Histoire de la philosophie moderne/Livre 3/Chapitre 4

Traduction par P. Bordier.
Félix Alcan, Paris (Tome premierp. 270-306).

4. — Thomas Hobbes.

a) Biographie et caractéristique.

Lorsqu’en 1588 l’invincible Armada était sur le point de tirer au large pour attaquer l’Angleterre, les épouvantables bruits de guerre firent que l’épouse du pasteur de Malmesbury accoucha avant terme d’un petit garçon. Elle enfanta, dit plus tard Hobbes dans une autobiographie rimée, deux jumeaux, moi et la peur. Il en faisait dériver son tempérament craintif et pacifique, qui n’excluait pas toutefois — comme sa vie le montre — l’énergie de la pensée et le goût de la polémique littéraire. L’enfant reçut sa première instruction dans sa ville natale ; à l’âge de quinze ans, il alla à Oxford, où il apprit la logique scolastique et la physique, qui l’intéressaient très peu. Il quitta de bonne heure l’Université pour être le précepteur d’un jeune gentilhomme de la famille Cavendish. Il resta en relations avec cette famille pendant toute sa vie. À cause de sa position il fit des voyages répétés dans les pays d’Europe. Il acquit ainsi l’expérience du monde ; il cultivait avec ardeur la littérature, de préférence les historiens et les poètes classiques. Il suivait d’un œil attentif les événements de sa patrie et une traduction de Thucydide, qu’il publia en 1629, n’a probablement pas été composée sans allusion aux nuages politiques qui, dès les premières années de Charles Ier, menaçaient à l’horizon. Pendant un certain temps, ses goûts prirent cependant une tout autre direction. Par un effet du hasard, il trouva une géométrie d’Euclide et il découvrit du même coup qu’il y avait une science strictement déductive. Il n’en avait encore eu la moindre idée, car les mathématiques ne faisaient pas encore partie en Angleterre des matières d’enseignement fixées au programme. On allait même jusqu’à les regarder comme une invention diabolique. Il avait maintenant un modèle pour sa pensée. Mais les mathématiques n’étaient pas sa spécialité. Les essais qu’il fit plus tard en ce sens furent extrêmement malheureux et l’impliquèrent dans de longues controverses littéraires où il eut définitivement le dessous. Mais le fondement de sa tendance philosophique était établi. La grande importance qu’il attache à la pensée déductive le rapproche de Descartes, tandis qu’elle le met catégoriquement en opposition avec Bacon, avec lequel il avait entretenu des relations d’amitié. Il avait en effet été son secrétaire pendant ses dernières années et l’avait aidé à traduire ses œuvres en latin. De Bacon il n’a reçu aucune impulsion décisive en philosophie. Peut-être pourrait-on montrer à de certains passages que, lorsque sa pensée philosophique eût été mise en mouvement par d’autres impulsions, il a admis et combiné dans son système des idées de Bacon. D’après la relation de son premier biographe, il trouva le problème qui mit sa pensée en mouvement dans un entretien qui eut probablement lieu dans un cercle scientifique de Paris et où la question de la nature de la perception sensible fut incidemment soulevée. Cette question étant restée sans réponse, Hobbes se mit à y réfléchir. Il lui parut alors évident que si les choses matérielles et toutes leurs parties étaient toujours au repos ou avaient un mouvement régulier, toute différence (discrimen) disparaîtrait entre les choses, et par conséquent toute perception sensible. Il en conclut que le changement de mouvement (diversitas motuum) est la cause de toutes choses. Alors, d’après son propre dire, il ne pensa plus à rien, jour et nuit, à l’état de veille et en rêve, qu’au mouvement. Il vit clairement que la méthode déductive qu’il avait récemment appris à connaître sous sa forme la plus parfaite pouvait, en partant du principe que tout est en mouvement, très bien trouver son application. Il est probable qu’il parvint en même temps (vers 1630) par ses seuls moyens à la conviction que les qualités sensibles sont subjectives50. Hobbes ne savait pas que Galilée avait émis ce principe dès 1623. Ce n’est que quelques années plus tard, qu’au cours d’un voyage en Italie il fit connaissance avec l’homme dont il dit lui-même (dans la dédicace de l’ouvrage De corpore) « qu’il nous a ouvert la première porte de toute la physique, c’est-à-dire la nature du mouvement ». La marche déjà commencée de sa pensée acquit ainsi une forme plus précise et une base plus solide. Galilée appela, paraît-il, également son attention sur la possibilité de traiter l’éthique déductivement, d’une façon analogue à la physique. S’il en est ainsi, le système tout entier de Hobbes se termine provisoirement ici pour lui, mais il se continue encore longtemps dans son esprit et sa pensée et dans l’échange confidentiel d’idées qui se faisait dans un cercle de penseurs que le P. Mersenne, ami de Descartes et de Gassendi, assemblait autour de lui à Paris et dont Hobbes faisait aussi partie. « Dès l’instant, dit Hobbes dans son autobiographie, que j’eus fait part à Mersenne de mes idées et qu’il les eut à son tour fait connaître à d’autres, je fus moi aussi compté au nombre des philosophes. Sa cellule valait mieux que toutes les écoles. » Ce fut également Mersenne qui envoya plus tard à différents penseurs, dont Gassendi et Hobbes, les Méditations de Descartes et provoqua ainsi une des discussions philosophiques les plus remarquables du xviie siècle. La critique que fit Hobbes du Cartésianisme est un document intéressant qui éclaire sa philosophie avant qu’il ne l’ait encore développée sous une forme systématique. Hobbes, auquel feu Lord Cavendish avait assuré l’indépendance matérielle, s’était de nouveau fixé en Angleterre en 1637 après une absence de plusieurs années. Il se proposait de fondre ses idées en un système de trois membres : Corpus-Homo-Civis, en une science des lois de la matière, de l’homme et de l’État, autant que possible d’après la méthode déductive, en prenant pour base les lois générales du mouvement. Cependant l’exécution de ce plan fut empêchée pour longtemps par l’explosion de la guerre civile en Angleterre. Étant donné son tempérament, il considérait avec anxiété la lutte politique, qui grandissait avec fureur. Elle lui semblait ébranler de fond en comble toute vie publique policée. Il craignait de voir les appétits élémentaires se déchaîner avec une impétuosité indomptable, souveraine. Son expérience du monde lui avait appris que l’instinct de conservation personnelle et l’égoïsme peuvent produire le bien, mais aussi le mal, et qu’il faut une grande puissance pour faire rentrer le torrent de ces forces dans leur vrai lit. Il était ultra-conservateur pour cette raison justement qu’en théorie il était ultra-radical et qu’il remontait aux hypothèses purement élémentaires. Il est vrai que ses relations avec des cercles de la haute noblesse ont certainement beaucoup contribué à lui dicter ses sympathies politiques. Voilà pourquoi il méconnut l’importance de la Révolution d’Angleterre, bien qu’il l’ait condamnée pour des raisons d’ordre absolument naturaliste, et par conséquent diamétralement opposées à celles qui avaient rapproché les partisans des Stuarts. Pour Hobbes, le principe d’autorité était un principe dérivé ; pour ces derniers, c’était un principe absolu, divin, surnaturel : tel était le grand contraste qui apparut dès que Hobbes eut écrit sa théorie politique. Et c’est le fondement, et non les résultats de la théorie politique de Hobbes, qui lui a donné dans l’éthique et dans la politique modernes une importance durable et, dans un certain sens, unique. En 1640 il composa un ouvrage contenant les traits fondamentaux de sa théorie psychologique et de sa théorie éthico-politique. Cet ouvrage, qui circula en copies et parut plus tard en deux parties : Human Nature et De Corpore politico, a été publié depuis peu (1888) d’après les manuscrits les plus anciens et sous le titre primitif de Elements of Law par Tönnies. C’est un de ses ouvrages les plus vigoureux et les plus instructifs, qui devrait former le fond de toute étude de Hobbes. Il fut composé devant le spectacle des troubles du temps et rédigé comme une parole d’avertissement. Hobbes se croyait personnellement exposé vis-à-vis de l’opposition, si le roi n’avait dissous le Parlement. Devant les troubles grandissants et la rigueur avec laquelle le nouveau Parlement procédait contre les partisans du roi, Hobbes s’enfuit en France (fin 1640), afin de pouvoir poursuivre ses études en paix. Mais la gravité du moment ne lui permit pas de détourner sa pensée des problèmes politiques, et il transforma la dernière partie des Elements of Law en un ouvrage indépendant De cive, qui parut en 1642 en petite édition et en 1647 en une plus grande édition. Cet ouvrage devait former la troisième partie du système tout entier. Il se distingue du premier traité en ce qu’il accuse bien plus fortement l’opposition entre l’état de nature et la vie politique et en ce qu’il insiste sur la nécessité de laisser au pouvoir politique le droit absolu de régler les questions de religion. Hobbes était par principe ennemi de toute hiérarchie, de la hiérarchie protestante comme de la hiérarchie catholique. Cela rendait son séjour en pays catholique et au milieu de royalistes cléricaux proscrits peu sûr. Il se produisit une rupture formelle lorsqu’il abandonna une fois de plus ses études de philosophie naturelle pour composer un ouvrage politique. Ce fut le célèbre ouvrage intitulé Leviathan or the Matter, Form and Power of a Commonwealth ecclesiastica and civil, qui parut à Londres en 1651. Il était intitulé d’après l’énorme monstre marin mentionné en ces termes dans le livre de Job : « Personne sur terre ne saurait l’égaler, il est fait pour être sans peur. » Hobbes compare le pouvoir absolu à cet être puissant. Il développe les dernières conséquences de la théorie de la souveraineté fondée par Bodin et Althusius — mais il lui donne une base naturaliste et un esprit antihiérarchique. Comme il ne défendait pas spécialement l’absolutisme du pouvoir royal, mais celui du pouvoir politique, on prétendit (sûrement à tort) que par cet ouvrage il voulait s’attirer la faveur de Cromwell. Et les royalistes épiscopaux étaient indignés du passage suivant (contenu dans un chapitre final qui fut retranché dans l’édition latine de 1670) : de même qu’Elisabeth a renversé la hiérarchie catholique, de même les Presbytériens ont renversé les Episcopaux pour être à leur tour renversés par les Indépendants — « et ainsi nous sommes ramenés à l’indépendance (independency) des premiers chrétiens ». Cela eut pour conséquence de faire perdre à Hobbes sa place de professeur de mathématiques auprès du jeune roi Charles II et de lui faire interdire l’accès de la Cour. Il régnait maintenant un plus grand calme en Angleterre ; le pouvoir politique s’était reconstitué, solide et réglé ; il y avait un nouvel exécuteur de la souveraineté, et Hobbes crut que le plus sûr était pour lui de retourner chez lui. Après un pénible voyage accompli en hiver, il revint en Angleterre à la fin de 1651 et dès lors il profita de l’entière liberté de presse pour éditer en paix ses œuvres, ce qu’il n’avait jamais perdu de vue. En 1655 parut l’ouvrage De corpore, qui comprend la logique, la théorie des principes fondamentaux (philosophia prima), la théorie des mouvements et des grandeurs et la théorie des phénomènes physiques ; en 1658 parut l’ouvrage De homine, qui est en majeure partie une optique (pour mettre en lumière la nature du sens de la vue), et qui ne contient en outre qu’un court aperçu de la psychologie du langage et des sentiments. Cette deuxième partie du système ne peut se comparer ni pour le fond ni pour la forme avec la première partie des Elements of Law ou avec les chapitres initiaux du Leviathan. La troisième partie du système était formée par l’ouvrage précédemment paru du De cive ; le système entier était donc achevé. Alors vint la Restauration, que Hobbes salua avec joie. Il gagna la faveur de son ancien élève Charles II, qui s’entretenait souvent avec lui. Il vivait dans la famille Cavendish en vieil étudiant, s’occupant avec ardeur de ses polémiques mathématiques et théologiques. Son antihiérarchisme fut transformé en athéisme, et un partisan de Hobbes ou un libre penseur, c’était la même chose. Il avait attribué au pouvoir politique le droit exclusif de définir ce qui doit être enseigné ; mais cela ne l’empêcha pas d’interpréter la Bible dans un sens critique et rationaliste. À ses yeux la croyance primitive du christianisme, c’était que Jésus était le Messie, mais ce n’était nullement une doctrine spéculative. Il rejetait les peines éternelles de l’enfer. Il ne croyait pas aux esprits immatériels. Il avait coutume d’invoquer l’impossibilité où nous sommes de comprendre les dogmes de la foi, et de donner le conseil de les admettre sans réfléchir, comme le meilleur est d’avaler toutes rondes des pilules amères sans les mâcher. Hobbes conserva la vigueur du corps et de l’esprit jusqu’à un âge avancé et mourut à l’âge de quatre-vingt-onze ans (1679).

