Histoire de trois générations (Jacques Bainville)/Chapitre 7

Nouvelle Librairie nationale (p. 226-237).


CHAPITRE VII

LA GRANDE DUCHESSE DE GEROLSTEIN


« Non, ce n’est pas une vieille politique, c’est une politique éternelle que celle qui conseille de ne pas créer autour de soi de grandes puissances. »
Thiers, Discours du 13 avril 1865.


LE 6 juillet 1866, en ouvrant le Journal officiel, M. Drouyn de Lhuys, ministre des Affaires étrangères, eut un haut-le-corps. La veille, en conseil des ministres ; il avait été entendu que la France ne permettrait pas à la Prusse, qui venait de battre l’Autriche à Sadowa, de disposer de l’Allemagne à son gré et de détruire l’équilibre européen. L’empereur avait reconnu, d’accord avec Drouyn de Lhuys, qu’il était impossible de laisser faire Bismarck et d’accepter une politique qui renversait le statut de la Confédération germanique au profit de l’État prussien. Une démonstration militaire sur le Rhin avait été décidée en principe et le Corps Législatif serait convoqué pour voter les crédits nécessaires. C’est ce décret de convocation que le ministre des Affaires étrangères n’avait pas trouvé au Journal officiel. Pour la seconde fois l’occasion de détruire le militarisme prussien allait être perdue.

Elle le serait volontairement. Napoléon III avait manqué de parole à son ministre pour rester conséquent avec lui-même. En 1855, il avait repoussé l’alliance que lui offrait le jeune François-Joseph. En 1866, il répugnait, pour les mêmes motifs, à prendre le parti de l’Autriche contre la Prusse. Le préjugé hostile à l’Autriche l’emportait et ruinait de nouveau la politique de Drouyn de Lhuys. Plus tard, celui-ci s’est rendu compte des causes qui avaient condamné ses efforts à rester inutiles. Ses arguments appartenaient à une catégorie dans laquelle il n'arrivait pas à fixer l’esprit de l’empereur. Entre eux, le malentendu devait être perpétuel. Quelle était la nature des suggestions qui, dans la soirée décisive du 5 juillet 1866, avaient ramené l’empereur aux principes de sa vie et de son règne et l’avaient fait renoncer à l’idée d’une intervention en Allemagne ? Drouyn de Lhuys l’a compris après avoir quitté pour la quatrième fois les affaires, et un confident de sa pensée a résumé ainsi la conversation des Tuileries qui avait déterminé Napoléon III à annuler ce décret qui eût changé le cours de l’histoire. « En forçant les Prussiens à borner leurs exigences, disait-on à l’empereur, vous travaillez au relèvement de l’Autriche, vous tendez la main à un gouvernement qui représente le vieux monde, l’esprit de routine, la résistance aux nationalités qui demandent leur place, les préjugés surannés, les théories du droit divin, tous les principes, en un mot, dont vous êtes l’adversaire naturel. »

Déjà, deux années plus tôt, les mêmes raisons tirées du principe des nationalités et du progrès avaient été assez puissantes sur l’esprit de Napoléon III pour le détourner d’intervenir en faveur du Danemark. Parfaitement : c’est au nom de la justice et du droit des races que l’empereur avait permis à la Prusse de se ruer sur un petit peuple, très ancien ami de la France, et de lui arracher deux provinces. Les duchés n’étaient-ils pas réclamés par le patriotisme allemand au nom de l’unité germanique ? Déjà, en 1848, les libéraux du Parlement de Francfort, ceux qui voulaient une grande Allemagne unie, demandaient, entre autres annexions, celle du Sleswig-Holstein, et ils l’eussent obtenue si l’Europe d’alors ne s’était interposée, obligeant, à Malmoe, la Prusse, à lâcher prise. En 1864, l’Angleterre avait en vain proposé d’agir de la même manière. Napoléon III n’avait pas voulu la suivre. « L’empereur pouvait-il combattre sur les bords de l’Elbe les principes qu’il soutenait sur les bords de l’Adige ? » a dit plus tard un apologiste qui écrivait sous sa dictée. Or, pour que des Allemands ne fussent pas sujets du Danemark, des Danois sont devenus sujets de la Prusse : voilà l’iniquité que la justice des nationalités a produite. Et puis, Kiel et son port tombaient entre les mains prussiennes pour devenir un jour la porte d’entrée du fameux canal, la base de la puissance maritime que se constituerait l’empire allemand. De plus, la guerre des Duchés apportait à la Prusse le prétexte d’une querelle avec l’Autriche et l’occasion de s’emparer de l’Allemagne. L’abstention en 1864 a été payée cher par la France et par l’Europe. L’abstention de 1866, « l’année décisive », erreur encore plus funeste, a découlé de la même cause.

