Histoire de la philosophie moderne/Livre 5/Chapitre 2

Traduction par P. Bordier.
Félix Alcan, Paris (Tome premierp. 488-495).

2. — Condillac et Helvétius

Le fondement de la théorie de la connaissance et de la psychologie de la philosophie française du XVIIIe siècle fut jeté par Condillac (1715-1780), paisible penseur qui, après s’être consacré dès sa jeunesse à l’état ecclésiastique et après avoir dirigé l’éducation d’un prince italien, passa ses dernières années dans une abbaye dont les revenus lui étaient affectés. Dans son œuvre principale (Traité des sensations, 1754) il développa avec clarté et avec ampleur, et plus déductivement qu’inductivement, cette proposition, que tout dans notre conscience, non seulement — comme Locke enseignait — tout contenu, mais encore toute activité et toutes formes, ne sont que des transformations de sensations simples passives (sensations transformées). La sensation isolée se présente comme modification purement passive de l’âme. Quand cette modification est assez forte pour exclure les autres sensations, on dit qu’il y a attention. Quand nous avons deux sensations en même temps, on dit que nous comparons et que nous jugeons. Le souvenir n’est qu’un effet ultérieur de la sensation. Abstraire, c’est séparer une sensation d’autres sensations. La condition de toute comparaison, de tout jugement, de tout souvenir et de toute abstraction, c’est l’attention, qui est ainsi le phénomène fondamental de la connaissance. Grâce à elle, nous pouvons percevoir distinctement et séparément ce qui au début se présente sous l’aspect d’une perception totale chaotique. Toute connaissance repose sur la perception séparée, et par conséquent distincte, de ce qui se présente au début dans une confusion chaotique, — c’est-à-dire sur l’analyse. — Si nous formons au moyen du langage un signe pour chacun des éléments qu’offre l’analyse, nous pourrons développer une arithmétique logique, une langue scientifique d’une clarté et d’une exactitude absolues, en reliant ces signes et en en remplaçant quelques-uns par d’autres, qui ont la même signification. L’analyse ne peut se faire qu’au moyen d’un langage de signes ; mais celle-ci réagit par contre sur le langage de signes, et toute science est à vrai dire un système de signes dont le sens et dont les rapports réciproques sont absolument clairs (cf. l’ouvrage de Condillac : La langue des calculs. Introduction). Les langues sont des méthodes analytiques : l’homme, guidé par sa tendance à faire des gestes ou à pousser des cris, lorsque son attention est éveillée, analyse malgré lui. Par la suite la science devient inversement l’analyse exacte, elle devient comme une langue parfaite.

La théorie de la connaissance de Condillac est l’essai le plus péremptoire qui ait été fait pour faire dériver tout de l’expérience, tout en concevant l’expérience elle-même comme absolument passive, mais en montrant néanmoins la possibilité d’une science fondée sur l’expérience. Sa doctrine trouva beaucoup d’adeptes grâce à sa clarté et à sa simplicité, et dans les établissements publics d’instruction elle supplanta le Cartésianisme. Ce fut la philosophie qui fut enseignée à la fin du siècle, pendant la Révolution et sous l’Empire, jusqu’au jour où des tendances nouvelles se firent jour. Condillac se sert dans le Traité des sensations du mode d’exposition suivant. Il suppose une statue dont les sens s’éveillent l’un après l’autre à l’activité ; il ne se forme chaque fois qu’une seule sensation, et l’auteur examine alors comment la conscience se développe graduellement, comment elle acquiert sous l’influence des sensations ses différentes facultés (attention, comparaison, souvenir, etc.), qui par conséquent ne sont pas à l’origine des aptitudes données par la nature. Ce qui est caractéristique, c’est notamment son essai pour décrire l’attention comme un état purement passif, de même que sa description de la comparaison comme attention simultanée portée sur deux sensations. — La formation graduelle des diverses facultés se produit sous l’action des instincts et des besoins de l’homme. Instinct et besoin naissent de la comparaison des plaisirs et des déplaisirs, qui sont une espèce particulière de sensation. Au lieu de nous douer d’une foule de facultés originales, l’auteur de la nature nous a donné le plaisir et la douleur pour éveiller l’attention et pour mettre ainsi en mouvement l’analyse, d’abord sous ses formes simples, puis sous ses formes supérieures.