Hobbes est un penseur pénétrant et énergique. Son essai pour faire de la connaissance scientifique la base de toute notre science de l’existence est le mieux étudié de tous les essais analogues des temps modernes. Le système édifié par lui est le système matérialiste le plus profond de cette même période. En outre les ouvrages de Hobbes, qui se distinguent par la vigueur et la clarté de l’exposition, renferment une foule de remarques intéressantes au point de vue logique et psychologique. On peut voir en lui le fondateur de la psychologie anglaise et par suite le fondateur de l’école de philosophie anglaise proprement dite. Cependant ce furent surtout ses vues éthiques et politiques qui prirent une importance positive. Par son naturalisme vigoureux, bien qu’exclusif et agressif, il mit en mouvement les pensées des hommes. Dans le domaine de la science de l’esprit il fit rompre avec la scolastique, comme Copernic dans le domaine de l’astronomie, Galilée dans celui de la physique et Harvey dans celui de la physiologie. Hobbes se place, avec une fierté bien justifiée, à côté de ces hommes comme fondateur de la sociologie : ainsi qu’il le dit dans l’avant-propos de son ouvrage De corpore, cette science n’est pas antérieure à son livre du De cive. La conception naturaliste qu’il donna du fondement de l’éthique et de la politique provoqua un mouvement que l’on a justement comparé à celui produit par Darwin au xixe siècle.

b) Premières hypothèses.

Pour Hobbes, la science est en opposition, partie avec la perception sensible et la mémoire, partie avec la théologie. Elle ne s’en tient pas comme la sensation et la mémoire aux phénomènes isolés ; elle cherche à les connaître dans leurs causes ; elle va tantôt de la cause à l’effet, tantôt de l’effet à la cause. Il s’ensuit que la science ne porte que sur ce qui a une origine ; par là est exclue la théologie, c’est-à-dire la science du Dieu éternel qui n’a pas de commencement. — C’est ainsi du moins que je définis la science, dit Hobbes. Peut-être quelqu’un désirerait-il une autre définition ; c’est son affaire. La définition est une chose libre et arbitraire, elle n’est que l’explication de ce qu’un nom doit signifier et l’emploi des mots est arbitraire. La science commence par la définition des idées fondamentales. On acquiert ces idées par l’analyse (resolutio) des données sensibles (a sensibus ad inventionem principiorum). La valeur des principes, des idées fondamentales ne peut être elle-même objet de démonstration, mais seulement de définition. Ces principes sont connus en soi, sans quoi ils ne seraient pas des principes. Étant fixés par une dénomination arbitraire, ils sont créés par nous-mêmes. C’est l’art ou la construction, mais non la science, qui fixe les principes : ici nous produisons nous-mêmes la vérité : ratiocinationis prima principia, nempe definitiones, vera esse facimus nosmet ipsi per consensionem circa rerum appellationes (De corpore, cap. 25, I, cf., cap. 3, 8-9).

Ce n’est que dans le De corpore que Hobbes souligne fortement l’arbitraire absolu avec lequel nous posons les premières hypothèses ; dans les Elements of Law ce relief n’est pas aussi accusé. Il est dû aux progrès dans l’emploi de la méthode déductive : si toute science vraie est déduction, les hypothèses de la déduction, qui ne peuvent elles-mêmes être déduites, restent purement arbitraires. Mais alors on ne comprend pas ce qu’il entend par cette expression que les principes doivent être « connus en soi » (per se nota), si cela doit signifier autre chose et plus que ce que nous savons par le sens des mots employés. Et même cette conscience immédiate est alors une hypothèse qu’à vrai dire il faudrait établir à son tour. C’est une sorte d’intuition ou comme Hobbes lui-même l’appelle quelque part51 : une réflexion. Et encore, Hobbes déclare que nous parvenons aux principes par la décomposition ou analyse (resolutio, analysis) des données ; mais alors le choix des principes que nous posons n’est pas absolument arbitraire et dans leur établissement il y a plus que la dénomination pure et simple. Hobbes va même jusqu’à dire en propres termes que l’analyse est un raisonnement qui va du donné aux principes ou définitions (analysis est ratiocinatio a supposito ad principia, id est, ad definitiones. De corp., cap. 20, 6) : ainsi les principes premiers du raisonnement sont établis eux-mêmes par un raisonnement, étant établis au moyen de l’analyse ! il se révèle ainsi que l’établissement des principes est chose plus compliquée que la théorie de l’arbitraire absolu ne le croit.

Hobbes a encore réduit d’une autre façon la part de l’arbitraire dans l’établissement des principes ou dans la dénomination. C’est ainsi qu’à une seule et même chose on ne peut donner deux noms contradictoires. Hobbes dit de ce principe (De corp., cap. 2, 8) qu’il est le principe de tout raisonnement, c’est-à-dire de toute science. Cependant il n’est pas établi arbitrairement ; il réduit justement l’arbitraire : si je donne un nom à une chose, je ne puis ajouter un nom quelconque. Et cette règle est vraie encore partout où nous construisons : le premier pas seul peut être purement arbitraire, le premier pas détermine les suivants. — Abstraction faite de l’hésitation et du caractère exclusif des vues qui se montrent ici chez Hobbes, il a le grand mérite d’avoir fortement souligné l’élément actif et constructif de la connaissance. Cet élément ne paraissait suffisamment ni chez Descartes ni chez Bacon, et le point décisif où de l’induction et de l’analyse on tourne à la pensée déductive n’étaient pas pour cette raison mis assez en lumière par eux.

Une fois parvenus par la voie de l’analyse aux principes premiers, il s’agit d’en déduire les phénomènes. Hobbes pose en principe universel qu’il n’y a qu’une seule cause aux propriétés offertes par les phénomènes, à savoir le mouvement. Cette affirmation n’a pas besoin d’être prouvée, déclare-t-il ; elle doit être reconnue de tous ceux qui l’approfondissent sans parti pris (De corp., cap. 6, 5). Au principe, que tout changement est mouvement s’ajoutent une série d’autres principes que Hobbes pose en passant, sans examiner les rapports qu’ils ont entre eux ou avec le principe posé au début. Par exemple le principe universel de causalité (qui est posé dans l’ouvrage sur la liberté et la nécessité), le principe d’inertie, le principe que la cause du mouvement doit toujours être dans le mouvement d’un corps en contact, et le principe de la conservation de la matière. Dans un passage Hobbes prouve cependant le principe que tout changement est mouvement, au moyen du principe de causalité et du principe d’inertie, et de ces deux principes il établit aussi en passant des preuves qui ne laissent pas de montrer à l’analyse exacte qu’ils supposent justement ce qui était à démontrer52.

À l’aide du principe que tout changement est mouvement et des principes qui s’y rattachent plus ou moins, Hobbes veut édifier son système déductivement. La méthode une fois examinée par la logique et les idées fondamentales les plus importantes vérifiées par la philosophia prima, la géométrie traite des lois mathématiques du mouvement, la mécanique des effets du mouvement d’un corps sur un autre, la physique des effets des mouvements ayant lieu dans les molécules des corps, la science de l’homme et de la politique (que nous appellerions maintenant la science de l’esprit) des mouvements qui ont lieu dans les âmes des hommes et qui déterminent leur conduite réciproque. Si le système pouvait se développer par la déduction pure, nous n’aurions dans ces différentes branches que des applications spéciales et progressives des lois universelles du mouvement, à partir des hypothèses premières spontanément posées, en suivant la gradation Corpus-Homo-Civis. Et c’est évidemment là l’idéal que Hobbes avait sous les yeux. Nous avons vu que la théorie de l’activité autocréatrice subit selon son propre exposé d’importantes restrictions dans le rôle de l’établissement des hypothèses ; de même il accorde également qu’en deux points du système il y a une solution dans la rigoureuse continuité déductive ; il reconnaît en effet que les faits sont trop embrouillés pour pouvoir être éclairés par une seule méthode progressive.

Tout en faisant aller la science soit des effets aux causes, soit des causes aux effets, Hobbes voit clairement que la connaissance n’acquiert une rigoureuse nécessité que si l’on va de la cause à l’effet. Si nous commençons par un phénomène donné et si nous le considérons comme effet, la connaissance des causes ne pourra jamais être qu’hypothétique : on pourra seulement découvrir la façon dont le phénomène pourrait être produit, mais on ne peut par la déduction pure décider s’il est vraiment produit de cette façon. Quand nous partons du donné pour en chercher la cause réelle, nous ne créons pas nous-mêmes les principes, nous devons chercher à trouver les principes qui furent appliqués par l’auteur de la nature lors de la création. Par là, la physique se distingue de la géométrie et de la mécanique (De corpore, cap. 25, 1. De homine, cap. 10, 5). — En passant de la mécanique à la physique nous devons donc suspendre notre déduction pour rechercher quels phénomènes sont donnés et pour former nos hypothèses par l’analyse de ces faits. Maintenant la question est de savoir si cela n’est pas non plus vrai des postulats de la logique, de « la première philosophie », de la géométrie et de la mécanique ; ces postulats ne seraient donc pas davantage apodictiques ; ils auraient un caractère hypothétique. Ceci semble ressortir de ce fait qu’on a besoin de l’analyse pour les trouver53.