En 1866 comme en 1864, Napoléon III était le prisonnier de ses principes. Il était aussi le prisonnier de son œuvre italienne : Bismarck avait su lier, pour la circonstance, la cause de la Prusse à la cause de la jeune Italie. Par là, il désarmait et il enchaînait le vainqueur de Magenta, le libérateur de la nation italienne. D’ailleurs, Bismarck devait refuser cyniquement, après Sadowa, de compromettre ses succès et de combattre une minute de plus pour les Italiens, désireux d’achever leur unité encore imparfaite en conquérant la Vénétie. L’Italie n’était qu’une carte dans le jeu de Bismarck. Il s’en était servi avec adresse contre l’Autriche et pour neutraliser la France. Mais, à Paris, on s’y trompait. Est-ce que la Prusse ne représentait pas l’unité allemande, l’avenir, le progrès, l’idée de nationalité ? Selon la doctrine démocratique et napoléonienne, la nationalité allemande avait le même droit que les autres à la vie et au libre développement. Quant à ses ennemis, c’était cette Autriche absolutiste, ces vieilles petites Cours allemandes, images de l’obscurantisme et de la réaction. En vain, dans ses avertissements prophétiques au Corps Législatif, Thiers avait-il montré « ce qui se préparait dans le centre de l’Europe ». En vain avait-il pris la défense de l’équilibre européen qu’il appelait si justement « l’indépendance de l’Europe », elle-même inséparable de l’indépendance des États allemands. En vain faisait-il entrevoir le danger d’une Allemagne formant à l’avenir « un tout unique », lorsque la Prusse aurait absorbé les États de la Confédération germanique après les avoir battus, de même qu’elle admettrait l’Autriche « comme protégée dans le nouvel ordre de choses », après l’avoir humiliée.

Thiers n’avait pas toujours pensé ainsi. Il avait même autrefois, contre Louis-Philippe et contre Guizot, soutenu des idées exactement contraires. L’expérience, et aussi l’esprit d’opposition l’avaient amené à reprendre ces vieilles maximes de la politique française et du bon sens qu’il appliquait à la situation avec un rare bonheur. En attendant que le désastre de 1870 lui donnât raison et lui conférât dans le pays un prestige immense, sa parole, pourtant lumineuse, restait sans action sur l’opinion publique. Ces vues de haute politique passaient par-dessus les têtes, et Thiers ne pouvait se flatter de dissiper en quelques discours les illusions qu’avait contribué à répandre son Histoire du Consulat et de l’Empire, livre cher à la bourgeoisie.

Quant à Drouyn de Lhuys, à la nouvelle de Sadowa, il avait vu comme Thiers le péril de l’unité allemande. Comme à l’orateur du Corps Législatif, les intérêts de la France lui parurent « indignement compromis » si cette puissance germanique, que les Français avaient dû combattre jadis pendant un siècle et demi quand elle appartenait à la maison d’Autriche, devait se reconstituer par la maison de Prusse. Drouyn de Lhuys aperçut alors ce qu’il y avait à faire pour conjurer le péril, et l’évidence était telle qu’il ne pensa même pas que son maître dût y résister.

De toutes les hypothèses que les esprits raisonnables pouvaient former, celle où la France, si forte encore, assisterait impassible à l’accomplissement des plans prussiens semblait en effet la plus absurde et la moins acceptable. Seul, Bismarck, qui, depuis la guerre de Crimée, avait pénétré le secret de la politique napoléonienne, osa compter sur le cas qui semblait d’avance exclu par le sens commun. En provoquant la rupture du pacte fédéral, Bismarck jouait gros jeu. C’était la guerre avec l’Autriche et les États allemands. C’était un conflit avec les puissances garantes de la Confédération germanique. Représentons-nous cette situation, si extraordinaire quand on l’évoque aujourd’hui, et d’où une Europe nouvelle allait sortir. Au printemps de 1866, le militarisme prussien avait contre lui, avec l’Autriche, les royaumes, principautés et villes libres d’Allemagne. En Prusse même, l’audacieux ministre était loin d’avoir fait l’unanimité. Les libéraux prussiens étaient nationalistes. Ils voulaient l’unité et la grande patrie allemande. Mais ils les voulaient par les moyens du libéralisme, selon les traditions du Parlement de Francfort, et ils étaient résolument hostiles à cette guerre. Bismarck en était réduit à gouverner contre la Chambre et par la dictature. Car la Prusse, malgré son système des trois classes, malgré ce vieux régime électoral censitaire qui a subsisté jusqu’à nos jours, et auquel Guillaume II, dans son message de Pâques de 1917, a promis de substituer le suffrage égal, nommait alors une majorité de libéraux. La Prusse de 1866 était libérale et antibismarckienne. Sans la victoire, Bismarck s’exposait à une révolution qui l’eût lapidé. Il le savait si bien qu’il était prêt à se brûler la cervelle si la journée de Sadowa n’avait pas tourné favorablement.

