Histoire de la philosophie moderne/Livre 2/Chapitre 1

Traduction par P. Bordier.
Félix Alcan, Paris (Tome premierp. 169-172).


LIVRE DEUXIÈME

LA SCIENCE NOUVELLE


1. — L’objet

La pratique précède la théorie et l’art la science — bien que par la suite il puisse de la théorie sortir une pratique nouvelle, et de la science un art nouveau ! Ainsi que nous l’avons vu, l’humanisme est résulté de la situation politique et sociale des États italiens, et par l’humanisme considéré comme direction de vie pratique s’est formé une nouvelle théorie de l’homme. Semblablement la science mécanique de la nature est sortie de l’industrie florissante des villes italiennes. Pour se procurer des moyens de puissance et de magnificence, les princes étaient obligés de protéger les arts et métiers, et la force individuelle ainsi que le sentiment intense qu’avaient les citadins de leur valeur se déversaient avec une activité empressée et éclairée dans le domaine des travaux et des inventions industrielles. À ce point de vue les villes rivalisaient. On cherchait à se surpasser en habileté professionnelle et l’on gardait jalousement les inventions et les machines nouvelles. La mise en pratique des forces naturelles augmenta la connaissance de leur mode d’activité et devait nécessairement éveiller l’intérêt pour la recherche de leurs lois. On ne comprend l’apparition d’un Léonard de Vinci ou d’un Galilée qu’en la rattachant à l’industrie italienne ; de même, Pomponace et Machiavel ne s’expliquent qu’en les rattachant au développement de l’esprit italien et à la politique italienne.

Prenons un exemple en particulier. Galilée commence ses célèbres Discours sur deux sciences nouvelles en faisant dire à Salviati, le principal personnage du dialogue : « L’activité inépuisable qui règne dans votre arsenal, Messieurs de Venise, me semble offrir aux penseurs une ample matière à spéculations, surtout dans le domaine de la mécanique, car de nombreux ouvriers fabriquent continuellement des machines et des ustensiles nouveaux. » Sagredo répond : « Vous avez parfaitement raison, monsieur, et comme je suis curieux de ma nature, je viens souvent ici, et l’expérience que possèdent ceux que nous appelons « les premiers » en raison de leur remarquable supériorité, m’a souvent révélé le rapport de cause à effet de phénomènes merveilleux que l’on tenait auparavant pour inexplicables et incroyables. »

Le développement de la nouvelle conception du monde eut aussi en ce sens une influence préparatoire. Il poussa à rechercher un autre enchaînement naturel que celui immédiatement offert par la perception des sens et il devait conduire à la question de savoir par quelles forces et par quelles lois le système du monde, que la pensée construisait sur le fondement de la perception, conservait sa cohésion et était maintenu en activité. La nouvelle conception du monde ne répondit pas elle-même à cette question, ou si elle l’essaya, ce fut d’une manière fantastique, poétique, animiste. « C’était sans doute un progrès considérable que Telesio ait substitué à la forme d’Aristote la notion de force. Il était ainsi établi que l’explication ne doit pas être cherchée dans la qualité, dans la forme parfaite du phénomène, comme pour l’œuvre d’un artiste que l’on comprend lorsqu’on découvre le modèle qui a été présent à son esprit. Mais la notion de force est trop vague et trop stérile tant qu’elle ne se base pas sur la connaissance du rapport régulier des phénomènes. Si l’on sait d’après quelle loi le phénomène B succède au phénomène A, on sait aussi quelle force et combien de force il faut attribuer à A ; car force ne signifie alors que les conditions contenues dans A pour que B se produise. Mais pour faire cette découverte, la perception et la description ne suffisent pas. Il faut remonter aux relations les plus simples et examiner par voie expérimentale les conditions dont dépend l’apparition des phénomènes. Il ne s’agit plus seulement d’une image d’ensemble. Il faut que l’image soit analysée dans ses traits pris un à un et que les rapports de ces traits soient vérifiés. Alors seulement on pourra avoir la certitude pleine et entière que l’image est valable. Plusieurs des savants qui subsistent comme les créateurs de la nouvelle science mécanique de la nature ont d’ailleurs poursuivi l’exécution du nouveau système du monde, de même qu’ils tirèrent en partie de ses rapports l’objet de leurs recherches mécaniques.

C’était encore une pensée empruntée à l’antiquité qui fut reprise ici. Archimède, le fondateur de la statique et de l’hydrostatique avait déjà exprimé au iiie siècle avant Jésus-Christ des pensées qui renfermaient le germe d’une conception mécanique de la nature. L’inclémence des temps força ce germe à attendre deux mille ans pour se développer. La tendance d’esprit d’Archimède ayant trouvé des conditions plus favorables d’existence, Archimède est dès lors parmi les auteurs qui furent étudiés, édités et traduits avec ardeur au xvie siècle. En réalité il s’agissait toutefois de fonder une science nouvelle. L’intérêt philosophique de cet événement repose sur son importance pour la vie de l’esprit, et cette importance est multiple. — Premièrement, il se développa alors une méthode nouvelle et par suite une application nouvelle de l’intelligence humaine qui influa profondément sur le caractère et sur la direction du développement de l’esprit. Des besoins et des habitudes nouvelles de l’esprit se formèrent. L’expérience et l’analyse passèrent avant la contemplation et la construction, si elles ne les supplantèrent pas absolument. — Deuxièmement, c’était surtout au côté matériel de l’existence que la méthode nouvelle pouvait s’appliquer. Il s’ensuivait naturellement la question de savoir quelle portée avaient les résultats acquis — s’ils renfermaient la connaissance de l’existence tout entière ou dans quel rapport ils se trouvaient avec le côté spirituel de l’existence. La révolution accomplie par la nouvelle conception du monde avait déjà révélé à de profonds penseurs que les énigmes de l’univers ne sont pas, ainsi que le croyait l’interprétation naïve, essentiellement situées en dehors et au-dessus de nous dans les grands rapports cosmiques, mais qu’elles se cachent dans notre propre fond et dans les phénomènes les plus humbles et les plus accessibles de la nature. C’est ce que la nouvelle méthode et ses résultats rendirent encore plus évident. — Enfin la connaissance plus exacte de la nature et la faculté, accompagnant la découverte des lois de la nature, de prévoir le cours des phénomènes et de le dominer en partie, devaient fatalement renforcer le sentiment de la dignité humaine et continuer le développement de ce que l’Humanisme avait commencé sous une forme plutôt esthétique et théorique.