L’autre point où la progression successive du système fait place à des faits plus complexes, se trouve au commencement de la science de l’esprit. Non seulement les causes des mouvements psychiques peuvent — d’après Hobbes — se trouver déductivement, c’est-à-dire à l’aide des théorèmes de la mécanique et de la physique, mais chacun a la faculté en s’observant soi-même (per unius cujusque proprium animum examinantis experientiam) de connaître les principes sur lesquels s’appuie la politique, c’est-à-dire les sentiments, les appétits humains et leurs tendances. Voilà pourquoi on peut aboutir à la politique non seulement en suivant la longue suite de déductions de la géométrie et en passant par la mécanique et la physique, mais encore directement, inductivement, en partant des faits de l’observation personnelle, que l’on pose comme nouveaux points de départ de la déduction (De corp., cap. 6, 7). Hobbes reconnaît ici l’indépendance de la psychologie empirique vis-à-vis de la science de la nature matérielle. Il avait d’autant plus de raisons d’appeler l’attention sur ce point qu’il avait lui-même publié des écrits psychologiques et politiques (Elements of Law, De cive et le Leviathan) avant l’ouvrage qui précède dans son système les sciences de l’esprit (De corpore). Il aurait dû faire ici un pas de plus. Car ce qui se pouvait comprendre physiquement par déduction, ce ne pouvait être que les faits physiologiques qui sont en relation avec les phénomènes psychiques. En leur qualité de phénomènes de conscience, les phénomènes psychiques ne peuvent se connaître que par voie inductive, par l’observation de soi, et l’interruption du processus déductif est ainsi plus grande que Hobbes ne la voit.

Ces deux points se relient du reste quand on y prend mieux garde. La raison en effet pour laquelle nous devons interrompre la déduction en passant de la mécanique à la physique, c’est à proprement parler que les phénomènes physiques se présentent à nous comme qualités, et comme qualités uniquement dues au sujet sentant. Les données des phénomènes physiques sont donc des phénomènes subjectifs dont il faut chercher la cause objective, cause qui — d’après les hypothèses de Hobbes — doit nécessairement être le mouvement (De corp.., cap. 25, 3). Ce sont par conséquent les phénomènes psychiques qui rompent en ces deux points l’unité de la méthode et du système.

c) Objet de la science.

Conformément à son premier principe, que tout changement est mouvement, Hobbes proclame que l’objet de la science, c’est le corporel. Par corps (corpus) il entend tout ce qui est indépendant de notre pensée et occupe une partie de l’espace. En tant qu’indépendant de nous cela s’appelle substance. Corps et substance sont une seule et même chose. Une substance incorporelle, c’est pour Hobbes une contradiction. Mais nous ne saisissons pas les substances et les corps immédiatement ; nous les saisissons seulement par raisonnement. Ce que nous percevons, ce ne sont que les propriétés (accidents) ; de la substance proprement dite nous n’avons à vrai dire aucune représentation, bien que nous concluions qu’il y a quelque chose sous ces propriétés. Les propriétés essentielles des corps sont l’étendue et le mouvement. Toutes les autres propriétés ne sont que des phénomènes subjectifs de la conscience sensible. L’espace et le temps sont d’après Hobbes également subjectifs ; il entend en effet par espace et par temps des représentations telles que celles que produisent en nous l’étendue et le mouvement des corps, et que nous pourrions conserver, alors même que tous les corps disparaîtraient.

On pourrait d’après cela prêter à Hobbes l’intention de renoncer à toute connaissance de l’essence des choses pour ne considérer que leurs qualités telles qu’elles peuvent être perçues à l’aide de la sensation. Et Hobbes comprend même très vivement que le fait que quelque chose peut nous apparaître et être perçu par nous, est pour le philosophe le plus remarquable de tous. « De tous les phénomènes, le plus merveilleux, c’est précisément que quelque chose se présente comme phénomène (id ipsum τὸ φαίνεσθαι) ; si donc les phénomènes sont les principes de la connaissance en général, la sensation est le principe de la connaissance de ces mêmes principes ; toute science dérive de la sensation, et nous ne pouvons en découvrir les causes propres qu’en commençant par elle » (De corp., cap. 28, 1). Il assigne ici la conscience sensible pour point de départ initial à toute connaissance. C’est là une parole qui rappelle le « Cogito, ergo sum » de Descartes. Se basant là-dessus, Tönnies et Natorp ont contesté qu’il faille donner à la philosophie de Hobbes le nom de matérialisme. Hobbes ne peut être appelé matérialiste qu’autant qu’il procède avec une rigoureuse déduction en partant de ses postulats ou définitions originales. Son matérialisme disparaît partout où il interrompt son procédé strictement déductif, qui prétend tout dériver du seul principe : « changement est mouvement ». Hobbes a sûrement voulu faire une dérivation de ce genre, bien qu’il soit également sûr qu’il ne puisse l’accomplir et qu’il reconnaisse son impuissance. Aussi, qu’on le nomme matérialiste ou non, c’est se disputer pour des mots. Edv. Larsen conçoit ainsi la question (dans sa Monographie de Hobbes, Copenhague, 1891, p. 186) : Hobbes ne serait matérialiste que dans la théorie de la méthode, car notre connaissance ne peut selon lui expliquer que le mouvement ; mais il n’essaie pas de donner une métaphysique matérialiste. — Ce faisant, on attribue, à mon avis, à Hobbes une distinction entre la méthode et le système qu’il ne connaît pas. Il est bien trop dogmatique pour faire cette distinction. Il compte que les choses sont comme elles doivent être conformément à nos définitions. C’est un matérialiste dans le même sens que Descartes est un spiritualiste. Le point de vue auquel ils se placent les implique tous les deux dans des contradictions, mais ils n’en avaient pas conscience.

Aussi voyons-nous Hobbes, après avoir souligné fortement le problème contenu dans ce fait même que quelque chose devient pour nous un fait, passer avec un calme parfait à la question de savoir d’où vient la sensation, principe de toute connaissance, et donner à cette question une réponse conforme à son premier principe. Tout changement étant mouvement, la sensation qui naît d’un changement, doit également être mouvement. La sensation, dit-il, n’est pas autre chose qu’un mouvement dans les molécules du corps sensible (De corp., cap. 25. 2, cf. Leviathan, cap. 6). Et ce qu’il dit ici de la sensation, il le soutient dans les objections qu’il fait à Descartes à propos de la conscience en général (mens nihil aliud erit praeterquam motus in partibus quibusdam corporis organici). Par conséquent la psychologie fait pour Hobbes partie intégrante de la science du mouvement. Et là même où il distingue entre le mouvement lui-même et son apparition, par exemple quand il essaie de démontrer la subjectivité des qualités sensibles, il ne manque pas d’affirmer que ce qui existe réellement, lorsque nous avons des sensations ou des sentiments, c’est le mouvement seul. Le plaisir par exemple n’est rien autre qu’un certain mouvement dans le cœur (pleasure is nothing really but motion about the heart, Elements of Law, VII, 1). Le phénomène, la perception, le sentiment, la conscience, ne sont pour Hobbes, où il s’exprime selon la stricte méthode déductive, qu’une apparence (nothing really, Elements of Law, I, 2, 5). — Mais il faut ajouter une apparence qui soulève un grand problème : le mouvement peut en effet d’après Hobbes produire le mouvement seul ; c’est donc un miracle inexplicable qu’en de certains points, en plus du mouvement naisse aussi l’apparence, l’ « apparition », que nous appelons conscience. C’est la grande importance de Hobbes d’avoir aussi clairement montré les limites des hypothèses matérialistes. L’énergie de sa pensée déductive lui fit découvrir ici le point critique. Aucun essai matérialiste n’a été postérieurement exécuté avec autant de clarté et d’impartialité que le sien. Il a ainsi apporté une contribution de valeur durable à l’examen de la question de savoir quelle place prennent les phénomènes psychiques dans l’existence. Cela vaut toujours la peine de couler une œuvre d’un seul jet.

Pour la physique de Hobbes en particulier, nous nous bornerons à faire remarquer qu’à l’exemple de Descartes il ne croit pas à l’existence d’un espace vide, et qu’il admet que les plus petites molécules solides se meuvent dans un fluide éthéré. Comme pour Gassendi, le mouvement ne disparaît pas pour lui en passant au repos. Il se figure l’espace et le temps composés de petites parties dont chacune est à elle seule plus petite que toutes les parties que l’expérience peut nous offrir (minus quam datur) ; dans ces parties imperceptibles de l’espace et du temps il y a également du mouvement, mais seulement sous forme de tendance au mouvement (conatus, endeavour). Et cette tendance au mouvement ne disparaît pas quand elle est contrebalancée par une tendance au mouvement égale, mais inverse ; elle devient alors tension (nixus). Ces idées (posées dans le De corp., 15, 2 ; 22, 1) permettent à Hobbes qui (comme Gassendi avec ses idées correspondantes) subit ici l’influence de Galilée, d’affirmer d’une façon plus parfaite que Descartes la continuité du mouvement.

d) Limites de la connaissance. — Foi et science.

Toutes les idées que nous pouvons former sont d’après Hobbes finies et bornées. Voilà pourquoi la science de l’infini est impossible. Lorsqu’on entend les mots « éternel et infini » dit Hobbes, on doit s’attendre à des absurdités. « Infini » ne peut s’employer qu’au sens négatif de ce que nous ne pouvons limiter. Ce mot ne désigne pas quelque chose situé dans la chose même, mais une impuissance (impotentia) de notre esprit. Ce terme exprime les bornes de notre propre nature et non une propriété positive quelconque d’un être. L’infini était au contraire pour Descartes l’idée positive : le fini naissait de la limitation de l’infini. Les conceptions différentes de la vie chez ces deux penseurs s’expriment dans cette opposition.