Ainsi, dans cette année décisive, toutes les conditions requises pour l’écrasement du militarisme prussien se trouvaient réunies comme déjà elles l’avaient été en 1850. Aucune des circonstances rêvées par les alliés depuis 1914 ne manquait. Le particularisme conservateur était ligué avec le libéralisme allemand contre la Prusse. Autrichiens, Bavarois, Hanovriens, Saxons partaient en guerre contre elle. Au-dehors, l’Angleterre et la Russie, au nom du droit de garantie que leur donnaient, comme à nous, les traités de 1815, étaient disposées à faire respecter le statu quo. Mais la France ne bougeait pas. Et son immobilité perdit tout.

Pourtant, si, avant le « coup de tonnerre » de Sadowa, la situation était unique, après Sadowa elle était encore excellente. L’action militaire, que Drouyn de Lhuys voulut seulement alors, pouvait se faire sentir avec efficacité. L’Autriche, dont l’énorme faute avait été de s’entêter sur la Vénétie, venait enfin de céder cette province aux Italiens. L’excellente armée autrichienne qui avait été victorieuse à Custozza était libérée. Avec notre concours, la face des choses militaires pouvait encore être changée. Les États du Sud se tournaient anxieusement vers nous. Le Hessois Dalwigh et le Bavarois von der Pfordten sollicitaient un appui et nous faisaient des ouvertures qui furent étrangement traitées d’ « excitations », et auxquelles un de nos agents diplomatiques, Lefèvre de Behaine, se félicitait, dans un rapport, d’avoir « constamment évité de répondre », conformément à ses instructions. Ces Allemands nous suppliaient pourtant d’ « entrer sans délai dans le Palatinat et la Hesse rhénane », assurant que « nous n’y trouverions ni haines ni préjugés nationaux très difficiles à surmonter », et se portant garants de l’« immense effet que produirait une démonstration hardie de la France ». Leurs propositions ne furent même pas écoutées.

Ainsi, des Allemands nous ouvraient les portes de leur pays, nous suppliaient d’y montrer nos couleurs. À l’intérieur même de l’Allemagne, des alliances s’offraient à nous. La situation qui, pendant la guerre de Trente ans, avait permis à la France d’en finir avec la maison d’Autriche, se représentait contre la maison de Prusse. Encore quelques mois et tout serait transformé. L’Allemagne entière, unie et réconciliée par le triomphe de Bismarck, ne songerait plus qu’à se ruer sur la France.

Dans la nuit du 5 au 6 juillet, Napoléon III avait donc renoncé à une chance suprême. Il avait écarté cette idée d’une intervention militaire dont Drouyn de Lhuys croyait l’avoir convaincu. De même, quelques jours plus tard, il devait rejeter le projet du Congrès européen mis en avant par une illumination aussi juste que passagère du chancelier russe Gortchakof. Rien n’eût été plus désagréable ni plus inquiétant pour la Prusse que de voir l’Europe en corps reviser ses conquêtes. Aussi Bismarck s’empressa-t-il de déclarer « séduisante » la médiation proposée par Napoléon III et qui laissait la France seule en face de lui. Dans le tête-à-tête, il reprendrait la conversation de Biarritz, bien décidé à ne tenir aucune de ses promesses. L’empereur avait eu l’imprudence de ne pas s’emparer d’un gage au moment où l’armée prussienne était occupée en Bohême : il s’imaginait que la Prusse lui accorderait, de bon gré, un dédommagement, une prime à sa neutralité. Comme l’unité italienne lui avait valu la Savoie et Nice, il voyait l’unité allemande lui rapportant la rive gauche du Rhin, ou, à défaut, la Belgique, que le « parti du mouvement », en 1830, demandait déjà. Car la Belgique ne représentait ni une nationalité ni une race : elle n’était qu’une nation, et, par conséquent, aux yeux de la doctrine, elle ne comptait pas. La nationalité allemande, au contraire, avait tous les titres à l’existence. Impie qui eût voulu l’empêcher d’être. Et ce crime contre le droit des peuples, Napoléon III se félicitait publiquement de ne pas l’avoir commis.

