Histoire de la vie et de la mort (trad. Lasalle)/2

Histoire de la vie et de la mort
II. Durabilité
Traduction par Antoine de La Salle.
Œuvres10 (p. 31_Ch2-46_Ch3).

NATURE DE LA DURABILITÉ.
HISTOIRE
Qui se rapporte à la question de l’article premier.

1. Les métaux sont de si longue durée, qu’on n’a jamais pu déterminer, par l’observation, la mesure de cette durée ; quand ils se dissolvent (spontanément), cette dissolution qui n’est que superficielle, est le simple effet de cette rouille que le temps leur fait contracter, et non celui d’une perspiration, deux causes qui n’ont aucune prise sur l’or.

2. Quoique le mercure soit fluide et susceptible d’être aisément volatilisé par l’action du feu, néanmoins nous ne connoissons aucun fait qui prouve que ce métal soit sujet à être consumé par le laps de temps, sans le secours du fou, et à contracter la rouille.

3. Les pierres, sur-tout les plus dures, et une infinité d’autres fossiles, sont aussi de très longue durée, même lorsqu’ils demeurent exposés à l’air, à plus forte raison lorsqu’ils sont renfermés dans le sein de la terre. Cependant on voit des pierres à la surface desquelles se forme une sorte de nitre, qui est comme leur rouille. Les pierres précieuses et les crystaux l’emportent sur les métaux mêmes par la durée, en observant toutefois que les corps de la première classe perdent, à force de temps, un peu de leur brillant et de leur éclat.

4. On s’est assuré, par l’observation, que les pierres exposées au nord se corrodent et se dégradent plus vite que celles qui sont exposées au midi. C’est ce qu’on observe sur-tout dans les pyramides, les obélisques, les temples et autres grands édifices. Au contraire, le fer, exposé au midi, se rouille plus vite, comme on en peut juger par les barreaux, ou les grillages qu’on met souvent aux fenêtres[1] ; ce qui est d’autant moins étonnant que, dans la putréfaction (genre de décomposition auquel la rouille doit être rapportée), l’humidité accélère la dissolution ; au lieu qu’une dissolution sèche est accélérée par la sécheresse même.

5. Quant aux végétaux (nous ne parlons ici que de ceux qui sont hors de terre), les souches et les troncs des arbres les plus durs, ou le bois et les matériaux qu’on en tire peuvent durer plusieurs siècles. Mais on observe quelque inégalité, à cet égard, entre les différentes parties du tronc ; par exemple, dans certains arbres ou arbrisseaux creux, tels que le sureau (ou le bambou), le milieu est occupé par une moelle ou pulpe très molle, et les parties extérieures sont beaucoup plus dures ; mais, dans les arbres solides et pleins, tels que le chêne, l’intérieur (ce qu’on appelle le cœur de l’arbre) est ce qui dure le plus[2].

6. Les feuilles et les fleurs des plantes, ainsi que leurs tiges sont de très courte durée. Elles se décomposent peu à peu et se résolvent en poussière, à moins qu’elles ne se putréfient ; les racines durent davantage.

7. Les os des animaux sont de très longue durée, comme on le voit dans les charniers et les reliquaires. Il en est de même des cornes et des dents ; on en voit des exemples dans l’ivoire et dans les dents de cheval marin.

8. Les peaux et le cuir sont aussi de très longue durée, comme le prouve celle du parchemin des anciens manuscrits : le papier peut aussi durer plusieurs siècles ; mais il le cède, à cet égard, au parchemin.

9. Les corps, qui ont été exposés à l’action du feu, tels que le verre et la brique, durent beaucoup. Les viandes, les fruits, et en général les substances cuites, se conservent plus long-temps que les substances crues ; et ce n’est pas seulement parce que cette coction les préserve de la putréfaction, c’est encore parce qu’après l’émission de l’humor aqueux, l’humor huileux, qui reste, se conserve mieux.

10. L’eau est, de tous les liquides[3], celui que l’air absorbe le plus vite ; l’huile, au contraire, ne s’évapore que très lentement, comme on l’observe non-seulement dans ces liquides isolés, mais même dans les matières (les compo- sés), dont ils font partie : par exemple, du papier imbibé d’eau, et qui acquiert, par ce moyen, un foible degré de transparence, redevient presque aussi-tôt blanc et opaque, l’humor aqueux s’exhalant promptement sous la forme de vapeur. Au contraire, le papier huilé conserve long-temps sa transparence, l’huile dont il est imbibé ne s’exhalant point, ou presque point. Aussi voit-on que les faussaires ont soin de mettre sur la signature qu’ils veulent contrefaire un papier huilé, et viennent ainsi à bout de la calquer fort exactement.