La science du monde considérée dans son ensemble est aussi impossible que la science de l’infini. Sur le monde dans son ensemble, notre science se borne à soulever quelques questions, et l’on ne peut répondre à aucune. La science ne peut rien dire sur la grandeur, la durée ou l’origine du monde, elle ignore même si ce monde a une origine. La connaissance des premières choses, les prémisses de la sagesse (primitiæ sapientiæ) sont réservées aux théologiens, de même qu’en Israël les prémisses de la récolte étaient offertes aux prêtres. Ainsi s’exprime Hobbes dans le De corpore (cap. 26, 1). Il dit en outre que nous ne pouvons pas arrêter la suite des causes de façon à savoir d’une façon précise qu’elle ne peut se continuer au-delà. Alors même que nous admettrions une cause première, elle ne pourrait pas ne pas être en mouvement, car rien ne peut être mis en mouvement par quelque chose qui n’est pas lui-même en mouvement ; où que nous nous arrêtions, nous nous trouvons donc en présence d’une chose qui est éternellement en mouvement. Mais en soi l’idée que le monde n’a pas de commencement ne renferme absolument aucune contradiction. Voilà pourquoi, dit Hobbes, je ne puis approuver ceux qui se vantent d’avoir démontré avec le secours des raisons naturelles que le monde a une origine. — La façon dont Hobbes s’exprime dans ses ouvrages politiques (De cive, cap. 14-16 et Leviathan, cap. 11-12) offre un contraste remarquable avec cette assertion. Il reconnaît bien l’impossibilité de comprendre Dieu, mais il ne fait aucune difficulté pour conclure a posteriori du monde à Dieu : en remontant toujours, nous finirons nécessairement par aboutir à une cause éternelle, qui n’a pas à son tour de cause ! Toutefois ce ne sont pas tant des raisons théoriques, que des raisons pratiques qui mènent à la religion naturelle ; l’homme prête obéissance à Dieu à cause de sa faiblesse et de sa dépendance. — Ce contraste est d’autant plus frappant qu’on ne peut l’expliquer en disant que les écrits politiques sont antérieurs au De corpore. Car dans les objections à Descartes qui ont été rédigées presque en même temps que le De cive, il soutient en propres termes que la création du monde ne peut se prouver. On ne peut guère se l’expliquer qu’en disant que dans ses écrits politiques Hobbes a attribué pour des motifs d’ordre pratique aux preuves de raison plus d’importance qu’ils ne devaient équitablement avoir. — Mais il soutient toujours que nous ne pouvons nous faire aucune idée de Dieu. Il est ici de nous comme de l’aveugle qui se chauffe au feu ; il ne peut se faire une idée de la cause de la chaleur. Nous n’avons pas le droit d’appliquer nos qualités et nos états à Dieu, ni la douleur, ni le besoin, ni l’entendement, ni la volonté ; car pour avoir un sens ils supposent tous un être borné. Les expressions négatives, superlatives et indéterminées sont seules admissibles ; elles servent alors à marquer notre obéissance et notre admiration, mais non à désigner ce qu’est Dieu en soi. Le mot incorporel même est, appliqué à Dieu, un attribut simplement honorifique. Car, tout ce qui est étant corps, Dieu doit l’être également, ce qui s’accorde du reste avec les idées des anciens docteurs de l’Église. — La religion naturelle ne suffit pas, car la volonté est imparfaite et les passions fortes. De là la nécessité d’une révélation. Mais la discussion de cette question rentre dans la politique. Car, dépassant la portée de l’esprit de l’homme, elle peut seulement s’appuyer sur l’autorité et un homme privé ne peut acquérir de l’autorité que par les miracles ; mais comme les temps des miracles sont passés, l’État doit régler toutes les questions religieuses. La religion n’est pas la philosophie, mais la loi ; elle ne demande pas la discussion, mais l’obéissance.

e) Psychologie.

Hobbes ouvre la série des psychologues éminents qui sont l’orgueil de la philosophie anglaise. Grâce à sa main vigoureuse, comme toujours, et à son sens des grandes lignes élémentaires il a beaucoup contribué à faire comprendre la vie psychique. À vrai dire, ce fut l’effort qu’il fit pour trouver une base empirique de l’éthique et de la politique qui le fit aboutir à la psychologie ; mais au cours de son exposé elle prend de l’intérêt par elle-même. — Nous commencerons par dégager la théorie physiologique de Hobbes, en tant qu’elle concerne la conception de la vie de conscience. — Ce qui se produit dans le monde extérieur, n’est, comme nous l’avons vu, que mouvement. Quand ce mouvement se transmet à travers les organes des sens et les nerfs dans le cerveau et de là dans le cœur, il rencontre une certaine résistance et un contre-coup, car les organes internes eux-mêmes se trouvent constamment en un certain mouvement. Ce contre-coup, qui est comme une tendance vers le dehors, nous fait transporter l’objet de notre sensation dans le monde extérieur. Quels sont les rapports de ces processus internes (action et réaction), c’est ce que Hobbes n’aborde pas. — Comme on le voit, Hobbes est un peu plus près de la physiologie antique et scolastique que Descartes, vu qu’il considère (pour la première fois toutefois dans le De corp., cap. 25, 4, et non dans les Elements of Law, I, 2, 8) le cœur comme le point d’origine de la sensation. Cette opinion lui a été certainement suggérée par les effets du sentiment liés à la sensation, où le cœur joue un rôle capital. Le cœur renferme l’origine de la vie ; il y a plaisir ou douleur, selon que l’excitation extérieure modifie le mouvement vital qui ne fait qu’un avec le mouvement du sang, c’est-à-dire selon qu’il le facilite ou l’entrave. C’est ce qui provoque encore une tendance involontaire à continuer le mouvement qui procure du plaisir ou à entraver le mouvement qui engendre la douleur. Ce besoin primitif (conatus primus) se manifeste déjà dans les mouvements du fétus.

Ce qui réellement se produit dans le monde, c’est pour Hobbes seulement du mouvement, mouvement hors de nous et en nous. Voilà pourquoi la subjectivité des qualités sensibles est chez Hobbes une conséquence de sa métaphysique du mouvement. Cependant il cherche à démontrer la subjectivité des qualités non seulement par voie déductive, mais aussi par voie inductive. Il signale que nous voyons les images des choses en des lieux où de fait elles ne se trouvent pas, par exemple dans les reflets, dans les rêves et dans les illusions des sens, — que des personnes différentes peuvent percevoir différemment les couleurs des choses, — que parfois nous voyons double, — que par suite d’un coup sur l’œil ou d’une pression exercée sur le nerf optique il se produit une lumière qui positivement n’est pas une lumière extérieure. Il en conclut que le contenu de nos sensations n’est que l’apparition de mouvements dans le cerveau et dans les nerfs, et qu’il n’est rien de réel.

La sensation nait d’une réaction de l’intérieur de l’organisme contre l’impression (a reactione cordis versus exteriora). Mais, ajoute Hobbes, on ne peut renverser cette phrase et dire que tout ce qui réagit est sensible. Tous les corps auraient alors des sensations ! Si même dans cette réaction il se produisait un éclair dans les sens (phantasma), il disparaîtrait aussitôt, s’il n’y avait un pouvoir pour le fixer et pour le reproduire, et il ne se formerait pas de sensation réelle (sensio). Pour avoir une sensation proprement dite, il faut porter sur les objets un jugement qui s’appuie sur une comparaison des excitations des sens. (Nam per sensionem vulgo intelligimus aliquam de objectis per phantasmata judicationem, phantasmata scilicet comparando et distinguendo.) La sensation suppose donc le souvenir et la comparaison. Les sensations prises une à une doivent pouvoir se séparer. Aussi faut-il que les excitations varient pour qu’il y ait sensation. Dans une excitation absolument uniforme toute sensation disparaît. Je n’ai aucune sensation des os de mes bras, bien qu’ils soient entourés de pellicules très sensibles, de même un homme qui regarderait fixement et sans bouger une seule et même chose invariable n’aurait pas de sensation. Éprouver toujours la même chose et n’éprouver rien du tout, c’est la même chose. — Ce fut là, ainsi que nous l’avons vu, le point de départ de toute la philosophie de Hobbes : sans modification il n’y aurait pas de sensation. Ce principe, que toute modification est mouvement, le fit ensuite aboutir à sa philosophie du mouvement ; mais il lui est alors difficile de retourner à la sensation ; ce qu’il ne remarque pas, il est vrai. Rien d’étonnant à le voir souligner si fortement que le fait de percevoir quelque chose (ou que quelque chose puisse être pour nous phénomène), est précisément le plus remarquable de tous les phénomènes ; c’est là le pivot de toute sa philosophie, en tant qu’elle construit soit les causes de la sensation, soit les effets de la sensation. —

Comme plusieurs excitations sensibles différentes s’effacent, ainsi les images du souvenir, qui ne sont pas autre chose que les sensations affaiblies par l’éloignement des objets, sont encore davantage atténuées par les nouvelles excitations des sens qui surviennent. Dans le rêve, où il n’y a pas de ces excitations nouvelles, les images du souvenir apparaissent comme l’expression du présent, souvent aussi elles empruntent des traits et des qualités à d’autres représentations. — Les images du souvenir se forment d’après certaines lois. Elles se succèdent dans le même ordre que les perceptions sensibles primitives. Les mouvements dans le cerveau sont liés de telle sorte qu’après la répétition des premiers les autres suivent en vertu de leur cohésion ; de même sur une table polie l’eau suit le doigt qui en fait couler une partie dans une certaine direction. Ainsi l’idée de l’apôtre André peut nous faire penser à l’apôtre Pierre, et le nom de ce dernier à une pierre ; etc. C’est la loi que l’on nomme maintenant loi de contiguité. Mais Hobbes attache également une grande importance à la loi de l’intérêt. Le cours des idées est réglé non seulement par l’ordre des sensations primitives, mais encore par l’influence du sentiment et de la tendance. S’il se produit un certain ordre et une certaine cohésion dans nos idées, cela tient à ce que nous nous efforçons toujours d’atteindre un but et que, à cet effet, nous cherchons les moyens de l’atteindre. La considération continuelle de nos buts (frequens ad finem respectio) met un ordre systématique dans nos pensées. Dans le rêve nous manquons (outre les excitations extérieures) de cette conscience que nous avons d’une fin ; c’est ce qui permet de comprendre plus facilement la bizarrerie des représentations du rêve. — D’après Hobbes, l’origine du langage ne s’explique pas suffisamment par l’association involontaire qui existe entre un objet, qui excite le sentiment, et un éclat de voix ou une action par lesquels le sentiment se fait jour. Le langage, ainsi qu’il a été indiqué, a pour Hobbes son origine dans une dénomination arbitraire. L’homme fait un signe pour reconnaître une chose, de même que les navigateurs donnent un signe à un rocher près duquel ils ont passé afin de reconnaître l’endroit. Le langage est pour l’individu un signe distinctif (nota) avant d’être un signe de communication (signum) avec autrui. Et la société n’est possible que du jour où ces signes de transmission sont ainsi introduits. — La théorie de l’association de Hobbes contenait les germes d’une psychologie du langage plus naturelle et plus exacte que la théorie qui attache trop d’importance au raisonnement conscient et à l’arbitraire. — La dénomination arbitraire a, ainsi que nous l’avons vu, une grande importance dans sa théorie de la connaissance. Elle permet d’établir les principes premiers ou définitions. Cette construction faite, toute pensée procède d’après Hobbes par addition ou soustraction de noms. Il cherche à faire de toute pensée une sorte d’algèbre de noms. Un jugement exprime par exemple qu’un nom désigne la même chose qu’un autre nom. Hobbes n’ayant pas vu l’importance de l’analogie pour l’association involontaire des idées, il s’en tint logiquement à cette conception extrêmement superficielle de la pensée, qui concorde en même temps à merveille avec sa tendance déductive. —