Dans le plus extraordinaire des documents politiques que l’on connaisse, il fit expliquer les raisons qu’il avait d’être satisfait des événements qui venaient de s’accomplir en Allemagne. Lavalette, successeur par intérim de Drouyn de Lhuys, a laissé son nom attaché à cette incroyable circulaire par laquelle l’Empire faisait savoir à l’Europe qu’il y avait lieu de regarder les victoires de la Prusse comme un bienfait. Tout ce qui s’était passé, le gouvernement impérial l’approuvait. Même il l’avait voulu. Les peuples allemands avaient fait un large pas vers leur unité : c’était la politique des « grandes agglomérations » qui se réalisait, celle que Napoléon Ier avait conçue, celle que Napoléon III s’était fixée pour but. La circulaire Lavalette disait encore qu’il eût été indigne de la France d’être jalouse de voisins qui jouiraient comme elle-même des avantages et des joies de la vie commune. Les traités de 1815, dont la France souhaitait l’abolition, n’existaient plus. Les barrières artificielles élevées par les diplomates réactionnaires de Vienne étaient renversées. Les vœux des peuples s’exauçaient. C’était un gage de progrès pacifique pour l’Europe…

Dans cette Europe, dès lors menacée du fléau de la guerre générale, vouée à la grande guerre des nations armées, ce qu’il y avait d’esprits perspicaces et d’amis de la France fut consterné de cette aberration. La reine de Hollande, s’autorisant d’une ancienne amitié, avait montré à Napoléon III l’étendue de sa faute. « Vous laissez détruire les faibles », lui disait-elle. Et elle lui annonçait les effets d’une politique qui mettait en danger les États secondaires, non seulement d’Allemagne, mais d’ailleurs. Les petits ont souvent plus de clairvoyance que les grands, et c’était la première fois que la France abandonnait les faibles et permettait aux plus voraces de s’arrondir. Le sort de la Belgique était déjà inscrit dans cette victoire prussienne remportée par l’abstention de la France. La dynastie guelfe renversée, le royaume de Hanovre annexé montraient aussi le cas que la Prusse faisait de la légitimité elle-même. Bismarck, d’ailleurs avec intention, accentuait ce caractère révolutionnaire de son entreprise. Il en appelait au suffrage universel contre la Diète des princes et les traités de 1815. Il appliquait en somme à l’Allemagne la politique de Napoléon III : ce qui ne valait rien pour une puissance ancienne comme la France, qui avait avant tout sa situation à conserver, était excellent, au contraire, pour la Prusse qui ne pouvait grandir sans faire sauter les vieilles barrières. Par là, Bismarck ne l’ignorait pas, il rallierait l’Allemagne libérale, le succès aidant. Et puis, il nous connaissait bien. Il savait que le fracas de trônes abattus qui accompagnait ces commencements de l’unité allemande serait agréable à l’opinion française.

Combien y avait-il alors de Français à penser que ces petites Cours, exilées ou vassalisées par les Prussiens, avaient longtemps formé un rempart qui serait amèrement regretté un jour On ne voyait pas la sécurité qu’elles valaient à la France en tenant l’Allemagne divisée. Mais le public français était surtout sensible au caractère archaïque de ces institutions, jadis protégées par notre pays dans son intérêt le mieux entendu. Au nom de l’évolution et du droit des peuples, le progrès condamnait ce passé. Et Bismarck, durant son ambassade à Paris, avait très bien su exploiter cette disposition. Nul ne faisait mieux rire aux dépens de la vieille Allemagne. « On se divertissait, a écrit un témoin, du tableau qu’il faisait des cours allemandes, raillant l’étroitesse de vues qui y régnait, et l’on ne protestait pas lorsqu’il démontrait la nécessité de les supprimer comme un rouage embarrassant pour le développement des idées modernes. »

