Histoire des Canadiens-français, Tome VI/Chapitre 8

Wilson & Cie (VIp. 105-122).

CHAPITRE VIII


LOUISIANE.


1713-1740


Lamothe-Cadillac. — Commerce presque anéanti. — Pauvreté générale. — Mauvais choix d’émigrants. — Les mines d’or. — Juchereau de Saint-Denis à Mexico. — Bienville remplace Lamothe-Cadillac. — Compagnie des Indes et banque de Law. — Beaucoup de nouveaux colons. — Guerre avec l’Espagne. — La Nouvelle-Orléans. — Organisation de la colonie. — Périer succède à Bienville. — Stagnation des affaires ; peu de culture. — Soulèvement des Natchez. — Bienville redevient gouverneur. — Guerre de dix ans contre les sauvages.



B
ienville est le plus grand nom de la Louisiane sous le régime français. Il en a été comme le Champlain, quoique les rôles de ces deux personnages présentent dans les détails de notables différences. La faute commise après le décès de d’Iberville était de n’avoir pas encouragé la culture du sol. Ceci retombe sur le gouvernement ; tout fait supposer que Bienville n’était pas libre d’agir dans ce sens. On aggrava cette erreur d’administration en nommant M. de Lamothe-Cadillac et en confiant les intérêts de la province à une compagnie marchande, dont le nouveau gouverneur était l’un des actionnaires et se trouvait en outre revêtu de privilèges équivalent à ceux des directeurs. Il arriva avec sa famille,[1] le 5 juin 1713, sur la frégate Le Baron de La Fosse, commandée par M. de la Jonquière et portant quatre cent mille livres de marchandises. Au nombre des passagers étaient M. Duclos, commissaire-ordonnateur, M. de Richebourg, capitaine de dragon réformé, M. Lebas, contrôleur, et M. Dirigouin, directeur. Durant les trois années qui suivirent on rencontre les noms suivants dans les archives de la colonie : — 1713 : De Raimondville, Laloire des Ursins, contrôleur ; 1714 : Marigny de Mandeville, commandant, Bagot, capitaine, Blondel, lieutenant, La Tour, lieutenant, Villiers, enseigne, Terrine, officier, Lamothe, lieutenant, Barbetan, aide-major. Clérac, lieutenant, Du Tisné, enseigne, Chesnier, enseigne ; 1716 : Rauzon et Labarre, agents d’Antoine Crozat, et Pailloux, aide-major.

Le 25 octobre 1713, Duclos écrivait au ministre : « Je ne saurais trop exalter la manière admirable dont M. de Bienville a su s’emparer de l’esprit des sauvages pour les dominer. Il a réussi, par sa générosité, sa loyauté, sa scrupuleuse exactitude à tenir sa promesse et toute promesse faite, ainsi que par la manière ferme et équitable dont il rend la justice entre les différentes nations qui le prennent pour arbitre. Il s’est surtout concilié leur estime en sévissant contre tout vol ou déprédation commis par les Français, qui sont obligés de faire amende honorable chaque fois qu’ils ont fait quelque injure à un sauvage. »

Les règlements apportés par Lamothe-Cadillac changeaient la base du trafic de La colonie. Bientôt les navires des îles cessèrent de commercer avec le Mississipi. Les habitants se virent contraints de ne vendre le peu qu’ils produisaient qu’aux employés de Crozat, lesquels fixaient les prix à leur guise[2], si bien que les chasseurs préféraient porter leurs pelleteries aux comptoirs anglais et même jusqu’au Canada. Tout le système de la compagnie consistait à ruiner les colons pour augmenter ses propres bénéfices ; on ne comprit pas que plus une colonie est riche, plus le commerce est prospère. Au Canada, les Cent-Associés s’étaient comportés de la sorte, au grand désavantage de tout le monde et d’eux-mêmes tout les premiers. La durée du privilège de Crozat devait être de quinze ans, à condition d’envoyer de France, régulièrement, un certain nombre de navires chargés de cultivateurs et des ustensiles, marchandises et subsistances nécessaires au développement de la colonie. Comme les Cent-Associés, le sieur Crozat fit de ces conditions une lettre morte.

En 1712, les forts de la Louisiane n’étaient que de misérables constructions en palissades, en lataniers et en terre, situés à Mobile, Biloxi, à l’île aux Vaisseaux, à l’île Dauphine et à l’entrée du fleuve. Cet éparpillement constituait une cause de faiblesse. L’État de la Louisiane actuel ne renfermait pas la huitième partie de la population totale ainsi distribuée.