11. Toutes les gommes sont de fort longue durée ; il en est de même du miel et de la cire.

12. Mais le plus ou le moins de constance ou d’instabilité des causes qui agissent sur les corps, ne contribue pas moins que la nature même de leur substance, ou de celles qui agissent sur eux, à leur conservation ou à leur dissolution. Par exemple, les bois et les pierres sont, toutes choses égales, de plus longue durée, lorsqu’ils demeurent perpétuellement plongés dans l’eau ou dans l’air, que lorsqu’ils sont tantôt mouillés ou simplement humectés, et tantôt exposés à l’air sec. Enfin les pierres employées dans les édifices durent davantage, lorsqu’on a soin de les poser de manière que leurs différentes faces soient tournées vers les mêmes points du monde qu’elles regardoient dans la carrière : observation qui s’applique aux végétaux transplantés.

OBSERVATIONS GÉNÉRALES.

1. Prenons pour première base une proposition qu’on peut regarder comme un principe certain ; savoir : Que, dans tout corps tangible, réside un esprit ou une substance pneumatique, couverte, enveloppée et comme revêtue des parties tangibles ; que cet esprit est la première cause de toute dissolution et de toute consomption ; qu’en conséquence, le vrai préservatif contre ces deux inconvéniens est la détention de l’esprit.

2. L’esprit peut être détenu (retenu dans l’intérieur) par deux espèces de causes ; savoir, ou par une forte compression, je veux dire, par toute cause qui le resserre dans les limites d’un corps comme dans une prison, ou par une sorte de détention spontanée. Cette dernière peut avoir lieu aussi dans deux espèces de cas ; savoir, lorsque l’esprit a peu d’activité et de force pénétrante, ou lorsque l’air ambiant le sollicite moins à se porter au dehors, et à s’exhaler. Ainsi, il est deux espèces de corps durables ; savoir, les substances dures et les substances huileuses (oléagineuses). L’effet propre de la dureté est de resserrer et de contenir l’esprit ; celui des substances oléagineuses est, en partie, de le rendre moins irritable et de calmer ses mouvemens ; en partie, d’empêcher que l’air ne le sollicite à l’émission ; car l’air est consubstantiel (analogue) à l’eau, et la flamme l’est à l’huile. Nous terminerons ici notre recherche sur la nature de la durabilité et de la non-durabilité, envisagées dans les corps inanimés.

HISTOIRE.[4]

13. Les plantes herbacées, de nature froide, sont de courte durée et meurent au bout d’une année, tant la racine que la tige : de ce genre sont la laitue, le pourpier, même le froment et toute espèce de bled. Il est, toutefois, dans cette classe même, quelques plantes qui vivent trois ou quatre ans, telles que la violette, le fraisier, la pimprenelle, la prime-vère, l’oseille etc.[5] ; mais la bourrache et la buglosse, deux plantes si semblables tant qu’elles végètent ne différent cependant pas peu par rapport à la durée, la bourrache étant annuelle, et la buglosse plus vivace.

14. Mais, parmi les plantes herbacées, ou les arbustes, de nature chaude, il en est beaucoup qui subsistent pendant un assez grand nombre d’années. On peut ranger dans cette classe l’hyssope, le thym, la sauge, la sariette, certaine espèce de marjolaine, la mélisse, l’absynthe, la germandrée etc. Le fenouil, dont la tige meurt promptement, se reproduit par ses racines ; quant au basilic et à la marjolaine odoriférante, ces plantes végéteroient assez long-temps si elles n’avoient point à supporter l’hiver aussi voit-on que plantées ou semées dans un lieu bien couvert et un peu chaud, elles sont plus vivaces. On s’est assuré par l’expérience, qu’une bordure d’hyssope (du genre de celles auxquelles on donne différentes figures, et, qui servent d’ornement dans les jardins), pour peu qu’on ait soin de la tailler deux fois par an, peut durer jusqu’à quarante ans.

15. Les arbustes, arbrisseaux, ou arbres de petite taille, vivent jusqu’à soixante ans, quelques-uns même deux fois plus.

La vigne peut aussi vivre soixante ans, et, quoique vieille, elle ne laisse pas de rapporter. Le romarin, placé dans un lieu convenable, parvient aussi à la soixantième année, mais l’acanthe et le lierre parviennent quelquefois à la centième année. Il n’est pas aussi facile de déterminer la durée du buisson épineux (de la ronce) ; parce que ses scions s’inclinant vers la terre, y reprennent et poussent de nouvelles racines, ce qui fait qu’on ne peut démêler les jeunes d’avec les vieux.

