. Dans ce but, Halifax fut fondé (1749) et les Acadiens mis en demeure de se soumettre corps et âmes ou de s’expatrier. On les vit se répandre dans les îles du golfe, et jusque parmi nous. Les cinq ou six années qui s’écoulèrent ensuite ne firent qu’accentuer cette situation. De toute manière, nous étions entrés, Acadiens et Canadiens, dans la phase douloureuse de la conquête par les armes.

Cependant, le cap Breton était redevenu français. On cherchait à le coloniser. Cette tentative rendait les Anglais plus défiants que jamais. Une commission, nommée pour définir les frontières entre les possessions des deux couronnes, siégea longuement, et, au lieu de rassurer les esprits, eut l’effet de faire envisager la paix comme une simple suspension d’armes. L’année 1749, les Anglais amenèrent deux mille cinq cents de leurs compatriotes en Acadie. La race française dans cette province comptait alors treize mille âmes ; elle était de mille dans chacune des provinces appelées Nouveau-Brunswick, île Saint-Jean, Cap Breton. Depuis la Nouvelle-Orléans jusqu’à Louisbourg les cœurs se serraient, parce qu’on voyait venir le moment suprême où tout se réunirait contre nous : la mollesse de la France et le patriotisme de l’Angleterre. Ah ! qu’ils étaient loin ces jours où les Canadiens pouvaient compter sur le prestige du drapeau français et sur la politique d’un ministre entreprenant ou d’un roi courageux ! Jamais peuple destiné à subir le joug de l’étranger ne comprit mieux avant la lutte, la triste situation qui lui était faite, et pourtant, a-t-il faibli ? Non ! il a porté le premier coup, ou pour mieux dire, sachant que ce coup était dans l’air, il est allé au devant !

Lorsque le colonel Washington laissa tirer ses miliciens sur Villiers de Jumonville, au fort de la Nécessité (1754) et qu’il ouvrit de la sorte cette guerre dite de Sept Ans qui devait nous grandir dans l’histoire, tout en nous arrachant nos drapeaux, il croyait disputer sur une simple interprétation des actes officiels relatifs aux frontières du Canada. C’est donc de l’Ohio que partit le mouvement, ou si l’on veut l’incendie qui embrasa l’Europe et l’Amérique. Il n’y eut, à tout prendre, ni malentendu ni surprise. Dans les détails de cette première action, la critique a beaucoup à dire sans doute, mais nous le répétons, le coup était prévu.

Si une nation héroïque, quoique faible, parle, agit et se bat comme un grand et riche peuple, c’est qu’elle a des vertus solides. Ainsi se présentaient les Canadiens au début des événements qui coûtèrent la vie à tant de héros et qui, sans l’écraser, asservirent le vaincu. Tous nos morts, selon le mot d’un poète, tous nos morts marchèrent avec nous. Les gloires du passé, la longue et ferme expérience d’un siècle de combats, rendirent redoutable une poignée de colons isolés. On le savait si bien à Londres que le ministère désigna tout d’abord pour la lutte ses meilleurs régiments. Ce fut une belle rencontre, une scène épique. Ici le nombre et l’argent. Là le courage et la vigueur. Au premier choc, les Canadiens l’emportèrent. Il y eut mort des deux commandants. La victoire de la Monongahela (1755) devait ressembler en cela à la défaite des plaines d’Abraham. Après cette passe d’armes, le feu s’étendit sur toute la ligne. Une frontière de plusieurs centaines de lieues fut le théâtre des exploits de nos milices. Les troupes royales, en petit nombre, n’accomplirent rien sans notre participation. Oswégo tomba parce que les Canadiens le voulaient ; Montclam jugeait l’entreprise impossible. Carillon fut choisi contre l’opinion du général français et ce furent nos milices qui décidèrent la journée. Pour résister à des soldats plus nombreux qu’il n’y avait d’hommes, de vieillards, de femmes et d’enfants dans tout le pays, nous avions à nous battre en dix endroits différents, fortifier les places, parcourir des espaces immenses et travailler aux récoltes, car en 1755, 1756, 1757, 1758 et 1759, l’ennemi, désespéré par nos victoires, n’en était pas moins aux portes, et même en 1760, lorsque les armées anglaises eurent campé en face du Saint-Laurent et que les troupes de France se trouvèrent à peu près anéanties, la population toute entière opposa encore une résistance telle que la capitulation de Montréal fut plutôt dictée par l’habitant, les armes à la main, que consentie entre les chefs militaires. Ce grand respect que les généraux anglais nous témoignèrent, à plus d’une reprise, après la conquête, avait sa source dans notre valeur. Tout Canadien-Français a droit d’être fier de ces temps glorieux et l’on ne sait qui applaudir, des triomphateurs ou de ceux qui leur ont si chèrement vendu la victoire.