Le mode de peuplement adopté par Crozat se ressentait des idées du temps et découlait des principes erronés des entrepreneurs de cette nouvelle colonisation. M. Duclos écrivait au ministre le 15 juillet 1713 : « Il nous est venu douze filles que M. de Clérembault a fait embarquer au Port-Louis, mais si laides et si mal faites que les habitants de ce pays-ci, et surtout les Canadiens, ont fort peu d’empressement pour elles. Il y en a cependant deux de mariées. J’appréhende fort que les autres nous restent longtemps sur les bras. Il me paraît que, dans un pareil choix, M. de Clérembault devrait plutôt s’attacher à la figure qu’à la vertu. Les Canadiens, et surtout les voyageurs, dont nous avons trouvé ici un grand nombre, qui sont tous gens bien faits, ne sont pas fort scrupuleux sur la conduite que les filles ont eue avant qu’ils les prennent, et s’ils en eussent trouvé de bien faites et à leur gré, il en serait peut-être resté ici quelques-uns pour les épouser et s’établir, ce qui augmenterait la colonie, au lieu qu’ils s’en sont tous retournés en affirmant qu’ils aimaient mieux les sauvagesses avec lesquelles la plupart d’entre eux se marient[3], et surtout aux Illinois[4], de la main des jésuites qui y sont missionnaires. Nous tâcherons cependant de marier les autres le plus promptement qu’il se pourra. Si tous les voyageurs ou coureurs de bois pouvaient se fixer ici, il serait plus à propos d’envoyer des filles que des garçons, qui sont en bien plus grand nombre que les filles. » Lamothe-Cadillac ajoute : « Selon le proverbe : méchant pays, méchantes gens. On peut dire que c’est un amas de la lie du Canada, gens de sac et de corde, sans subordination, sans respect pour la religion et pour le gouvernement, adonnés au vice, principalement aux femmes sauvagesses qu’ils préfèrent aux Françaises. Il est très difficile d’y remédier lorsque Sa Majesté désire qu’on les gouverne avec douceur et qu’elle veut qu’un gouverneur se conduise de manière que les habitants ne fassent pas de plaintes contre lui. En arrivant, j’ai trouvé toute la garnison dans les bois, parmi les sauvages, qui l’ont fait vivre tout bien que mal au bout de leurs fusils, et cela faute de vivres, non-seulement en pain mais même en maïs, la récolte ayant manqué, pendant deux années consécutives. Quand bien même elle ne manquerait pas, il est nécessaire d’observer que le maïs ne se conserve ici que d’une récolte à l’autre parce que la vermine le gâte et le ronge entièrement. Le lieutenant de roi, Bienville, est venu ici à l’âge de dix-huit[5] ans, sans avoir servi ni en Canada[6], ni en France. Son frère, Châteauguay, est venu encore plus jeune[7], aussi bien que le major Boisbriant[8]. Il ne s’est trouvé ici personne du métier pour former les soldats, aussi sont-ils mal disciplinés. Les Canadiens et les soldats qui ne sont pas mariés, ont des sauvagesses esclaves et prétendent ne pouvoir se dispenser d’en avoir pour les blanchir, pour faire leur marmite et pour garder leurs cabanes. Cette conduite n’est pas tolérable. » Le 2 octobre de la même année, Bienville écrivait du fort Louis de Mobile à son frère, le baron de Longueuil[9] : « M. de la Mothe-Cadillac a mis la consternation si grande dans ce pays que, depuis le premier jusqu’au dernier, tout le monde demande avec instance à en sortir. Plusieurs habitants s’en sont déjà allés par la Vera-Cruz et par la Havane ; un chacun cherche un moyen pour fuir. C’est en effet une chose triste pour nous surtout, officiers et soldats, auxquels il n’est rien venu de France. Mon frère de Sérigny n’y a pas seulement pu embarquer une cassette en payant le fret. Nous sommes d’obligation de vendre nos esclaves et petits meubles pour faire un peu d’argent pour acheter de la farine, des chemises et autres hardes, au magasin de la compagnie. On ne veut recevoir nos appointements à moitié de perte et même aux deux tiers ; on ne veut que de l’argent[10], et cet automne il nous faut habiller. Le quart de farine nous est rendu quatre-vingt-dix livres ; une paire de bas, un chapeau quarante livres ; l’aune de toile de Rouen sept livres, et ainsi du reste. Quand nous voulons dire que cela est trop cher, on nous répond qu’on ne nous force point, que c’est le prix courant des Espagnols, que si nous nous en pouvons passer, de n’en point prendre. Mais où en prendre ailleurs ? Il n’y a que ce magasin. Il est venu un commissaire-ordonnateur qui a des ordres précis du ministre de nous faire payer tous les vivres et autres effets que nous avons été d’obligation de prendre dans les magasins du roi, quand les secours de France ont manqué, au plus haut prix que ces effets ont pu valoir jamais dans ce pays, de manière que tels de nous qui comptions ne devoir au roi que deux ou trois mille livres, il nous faut trouver huit à dix mille livres. Il lui est défendu aussi de rien faire délivrer à l’avenir aux officiers, du magasin du roi, pas seulement une livre de poudre ; il nous faut, malgré nous, prendre de la compagnie Crozat. Nos soldats sont aussi pauvres que nous ; ils n’ont point été payés depuis sept ans, et par ce vaisseau (celui qui portait Lamothe-Cadillac) il ne leur est rien venu qu’un habit et deux chemises, point de bas, rien. Pour tout vivre on ne leur donne qu’une livre de mauvaise farine ; point de viande ni légumes. Ils crient la faim ; il en déserte souvent et les prisons sont pleines de ceux qu’on rattrappe. Je ne vous dirai rien de M. de la Mothe, si ce n’est que nous avons tous bien du désagrément à servir sous lui. Il se trouve tout étourdi de se voir gouverneur de la charmante province de Louisiane. Si il n’était point à la tête de cette compagnie, il soutiendrait peut-être un peu l’officier. À son arrivée, tous les voyageurs étaient ici avec grosse provision de pelleteries, qui les a obligés de les donner à vil prix, leur vendant en retour les marchandises exorbitamment cher, de manière qu’ils sont tous décampés aux Illinois, avec protestation de ne jamais redescendre par ici aucun, et d’aller vendre à l’avenir à Montréal. Il n’y a encore que cinq mois que ce vaisseau qui nous a amené M. de la Mothe est arrivé, et voilà tous ses vivres finis. Il ne reste que deux barils de farine au roi. M. de la Mothe a donné liberté aux soldats d’aller où bon leur semblerait vivre chez nos sauvages. On ne monte plus de garde du tout. Je ne m’étendrai pas davantage sur la triste situation où est la colonie ; elle n’a jamais été si misérable. Il est dû beaucoup par le roi des avances que les habitants ont faites dans les temps de disette passés, et on n’a rien payé encore. M. de la Mothe a une grande fille[11] qui a beaucoup de mérite ; je penserais à la demander en mariage si j’avais reçu votre agrément et celui de ma très chère sœur, quoique j’aurai bien de la peine à me résoudre à être gendre de M. de la Mothe, à cause de tous ses brouilliaminis où je le vois avec tout le monde. C’est l’homme du monde le plus artificieux, qui ne dit jamais que le contraire de ce qu’il pense. Je me suis déjà donné le plaisir de vous écrire, il y a un an, au sujet de ce futur mariage, pour savoir votre pensée ; je n’avais en ce temps pas vu cette demoiselle ; je ne lui ai rien touché encore du mariage, ni ne le ferai que je n’aie vu votre volonté à ce sujet. Je n’ai jamais eu de père[12] ; c’est vous qui m’en avez servi ; je pense que vous voudrez bien me continuer vos bontés à l’égard des douze mille livres que vous avez eu la bonté de retirer de la vente de Près-de-Ville, et la maison de la ville, et nous vous supplions, Châteauguay et moi, de nous les faire tenir en France… Sainte-Hélène part pour la Havane pour nous chercher du blé d’Inde pour la garnison qui est réduite à courir les bois. Je compte que cette compagnie de ce pays ne tiendra pas et qu’elle abandonnera. Quelque bonne espérance que M. de la Mothe donne à MM. de Croisart et Le Barre, (il faut lire Lebas, contrôleur) qui sont les intéressés, leur seul but est de faire un gros commerce avec les Espagnols ; mais ils ne feront rien certainement ; les Espagnols sont avertis : ils tiennent la main à tout, fouillent jusque dans la doublure du bâtiment qu’on envoie chez eux y chercher des vivres. Tout présentement, il arrive un vaisseau de la Vera-Cruz qu’ils (Crozat et compagnie) y avaient envoyé sous le prétexte de demander du secours ; il a été renvoyé à la vue de terre sans les écouter… Châteauguay vous écrit fort au long. Il vous touchera sans doute des peines que M. de la Motte lui fait. Il s’est emparé de sa maison malgré lui, quelque résistance qu’il eût pu faire, étant une grande maison neuve à deux étages, propre à loger toute la famille qui est nombreuse. Comme je compte passer en France l’année prochaine, je vous supplie, et ma très chère sœur, de me recommander à vos patrons… Je crois le ministre tout-à-fait revenu de la prévention qu’il avait contre moi. Le prêtre-curé, mon ennemi, a été rappelé. Il est venu un autre à sa place, qui mange souvent de ma soupe. Le ministre me donne beaucoup d’eau bénite de cour dans les dernières lettres qu’il m’écrit, me promettant que la première occasion je pourrais être avancé ; je me flatterais presque si cette compagnie (Crozat) manque, que M. de la Motte pourra être rappelé et moi rester encore commandant ; ce n’est qu’un cas que cela arrive que je vous demande votre consentement pour me marier avec Mlle. de la Motte, car sans cela je ne verrais pas jour à pouvoir nourrir une femme, ni me nourrir moi-même, car notre gouverneur est très mesquin. Il ne nous a pas offert un verre d’eau depuis cinq mois qu’il est ici. Les officiers sont toujours chez moi. »