Le plaisir et la douleur sont, nous l’avons vu, étroitement liés au processus vital, qu’ils facilitent ou qu’ils ralentissent. L’instinct de conservation est l’instinct fondamental de l’homme. Le plaisir et la douleur naissent de la satisfaction momentanée de cet instinct. Quand l’homme a fait des expériences et qu’il a la faculté de se faire des idées de l’avenir, alors naissent les sentiments complexes. Ils peuvent, d’après Hobbes, se ramener au sentiment de la puissance ou de l’impuissance. Si j’éprouve du plaisir à l’idée de quelque chose qui peut à l’avenir me causer du plaisir, cela suppose que j’ai la faculté de me le procurer. Ce pouvoir peut être soit ma propre force intellectuelle ou physique, soit la puissance de mes amis, sur l’assistance desquels je compte, soit une autorité dont je me sais protégé ; peut-être aussi Dieu le tout-puissant dispose-t-il seul de la puissance qui me permet d’éprouver du plaisir à l’idée de l’avenir. Le sentiment de douleur tient par contre à l’idée de l’impuissance où l’on est d’acquérir des biens futurs ou de prévenir des maux futurs. Tous les hommes aspirent continuellement et sans relâche à la puissance, et la mort seule vient mettre un terme à ces aspirations. Ce n’est pas toujours à dire qu’on attende une joie plus grande que celle que l’on possède ; mais ce que l’on a, on veut se l’assurer de plus en plus. Les divers sentiments naissent au cours de la lutte ou de l’émulation qui existe entre les hommes. L’allégresse naît en ceux qui depassent les autres, l’humilité en ceux qui restent en arrière, l’espérance quand on marche bien, le désespoir quand on est fatigué, la colère quand on aperçoit un obstacle inattendu, la fierté quand on surmonte un fort obstacle, les larmes quand on fait une chute soudaine, le rire quand on en voit d’autres tomber, la compassion quand nous voyons rester en arrière quelqu’un à qui nous voulons du bien, l’indignation quand nous voyons faire des progrès à quelqu’un à qui nous voulons du mal, l’amour, quand nous venons en aide à un autre pendant la course, le sentiment du bonheur, quand nous gagnons sans cesse sur ceux qui nous précédaient, le sentiment du malheur, quand nous restons toujours en arrière, — et la course ne finit qu’à la mort ! Tant que nous vivons nous nous fixons des buts et nous ressentons une aspiration. Tout sentiment de plaisir est lié à l’aspiration vers un but. Supposons qu’un but suprême soit fixé et atteint, non seulement toute aspiration cesserait, mais tout sentiment disparaîtrait. Car la vie est un mouvement incessant ; il ne peut pas aller tout droit, il se meut en cercle !

Dans l’examen détaillé qu’il fait de la compassion et de l’amour, Hobbes ramène ces sentiments à l’instinct de conservation personnelle et au sentiment de puissance. La pitié tient à ce que, à la vue du malheur d’autrui, nous pensons à notre propre malheur possible ; l’amour consiste dans le sentiment de la puissance que l’on a en propre quand on peut aider autrui. La joie de la connaissance est également une espèce de sentiment de puissance, tout comme la joie que donne la richesse et le rang ; seulement la science donne très peu de puissance, car il y a si peu de gens qui la comprennent. Toutefois Hobbes croit aussi à l’existence d’une joie venant de la connaissance, ce qui est illogique. — La cruauté, déclare-t-il, c’est le mépris de la douleur et du chagrin d’autrui : elle provient de la certitude qu’on est soi-même en sûreté ; Hobbes croit par contre qu’il est impossible que quelqu’un puisse éprouver une joie immédiate au spectacle des souffrances d’autrui, s’il n’en retire quelque avantage. En expliquant les sentiments par l’instinct de conservation personnelle, Hobbes donne une théorie artificielle dans les détails et incomplète. Cependant il a toujours un terrain solide et naturel sous les pieds, lorsqu’il voit l’origine et le motif des sentiments dans la lutte pour l’existence et pour le succès. On ne trouve pas chez lui le raffinement de La Rochefoucauld, son contemporain, qui dans ses « Maximes » où il déposa les « expériences » qu’il fit pendant la Fronde et dans les salons, glisse de parti-pris sous chaque sentiment une arrière-pensée consciente. Hobbes a le sens de l’involontaire à un degré bien plus élevé. Ce n’est pas lui qui aurait écrit une affirmation comme celle qu’énonce La Rochefoucauld : on ne pleure que pour se donner l’air d’avoir du cœur, ou pour être plaint, ou pour échapper à la honte de ne pas pleurer ! —

En ce qui concerne la psychologie de la volonté, on trouve chez Hobbes de bonnes remarques sur les rapports entre l’instinct, la réflexion et la volonté, dirigées contre la psychologie scolastique qui fait de la « volonté » un pouvoir particulier et abstrait, sans le relier aux formes élémentaires de l’activité. En outre par son petit ouvrage De la liberté et de la nécessité, dû à la discussion que Hobbes eut avec un évêque anglais, Hobbes a fourni une excellente contribution à la défense du déterminisme. L’évêque déclarait que si la volonté n’avait pas de cause, les lois seraient injustes en tant qu’elles défendent des actions ; la réflexion serait inutile, l’exhortation, la louange, le blâme et le châtiment vains, et les livres, les armes, les instruments et les médicaments n’auraient aucune utilité ; Hobbes répondit : la loi agit par la frayeur, c’est-à-dire par un mobile ; le châtiment ne doit pas torturer le criminel pour quelque chose d’irréparable, elle doit le corriger et intimider les autres ; sans réflexion souvent l’action devient mauvaise, elle n’est pas ce qu’elle aurait pu être, c’est ce qui fait que souvent on ne peut se passer d’instruments, de médicaments, etc. ; la louange et le blâme dépendent de l’utilité ou de l’influence pernicieuse de l’action, ils n’ont rien à voir avec la nécessité ou la non-nécessité.

f) Éthique et politique.

Hobbes fonde sa conception tout entière de la vie éthique et sociale sur l’instinct de conservation personnelle avec la même énergie qu’il appuie sa conception tout entière de l’existence sur les lois du mouvement mécanique. Peut-être demandera-t-on quel rapport il y a entre l’éthique et la politique de Hobbes d’une part et le reste de son système d’autre part ; or il a déjà fait lui-même cette concession, qu’il y a deux voies qui permettent d’aboutir à l’éthique et à la politique, les déductions tirées de la science des corps, et l’expérience psychologique immédiate. Mais il ne s’est pas engagé du tout sur la voie déductive ; cela tient à ce que ses écrits éthico-politiques ont été composés avant ses écrits de philosophie naturelle. Il n’essaie pas de faire dériver l’instinct de conservation de la mécanique ; il ne voit pas dans la conservation de soi la tendance générale de tout ce qui existe, comme avant lui Telesio et Bruno, et après lui Spinoza. Il se contente de l’établir comme fait positif. Il y a cependant une troisième voie qui d’après Hobbes permet d’aborder l’éthique et la politique : la définition arbitraire, l’établissement arbitraire des premiers principes. En éthique et en politique nous avons affaire à notre propre vie ; son estimation et son ordonnance dépendent de notre volonté. Voilà pourquoi l’éthique et la politique peuvent, d’après Hobbes, être des sciences constructives au même titre que la géométrie et la mécanique. Toutes les lois morales et politiques supposent en effet un contrat passé volontairement entre les hommes et qui a pour but de rendre une vie sociale possible à de certaines conditions. De ce contrat on peut déduire les différentes règles morales et politiques. Mais, comme pour les hypothèses scientifiques générales, ici encore il importe essentiellement pour établir les principes de tenir compte de l’expérience ; la volonté n’est nullement dénuée de motifs. Au contraire, ce n’est pas la partie la moins intéressante de la théorie éthico-politique de Hobbes que celle où il cherche à montrer comment les hommes sont amenés à créer une vie sociale.

L’expérience de l’affreuse misère et du danger les y porta. Il est faux de croire (avec Aristote et Grotius) qu’à l’origine l’homme ressent l’instinct et le besoin d’une vie sociale. Au contraire. Par le besoin et le sentiment de puissance qui portent chacun en particulier à s’approprier le plus possible de ce qu’offre la nature, l’individu se trouvera en conflit avec les autres, qui ont même besoin et même sentiment de puissance. Peut-être même la peur sera-t-elle pour eux une raison de chercher à se prévenir en violences pour ne pas être eux-mêmes surpris. Ce que nous savons de nos ancêtres barbares et des sauvages, montre qu’il en est ainsi ; on peut le voir encore aux mesures de sûreté que nous prenons tous, et aux relations réciproques des États, L’état de nature, c’est-à-dire l’état de l’homme tel qu’on le trouve, abstraction faite de la vie politique, c’est une guerre de tous contre tous (bellum onnium contra omnes). Il n’y a d’autre règle ici que le besoin et la puissance de l’individu. Quand la force est médiocre, elle est suppléée par la ruse. — Ce n’est pas à dire que tous les hommes soient mauvais par nature. La nature humaine en elle-même n’est pas mauvaise ; mais elle peut engendrer des actions pernicieuses. Et alors même qu’il y aurait moins d’hommes mauvais que de bons, ceux-ci devraient cependant prendre des mesures de sûreté contre les premiers.

Il n’y aurait pas d’issue à cette situation dangereuse, si la raison, aussi bien que la passion, n’avait sa racine dans la nature humaine. La droite raison porte les hommes à chercher de meilleurs moyens de conservation que ceux qu’ils peuvent trouver quand chacun lutte pour son compte. Ils découvrent que le mal est général et qu’il peut se combattre par des moyens généraux. Ainsi naît la première et la plus fondamentale loi morale naturelle : la paix doit être recherchée, et si on ne peut y arriver, il faut rechercher des secours pour faire la guerre ! Mais la condition, c’est que chacun renonce en particulier au droit absolu qu’il possède à l’état de nature. L’instinct de conservation personnelle dicte cette renonciation. Il s’ensuit en outre que la fidélité, la reconnaissance, la complaisance, l’indulgence, et l’équité doivent être pratiquées et qu’il faut éviter l’orgueil et la présomption ; ce qui ne peut être partagé doit être utilisé en commun ; les dissensions intestines doivent être réglées par des arbitres, chacun doit en particulier conserver intactes ses facultés intellectuelles (car autrement la droite raison et ses commandements ne peuvent régner). Toutes ces conséquences peuvent se résumer dans le vieux dicton : Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît. Si l’on venait à dire que ces commandements de la raison ne peuvent avoir aucun pouvoir sur les passions, Hobbes accorde que la crainte et l’espérance, la colère et l’ambition, l’avidité et la vanité peuvent, à la vérité, empêcher de les reconnaître ; mais il n’y a personne qui ne trouve parfois le repos de l’âme (sedatus animus) et alors il comprendra leur rapport nécessaire avec l’instinct de conservation personnelle. Les devoirs et les vertus découlent tous de ce seul principe, qu’il faut faire la paix ; ils sont les moyens d’arriver à la paix. Voilà pourquoi la loi morale naturelle est aussi la volonté de Dieu ; la raison a été accordée par Dieu, et le Christ, les apôtres et les prophètes proclament les commandements qui dérivent de la droite raison.