Il y eut dans ce drame une scène affreuse : la déportation des Acadiens. Ceux-là n’avaient ni fusils ni épées : on en fit un troupeau, et après l’avoir partagé en plusieurs bandes les navires allèrent les déposer dans vingt pays lointains d’où la plupart de ces infortunés ne devaient pas revenir. Partout où un Canadien rencontre un Acadien il lui doit des égards, en raison des malheurs de sa race. Nous avons moins souffert que nos frères d’Acadie. Une même cause, un même sang, une même langue nous unissaient au début de la guerre de Sept Ans. Peut-être la dispersion des Acadiens a-t-elle contribué à nous mettre sur nos gardes contre les excès du patriotisme, après la conquête, alors que le péril était si grand pour nous.

Le temps n’est plus où l’on mettait en doute la part honorable qui revient aux Canadiens dans la défense de leur pays, et c’est pourquoi nous nous abstenons de raconter les campagnes commencées sous de Beaujeu et closes sous de Lévis. La France n’a fait son devoir que le moins possible dans cette lutte mémorable. Son gouvernement corrompu s’est montré ici ce qu’il était ailleurs. Malgré cela, il reste dans le cœur des Canadiens un amour vivace et touchant envers l’ancienne mère-patrie, mais rien en faveur de ceux qui la dirigeaient ; rien même de ce drapeau blanc qui la personnifiait. Les emblèmes d’autrefois sont pour nous lettres mortes. Mais nous aimons toujours la France ! Elle représente dans le monde un génie sympathique. Le moindre Canadien cherche à s’en approcher par le cœur et par l’intelligence. Sa langue, qui parmi nous prend la place de la poudre, et que nous tenons en ligne droite de son plus beau siècle littéraire, sa langue fait notre orgueil ! Si des habitudes nouvelles, un mode de gouvernement que nous avons adopté, ou plutôt créé et que nous aimons, nous revêtent d’une apparence étrange aux yeux des hommes de l’Europe, si enfin nous sommes des Anglais parlant français, eh bien ! c’est ce que nous avons conservé de nos origines ce qui était le plus pur, et doublé notre valeur en exploitant le régime, à l’aide duquel on devait nous exploiter.

Le jour qui suivit la conquête, mis en présence d’une situation si nouvelle, les Canadiens se retirèrent instinctivement sur leurs terres. Deux classes pouvaient servir d’intermédiaires entre le peuple et le pouvoir : les seigneurs et le clergé. La plupart des seigneurs qui n’étaient pas retournés en France, se voyant regardés comme suspects par les autorités, n’eurent pas le courage d’adopter une ligne de conduite définie ; les uns s’effacèrent d’eux-mêmes ; d’autres allèrent aux Anglais pour se mettre à leurs ordres. Un tout petit nombre comprit son devoir, sans toutefois briller comme il le pouvait dans de pareilles circonstances. La froideur des Anglais était alors de la gêne plutôt que de l’éloignement. Il eut fallu prendre vis-à-vis d’eux une attitude résolue et se montrer nettement ami de la concorde et de l’État. Ami de la concorde en s’interposant entre les deux races ; ami de l’État en faisant sentir que, se reposant sur la foi des traités, le Canadien voulait participer, sous le nouveau régime, à l’administration de son propre pays — et cette part de l’œuvre commune ne lui eut pas été refusée, si au lieu de se renfermer dans une dignité vide et sans raison, chaque seigneur se fût prêté à la tâche que son rang, sa naissance lui imposaient. Cette noblesse parait avoir été bien médiocrement douée sous le rapport de l’énergie et du patriotisme : elle n’a pas été capable de conserver ses terres ; elle a laissé passer par dessus elle et sur toute la ligne, les enfants du peuple. Ceux de ses membres qui n’ont pas suivi la pente de la décadence, les exceptions, M. de Lotbinière par exemple, figurent au milieu des talents sortis de la foule, comme pour prouver la règle générale dont nous parlons. La noblesse, après la conquête, perdit les vertus et le nom qu’elle eut pu conserver. Nous ne dirons rien du goût du travail qu’elle n’avait jamais connu et qu’elle ne chercha même pas à acquérir. L’inexorable loi de la préservation personnelle ne s’imposa ni à sa paresse ni à son honneur. Si, à cette époque, nous eussions eu quelques personnages de cette classe auprès des hommes justes et honnêtes qui se trouvaient à la tête des affaires, il est probable que l’on n’eut pas assisté plus tard au spectacle d’une coterie anglaise infime dirigeant tout à sa guise et se faisant seule écouter des ministres. L’Angleterre commença par nous traiter mieux que la France n’avait fait en aucun temps. Lorsque les premiers officiers se retirèrent et qu’on en expédia d’autres pour les remplacer, il y eut naturellement dans le nombre des intrigants et des esprits tracassiers — sont ceux-là qui firent détester les Anglais. Hâtons-nous d’observer que ces trouble-fêtes avaient leurs coudées franches et se rendaient d’autant plus incommodes que nos gens n’avaient personne qui put remontrer en notre nom contre leurs agissements. Un silence aussi parfait ne dut pas donner l’éveil à l’Angleterre sur la situation véritable du pays. Les Canadiens étaient mécontents parce que certaines parties de l’administration fonctionnaient à leur désavantage, mais les ministres de Londres le savaient-ils ? Les dépêches de cette époque roulent toutes sur le mode de gouvernement qu’il convient d’adopter — savait-on que le plus mauvais régime anglais est meilleur que tous les systèmes français et par conséquent que la question n’était pas de ce côté ? Le choix des officiers civiles et judiciaires : tel était le problème. On ne le sut jamais bien à Londres. Il va sans dire que le cœur des Anglais ne nous était pas acquis d’avance ; la conquête entraîne toujours plus ou moins de ces haines de race qui font du vaincu un opprimé, aussi n’exigeons-nous pas de tous les Anglais de ce temps un amour fraternel à l’endroit de nos compatriotes, mais enfin avouons que ceux qui abusaient de leur position n’étaient point contrecarrés par la noblesse, notre avocat naturel auprès du pouvoir.