L’année suivante (1714) Lamothe-Cadillac décrivait la situation dans ces termes : « La colonie ne peut pas être plus pauvre qu’elle ne l’est actuellement. Les Canadiens qui y sont, ne pouvant vivre, s’en retournent au Canada, et cependant sans eux on ne peut faire aucune entreprise. Il en faudrait une cinquantaine aux gages du roi, pour faire des découvertes… L’établissement du Conseil n’a pu se faire jusqu’à présent faute de sujets. M. le commissaire m’en a proposé deux, qui sont les sieurs Lafrenière et Deslauriers chirurgien-major. Le premier a appris à signer son nom depuis quatre mois, et le second étant chirurgien, il y a incompatibilité. » Il demande ensuite la construction d’une église et ajoute : « Je crois que les habitants seraient ravis de n’en avoir point. Au dire de messieurs les prêtres et missionnaires, la plus grande partie n’ont point approché des sacrements depuis sept ou huit ans. Les soldats n’ont point fait leurs Pâques, à l’exemple de M. de Bienville, leur commandant, M. de Boisbriant, major, Baillon, aide-major, Châteauguay, premier capitaine, et Sérigny, petit officier, auxquels j’ai déclaré que j’en informerais Votre Grandeur. Ce qui les a fait éclater contre moi, avec l’appui du commissaire Duclos. Il reproche au capitaine la Jonquière d’avoir séduit la plupart des filles vertueuses qui étaient sur le Baron de Lafosse. « C’est peut-être, dit-il, une des raisons pour lesquelles ces filles ne trouvent pas à se marier, à cause que quelques Canadiens, témoins de ce qui s’est passé à leur sujet, en ont mal parlé après leur débarquement. Celles-ci sont logées chez les habitants qui les ont mandées. Il n’y en a que trois de mariées sur les douze. Cela provient de leur misère, car ces filles sont très pauvres, n’ayant ni linge, ni hardes, ni beauté. Je crois qu’il serait à propos de marier quelques-unes de ces filles avec des soldats qui les recherchent, et cela le plus tôt possible. Le libertinage est si outré, qu’il ne paraît ici presque aucun respect pour la religion. Chaque garçon a des sauvagesses ; les soldats comme les autres, sans en excepter les officiers, qui les préfèrent aux filles qui viennent de France. Voici le langage des uns et des autre : « Si on nous ôte nos esclaves, disent les soldats, nous déserterons » ; et les gens libres déclarent qu’ils s’en iront ailleurs, alléguant tous ensemble que le roi ne les désapprouve point, puisque M. le commissaire a acheté une sauvagesse à son arrivée, quoiqu’il ait plusieurs domestiques. Jusqu’à présent, je n’ai puni ni officiers, ni soldats, ni habitants, ni sauvages, malgré les justes sujets que j’en ai eus, par les fautes des uns dans le service et par l’insolence des autres. J’ai seulement fait mettre aux fers un soldat qui vint, à la tête de vingt autres, me demander, d’un ton arrogant, des vivres. Je le renvoyai à M. le commissaire. Il me répliqua qu’il était venu de la part du commissaire, lequel ne voulait lui donner que du maïs ; que cela étant, les soldats prétendaient ne point faire de service. Je fis donc arrêter ce mutin et assembler en même temps messieurs les officiers et M. le commissaire, s’agissant du service du roi. Je leur exposai le fait, et leur fis entendre que dans le Canada, aux postes éloignés, les soldats y faisaient le service, quoiqu’ils fussent seulement nourris de blé d’Inde ou de maïs ; que j’étais informé qu’ils l’avaient fait ici pendant deux ou trois ans avec la même nourriture ; et comme je commençai de demander les avis, M. le commissaire interrompit, et dit que le sien était de faire cesser le service aux troupes jusqu’à ce qu’elles eussent du pain, soutenant son avis par les plus puériles raisons du monde. Tous les autres furent d’avis de faire continuer le service. Je lavai la tête au commissaire… Je ne sais, Monseigneur, si vous trouverez mauvais que j’écrive à M. Crozat qu’il se charge de payer les troupes et de faire les avances pour les fortifications. Cela lui est nécessaire, selon moi, s’il veut faire valoir ce pays ; car enfin, tant qu’il aura des officiers qui lui seront aussi contraires que ceux-ci, étant presque tous parents au deuxième et troisième degré et Canadiens, à la réserve du major, du sieur Richebourg et Blondel, ses agents seront toujours traversés, et des esprits malins se voyant appuyés, pourraient bien réduire ses magasins en cendres… À l’égard des dix-sept ou dix-huit passagers qui sont venus par la frégate La Louisiane, ils sont restés parce que ce sont des gens de métier ou de travail. Il est arrivé aussi deux filles, qui sont deux insignes débauchées. Cependant, l’une est servante chez monsieur le commissaire (Duclos) qui peut-être la corrigera. » Lamothe-Cadillac ne manque jamais l’occasion d’attaquer Duclos, l’ami et le commensal de Bienville.

« Ainsi, conclut M. Gayarré, cette poignée d’hommes qui végétaient sur une terre étrangère, loin de leur patrie, au lieu de s’unir pour s’aider mutuellement contre les misères de tous genres dont ils se plaignaient amèrement, s’étaient divisés en deux camps. Bienville et le commissaire-ordonnateur Duclos étaient à la tête de l’un, et le gouverneur, avec quelques officiers à la tête de l’autre. »

Lamothe-Cadillac se croyait destiné à enrichir sa compagnie par la découverte des mines d’or. « Rien de plus vrai, disait-il, que Sa Majesté a entretenu ici, pendant plusieurs années, pour faire la découverte des mines, cent Canadiens, sous M. de Bienville, qui n’a fait aucun mouvement, s’en étant servi, lui et son frère d’Iberville, à tout autre usage. Si j’en avais à moi seulement la moitié, j’en saurais bientôt le court et le long, c’est-à-dire, s’il y a des mines ou non. Le dit sieur de Bienville a demandé vingt mille livres pour aller à la découverte par les terres, où j’ai envoyé vingt-cinq Canadiens et soixante-dix sauvages sous la conduite de M. de Saint-Denis, ce qui ne coûte à M. Crozat que deux mille livres. »

Avant l’arrivée de Lamothe-Cadillac, en 1711 ou 1713, Bienville avait expédié par mer son neveu, Le Moyne de Sainte-Hélène, à la Vera-Cruz, dans un but de trafic, mais après un voyage de neuf mois, Sainte-Hélène, dissipé et peu entendu en ces sortes d’affaires, y avait enfoui les fonds confiés à ses soins. En 1714, Lamothe-Cadillac, apprenant que les Espagnols tentaient de créer un établissement aux Natchitoches, sur la rivière Rouge du sud, à quarante lieues de son embouchure dans le Mississipi, dépêcha Juchereau de Saint-Denis, avec mission de construire un poste en cet endroit, d’y laisser quelques Canadiens et de poursuivre sa marche jusqu’au Nouveau-Mexique, afin de s’assurer s’il était possible d’ouvrir un commerce, par terre, entre la Louisiane et les possessions espagnoles, où il espérait que M. Crozat trouverait un vaste débouché pour ses marchandises. Après avoir traversé des pays inconnus, Juchereau, accompagné de vingt Canadiens d’élite, arriva à Saint-Jean-Baptiste ou Presidio del Norte, sur le Rio Bravo ; le gouverneur de ce lieu, don Pedro de Villescas, qui l’accueillit fort bien et dont la fille sut lui plaire, le recommanda aux autorités supérieures, tellement que, d’étape en étape, il se trouva chez le vice-roi, à Mexico, au commencement de l’année 1715, avec son valet, Médard Jallot, ayant renvoyé ses hommes sous la conduite d’un nommé Pénicaut, rejoindre leurs camarades à Natchitoches. Sans vouloir l’écouter, le duc de Linarez, vice-roi, le fit mettre en prison et l’y laissa trois mois, après quoi des officiers français, qui savaient que Juchereau était l’oncle de la femme de d’Iberville, parvinrent à le faire libérer. Le vice-roi crut alors au récit que lui avait fait Juchereau de ses amours avec Mlle de Villescas ; il lui fit cadeau d’une somme d’argent, le logea, l’invita à sa table, le sollicita d’imiter quelques-uns de ses compatriotes qui avaient pris du service au Mexique et lui offrit une compagnie de cavalerie, mais sans succès. Le roman ne devait pas finir là. Deux mois plus tard, le brave Canadien reprenait le chemin de la Louisiane et en passant à Presidio del Norte, ayant rendu un signalé service à don Pedro de Villesca, en s’interposant en sa faveur parmi les sauvages, le gouverneur consentit à son union avec sa fille. Il passa six mois au milieu de sa nouvelle famille et ne fut de retour auprès de Lamothe-Cadillac qu’au mois d’août 1716, accompagné de don Juan de Villescas, oncle de sa femme. Sans se décourager de cet insuccès au point de vue commercial, M. Crozat fournit des articles de traite, etc., à trois Canadiens, nommés Deléry, Lafrenière et Beaulieu, qui partirent au mois d’octobre, ainsi qu’un détachement de troupes sous la direction du sieur Dutisné, pour occuper le poste des Natchitoches, où étaient demeurés quelques-uns des hommes de Juchereau. Ce dernier les rejoignit en route. Après s’être pourvus de mules et de chevaux aux Natchitoches, ils se hâtèrent tous ensemble de continuer leur voyage, mais Juchereau, impatient de revoir sa femme, qu’il avait laissée dans une position intéressante, prit les devants avec une partie des marchandises et arriva le premier à Presidio del Norte. Lorsque Delery, Lafrenière et Beaulieu se présentèrent à leur tour chez don Pedro, ils apprirent que les effets de Juchereau avaient été saisis et que lui-même était allé à Mexico obtenir qu’ils lui fussent rendus. Les Canadiens prévoyant quelque mécompte, cachèrent leurs denrées chez des moines et réussirent à les vendre à des trafiquants de Bocca de Leon, mais avant que d’en avoir touché la valeur, ils surent que Juchereau avait encore été emprisonné à Mexico. Cette nouvelle les effraya ; ils partirent donc, abandonnant leurs créances, et furent assez heureux pour revoir Mobile, après un voyage aussi long que pénible et dangereux. Un nouveau vice-roi avait remplacé le duc de Linarez à Mexico, et comme il paraîtrait qu’il était « homme d’affaire » il fit bon marché de l’imprudent qui venait jusque dans sa capitale lui forcer la main pour obtenir la liberté du commerce. Après un mois de détention, Juchereau fut relâché sous d’assez bonnes couleurs ; on lui rendit ses marchandises ; il en disposa à un prix très élevé — mais ne parvint jamais à en être payé. Le tour était fait. Alors, téméraire comme un héros de théâtre, mais jouant sa tête, il se montra plus audacieux que par le passé, se répandit en invectives contre les Espagnols, les menaça hardiment de ruiner leur commerce avec les sauvages, et fit tant et si bien qu’on le rechercha pour le remettre aux fers. Il échappa, grâce aux parents de sa femme, et reprit la route de la Lousiane (1718) où l’attendait la nouvelle qu’une autre compagnie avait succédé à celle de Crozat depuis quelque temps, sans néanmoins éliminer M. Crozat, qui conservait des intérêts dans la récente organisation. On ne sait point ce que devint sa femme. Le but mercantile de sa mission était manqué, mais les renseignements qu’il apportait sur la géographie des contrées parcourues, les ressources qu’elles offraient et la nature des établissements espagnols, n’étaient point à dédaigner. Juchereau est bien l’un des types les plus remarquables des premières années de la Louisiane. Sa légende est toute faite, il n’y a plus qu’à broder là-dessus. Avis aux poètes et aux romanciers de l’avenir.