La France, en 1866, a crié : « bon débarras » à ce vieux particularisme allemand rossé par la Prusse : nous paierions cher pour le ressusciter aujourd’hui, et nous saluerons avec plaisir sa renaissance. Mais alors il avait paru plaisant que ces vestiges d’un autre âge eussent été balayés si énergiquement par le Prussien, champion des « idées modernes ». Deux hommes d’esprit saisirent ce comique, et la Grande Duchesse de Gerolstein eut un immense succès de rire. Le général Boum, le baron Grog, l’électeur de Steis-Stein-Steis, tout ce que Bismarck venait de mettre en déroute chanta et dansa, pour le grand amusement de Paris et des provinces, sur la scène des Variétés. Sadowa devenait un opéra-bouffe, tandis que déjà Bismarck avait signé des conventions militaires secrètes avec les États du Sud, battus mais subjugués. La Grande Duchesse de Gerolstein, c’était la circulaire Lavalette mise en musique par Offenbach. Elle eut beaucoup plus de succès que les nouvelles prophéties de Thiers...

Elle fut encore bien gaie, cette exposition de 1867. La prospérité de la France y brillait et tous les monarques de l’Europe s’y étaient donné rendez-vous. Parfois, en rapprochant de ce luxe, de cette richesse étalée à tous les regards, les avertissements lancés à la tribune ou dans la presse, une inquiétude troublait le bon sens français. « L’étranger va être jaloux », disait-on. Les pensées de la foule n’allaient guère plus loin. La force du pays inspirait une telle confiance, et l’on était si loin de voir le danger allemand ! Les vieux préjugés n’avaient pas cédé encore et, tandis que Bismarck et le roi de Prusse étaient accueillis sans une manifestation, l’empereur de Russie recevait à bout portant le « vive la Pologne, Monsieur », de quelques jeunes avocats avant d’essuyer le coup de feu de Berezowski. Là encore, l’amour des nationalités nous coûta cher. En 1870, Alexandre se souviendra de son voyage à Paris et de la Crimée. Et puis, pourquoi était-ce au tsar seul que s’en prenaient les défenseurs de la cause polonaise et non pas au roi de Prusse ? Est-ce que les Polonais de Posen n’étaient pas aussi persécutés, aussi intéressants que ceux de Varsovie ? De quelle singulière indulgence, legs des anciennes erreurs, bénéficiaient encore les Hohenzollern !

Déjà, pourtant, la menace de l’agression pesait sur la France. Et c’est alors que les rêves de désarmement, de fraternité universelle, commencèrent à se répandre avec la croyance que les guerres étaient finies, et que les États-Unis d’Europe, — c’était le nom qu’on donnait à la Société des Nations, — était la formule politique de l’avenir immédiat.

Les couples français qui, de tous les coins de nos provinces, vinrent, par trains de plaisir, visiter l’exposition de 1867 eurent un étrange bréviaire. C’était un guide de Paris, rédigé et illustré par les principaux écrivains et artistes de la France. J’en ai un exemplaire entre les mains qu’un de mes amis a trouvé, l’an dernier, dans une maison du front, une maison bourgeoise bombardée. Le livre gisait au milieu des meubles brisés et des souvenirs de famille détruits. Mon ami l’ouvrit dans ce foyer dévasté, et voici ce qu’il lut :

« Au vingtième siècle, il y aura une nation extraordinaire. Cette nation sera grande, ce qui ne l’empêchera pas d’être libre. Elle sera illustre, riche, pensante, pacifique au reste de l’humanité. Elle aura la gravité douce d’une aînée. Elle s’étonnera de la gloire des projectiles coniques et elle aura quelque peine à faire la différence entre un général d’armée et un boucher… Une bataille entre Italiens et Allemands, entre Anglais et Russes, entre Prussiens et Français lui apparaîtra comme nous apparaît une bataille entre Picards et Bourguignons. Le haussement d’épaules que nous avons devant l’inquisition, elle l’aura devant la guerre. Elle regardera le champ de bataille de Sadowa de l’air dont nous regarderions le quemadero de Séville…

« La poudre à canon sera poudre à forage ; le salpêtre, qui a pour utilité actuelle de percer les poitrines, aura pour fonction de percer les montagnes. Les avantages de la balle cylindrique sur la balle ronde, du silex sur la mèche, de la mèche sur le silex et de la bascule sur la capsule seront méconnus. On sera froid pour les merveilleuses couleuvrines, de treize pieds de long, en fonte frettée, pouvant tirer, au gré des personnes, le boulet creux et le boulet plein. Cette nation poussera l’ignorance au point de ne pas savoir qu’on fabriquait en 1866 un canon pesant vingt-trois tonnes rappelé Bigwill. D’autres beautés et magnificences du temps présent seront perdues : par exemple, chez ces gens-là, on ne verra plus de ces budgets, tels que celui de la France actuelle, lequel fait tous les ans une pyramide d’or de dix pieds carrés de base et de trente pieds de haut.