Après son retour en Angleterre, Murray fut appelé (1766) à exposer aux ministres la situation du Canada. « La noblesse, dit-il, est nombreuse et se pique de son ancienneté aussi bien que de sa gloire militaire. Ces nobles sont seigneurs de toutes les terres cultivées, et quoique pauvres, ils sont en position, dans ce pays, où l’argent est rare et le luxe encore inconnu, de maintenir leur dignité. Leurs censitaires qui ne payent à peu près qu’une piastre par année pour tout droit, sont à l’aise et vivent bien, ils ont été habitués à respecter leur noblesse et à lui obéir… Ils ont supporté ensemble les travaux de la guerre, et leur mutuelle affection s’est renforcée après la conquête. »

Il parle ensuite du mauvais choix des officiers civils. Les charges de secrétaire de la province, registrateur, greffier du conseil, commissaire des magasins et approvisionnements, etc., ont été données par patentes, dit-il, « à des hommes intéressés qui les ont revendues aux plus hauts enchérisseurs et ceux-ci n’entendaient rien à la langue du pays. Comme il n’y avait pas de salaire attaché à ces fonctions, il fallait avoir recours aux honoraires, lesquels d’après mes instructions, je dûs fixer au taux des plus riches colonies. Ces fortes taxes, jointes à la rapacité des avocats anglais, pesaient lourdement sur les Canadiens ; mais ils se soumirent avec patience ; et bien qu’invités et stimulés à la révolte par quelques uns des trafiquants audacieux de New-York, ils ont accepté avec grâce l’acte du timbre, dans l’espoir que leur bonne conduite les recommanderait à la faveur et à la protection du souverain. »

Dans la même dépêche, Murray signale l’ignorance des Canadiens que leur ancienne mère-patrie s’est bien donné de garde de faire instruire, et il suppose que l’Angleterre, avec un peu de soin, pourrait tourner le clergé « qui à l’avenir sera forcément tout canadien, » vers l’instruction anglaise, de manière à n’avoir, après un certain temps, qu’un peuple élevé dans les idées, les coutumes et la langue d’Albion. Ce rêve — car c’en était un — me devait pas se réaliser. Il n’en est pas moins vrai que sur les autres points, Murray parle de ce qu’il a vu — et que son opinion nous est éminemment favorable. Par malheur, elle ne fut pas assez connue de la nation anglaise pour arrêter les auteurs du mal.

Un corps, moins en état d’agir que les seigneurs et la noblesse, servit de point de ralliement à la nationalité française — ce fut le clergé. Il possédait suffisamment d’instruction pour donner de sages conseils au peuple ; et tout éloigné qu’il était de la chose politique, on consultait ses sentiments lorsque les ministres de la couronne éprouvaient le besoin de s’éclairer sur la situation de la colonie. Durant près d’un demi siècle les presbytères furent les lieux de rendez-vous des Canadiens qui se préoccupaient de l’avenir ; il sortit des conciliabules qu’on y tenait toute une classe nouvelle parmi nous : les hommes politiques — inutile de dire qu’ils étaient remplis de patriotisme.