L’impression répandue en France au sujet de la Louisiane se bornait aux mines d’or — non découvertes, il est vrai. Lamothe-Cadillac eut dû comprendre que la plus riche mine existait à fleur de sol et qu’il devait opérer avec la charrue plutôt qu’avec le pic, mais il était venu la tête pleine de rêves et ne pouvait se désillusionner. Son avarice, sa hauteur et sa jalousie le rendaient, du reste, insupportable. Il perdait un temps précieux à poursuivre des chimères. Lorsqu’on le pressait de tourner ses regards vers l’agriculture, il se moquait des légères et peu fructueuses tentatives faites dans ce sens par des particuliers et concluait que le pays de la Louisiane était impropre à ce genre d’exploitation. De l’or ! de l’or ! pas même du cuivre ! Il demandait des mines du précieux métal à tous les voyageurs coureurs de bois. Sa retraite fut décidée. Elle coïncida avec le fameux procès qui fut fait, cette année (1716) aux traitants, fermiers de la couronne, receveurs, etc., que le régent dut livrer aux tribunaux pour satisfaire l’opinion publique et pour leur tirer, au bénéfice du roi, une partie des sommes qu’ils avaient volées. Antoine Crozat ne put en sortir à moins de six millions six cent mille francs. Le lieutenant de police avait demandé au régent s’il devait arrêter les personnes qui appelaient Louis XIV un banqueroutier ; « non, dit le prince, il faut payer ses dettes » ; et dans ce but il avait donné ordre de sévir contre les dilapidateurs institués par l’ancien régime. Sur cent cinquante millions ainsi recouvrés, il n’en rentra que soixante dans les coffres du royaume ; le reste demeura aux mains de ceux qui avaient intercédé pour ces honnêtes gens.

Le 4 octobre 1716, Bienville arrivant des Natchez, reçut, à Mobile, un paquet du conseil de marine renfermant à son adresse un ordre du roi pour commander en chef dans la colonie, en l’absence de M. de l’Épinay nommé successeur de Lamothe-Cadillac. Une ordonnance du 8 octobre 1716 adjoignit M. Hubert, en qualité de commissaire-ordonnateur. Ces deux fonctionnaires arrivèrent de France, le 9 février 1717, avec trois navires de Crozat portant trois compagnies d’infanterie et soixante et neuf colons. La situation en elle-même ne changeait point, et comme le remarque M. Gayarré au lieu de dire à ceux que l’on envoyait en Louisiane « travaillez pour vous, » on leur disait : « travaillez pour nous. » Bienville et son parti battirent à froid la nouvelle administration. M. Crozat, voyant qu’il n’avait réussi en rien, fit l’abandon d’une partie de son privilège et le 27 octobre 1717, le conseil d’État envoya à M. de l’Épinay ordre de remettre le gouvernement à M. de Bienville et de repasser en France ; cette nouvelle fut apportée à Bienville le 9 février 1718. La compagnie des Indes qui prenait en main les affaires de la Louisiane s’engageait à y transporter, pendant la durée de sa charte, six mille blancs et trois mille noirs, mais il lui était défendu de tirer des autres colonies françaises aucun blanc, noir ou individu quelconque sans la permission du gouverneur de la Louisiane.

C’était le temps où John Law émerveillait la cour par ses combinaisons financières. Sa fameuse compagnie des Indes mit à la mode le nom du Mississipi. Une région grande comme la France et toute pavée d’or ; des terres cultivables qui ne demandaient que des bras ; des seigneuries, baronnies, fiefs et duchés reconnus par de bons parchemins ! Il n’y avait qu’à acheter des actions ! Ce fut un immense enthousiasme, une fraude gigantesque. Le Mississipi « traversa les salons de Paris, » y redora les financiers, bouleversa le commerce, ruina le royaume et ne fit pas grand bien à la Louisiane. Dès le printemps de 1718, huit cents émigrants, parmi lequels plusieurs gentilshommes, se dirigèrent vers cette terre promise ; on les dispersa sur différents points. Des seigneuries furent concédées. Law était fait duc de l’Arkansas ; il enrôla quinze cents Allemands et Provençaux, pris au hasard, qui furent loin d’améliorer la condition de la colonie. Bienville fonda (1718) la Nouvelle-Orléans, où il plaça M. Pailloux, devenu major-général ; Dugué de Boisbrillant alla commander aux Illinois ; Diron, frère de Diron d’Artaguette, fut nommé inspecteur-général des troupes.

La découverte de la conspiration de Cellamare suscita une guerre entre la France et l’Espagne. Le 15 mai 1719, le fort de Pensacola, depuis longtemps convoité par les Français, fut attaqué du côté de la terre par M. de Châteauguay, à la tête de sept cents Canadiens et sauvages, et du côté de la mer par M. de Sérigny ; il tomba au pouvoir des Français, mais, au mois de juillet, les Espagnols le reprirent en débauchant une partie de la garnison. À la Mobile, une tentative des Espagnols fut repoussée par M. de Vilinville, Canadien ; l’ennemi voulut se rejeter sur l’île Dauphine d’où Sérigny le chassa, après une brillante résistance. Le 17 septembre, Champmeslin enleva le fort de Pensacola, et le lendemain Bienville entrait dans la ville même à la suite d’une lutte très chaude. La paix fut signée le 17 février 1720. Pensacola était d’une très grande importance ; néanmoins le régent le rendit aux Espagnols. Sérigny fut fait capitaine de vaisseau, Juchereau de Saint-Denis reçut le brevet de capitaine et la croix de Saint-Louis, Châteauguay fut nommé lieutenant de roi, commandant à Mobile, et reçut la croix de Saint-Louis, ainsi que Dugué de Boisbrillant.