Il n’est pas impossible que Hobbes ait subi dans cet ordre d’idées l’influence de Herbert de Cherbury, pour lequel l’importance de la loi naturelle était d’empêcher la destruction mutuelle et qui voyait dans l’exact établissement des « idées communes » un moyen de faire régner la paix. On sait par la biographie de Hobbes (vitæ Hobbianæ Auctarium) que Hobbes tenait personnellement de près à Lord Herbert. —

En faisant appel à la droite raison, Hobbes a pleinement conscience de ne pas croire avec Platon et les Scolastiques à un pouvoir mystique particulier, capable de donner un patron commun dans toutes les décisions où il s’agit de discerner ce qui est bon de ce qui est mauvais. Il repousse formellement (Elements of Law, II, 10, 8) l’idée qu’il puisse y avoir une recta ratio parfaite dans le monde. Il n’y a de constant que le but auquel aspirent tous les êtres vivants, et si la raison s’éveille au jour elle trouvera aussi les moyens d’atteindre ce but. Voilà pourquoi il n’est guère exact de voir avec Tönnies dans l’emploi que fait Hobbes de la notion de recta ratio un effet de la Scolastique. Hobbes donne pour base et pour fond à la raison la conservation personnelle et ses moyens, et il voit nettement que la raison agit seulement quand l’âme est reposée (De cive, III, 26 : sedato animo). Il part de cet état d’âme au repos pour établir les hypothèses de son éthique et de sa politique. L’expérience lui a appris qu’il ne peut être question de lois éthiques des actions humaines que lorsque l’instinct de conservation personnelle s’allie au calme de l’âme, qui permet la réflexion. Il est donc nécessaire d’idéaliser les données de l’expérience, car il faut écarter aussi bien l’excitation de la passion que l’étroitesse de vues et l’inconséquence, pour que la raison soit « droite ». En même temps les exigences idéales et logiques de la paix doivent être observées par une volonté constante. Il ne s’agit pas seulement d’observer les commandements pour la forme, il faut encore s’en pénétrer et les adopter pour eux-mêmes. La loi morale naturelle engage l’individu devant le tribunal de sa conscience (in foro conscientiæ). — Sans contredit Hobbes n’a pas remarqué ici à quel point il idéalise. Si l’instinct de conservation personnelle dans sa forme élémentaire est toujours l’unique mobile, la conscience, telle que Hobbes se la représente c’est-à-dire un sentiment ou une volonté qui observe pour elles-mêmes les conditions nécessaires à la paix, devient impossible. Il lui arrive ici ce qui lui arrive quand il fait du désir de s’instruire un plaisir immédiat ; il ne peut non plus se dériver de l’instinct de conservation personnelle. Hobbes n’a pas l’idée de déplacer le mobile, ce qui lui permettrait d’ériger en fin ce qui était au début le moyen. Cette métamorphose est très possible à partir de l’instinct de conservation : peut-être fait-on le meilleur usage des moyens, quand justement on ne les emploie pas comme moyens !

Que l’individu reconnaisse la loi naturelle devant le tribunal de sa conscience, cela n’a que fort peu d’utilité. Il faut trouver une autorité devant laquelle tous s’inclinent. Il faut que l’individu transfère son droit naturel à cette autorité, à condition que tous les autres transfèrent également le leur à cette même autorité, et alors ce pouvoir, le pouvoir politique, concentrera en lui tous les droits qui à l’état de nature étaient répartis dans la multitude. Ce contrat au moyen duquel la vie politique remplace l’état de nature est une convention entre les individus ; en même temps il implique la reconnaissance d’un pouvoir suprême (soit une personne seule, soit une assemblée de plusieurs personnes). Par là la théorie de Hobbes se distingue de celle d’Athusius, qui séparait le contrat social de la constitution du pouvoir ; chez Hobbes ils coïncident tous deux. Mais Hobbes ne croit pas, pas plus que les théoriciens antérieurs du droit de nature que ce contrat ait été fait avec une conscience pleine et entière ; il peut avoir été tacitement sous-entendu ou supposé (a supposed covenant, pactum subauditum), il n’a pas besoin d’être formel (pactum expressum). On a des exemples de contrats tacites dans les rapports entre le vainqueur et le vaincu auquel on accorde la vie : si le premier ne comptait pas sur l’obéissance du second, il ne lui aurait pas fait grâce de la vie. De même il y a convention tacite entre le frêle enfant et son précepteur et protecteur, d’ordinaire la mère. Hobbes conclut de par la nature des choses que le contrat s’est fait. Si le contrat est sous-entendu ou tacite, il n’est à vrai dire qu’un simple point de vue servant à éclairer et à apprécier. Mais c’est un trait de Hobbes qu’il se serve de ce point de vue. S’il est formel, le contrat suppose que les individus ont entre eux qualité d’êtres indépendants, chacun avec son instinct de conservation personnelle, et la société sera alors le produit de leur action réciproque. Ce point de vue permet à Hobbes de faire dériver la vie politique de la conservation personnelle de l’individu. Il se représente les hommes comme des champignons qui sont sortis de terre chacun à sa place et qui ensuite se rejoignent. C’est une expérience de pensée nécessaire pour la méthode constructive. Mais Hobbes n’examine pas spécialement comment l’expérience se comporte en face de cette pensée ; — d’une manière générale, les rapports de l’expérience avec les hypothèses arbitraires de la pensée constructive restent chez lui obscurs.

Par la théorie du contrat il cherche à montrer qu’il est de l’intérêt bien entendu de l’individu de faire preuve d’obéissance. Le pouvoir auquel il faut obéir doit être absolu. Le pouvoir politique doit être aussi fort que possible, en sorte que l’individu soit, comparé à lui, absolument infinitésimal. Il doit avoir le pouvoir de punir, en outre le droit de faire la guerre et de conclure la paix, de disposer librement de toute propriété et le droit de décider en dernière instance quelles opinions et quelles doctrines peuvent être enseignées. Au pouvoir absolu correspond l’obéissance absolue. Mais l’autorité politique ne peut pas ordonner ce qui serait pis que la mort — par exemple de se suicider ou de tuer son semblable. — Si l’on vient à abuser de ce pouvoir prodigieux, on se trouve en présence d’une infraction à la loi morale naturelle ; car les détenteurs du pouvoir politique sont également liés à cette loi devant le tribunal de leur conscience, — par contre, il n’y a pas d’infraction aux lois politiques ; car elles ne peuvent engager le pouvoir qui les applique par sa volonté. À ceux qui trouveraient ces conditions dures, Hobbes répond que le pouvoir protecteur est fatalement accompagné du pouvoir d’oppression. La vie humaine ne saurait être sans désagréments. La liberté de l’état de nature entraîne l’insécurité et la lutte, l’assujettissement de la vie politique produit la sécurité et la paix. Il est impossible de limiter le pouvoir politique, car le pouvoir ne peut être limité que par le pouvoir et limiter le pouvoir, c’est pour cette raison le partager. Si on limite le pouvoir du souverain, la souveraineté réside en réalité dans la personne ou dans les personnes qui peuvent punir ou déposer ce soi-disant souverain. Cela est vrai, qu’on distingue entre pouvoir ecclésiastique et pouvoir civil ou entre pouvoir exécutif et pouvoir législatif. — Hobbes croit que la monarchie est la meilleure forme de gouvernement. La démocratie est en réalité une aristocratie d’orateurs. La monarchie a cet avantage qu’il n’y a qu’un seul qui puisse abuser du pouvoir, mais elle a surtout cet avantage de pouvoir éviter les luttes de parti et de faire garder plus facilement les secrets. En réalité, c’est le peuple qui gouverne (en vertu du contrat primitif) ; sa volonté est exécutée par le monarque auquel le droit naturel de chacun est transmis en vertu du contrat primitif.

Le souverain doit trancher toutes les questions religieuses et morales. Il doit déterminer la façon d’adorer Dieu ; autrement ce qui pour l’un est adoration, serait pour l’autre un blasphème : de là une cause constante de querelles et de dissolution. De même les individus ne sauraient décider ce qui dans la pratique est bon et juste ; ce serait une cause de révoltes continuelles. Il est évident également que l’on ne peut avoir la certitude que les conséquences sont générales, que si les définitions sont générales. Quand Hobbes nomme l’éthique et la politique sciences constructives parce que nous en établissons « nous-mêmes » les principes premiers, dans la pratique ce « nous-mêmes » ne fait qu’un avec le souverain. Ici ressort clairement ce qu’il y a de bizarre dans le point de vue de Hobbes. Sa libre investigation naturaliste l’a amené à découvrir la nécessité d’une autorité absolue, dont la raison doit être reconnue comme la recta ratio. Mais il donne lui-même ensuite un fondement à cette autorité, il fonde la recta ratio de cette autorité sur sa propre recta ratio et en ce faisant il use de la liberté de pensée et de langage dont il demande la suppression. Il utilise les fruits de la connaissance qu’il a cueillis lui-même pour insister sur la défense de manger des fruits de l’arbre de la connaissance. Il employa la liberté de la presse pendant la domination des Indépendants pour faire paraître la première édition de son Léviathan (1651) et plus tard, sous la Restauration, il eut recours à la liberté de la presse en Hollande pour préparer sa deuxième édition (1670). Cela tient à ce que, comme tant des meilleurs génies du xviie siècle, il unissait en lui la forte conscience personnelle et la liberté de la Renaissance avec sa croyance à l’absolutisme des grandes puissances dirigeantes. Sa doctrine dénote une forte réaction contre la Renaissance et la Réforme. Il fit dériver l’idée séditieuse de la liberté de conscience et du droit de connaissance individuelle sur le terrain moral et politique, soit de l’étude des auteurs romains et grecs (surtout d’Aristote) aux Universités, soit de la lecture et de l’interprétation libre de la Bible provoquées par la Réforme. Il y oppose le Césaropapisme le plus rigoureux : le royaume du Christ ne commence qu’avec son retour au jugement dernier ; d’ici là, Dieu ne parle que par la bouche de ses vice-Dieux, des détenteurs du pouvoir politique. Il prend parti aussi bien contre les catholiques que contre les Anglicans et les Puritains. Si le Pape est le pasteur des fidèles, il est leur véritable souverain et l’État se dissout. Si chaque fidèle en particulier veut participer à la divine sagesse, il s’élève une discussion générale. Si les évêques ont un pouvoir plus grand que celui qui leur est conféré par la nomination royale (les Anglicans croyaient avoir « something more, they know not what, of divine right »), il y a également lutte entre l’Église et l’État — et en même temps une tyrannie cléricale. Le clergé protestant croit que la Papauté est renversée, afin de prendre sa place. Mais qu’aurions-nous gagné alors à être délivrés de la tyrannie du Pape, si ces hommes insignifiants (these petty men) devaient le remplacer ? Surtout que leurs qualités intellectuelles ne sont pas faites pour favoriser le calme de la société (quorum ingenium paci et societati aptum non est) ! Hobbes commence par critiquer la libre investigation pour critiquer ensuite les petites autorités qui ont pris la place des grandes. Ce sont les premières qu’il vise à vrai dire. Cela explique son étrange attitude.