Bien que, considérée à un point de vue essentiel, elle soit en opposition directe avec la théorie de Descartes, la théorie de Condillac a néanmoins des points de contact avec elle, non seulement à cause de la grande importance qu’elle attache à la méthode analytique, mais encore à cause de la conception spiritualiste qui en définitive en fait le fond. Car Condillac prétend absolument que la sensation diffère du mouvement, et celui-ci ne peut pour cette raison être que la cause occasionnelle de la formation de la sensation dans une âme différente du corps. Il est vrai que nous ne connaissons pas plus la substance de l’âme que celle du corps (Condillac, comme Locke, fait cette concession). Mais la faculté de comparaison (d’après Condillac la faculté d’avoir deux sensations à la fois) suppose cependant une substance unique comme support des sensations. (Voir notamment De l’art de raisonner I, 3 et Discours préliminaire du cours d’étude, art. 4). Au reste, la doctrine de Condillac ne porte que sur nos sensations ; elles ne sont que les propres états de la « statue » ; si la première sensation est un parfum de roses, l’âme ne sera que parfum de roses, et un point c’est tout. L’étendue, qui d’après Condillac provient du toucher seul, et nullement à l’origine de la vue, n’est que l’élément le plus constant de nos sensations, autour duquel les autres éléments se rassemblent ; mais a-t-on pour cela le droit de la regarder comme l’expression de la réalité absolue ? L’étendue est une sensation qui au même titre que les autres sensations est éveillée en nous par quelque chose dont nous ne connaissons pas l’essence (Traité des sensations I, 1 ; II, 11 ; IV, 5). Condillac montre qu’il a subi l’influence de Berkeley (« Barclai », ainsi qu’il l’appelle), tout au moins de sa Theory of vision ; par contre il est douteux qu’il ait connu les œuvres principales de ce dernier ; sa théorie de l’abstraction ne le fait pas supposer.

Nous avons déjà vu que Voltaire considérait Condillac comme le grand philosophe. Selon l’usage de la guerre, les résultats du pacifique penseur tinrent lieu d’armes de combat. On s’empara de sa théorie de la transformation de la sensation, mais on lui laissa son spiritualisme. C’est en accord avec la libre pensée et dans un esprit de sympathie croissante pour elle qu’Helvétius (1715-1771) au contraire composa ses ouvrages (De l’esprit, 1758. — De l’homme, 1774-75). L’ouvrage De l’esprit fut traité comme l’un des livres les plus impies. Il fut condanmé par l’archevêque de Paris, par le Pape et par le Parlement de Paris, et Helvétius, qui avait espéré acquérir par son ouvrage la gloire littéraire, dut pendant un certain temps résider à l’étranger, où il trouva un bon accueil, notamment auprès de Frédéric le Grand. Celui-ci tenait en haute estime le désintéressement de son caractère (26 janvier 1772) et il écrivit après sa mort à d’Alembert : « J’ai appris sa mort avec une peine infinie, son caractère m’a paru admirable. On eût peut-être désiré qu’il eût moins consulté son esprit que son cœur. » Helvétius était un homme libéral, charitable et humain, qui employait les richesses qu’il avait acquises comme fermier général au service de la littérature et à des œuvres de bienfaisance. Il considérait avec un grand chagrin et un grand dépit (ainsi qu’on le voit notamment à son œuvre posthume De l’homme) l’abaissement et la dissolution intestine de sa patrie. Ses œuvres partent de la conviction que l’exclusion des individus de la part active qu’ils peuvent prendre à la vie publique a forcément des conséquences malheureuses. Les caractères n’ont pas de mobiles et d’objets d’actions assez grands. La littérature ainsi que la morale en souffrent fatalement. Car le talent comme la vertu, « l’esprit » comme « la probité » ont un développement régi par la forme de gouvernement et par l’éducation, déterminée à son tour par la forme de gouvernement. Telle est la grande et grave pensée dont Helvétius part dans ses œuvres. Il continue la théorie de Condillac, que toutes les facultés sont développées par l’expérience et par l’influence extérieure. L’amour de nous-même est acquis lui aussi : car nous ne pouvons éprouver d’amour sans avoir éprouvé auparavant de plaisir et de douleur. Le sentiment du plaisir et de la douleur est donc le seul don que la nature nous ait directement fait. Il éveille et aiguise l’attention et détermine nos actions. Ce qui attirera notre attention dépend de l’éducation — ce terme étant pris dans son sens le plus large, c’est-à-dire signifiant tout ce qui dans notre entourage et dans notre milieu influe sur notre développement, les futilités les plus insignifiantes elles-mêmes. En concevant le mot éducation dans ce sens, Helvétius peut soutenir que jamais deux hommes ne reçoivent absolument la même éducation (De l’esprit, III, 1). Les dons naturels sont égaux chez tous les hommes, mais les conditions de développement sont différentes. Helvétius fait dériver de l’éducation toutes les diversités de caractère, et celle-ci dépendant en revanche de l’état de choses public et de la forme de gouvernement, on voit comment sa théorie motive son chagrin et son dépit au sujet de la situation intérieure de la France.