La compagnie des Indes continuait, malgré la guerre, de recruter pour ses établissements. Le 18 septembre 1719, quatre-vingts jeunes filles furent mariées avec autant de garçons, à l’église du prieuré de Saint-Martin-des-Champs, à Paris ; on avait tiré ces filles de la Salpêtrière et les garçons des prisons de la grande ville, en leur donnant le choix ou d’y rester ou de partir pour la Louisiane. Après la cérémonie, les époux, enchaînés par paires, et escortés par une escouade de gendarmerie, furent expédiés à la Rochelle, lieu de l’embarquement. D’autre part, la sœur Gertrude, aidée des sœurs Louise et Bergère, étaient autorisées à conduire dans la colonie des filles élevées à l’hôpital-général de Paris, « lesquelles y passent volontiers pour s’y établir et devront être sous la surveillance spéciale de la sœur Gertrude, jusqu’à ce qu’elles soient établies, » dit l’ordre relatif à ce sujet. Le 3 janvier 1721, un navire de la compagnie arriva avec trois cents colons, qui devaient s’établir sur la concession de Mme de Chaumont aux Pascagoulas. Mais en favorisant l’accroissement de la population de la Louisiane, le gouvernement avait soin de veiller à ce qu’on ne s’y livrât à aucune culture qui put entrer en concurrence avec les produits du royaume. Ainsi, le 9 janvier, il rendit une ordonnance qui défendait de cultiver, à la Louisiane, la vigne, le chanvre, le lin, etc. De 1719 à 1721, il y eut quelques tentatives pour exploiter les mines de plomb. L’effondrement de la banque de Law (1720) et la mésintelligence qui régnait toujours entre les officiers et les employés ne contribuèrent pas peu à retarder les progrès en général ; la disette sévit vivement ; un nouvel envoi de deux cents hommes ne fit qu’augmenter cet état de gêne ; enfin, un navire chargé se perdit avec tous ceux qui le montaient, et M. Crozat crut devoir se retirer complètement de la compagnie, vers la fin de l’année 1721.

Le père Charlevoix,[13] qui visita le Mississipi en 1722, dit que peu de temps auparavant, les Cheroquis avaient tués trente Français commandés par un fils de M. de Ramesay, gouverneur de Montréal, et un fils du baron de Longueuil. Dugué de Boisbrillant était à la tête du fort de Chartres des Illinois. À quatre lieues plus bas, sur le fleuve, il mentionne une grosse bourgade française, presque toute composée de Canadiens, ayant un curé, le père Debeaubois, jésuite. Ils sont à leur aise, ajoute-il. « Un Flamand, domestique des jésuites, leur a appris à semer du froment et il y vient fort bien. Ils ont des bêtes-à-cornes, et des volailles. Les Illinois, de leur côté, travaillent à la terre de leur manière et sont fort laborieux. Ils nourrissent aussi des volailles qu’ils vendent aux Français. » Dans cette région, il nomme les pères jésuites Le Boulanger, de Kereben et Guymonneau. À la rivière des Yasous il dit : « Je trouvai tout en deuil par la mort de M. Bizart qui y commandait. Partout où j’ai rencontré des Français, dans la Louisiane, j’avais entendu faire des éloges infinis de cet officier, né en Canada d’un père Suisse, major de Montréal. On me dit aux Yasous des choses extraordinaires de sa religion, de sa piété, de son zèle dont il a été la victime. Tous le regrettent comme leur père et tout le monde convient que cette colonie a fait en lui une perte irréparable. » Au-dessous des Natchez, les seuls établissements étaient : — celui de Sainte-Reine[14] et celui de madame de Mézières, un peu au dessous de la pointe Coupée ;[15] à Bâton-Rouge, Diron d’Artaguette ; Paris Duvernay auprès du bayou Manhac ; le marquis d’Anconis au-dessous du bayou Lafourche ; le comte d’Artagnan aux Cannes-Brûlées, première habitation où l’on trouve une croix plantée à la vue des voyageurs en descendant des Illinois ; deux mousquetaires, MM. d’Artiguière et de Benac, avec M. Chevalier, neveu du maître de mathématiques des pages du roi, avaient la charge de la plantation. M. de Meuse était établi un peu plus bas. À trois lieues de la Nouvelle-Orléans, aux Tchoupitoulas, il y avait le sieur Dubreuil et les trois frères Chauvin, Canadiens, sur des habitations très prospères. La Nouvelle-Orléans renfermait en tout une centaine de barraques,[16] placées sans beaucoup d’ordre ; un grand magasin bâti de bois ; deux ou trois maisons « qui ne pareraient pas un village de France » ; et la moitié d’un vieux magasin affecté au culte. « Il y a loin de cela aux huit cents belles maisons et aux cinq paroisses dont parlait le Mercure, il y a deux ans… L’idée la plus juste que vous puissiez vous en former est de vous figurer deux cents personnes qu’on a envoyées pour bâtir une ville et qui sont campées au bord d’un grand fleuve, où elles n’ont songé qu’à se mettre à couvert des injures de l’air, en attendant qu’on leur ait dressé un plan et qu’ils aient bâti des maisons. » En 1723, Bienville y transporta le siège du gouvernement. Cette même année, le conseil supérieur se crut obliger d’informer la cour que « l’habitant ne pouvait absolument subsister, si la compagnie n’envoyait pas, par tous les vaisseaux, des viandes salées, » tant les cultures étaient encore restreintes par toute la colonie. La même année fut signalée par un soulèvement des Chickassas, que Bienville réussit à réprimer, en faisant agir les Chactas, sans risquer la vie d’un seul Français.

Ce gouverneur venait de diviser la colonie en neuf provinces et de promulguer divers règlements de grande importance, lorsque, le 16 février 1724, il reçut ordre de se rendre à Paris y expliquer sa conduite. Le mois suivant, il publia au nom du roi, un code noir, dans lequel il ordonne l’expulsion des juifs et interdit tout autre culte que celui de la religion catholique. M. de la Tour, enseigne des troupes royales, le remplaça par intérim en attendant que M. Dugué de Boisbrillant fût revenu des Illinois. Le 6 septembre les forces militaires de la colonie se composaient de dix compagnies, commandées par les officiers dont les noms suivent, avec date de nomination : 1714, Marigny de Mandeville ; 1717, de la Tour, d’Artaguette ; 1719, Du Tisné, Lamarque ; 1720, Leblanc, Desliettes, Marchand de Courcelles, Renault d’Hauterive et Pradel.

Rendu en France, Bienville présenta aux autorités un mémoire dont voici quelques extraits : « Il y a trente-quatre ans que le sieur de Bienville a l’honneur de servir le roi, dont vingt sept en qualité de lieutenant de roi et de commandant de la colonie. En 1692, il fut reçu garde de la marine ; il a été sept ans et a fait sept campagnes de long cours, en qualité d’officier, sur les frégates du roi armées en course. Pendant ses sept campagnes, il s’est trouvé à tous les combats que le feu sieur d’Iberville, son frère, a livrés sur les côtes de la Nouvelle-Angleterre, l’île de Terreneuve et la baie d’Hudson, et, entre autres, à l’action du nord[17] contre trois vaisseaux anglais, et y fut dangereusement blessé à la tête. En 1698 il s’embarqua avec le sieur d’Iberville, qui commandait deux frégates du roi, pour la découverte de l’embouchure du fleuve Mississipi, que feu M. de la Salle avait manquée. Étant arrivé à la côte, il fut détaché, avec son frère, dans deux chaloupes avec lesquelles, après des risques infinis, il découvrit le fleuve. » Puis passant en revue ce qu’il a fait à la Louisiane, il ajoute : « Le sieur de Bienville ose dire que l’établissement de la colonie est dû à la constance avec laquelle il s’y est attaché, pendant vingt-sept ans, sans en sortir, après en avoir fait la découverte avec son frère d’Iberville. Cette attachement lui a fait discontinuer son service dans la marine, où sa famille est bien connue, son père ayant été tué par les sauvages du Canada et sept de ses frères étant morts aussi dans le service de la marine, où il reste encore le sieur de Longueuil, gouverneur de Montréal, le sieur de Sérigny, capitaine de vaisseau, et le sieur de Châteauguay, enseigne de vaisseau, lieutenant de roi de la Louisiane. » Mais la cabale était toute puissante. M. Périer fut nommé gouverneur en date du 9 août 1726 ; Le Moyne de Châteauguay perdit sa place de lieutenant de roi ; les neveux de Bienville, les sieurs de Noyan, l’un capitaine, l’autre enseigne, furent appelés en France, ainsi que Dugué de Boisbrillant et plusieurs fonctionnaires, pour rendre compte de leur conduite. C’était la disgrâce générale du parti de Bienville, et par suite un grand malheur pour la Louisiane.