Hobbes partage le goût de l’unité, de la concentration et de la résignation qui est particulier au xviie siècle ; ce goût s’exprime en philosophie non seulement dans sa politique, mais prend encore des formes analogues dans le mysticisme de Fénelon et de Malebranche et dans le panthéisme de Spinoza. Hobbes a rendu des services à la politique en établissant que dans un État il ne peut y avoir qu’un centre de gravité. Mais il se méprend sur ce centre de gravité ; toutes les forces autres que celles de la pesanteur disparaissent à ses yeux et logiquement toutes les masses se réunissent alors au centre. La puissance et l’obéissance sont tout pour lui. Le fond involontaire de la vie, les mœurs et les coutumes, l’opinion publique, les voies silencieuses et cachées par lesquelles les détenteurs du pouvoir eux-mêmes dépendent des sentiments qui remuent la multitude ; toute la floraison de la vie, que l’État a le devoir de protéger et d’entretenir et à laquelle il doit consacrer toutes ses forces — tout cela a échappé à l’attention de Hobbes. Son regard est captivé par ce seul point de vue. Sa pensée s’exprime en style lapidaire ; les nuances délicates se dérobent à ses yeux. Mais il comprend d’autant mieux les grandes conditions élémentaires et vitales de la société humaine. Il appartient au côté de l’esprit anglais d’où sont sortis Malthus et Darwin, qui peuvent être considérés tous deux comme des continuateurs de la pensée de Hobbes.

Cependant on trouve chez lui, comme il a été mentionné, des indications qui ouvrent un horizon plus large.

Il résume le devoir du gouvernant dans ce principe : le bien du peuple est la loi suprême. L’État n’a pas été créé pour les dirigeants, mais pour les citoyens. Le despotisme que préconise Hobbes est celui qui apparaît chez les politiciens éclairés et réformateurs du xviiie siècle (Frédéric II, Joseph II). C’est un adversaire acharné, non seulement de la hiérarchie sous toutes ses formes, mais aussi de toute domination, quelle qu’elle soit, des classes dirigeantes, comme on en trouve même dans des pays « libres ». Par le centre absolu de gravité qu’il établit il veut supprimer les petits centres de gravité, afin que tous les éléments puissent se mouvoir dans des voies naturelles. L’autorité absolue est fondée elle-même sur la raison. Hobbes tourne la libre discussion à son profit. Il espérait que son Leviathan « tomberait dans les mains d’un prince qui l’approfondirait lui-même sans le secours d’un commentateur intéressé et envieux et qui emploierait ensuite son pouvoir souverain à patroner la propagation de la doctrine contenue dans son livre, afin que la vérité théorique pût passer à l’utilité pratique »54. Mais il ne compte pas seulement sur le progrès des princes ; il croit au progrès du peuple. En ce qui concerne la hiérarchie, il compte sur la jalousie du pouvoir politique et aussi sur le développement et l’esprit critique de plus en plus grand du peuple : Paulatim eruditur vulgus ! (De homine, XV, 13). On découvrira tôt ou tard la contradiction qui se développe d’elle-même entre les préceptes de la doctrine ou entre la doctrine et la conduite de celui qui la proclame. Ici s’ouvre un vaste horizon, plus vaste même que celui qui s’offrait à l’imagination des héros de la philosophie des lumières du XVIIIe siècle ; car Voltaire et Diderot se refusaient catégoriquement à admettre l’idée d’éclairer le vulgaire. Et ce vaste horizon n’est pas une inconséquence pour qui approfondit les hypothèses de Hobbes. Car le « contrat » par lequel les individus renoncent à leur propre volonté, ne doit pas faire réellement disparaître celle-ci ; il ne fait que l’englober dans un ensemble supérieur. Ce qu’on regrette de ne pas trouver chez Hobbes, ce sont les moyens de montrer comment la volonté isolée peut subir une métamorphose, quand elle est ainsi fondue dans un ensemble plus grand. Mais par son premier et son dernier mot Hobbes dépasse l’imperfection de sa propre doctrine, imperfection compensée par la vigueur naturelle et la sagacité dans la façon de fonder et d’édifier la doctrine.

g) Tendances opposées de la philosophie anglaise.

L’histoire de la philosophie anglaise du xviie siècle ne se termine pas avec Bacon, Herbert de Cherbury et Thomas Hobbes et avec la tendance qu’ils caractérisent. Outre cette tendance, qui se fonde sur les données de la nature extérieure ou intérieure, et qui se poursuit sur cette base au moyen de la méthode inductive ou déductive, il y a une autre tendance qui historiquement remonte au Néo-Platonisme, et qui croit à l’existence, au delà de toute expérience, d’une source des idées les plus élevées, et surtout des idées éthiques. À cette tendance appartient Robert Greville, Lord Brooke, qui tomba dans sa trente-cinquième année à Lichfield (1643) en combattant pour la cause du Parlement. Dans son ouvrage de La nature de la vérité, qui parut deux ans avant sa mort et qui lui avait peut-être été inspiré par l’ouvrage de Lord Herbert, il proteste contre cette idée que la connaissance n’est qu’une faculté humaine vide en soi, qui devrait commencer par chercher son contenu : la lumière seule est sensible à la lumière, et la connaissance est précisément un rayon de la nature divine. La vraie connaissance nous élève au-dessus de la sensibilité, le système de Copernic en est un exemple. Toute multiplicité, toutes relations d’espace et de temps ne sont qu’apparence ; la pensée trouve le repos seulement dans la connaissance de l’unique Cause de toutes choses. La connaissance de l’unité de toutes choses en Dieu délivre de l’envie, m’enseigne que le bonheur d’autrui est mon propre bien, dissipe les ténèbres de l’âme et guérit toute douleur. L’expérience par contre ne peut nous manifester des causes réelles ; elle peut seulement nous montrer qu’un phénomène en précède un autre55.

La tendance platonicienne, qui était celle de lord Brooke, trouva vers le milieu du siècle un asile dans l’Université de Cambridge, tandis qu’Oxford restait fidèle à la scolastique. Un an après le Leviathan parut (1652) le Traité de la lumière de la nature de Nathaniel Culverwel. Culverwel était mort en 1651, il était Master of arts et Fellow à Cambridge. Son ouvrage est de tendance platonicienne, ainsi que celui de Brooke, sans être toutefois aussi mystique et en attachant une plus grande importance à l’expérience psychologique. Mais dans le domaine pratique et théorique il croit à des vérités éternelles et universelles. Ces vérités ne font qu’un avec l’essence de Dieu et sont appliquées dans le monde par la volonté de Dieu. La philosophie et la théologie reviennent donc pour lui comme pour Brooke au même, tandis que Bacon et Hobbes les séparent nettement l’une de l’autre56. Cette même tendance, dont la marque est une étroite alliance de la philosophie platonicienne avec la théologie chrétienne, ressort sous une forme plus systématique chez Ralph Cudworth (mort en 1688) et chez Henry More (mort en 1687) qui étaient tous deux professeurs à l’Université de Cambridge. Alors que pour Bacon et pour Hobbes, l’essentiel était que la vérité se fasse jour dans le monde et naisse à force de recherches dans la conscience de l’homme, ceux-ci retournaient à la doctrine platonicienne de la vérité éternelle : celle-ci n’a pas besoin de naître et la conscience de l’homme n’a qu’à s’ouvrir pour y participer. Cette tendance se tourna aussi bien contre le Puritanisme, qui était hostile à la pensée philosophique, que contre Hobbes (More aussi contre Spinoza), qui regardait la philosophie comme le contre-pied de la théologie. Il est caractéristique que Henri More ait été porté aux études philosophiques pour avoir douté de la vérité du Calvinisme. Il avait été élevé dans un calvinisme austère, et la force dont il fit preuve en sortant grâce à l’énergie de sa pensée de la doctrine qui lui avait été inculquée, était à ses yeux un témoignage de l’indépendance de la pensée vis-à-vis de toute chose extérieure, indépendance qu’il fit ensuite valoir non seulement contre l’étroite théologie puritaine, mais aussi contre la tendance réaliste de Bacon et de Hobbes. More fut en contact avec Descartes et adopta plusieurs de ses idées, excepté la séparation tranchée de l’esprit et de la matière ; pour lui le spirituel était étendu, tout en n’étant pas objet du toucher. Dans son ouvrage De anima (Rotterdam, 1677, cap. I), il définit l’esprit une substance qui peut être pénétrée, mais non divisée (substantia penetrabilis et indiscerpibilis), tandis que le corps est une substance qui peut être divisée, mais non pénétrée (substantia im penetrabilis et discerpibilis). Il concilie ainsi Hobbes et Descartes et croit avoir réfuté l’objection que fait Hobbes au spiritualisme, à savoir que nous ne pouvons nous faire une idée d’une substance immatérielle. L’étendue doit être commune aux deux sortes de substance, et More fait même un pas de plus en considérant, ainsi que plusieurs philosophes de la Renaissance, l’espace comme un attribut divin : cela résulte de l’omniprésence de Dieu, que Dieu possède l’étendue. La seule différence entre Dieu et l’âme individuelle, c’est que Dieu est illimité, et que l’âme est limitée. Dans ce mysticisme hardi More se montre influencé par la doctrine cabbalistique. Sa conception mystique de l’espace réapparaît chez Newton, qui en général subissait l’influence de More. — More se distingue de Descartes non seulement en concevant que toute substance est étendue, mais en comprenant l’activité dans l’idée de substance (concernant l’esprit, l’activité originale, concernant la matière, l’activité transmise). Par là il prépare (ainsi que Gassendi et Hobbes) le naturalisme de Leibniz. — Nous ne pouvons nous étendre plus longuement sur cette tendance qui est bien plutôt un mysticisme cultivé qu’une pensée philosophique nouvelle. Elle eut une grande importance pour le développement de l’esprit en Angleterre, mais elle n’a amené aucune pensée nouvelle à l’histoire de la philosophie.