« Cette nation aura pour capitale Paris et ne s’appellera point la France. Elle s’appellera l’Europe.

« Elle s’appellera l’Europe au vingtième siècle, et, aux siècles suivants, plus transfigurée encore, elle s’appellera l’Humanité.

« L’Humanité, nation définitive, est dès à présent entrevue par les penseurs, ces contemplateurs des pénombres ; mais à quoi assiste le dix-neuvième siècle, c’est à la formation de l’Europe… Au moment où nous sommes, une gestation auguste est visible dans les flancs de la civilisation. L’Europe, une, y germe. Un peuple, qui sera la France sublimée, est en train d’éclore. L’ovaire profond du progrès fécondé porte, sous cette forme dès à présent distincte, l’avenir. Cette nation qui sera palpite dans l’Europe actuelle comme l’être ailé dans la larve reptile. Au prochain siècle, elle déploiera ses deux ailes, faites l’une de liberté, l’autre de volonté.

« Le continent fraternel, tel est l’avenir. Qu’on en prenne son parti, cet immense bonheur est inévitable. »

À ce style on a reconnu Victor Hugo. C’est lui qui avait écrit l’introduction du Paris-Guide de 1867. Les jeunes couples qui visitaient l’exposition, cette bible à la main, confiants dans la parole du poète qui s’appelait lui-même un voyant, ne se doutaient pas que trois ans plus tard la patrie en danger appellerait tous les Français à l’aide. Comment auraient-ils pu croire que leurs enfants et les enfants de leurs enfants seraient chargés d’obligations militaires toujours croissantes, toujours plus lourdes, jusqu’au moment où une guerre, sans précédent par la violence et la durée, exigerait des sacrifices sans exemple ?…

La prophétie de Victor Hugo allait au rebours des événements. En aucun temps le militarisme n’aurait pris les proportions qu’il allait prendre. Le canon de vingt-trois tonnes de 1866 annonçait le canon monstrueux de 1918 qui tirerait sur Paris à cent kilomètres de distance. Hugo parlait des États-Unis d’Europe comme on parle aujourd’hui de la Société des Nations ? Manière de nier une réalité qui allait être opprimante. Et puis, il y avait le dogme ancien du progrès indéfini dont il était trop humiliant de s’avouer qu’il était démenti par les faits. Comment convenir que cette noble Allemagne des philosophes et des penseurs ne serait devenue une nation que pour ramener le monde à la barbarie ?

En 1863, lorsque Renan avait publlé sa Vie de Jésus, Sainte-Beuve avait remarqué ceci : l’auteur de ce livre impie avait pu passer agréablement son été aux bains de mer en famille. Cent et un ans plus tôt, Jean-Jacques Rousseau, après l’Émile, avait dû fuir la France, sous le coup d’un arrêt du Parlement. Sur la route ouverte par cette comparaison, l’esprit de Sainte-Beuve ne s’arrêtait pas. Son imagination s’élançait vers l’avenir et il écrivait avec une sorte de doute et de pressentiment inquiet « Si l’on se transporte en idée à un autre siècle de distance, à l’année 1963, quel sera, quelle pourra être en pareille matière le nouveau progrès acquis et gagné ? J’en espère un, mais bien vaguement, sans me hasarder à le deviner et à le prédire ». Sage précaution. Subtile réserve d’une intelligence qui savait que tous les progrès, toutes les civilisations sont fragiles. Nous non plus nous ne savons pas si, en 1963, nos successeurs vivront dans un âge d’or ou dans un siècle de fer, ni quelles libertés ou quelles obligations les attendent. Mais ce qui est sûr, c’est que, né cinquante ans plus tard, Renan aurait eu toutes les chances du monde, en 1914, d’être mobilisable, et, au lieu de méditer un nouveau livre sur la grève de Perros-Guirec, il eût été un jeune territorial astreint à rejoindre son dépôt dès les premiers jours de la mobilisation.

« Qu’on en prenne son parti », comme disait l’ironie, si mal appliquée, de Victor Hugo. Il a fallu que l’intellectuel lui-même en revînt au métier des armes pour qu’il y eût encore une France et une pensée française. Tel est le progrès que le principe des nationalités et une grande Allemagne auront valu à notre temps.