Un mémoire soumis au ministre, en 1727, renferme ce passage : « Il n’y a pas sept cents habitants dans toute la colonie, en y comprenant les voyageurs, qui fassent valoir les terres suivant la supputation que l’on a pu faire ; l’on y trouve qu’environ deux mille six cents nègres, y compris les domestiques. »

La compagnie des Indes s’était obligée (1717) à bâtir des églises et soutenir le clergé de son argent. Le pays restait sous la juridiction ecclésiastique de Québec. Deux commissaires du roi, MM. Du Sauroy et de la Chaise, amenèrent (1722) deux capucins à la Nouvelle-Orléans, envoyés par Mgr de Mornay qui, tout en demeurant en France, gouvernait la Louisiane comme grand-vicaire de Mgr de Saint-Valier. En 1723, Charlevoix attira sur la situation religieuse de la Louisiane l’attention des ministres, invoquant la nécessité d’y entretenir des prêtres, tant pour le spirituel parmi les Français et les indigènes que pour le temporel dans les négociations avec les tribus de l’intérieur, car il était prouvé que, en Canada, les jésuites notamment, avaient rendu de signalés services en se faisant bien voir des sauvages. Au mois de septembre 1726, la compagnie des Indes accepta les offres faits par les sœurs Marie Tranchepain, Saint-Augustin et Marie Le Boulanger, des ursulines de Rouen, assistées de la mère Catherine Brusoly de Saint-Amant, première supérieure des ursulines de France, de se charger de l’hôpital de la Nouvelle-Orléans. La compagnie passa aussi des traités avec les capucins et les jésuites. Le supérieur de ces derniers devait résider à la Nouvelle-Orléans, mais il ne pourrait y remplir aucune fonction ecclésiastique sans la permission des capucins. La compagnie s’engageait à donner aux jésuites une concession de dix arpents au fleuve et à transporter les pères à ses frais au lieu de leur destination. Les ursulines et les jésuites arrivèrent en 1727. La province était divisée en neuf districts civils et militaires : les Alibamons, la Mobile et Biloxi, la Nouvelle-Orléans, les Natchez, les Yasoux, les Illinois, les Ouabaches, les Arkansas et les Natchitoches. Il devait y avoir un commandant et un juge pour chaque district. Trois grandes divisions ecclésiastiques étaient formées. La première, confiée aux capucins, s’étendait depuis l’embouchure du fleuve jusqu’aux Illinois. Les carmes avaient les Alibamons, la Mobile et Biloxi ; les jésuites, le Ouabache et les Illinois. La compagnie ordonna la construction d’églises et de chapelles, les colons se plaignant d’avoir été obligés jusqu’alors de se réunir, pour prier, autour de croix plantées en plein champ, faute d’endroit plus convenable.

On s’aperçut, dès 1727, que Bienville n’était plus là pour contenir les sauvages, les Chikassas entre autres qui, cette année, reçurent la visite d’Anglais conduisant une soixantaine de chevaux chargés de marchandises. Il était bruit partout d’une coalition des races indigènes contre les Espagnols, disait-on, mais en réalité contre les Français. La levée de boucliers eut lieu deux ans plus tard.

« Au commencement de 1728, dit M. Gayarré, il arriva un navire de la compagnie avec un nombre assez considérable de jeunes filles, qui n’avaient pas été prises, comme la plupart de celles arrivées précédemment, dans des maisons de correction. La compagnie leur avait donné à chacune une petite cassette contenant quelques effets d’habillement, ce qui fit qu’elles furent connues dans la colonie sous le nom des « filles de la cassette ». Les ursulines furent chargées d’en prendre soin jusqu’au moment où elles trouveraient à se marier. »

Selon que s’exprime Bancroft, « les colons de la Louisiane les plus prospères étaient les vigoureux émigrants du Canada,[18] qui n’avaient guère apporté avec eux qu’un bâton et les vêtements grossiers dont ils se couvraient habituellement. » Ils formaient aussi, en cas de guerre une milice redoutable, on le vit bien lors du soulèvement des Natchez, en 1729. Ces sauvages, alliés des Chikassas, avant massacré, par un coup soudain, deux cent cinquante Français établis chez eux, Périer[19] les poursuivit ; Le Sueur et surtout Juchereau Saint-Denis leur infligèrent une punition qui les réduisit à un état insignifiant comme peuple. En 1731 leur défaite était consommée ; néanmoins, réunis aux Chikassas, ils continuaient de harceler les Français voyageurs et les colons.

De 1717, où la population blanche comptait de cinq à six cents âmes, celle-ci s’était élevée en 1730 à cinq mille, mais l’augmentation avait eu lieu principalement avant 1722. Aux vingt nègres mentionnés en 1717, il faut en ajouter (1730) plus de deux mille ; dans les dernières années cette population s’était augmentée beaucoup plus que l’autre.

Dans les premiers mois de 1731, la compagnie des Indes renonça à son privilège sur la Louisiane et le pays des Illinois. Le commerce, déclaré libre, se raviva. Tout reprit vigueur, mais le papier-monnaie contrebalança la situation. Et puis, la guerre la plus terrible était commencée tout le long du fleuve. Bienville, succédant à Périer, trouva les choses en désarroi ; il mit tous ses soins à réduire les Chikassas comme nation hostile et à éloigner de leurs bourgades les traiteurs anglais qui inspiraient à ces sauvages la politique des Iroquois. Déjà, en 1729, lors de la révolte des Outagamis au Détroit, on avait vu plus de quatre cents Canadiens combattre ces tribus dangereuses. Bienville combina ses opérations de manière à utiliser les forces du Canada et de la Louisiane, joignant[20] ainsi les habitants des bords des deux plus grands fleuves de l’Amérique du nord dans une cause commune et faisant des deux colonies une seule et même domination. La guerre dura de 1731[21] à 1740 et se termina par le triomphe de la France sur les peuples remuants de ces vastes régions. Les Natchez, les Chikassas et les Yasous qui, dans cette lutte, avaient combattu, contre la France, aidés par les Anglais, se trouvèrent à ne former qu’un peuple, affaibli mais encore redoutable. Les nations dont les noms suivent avaient conservé leur fidélité aux Français : Illinois, Chackas, Tonicas, Arkansas, Kaskakias, Kaakias, Outaouais, Huron, Metchigamias, Pouteouatamis, Sauteux, Natchitoches, Ouiatanons, Pianquichias, Têtes-Plates, Assinais, les Tsonnontouans et les Iroquois du saut Saint-Louis, près Montréal.

Un grand nombre d’officiers figurent dans cette guerre. On y voit M. de Noailles d’Aime, assistant militaire de Bienville, Céloron de Blainville, à la tête des milices du Canada : Loubois, commandant des troupes ; De Beauchamp, commandant des milices ; les chevaliers d’Arensberg, de Noyan et Saint-Julien ; les ingénieurs Broutin et Devergès, et l’élève ingénieur De Chambellan, fils de madame Périer. Les capitaines de Laye, de Lassus et Sanzei et l’enseigne de Fontigny prirent également une part active aux travaux de ces diverses campagnes. Plus de cinquante officiers de tous grades, parmi lesquels plusieurs Canadiens, sont aussi mentionnés dans les dépêches du temps en rapport avec cette guerre : le baron de Cresnay, d’Aubigny, de l’Angloiserie, d’Artaguette jeune, de Bellagues, de Bombelles, de Bessan, Simar de Belleville, de Bouille, de la Chauvignerie, de Courtillas, de Lery, de Gannes, de Noyelles, de Longueuil, de Lignery, de Pradel, de Mouy, de Merveilleux, de la Girouardière, Le Gardeur de Saint-Pierre, du Teillay, de Vilinville, Petit Le Villier, Renault, Pepinet, Mesplet Bon, Outlas, Régis, Duparc, Volant, Leblanc, Desmarais, Montmalin, Montcherval, Voisin, Saint-Laurent, Saint-Martin, et Selvert, frère de M. Périer.