À ce point de vue il s’attache un plus grand intérêt à un écrivain qui alla trouver Hobbes sur son propre terrain, dans l’examen du fondement psychologique de l’éthique et de la vie sociale. Richard Cumberland (né en 1632, étudia à Cambridge, mourut en 1718 évêque de Peterborough), publia en 1672 un ouvrage remarquable dans l’histoire de l’éthique : Recherche philosophique sur les lois naturelles (De legibus naturæ disquisitio philosophica) qui est expressément dirigé contre Hobbes. Il déclare qu’il veut continuer l’œuvre de Hugo Grotius en prenant une autre voie que le célèbre Hollandais. Au lieu d’examiner comment les lois morales naturelles se manifestent dans l’expérience et dans l’histoire, il prétend examiner leur origine et leurs causes. Pour faire cet examen il veut partir de l’expérience et conclure des causes toutes voisines aux causes éloignées. Il est certain, prétend-il, de remonter par cette voie à une source divine de ces lois, mais il ne veut pas appliquer la méthode commode des Platoniciens qui prouvaient cette haute origine directement par les idées innées : « Je n’ai pas eu le bonheur, dit-il, d’acquérir aussi commodément la connaissance des lois naturelles. » En tous cas il ne veut pas édifier son éthique sur une pareille hypothèse, bien qu’il reconnaisse la saine et bonne influence de « nos Platoniciens » en matière de morale. À l’encontre de Hobbes il renvoie au contraire aux tendances involontaires de la nature humaine, tandis que Hobbes avait pris pour base l’accommodation arbitraire de la volonté. Dès la naissance se produit un épanouissement des facultés et des formes humaines, un emploi involontaire des organes qui sont accompagnés d’une satisfaction immédiate. Les excitations des sens rencontrent une tendance involontaire à les admettre, à se tourner vers elles. C’est de cette façon que se font les premières expériences et que s’entreprennent les premières opérations de l’esprit, souvenir, comparaison, calcul. Dans cette tendance immédiate (impetus), qui n’est pas produite, mais seulement satisfaite par les excitations, on trouve le principe des vérités naturelles et intelligibles par elles-mêmes de la raison (naturalia rationis dictata). Et cette tendance directe est aussi au fond de la première aspiration, qui consiste à créer des biens et à éviter les maux, — sans que ces biens et ces maux de l’individu se trouvent séparés des biens et des maux communs : on reconnaît au contraire involontairement qu’un bien commun à tous les êtres raisonnables est supérieur au bien échu à l’être individuel. L’être individuel atteint précisément son propre bonheur en aspirant à ce qui est un bien pour l’ensemble auquel il appartient. La claire conscience et la volonté arbitraire ne peuvent que développer ce que les inclinations involontaires ont déjà fait naître ; l’art peut travailler sur le fond de la nature, mais il ne saurait le remplacer. — Cumberland accentue ainsi le rôle de l’instinct primitif, naturel, en opposition avec Hobbes qui construit la société à l’aide d’individus clairement conscients et autonomes. Il prétend d’un autre côté que la nature n’est pas seulement ce qui se fait sentir dans les premières manifestations de la vie, mais encore ce qui, la croissance faite et le développement accompli, apparaît comme un fruit mûr. Voilà pourquoi il ne faut pas chercher seulement la nature humaine dans les instincts élémentaires, mais également dans ce que présente le développement suprême de l’esprit. Alors même que dès le début l’homme restreindrait son intérêt à lui-même, il n’est pas pour cela contraire à sa nature d’attacher son intérêt à ce qui porte bonheur à tous. On ne renonce pas à l’état de nature en développant une générosité (generositas), pour laquelle le bien est ce qui favorise la conservation et la perfection du genre humain tout entier, et peut-être même de tout l’univers, autant que nous en avons une notion. — Cumberland insiste donc sur la possibilité d’une évolution des instincts élémentaires jusqu’à la générosité, sans avoir besoin comme moyen-terme de l’idée extérieure et mécanique du contrat et il met en outre en relief l’harmonie des biens individuels avec les biens généraux. À ces deux points de vue il jetait des pensées qui furent plus exactement fondées et developpées dans la philosophie anglaise du xviiie siècle et qui de son vivant furent formulées déjà en silence dans l’Éthique de Spinoza et dans la philosophie du droit de Leibniz. L’exposition de Cumberland est encore obscure et imparfaite, mais il a indiqué des problèmes décisifs. D’après le frontispice et la préface, son ouvrage doit tout d’abord sa naissance à l’intention d’être une attaque dirigée contre Hobbes, mais il ne laisse pas d’avoir son importance propre dans l’histoire de l’éthique.



NOTES

50. P. 272. Vita Thomas Hobbes (Autore Rd. B. : Richard Blackbourne), 1681, p. 14 et suiv. — Dans sa Vita carmine expressa, p. 119, Hobbes décrit comment, après avoir longtemps médite sur la nature des choses, il finit par trouver qu’il n’y a dans le monde qu’une seule chose réelle (le mouvement), bien qu’elle soit « faussée » (sic) de bien des façons. — F. Tönnies, dont les énergiques investigations ont jeté dans ces derniers temps tant de lumière sur Hobbes et sa philosophie (voir ses : Anmerkungen über die Philosophie des Hobbes, Vierteljahrsschrift für wiss. Philos., III-V) a trouvé un manuscrit qui contient une dissertation de Hobbes. À en juger par le contenu, elle doit avoir été faite entre l’époque où il vit clairement l’importance de la méthode déductive et ensuite l’importance du mouvement, et l’époque où il comprit la subjectivité des qualités sensibles. Cette dissertation, intéressante au point de vue du développement historique du principe de la subjectivité des qualités sensibles, a été reproduite par Tönnies dans son édition des Elements of Law de Hobbes (Oxford 1888). — Hobbes prétend avoir été convaincu dès 1630 (c’est-à-dire avant de connaître Galilée) de la subjectivité des qualités sensibles, Cf. Tönnies dans la Vierteljahrsschr., III, p. 463 et suiv. Croom Robertson : Hobbes (London 1886), p. 35.

51. P. 277. Cf. le traité de Hobbes Of Liberty and Necessity., 3e éd., London 1685, p. 314, où il dit que pour les définitions de spontanéité, de réflexion, de volonté, de penchant, d’instinct, de liberté, « il ne peut y avoir d’autre preuve que la propre expérience de tout homme en particulier quand il réfléchit sur lui-même (by reflection on himself) et qu’il a conscience de ce qu’il entend en disant qu’une action est spontanée », etc.

52. P. 279. Dans le De corpore, IX, 9, Hobbes fait dériver du principe de causalité et de la loi d’inertie ce principe que toute modification (même celle de qualité) est mouvement. — Sa « preuve » du principe de causalité est la suivante (Of Lib. and Necess., p. 315) : « Si une chose n’avait pas de cause, sa formation pourrait commencer aussi bien à un moment qu’à un autre ; — il doit donc y avoir une cause pour laquelle cette chose se forme juste en ce moment ! » Hume a déjà montré qu’on suppose ici ce qu’il fallait démontrer. — La preuve de la loi d’inertie est analogue (De corpore, VIII, 10) : Si un corps immobile était entouré par le vide, il n’y aurait pas de raison pour qu’il se mit en mouvement plutôt dans un sens que dans l’autre et il ne se mettrait ainsi pas du tout en mouvement, s’il ne survenait de cause extérieure. Il suppose évidemment ici qu’il n’y a pas de causes « internes ». — Il est possible que cette preuve de la loi d’inertie provienne de Galilée. Voir ses Dialogues sur les systèmes du monde. 1er jour (traduction allemande de Strauss, p. 21).

53. P. 280. Pour comprendre entièrement un phénomène, Hobbes demande la démonstration d’une progression continue de cause à effet. Cette continua progressio (De corpore, IX, 6) rappelle le latens processus continuatus de Bacon (Nov. org., II, 5-7). Je ne tiens pas pour impossible que la théorie du processus continu de Bacon ait surgi dans l’esprit de Hobbes après qu’il eut trouvé par un autre moyen l’idée que toute modification est mouvement. Il fit le principe de sa déduction de ce qui devait être chez Bacon le dernier résultat de nombreuses inductions. — De même il n’est pas invraisemblable que le titre de la deuxième partie du De corpore : Philosophia prima vienne de Bacon qui désigne par ce nom (De augm. III, 1) la science des principes universels valables pour tous les domaines.

54. P. 301. L’archiviste impérial A. D. Jörgensen fait, à mon sens, un tableau trop ingrat de la politique de Hobbes, notamment dans sa comparaison entre Hobbes et l’évêque Vandal (Peter Schumacher Griffenfeldt, I, Kôbenhavn, 1893, p. 218 et suiv.). Les limites morales du droit matériel du prince se retrouvent aussi bien chez Hobbes que chez le théologien luthérien, il y a même chez Hobbes une argumentation qui fait de la souveraineté absolue le moyen et non la fin. Cf. par ex. De cive, XIII, 3 : « l’État est institué pour les citoyens » (Civitas civium causa instituta est). — Dans l’édition princeps du Leviathan (ed. 1651, p. 193) il exprime un peu plus fortement que dans la seconde (ed. 1670, p. 172) l’espoir qu’il influera sur les princes.

55. P. 302. Freudenthal a mis au jour (Archiv. für. Gesch. der Philos., VI, p. 191 et suiv., 380 et suiv.) l’ouvrage de Lord Brooke et a montré quel intérêt il présente.

56. P. 303. Sur Culverwel voir M. M. Curtis : An Outline of Locke’s Ethical Philosophy., Leipzig 1890, p. 9-13.


P. 287. Dans le De corpore XXV, 5 Hobbes se demande s’il est possible de retourner cette proposition, que la sensation provient d’une réaction provoquée par l’excitation, et de dire que tout ce qui réagit, sent : Scio fuisse philosophos quosdam (il pense probablement à Telesio et à Campanella) eosdemque viros doctos qui corpora omnia sensu prædita esse sustinuerunt ; nec video, si natura sensionis in reactione sola collocaretur, quo modo refutari possint. Sed etsi ex reactione etiam corporum aliorum phantasma aliquod nasceretur, illud tamen remoto objecto statim cessaret. Par la suite, il distingue entre phantasma et sensio, et cette dernière suppose le souvenir et la comparaison. — Ces remarques sont intéressantes à un double point de vue. — 1o Du principe de Hobbes que la conscience est mouvement et rien que mouvement, il découle nécessairement que tout mouvement devrait être (ou avoir) conscience. Cette conséquence fut aussi tirée par l’adversaire spiritualiste de Hobbes, Henry More (De anima. Rotterodami 1677, Lib. II, cap. 1, p. 64). Et dans les temps modernes elle fut également tirée par Moleschott et Heinrich Czolbe (cf. la deuxième partie de cet ouvrage, Hobbes ne lui échappe qu’en apparence : il déclare que la sensio (en tant que différant du phantasma) exige une durée plus grande du mouvement et une répétition de l’impression ; mais un mouvement même continué et répété n’est toujours qu’un mouvement, et l’on sait que Hobbes persévère dans son principe : motus nihil generat praeter motum. — 2o Les phantasmata dont parle Hobbes correspondraient à ce que Leibniz appelle petites perceptions, et la différence entre phantasma et sensio correspond à la différence faite par Leibniz entre perception et sentiment (p. 377). Il faut donc voir une influence de Hobbes sur Leibniz en un autre point que le point indiqué p. 352.