La corruption des mœurs ne consiste pas tant dans les débauches auxquelles se livrent les individus que dans la scission générale entre l’intérêt individuel et l’intérêt social. C’est de l’hypocrisie de la part des moralistes, que de s’attaquer aux vices particuliers des individus, au lieu de diriger leurs attaques contre les abus publics et contre l’oppression qui vient d’en haut. La morale, la législation et la pédagogie ne sont pas trois tendances différentes, elles reposent sur un même principe, sur le principe du bien public, du bien du plus grand nombre d’hommes possible, qui sont unis en État (De l’esprit, II, 17). Ce qui est reconnu comme bon et ce qui est reconnu pour être vertu (probité), repose sur l’intérêt. La plupart n’estiment bon que ce qui s’accorde avec leur propre intérêt seulement. Relativement il en est bien peu — surtout dans un état social et politique mauvais — qui possèdent assez de fierté éclairée et de noblesse intellectuelle pour régler leurs jugements moraux sur le bien public, sans se laisser égarer par l’étroitesse de leurs propres intérêts ou par ceux de leurs entourages immédiats. Cette noblesse d’âme ne suppose nullement qu’il faille dépouiller l’amour de soi, car c’est une chose impossible. Mais elle suppose que l’intérêt personnel est inséparablement lié à l’intérêt public, surtout au moyen du désir de puissance et d’honneurs. « Personne, dit Helvétius (De l’homme, V, 1), n’a jamais concouru à son préjudice au bien public. Le héros citoyen qui risque sa vie pour se couronner de gloire, pour mériter l’estime publique et pour affranchir sa patrie de la servitude, cède au sentiment qui lui est le plus agréable… L’homme honnête n’obéit donc qu’au sentiment d’un intérêt noble. » — On ne voit pas clairement chez Helvétius si le désir de puissance et d’honneurs ne prend pas, lorsqu’il s’unit inséparablement à la considération du « bien public » une nature autre que lorsqu’il reste isolé et que pour cette raison il cherche à se satisfaire par n’importe quel moyen. L’expression « noblesse d’âme » semble supposer que le sentiment doit bien subir une certaine métamorphose quand, à la suite d’une éducation soignée, il parvient à relier si étroitement l’idée de justice avec l’idée de puissance et de bonheur qu’elles se fondent complètement en une seule idée (Note 33, De l’homme, Sect. 4). Chez Helvétius (ainsi que chez Condillac) on constate l’absence d’exactitude dans l’examen de la manière dont les sentiments se modifient sous l’influence des idées et des associations d’idées, recherches commencées par Spinoza, Hume et Hartley.

Un des grands principes d’Helvétius, c’est que nous ne pouvons reconnaître en fait d’idées et de propriétés du caractère que celles qui s’accordent avec nos propres idées et nos propres sentiments. Nous ne reconnaissons l’esprit (dans le sens de faculté de former de nouvelles associations d’idées) que là où les nouvelles associations d’idées que nous rencontrons ont une certaine analogie avec nos propres pensées et s’accordent avec nos propres intérêts. Et ce qui est vrai de la reconnaissance de l’esprit est aussi valable pour la reconnaissance de la probité. Nous ne reconnaissons rien sans que notre propre intérêt soit mis en jeu. Mais, dit Helvétius, l’intérêt est de deux sortes : « Il est des hommes animés d’un orgueil noble et éclairé, qui, amis du vrai, conservent leur esprit dans cet état de suspension qui y laisse une entrée libre aux vérités nouvelles. De ce nombre sont quelques esprits philosophiques, et quelques gens trop jeunes pour s’être formé des opinions et rougir d’en changer… Il est d’autres hommes, et dans ce nombre je les comprends presque tous, qui sont animés d’une vanité moins noble. Ceux-là ne peuvent estimer dans les autres que des idées conformes aux leurs et propres à justifier la haute opinion qu’ils ont de la justesse de leur esprit. » (De l’esprit, II, 3. Cf. De l’homme, IV, 6 : « Le génie a pour protecteur et pour panégyriste la jeunesse et quelques rares hommes éclairés et probes. ») — Outre la vanité vulgaire, Helvétius cite encore la paresse comme un obstacle s’opposant à la reconnaissance d’idées nouvelles et de vertus nouvelles. On ne pourra à son sens surmonter ces obstacles que si un sentiment suffisamment fort arrache l’homme à son apathie et à l’étroitesse de son horizon. — Les ouvrages d’Helvétius (dont la tendance a souvent été mal comprise) examinent tous les deux les conditions nécessaires à la formation de grands esprits et de caractères éminents et les conditions auxquelles ils se feront reconnaître quand ils seront formés. La condition fondamentale, c’est à ses yeux l’étroite union de la vie individuelle avec la vie publique. Ses théories sur l’homogénéité primitive des individus, sur l’intérêt personnel considéré comme élément fondamental et sur la toute puissance de l’éducation servent toutes à inculquer une seule et même pensée essentielle.

Le point de vue religieux auquel se place Helvétius est le point de vue déiste, mais il souligne fortement que la divinité est inconnaissable. Il fait la guerre à la morale théologique qui s’attaque seulement aux vices privés et non à la source du mal, qui se trouve dans l’état de choses public ; il accuse le clergé, dont les intérêts ne peuvent marcher de pair avec ceux du peuple entier. Du reste dans ses œuvres circule un courant polémique, encore plus fort dans l’ouvrage De l’homme que dans celui De l’esprit, que Diderot appelait non sans raison, semble-t-il, un coup de massue contre tous les préjugés.