Le capitaine de milice Lalande, et les officiers Coder et Drouet de Richerville, faits prisonniers, paraissent s’être échappés chez les Anglais. Les officiers Grondel, Montbrun, Favrot, Noyan, et de Velles, lieutenant, sont rapportés blessés ; l’aide-major Juzan, le capitaine Des Essarts, le lieutenant Étienne Langlois, les enseignes La Gravière, de Courtigny, Carrière, tués ; aussi tués : le chevalier de Contrecœur, Laloire des Ursins, Latouche, Lusser, Beaulieu et Cachart. Brûlés par les sauvages : Diron d’Artaguette, aîné, le père Sénat, jésuite, un fils d’Alphonse de Tonty, Coulanges Bissot, de Vincennes, Saint-Ange, Dutisné, d’Esgly, Marchand de Courcelles et trois frères de Drouet de Richerville nommé plus haut.

En examinant l’état de ses forces, le 15 juin 1740, Bienville dresse comme suit la liste des officiers qui restent à sa disposition : — Capitaines : de Gauvit, né 1681, servit longtemps en France ; passé en Louisiane 1716 ; chevalier de Saint-Louis 1729. — D’Hauterive, né 1688, servit longtemps en France ; passé en Louisiane comme capitaine 1720 ; chevalier de Saint-Louis 1736. — De la Buissonnière, né 1695 ; officier en France ; passé à la Louisiane comme lieutenant 1720 ; capitaine 1732. — De Bethel, né 1700 ; servit en France au régiment de Montmorency ; passé à la Louisiane comme capitaine 1732. — De Bénac, né 1688 ; servit en France dans les gardes-du-corps ; chevalier de Saint-Louis 1721 ; capitaine 1732. — De Membrède, né 1708 ; servit en France dans les gardes-du-corps ; capitaine 1732. — Lesueur, né 1696 ; dans la Louisiane depuis 1707 capitaine 1734 — Blanc, né 1683 ; servit très longtemps en France dans Royal-Marine comme lieutenant ; passé en Louisiane 1719 ; bon officier. — De Marcaty, né 1706 ; passé en Louisiane 1732 ; capitaine 1735 ; aide-major de la Nouvelle-Orléans. — Benoist, né 1693 ; passé en Louisiane comme enseigne 1717, lieutenant ; capitaine 1737. — De Velles, né 1708 ; servit cinq ans dans les mousquetaires ; passé en Louisiane comme lieutenant 1732 ; capitaine 1737. — Le chevalier d’Orgon, né 1698 ; passé en Louisiane 1737 ; capitaine 1739. — Lieutenants : De Perthuis, né 1669 ; passé en Louisiane comme sergent 1717 ; officier 1721 ; lieutenant 1732. — D’Herneville, né 1711 ; passé en Louisiane 1731. — Bonnille, fils d’un ancien officier ; venu avec son père en 1717. — Maret Dupuis, né 1696 ; passé en Louisiane comme cadet 1717 ; enseigne 1721 ; lieutenant 1736. — De Grand-Pré, né 1694 ; passé à la Louisiane enseigne en second 1731 ; enseigne en pied 1732 ; lieutenant 1737. — Montcharnau, né 1697 ; passé à la Louisiane comme enseigne 1732 ; lieutenant 1737. — Maret de la Tour, né 1700 ; passé à la Louisiane 1717. — Favrot, né 1707 ; passé à la Louisiane comme enseigne en second 1732 ; lieutenant 1737. — Hazure, né 1719 ; passé à la Louisiane comme enseigne 1732. — Venderick, né 1687 ; passé à la Louisiane 1731. — Mongrand, passé à la Louisiane avec une expectative de lieutenance, 1737. — Enseignes en pied : De Pontalba, né 1714 passé à la Louisiane avec une expectative d’enseigne en second 1732 ; mis en pied 1737 ; a fort bien servi ; paraît être corrigé du goût très marqué qu’il avait pour le commerce. — Le chevalier de la Houssaie, né 1714 ; passé à la Louisiane comme cadet 1731 ; officier 1733. — Mazan, né 1715 ; fils d’un capitaine de galères ; passé à la Louisiane comme enseigne en second 1736 ; enseigne en pied 1737. — Populus de Saint-Protais, né 1712 ; a servi cinq ans comme cadet dans la colonie ; enseigne en 1733. — La Gautray, a servi dans les cadets de Rochefort ; passé à la Louisiane 1737. — Guérin de la Martillière, né 1716 ; a servi en Louisiane cinq ans comme cadet ; enseigne en second 1735 ; en pied 1739. — Soullègre, venu l’an dernier comme enseigne en pied, sortant des cadets de Rochefort. — Et le chevalier de Villiers, le chevalier de Macarty, Gouville et du Passage. — Enseignes en second : Du Coder, a servi en ce pays cinq ans comme cadet, enseigne 1734. — Macdenot, a servi deux ans en ce pays ; enseigne 1735. — Trudeau, né 1714 ; cadet dans les troupes pendant quatre ans ; enseigne 1737. — Boissy, né 1693 ; a servi dix-sept ans cadet dans les compagnies ; enseigne 1737. — Portneuf, né 1617 ; a servi en Canada comme cadet ; venu aux Illinois avec une lettre d’enseigne. — Lusser, né 1723 ; enseigne 1736 en considération des services de feu son père qui fut tué par les Chikassas. — Le Peltier, né 1716 ; venu du Canada aux Illinois avec une lettre d’enseigne il y a dix-huit mois. Pauvre sujet. — Voisin, né 1717 ; fils d’un marchand de ce pays ; a reçu en 1737 une lettre d’enseigne. Bon sujet. — Legrand, venu du Canada aux Illinois comme enseigne, il y a dix-huit mois. Pauvre sujet. — Duplessis, né 1716 ; a servi pendant trois ans comme cadet ; enseigne 1738. Il est sage et sert bien. — Rouville, cadet au Canada cinq ans ; venu dernièrement comme enseigne. — Officiers réformés : capitaine d’Arensberg, né 1695 ; sert en cette colonie depuis 1721 et commande aux Allemands ; excellent sujet. — lieutenant Saint-Ange, fils, né 1701 ; commande au Ouabache depuis quatre ans ; bon sujet. — lieutenant Taillefer, venu en 1717 comme lieutenant réformé. — Lieutenant chevalier de Taillefer, même service que son frère. — Lieutenant Dambourg, venu il y a un an dans la colonie, où il avait déjà servi dans la troupe d’ouvriers suisses. — Lieutenant Lavergne, il n’y a qu’un an qu’il est dans la colonie, où il avait déjà servi ; sage et fort actif. — Lieutenant Monbereau, arrivé depuis un an. — Cadets à l’éguillette, réformés. — Laperlière, né 1714. — Des Essarts, sert depuis quatre ans. — Le Corbier, né 1718 ; ex-page de la vénerie ; sert depuis trois ans ; sage. — Ballet, l’aîné, né 1718 ; venu il y a deux ans. — De Gruize, né 1717 ; a servi en France ; venu depuis un an. — Montreuil, né 1717 ; a servi dans les cadets de Metz ; venu il y a un an ; sage, exact à son service. — Labèche, né 1718 ; a servi dans les cadets en France. — Marigny de Mandeville, fils d’un ancien capitaine du pays, il sert depuis quatre ans avec application ; sage. — Tersigny, né 1715 ; venu il y a un an. — Massé, né 1720 ; fils d’un lieutenant réformé tué par les Natchez ; il sert depuis sept ans. — Trudeau, né 1722 ; fils d’un conseiller.