16. Parmi les arbres de haute taille, les plus vivaces sont le chêne, l’yeuse, le frêne sauvage, l’orme, le hêtre, le châtaignier, le plane (ou platane), le figuier ruminal, le lotos, l’olivier, sauvage ou cultivé, le palmier, le mûrier, etc. Quelques arbres de cette classe vivant jusqu’à huit cents ans, et même les moins vivaces parvenant à la deux-centième année.

17. Mais les arbres résineux et qui exhalent une odeur forte, tels que le cyprès, le sapin, le pin, le buis et le genièvre, sont, quant à leur bois, et à la matière qu’on en tire, de plus longue durée que ceux dont nous parlions au commencement du n°. précédent, mais un peu moins vivaces, quant à leur végétation ; cependant le cèdre vit presque autant que ceux dont nous parlions à la fin du même n°. à quoi peut contribuer sa haute taille et son grand volume.

18. Le frêne, espèce d’arbre dont la pousse est prompte et vigoureuse, peut vivre cent ans et plus ; âge auquel parviennent aussi quelquefois la férule, l’érable, le cormier ; mais le peuplier, le tilleul, le saule, le sycomore et le noyer, sont moins vivaces.

19. Le pommier, le poirier, le prunier, le grenadier, le citronnier, le néflier, le cornouiller et le cerisier, peuvent parvenir jusqu’à la cinquantième ou la soixantième année, sur-tout lorsqu’on a soin de les débarrasser de cette mousse dont quelques-unis se trouvent revêtus.

20. Généralement parlant, et toutes choses égales d’ailleurs, le volume total des arbres et des autres végétaux a quelque relation et quelque proportion avec leur durée, les plus grands étant ordinairement les plus vivaces ; durée qui est aussi assez communément proportionnelle à leur solidité et à la consistance de leur matière. De plus, les arbres qui portent des glands ou des noix, vivent ordinairement plus que ceux qui portent des fruits ou des baies. De même les arbres tardifs, soit quant à leurs fruits, soit relativement à la pousse et à la chûte de leurs feuilles, sont de plus longue durée que les arbres précoces, sous l’un ou l’autre de ces trois rapports. Enfin les arbres sauvages végètent plus long-temps que les arbres cultivés ; et ceux qui portent des fruits acides, sont plus vivaces que ceux qui donnent des fruits doux.

OBSERVATIONS GÉNÉRALES.

1. Il est, par rapport à l’alimentation et à la rénovation, une différence sensible entre les plantes et les animaux ; différence qu’Aristote a judicieusement observée ; savoir, que le corps des animaux est circonscrit dans certaines limites, a des dimensions déterminées ; et que, passé cette époque, où il a acquis tout le volume propre à son espèce, les alimens peuvent bien le conserver et le continuer ; mais que dès-lors il ne reçoit plus aucun accroissement très sensible (du moins en hauteur), et n’acquiert plus aucune partie nouvelle, si l’on en excepte les cheveux et les ongles qu’on peut regarder comme des excrémens ; d’où il s’ensuit nécessairement que les sucs des animaux vieillissent plutôt ; au lieu que les arbres, qui poussent périodiquement de nouvelles branches, de nouveaux scions, de nouvelles feuilles, de nouveaux fruits, ont toujours un certain nombre de parties nouvelles, savoir celles mêmes dont nous venons de parler ; et, comme toute substance, encore verte, neuve, adolescente, attire les sucs alimentaires avec plus de force et d’activité que celle qui a déjà commencé à se dessécher, une conséquence nécessaire de ce renouvellement, est que le tronc même, par lequel ces sucs alimentaires sont obligés de passer pour se porter dans les branches, s’en appropriant une partie, reçoit ainsi une nourriture plus abondante et plus active ; ce qui le ranime et le fortifie : conséquence d’autant plus évidente, qu’elle est confirmée, d’une manière très sensible, par une autre observation (que n’a pas faite Aristote, qui n’a pas non plus expliqué le premier fait aussi clairement que nous venons de le faire) ; je veux dire que, dans les haies, les taillis et les arbres élagués, cette attention de retrancher ou d’accourcir quelques branches, ou quelques scions, en fortifie le tronc ou la tige, et rend l’un ou l’autre plus vivace.

  1. Dans les collèges, les couvens et autres prisons.
  2. Il paroît que ces deux mots dur et durée n’ont qu’une seule et même origine ; c’est l’effet et sa cause.
  3. De tous les liquides naturels, veut-il dire ; car certains liquides artificiels, tels que l’éther, s’évaporent au moins mille fois plus vite.
  4. Note WS : Durabilité des plantes
  5. Il les qualifie d’herbes.