Il n’en a pas été de la Louisiane comme du Canada sous le régime français. Le Canada a bien passé par les mêmes épreuves mais il avait eu le temps de se fortifier avant la conquête anglaise, tandis que la Louisiane, de création plus récente, en était à ses débuts lorsque le malheureux règne de Louis XV vint s’ajouter aux défaillances de celui de son aïeul. Bienville est presque le seul homme des quarante premières années de la Louisiane qui mérite les égards de l’historien. Il voulait sincèrement fonder une colonie ; il avait étudié les ressources de la contrée et croyait à l’avenir de celle-ci, mais toutes les influences en jeu s’opposaient à ce genre d’entreprise. On voit que les règlements des compagnies gênaient l’agriculture. Vingt ans après 1740 les habitants se nourrissaient encore des provisions achetées en France.

La fin de l’administration de Bienville ne pouvait, au milieu de ces circonstances, être très brillante. Il s’en montra affecté tout en exposant à la cour les besoins impérieux de la population confiée à ses lumières. Ce qui contribua quelque peu à chagriner son cœur fut la présence de M. de Noailles d’Aime, mis à ses côtés pour l’aider de ses conseils à la guerre, mais qu’il regardait comme un censeur ou même un espion.

La dernière paix était à peine conclue avec les sauvages qu’il devint évident qu’elle ne durerait pas. Et le roi n’envoyait pas de troupes — pas non plus de présents pour les tribus alliées dont la fidélité dépendait de la quantité et de la valeur des marchandises qu’on leur donnait. Vers cette époque (1740) Bienville était devenu mécontent de tout ce qui se passait autour de lui — nous ne dirons pas qu’il avait tort, mais il tenait trop à l’esprit de parti et luttait contre ses adversaires comme au temps où ceux qui le suivaient aveuglement avaient confiance en sa jeunesse et en ses talents. Habitué à regarder la Louisiane en fondateur, il gémissait de ne pas la voir prospérer et se montrait soupçonneux envers les personnages qui semblaient chercher à y pénétrer.

De l’étude des soixante premières années de la Louisiane, il ressort que la vie active de cette province était due aux Canadiens qui non seulement y avaient fondé les meilleurs établissements, mais fournirent, durant cette longue période, les deux gouverneurs les plus remarquables : Bienville et Vaudreuil. C’était à l’organisation de nos coureurs de bois que le commerce des compagnies devait le peu de prospérité dont il jouissait. Les cultivateurs sérieux se recrutaient aussi principalement parmi les Canadiens. Les colons amenés d’Europe se trouvaient, pour la plupart, incapables d’adopter la nouvelle existence qui leur était faite. Un bon nombre d’entre eux n’étaient ni des gens de métier ni des cultivateurs. La moindre tâche les effrayait. Lorsque les magasins de la compagnie manquaient de provisions, ce qui arrivait souvent, les pauvres exilés ne savaient ni recourir à la chasse ni tirer parti des autres ressources de la contrée. En un mot, ils n’étaient pas débrouillards et périssaient où les Canadiens éprouvaient tout simplement un peu de gêne. Si l’on ajoute à ces difficultés, l’incurie du gouvernement français et la conduite égoïste autant que maladroite des hommes qui exploitaient la colonie, on se fera une idée du spectacle de ces petits établissements, relégués à des centaines de lieues du Canada et de la France.

Le sol de la Louisiane produisait à l’état sauvage le cirier. Ce fut la seule plante que l’on parvint à cultiver sous le régime français, et encore cela n’eut lieu qu’au moment de la cession du pays à l’Angleterre et à l’Espagne. Le tabac, apporté des îles, commença à y prendre de l’importance vers 1740. Ni le coton ni la canne à sucre ne reçurent une attention notable — en réalité on se borna à de légers essais. Quiconque ne se tournait pas vers le commerce de pelleteries était à peu près sûr de mourir de faim et ceux qui alimentaient ce trafic avaient à craindre à tous moments de tomber sous la hache des sauvages. Joignons à cela la débandade continuelle des troupes, le contingent de mauvais sujets que les navires débarquaient de temps à autre, les luttes ouvertes entre les fonctionnaires, la dépression du papier-monnaie — et ce chapitre de l’âge héroïque de la Louisiane est plus désolant qu’agréable.


  1. À Québec le 7 juin 1701, madame de Lamothe-Cadillac mit au monde un enfant qui fut inhumé deux jours après. On la retrouve au Détroit, du 2 février 1704 au 18 mars 1710. Le 7 mai de cette dernière année, son mari était encore au Détroit. Leur fils, Louis-René, fut inhumé à Québec le 7 octobre 1714. (Notes de M. l’abbé Tanguay et de M. Silas Farmer, historien du Détroit.)
  2. Voir sur ce sujet et quelques autres, les Édits et Ordonnances, I. 327.
  3. À la Louisiane, les administrations qui se succédèrent sous le régime français, mirent autant d’obstacles que possible au mariage des blancs avec les sauvages, bien que les prêtres demandassent, à plusieurs reprises, à être laissés libres de bénir ces unions.
  4. Cela avait lieu, en effet, plus souvent, aux Illinois qu’ailleurs.
  5. Baptisé à Montréal, le 23 février 1680. Il demeura quarante-quatre ans à la Louisiane.
  6. Il avait servi sept ou huit ans sous son frère d’Iberville.
  7. Baptisé à Montréal le 27 juillet 1683.
  8. Pierre Dugué de Boisbrillant, baptisé à Montréal, le 21 janvier 1675 ; marié, 17 février 1694, avec Angélique de Lugré, à l’Ange-Gardien.
  9. Revue Canadienne, 1881, page 597. Plusieurs détails sur la famille Le Moyne.
  10. Jusqu’à 1713, les dépenses pour l’entretien de la colonie n’avaient pas excédé cinquante trois mille livres annuellement qui se payaient en ordonnances sur le trésorier de la marine, mais, la plupart du temps ce fonctionnaire manquait de fonds.
  11. Elle était âgée de moins de dix ans. (Voir Dictionnaire de l’abbé Tanguay, I. 169.) Bienville ne se maria point.
  12. Charles Le Moyne, premier seigneur de Longueuil, son père, a dû mourir vers 1685.
  13. En 1721 il était à Montréal. Au commencement de janvier 1722 il arrivait à la Nouvelle-Orléans, après avoir traversé le pays des Illinois et descendu le Mississipi. Le 24 mars il s’embarqua à Biloxi, fit naufrage sur la côte de Cuba et retourna à Biloxi, d’où il repartit le 30 juin. Le 20 juillet il était en vue de Cuba ; le 1er septembre à Saint-Domingue. De là il repassa en Europe.
  14. Vers le même temps, les sauvages ravagèrent les habitations de Leblanc et du sergent Ritter dans ces endroits.
  15. Coupée par un canal que les Canadiens y avaient fait.
  16. Elles furent presque toutes culbutées, en 1724, par un ouragan.
  17. Voir Garneau Histoire du Canada, I. 368-71.
  18. Claude Jousset, fils d’un Canadien, marchand à Mobile, est cité comme le premier créole, dans une lettre de Bienville, en date du 6 mai 1733.
  19. Ce gouverneur ne s’occupa ni des habitants ni des intérêts propres de la colonie. Il était dur et mal avisé. Un jour, il condamna au feu des Chikassas coupable d’avoir incité les Illinois à la révolte. M. de Beauchamp, qui demandait son rappel, disait, comme aussi bien d’autres, que Bienville seul comprenait les sauvages et se faisait écouter d’eux.
  20. En 1712, le roi avait rendu la Louisiane et le pays des Illinois dépendants de la Nouvelle-France. (Édits et ordonnances, I. 328).
  21. Les nègres, voyant les troupes occupées chez les sauvages, avaient organisé une conspiration pour tuer tous les Français, le jour de la Saint-Jean-Baptiste 1731, mais on déjoua leurs projets et dix ou douze des plus coupables furent roués et pendus.