Histoire de la philosophie moderne/Livre 1/Chapitre 11

Traduction par P. Bordier.
Félix Alcan, Paris (Tome premierp. 96-108).

11. — Bernardino Telesio

La philosophie du profond penseur qu’était le cardinal est la plus grande œuvre de réflexion qu’ait produite le xve siècle. Elle prépara une nouvelle conception du monde en détruisant la rigidité où étaient tombés les concepts sous la domination de la scolastique. Mais ce ne fut pas seulement du laboratoire inté- rieur de la pensée, ce fut aussi du monde de l’expérience extérieure que partirent de grands mouvements précurseurs. Au xvie siècle l’expérience commença à devenir le mot d’ordre. On ne veut plus lire de vieux livres, mais le livre éternellement jeune de la nature. Ce besoin se manifeste au début naturellement sous une forme peu claire, mais d’autant plus passionnée. On voulait faire jaillir de terre l’abondance qui manquait aux livres, tout en n’ayant pas l’esprit assez analytique pour dégager les vraies expériences et pour écarter ses inspirations mystiques ou ses idées favorites. Comme représentants de ce désir titanesque de connaissance expérimentale et naturelle, on peut citer le médecin et chimiste allemand Paracelse, et le médecin et mathématicien italien Cardan, qui tous deux furent le jouet du destin et qui, outre des idées de génie dans le domaine de leurs spécialités, ont émis aussi des idées philosophiques. En plusieurs points, ils combattirent la conception de la nature d’Aristote, surtout la théorie des quatre éléments ; ils prirent le contrepied du dualisme, imaginé par Aristote et admis par le Moyen Âge, d’un monde céleste et d’un monde sublunaire, affirmant l’unité des différentes parties de l’univers relativement aux matières et aux forces. Bien qu’ils se soient eux-mêmes regardés comme des pionniers, principalement au point de vue de la méthode, leur investigation n’est pas, tant s’en faut, scientifique ni méthodique. Ils ne connaissent pas encore les exigences rigoureuses à observer dans l’application de la méthode de la science de la nature, qui furent inculquées à l’esprit par Léonard de Vinci, Galilée et Bacon16. Leurs idées ne se coordonnent pas non plus en un tout facile à embrasser du regard, comme nous en trouvons — malgré tous les vices de méthode — chez Bernardino Telesio, que nous regarderons pour cette raison comme le représentant de la philosophie appuyée sur l’expérience qui précède la fondation de la science moderne de la nature, mais qui s’est déjà affranchie de la conception d’Aristote et du Moyen Âge.

Avec Telesio nous foulons le sol de l’Italie méridionale qui produisit tant de penseurs dans l’antiquité et qui était destinée à reconquérir cette renommée dans l’ère de la Renaissance. Ce fut la patrie d’un Telesio, d’un Giordano Bruno, et d’un Campanella. Ces trois penseurs forment un seul groupe ; le sens de leurs idées est le même, malgré les différences caractéristiques qu’ils présentent d’ailleurs. Telesio a influé sur les deux autres. Fils de famille noble, il naquit à Cosenza près de Naples et employa sa situation favorisée par la fortune à faire de vastes études. Après avoir étudié à Milan, il alla à Rome, où il eut à subir des mauvais traitements pendant l’occupation de la ville par les Impériaux commandés par le Connétable de Bourbon. Dans la suite, il alla à Padoue, et c’est là que paraît s’être accomplie en lui la rupture avec Aristote. Ce fut la cause d’une violente opposition entre les écoles italiennes du Nord et du Midi. Alors qu’à Padoue et à Bologne on continuait à révérer Aristote et à jurer plus ou moins aveuglément par ses paroles, on prit dans l’Italie méridionale de nouvelles directions et l’on ouvrit des voies nouvelles en cherchant à bâtir le plus possible sur les sciences naturelles naissantes. Après avoir séjourné à Rome auprès du pape Paul IV, qui l’estimait beaucoup et voulait même le nommer archevêque, Telesio retourna dans l’Italie méridionale. Il fit des cours à Naples et fonda une académie à Cosenza. En 1565 parut la première partie de son chef-d’œuvre De la nature des choses (de rerum natura) ; plus tard (en 1587) parut la partie traitant de l’homme au point de vue psychologique et éthique. Telesio mourut en 1588. Durant ses dernières années, il fut l’objet de violentes attaques de la part des moines qui pensaient que tout allait s’écrouler avec les idées d’Aristote, et peu d’années après sa mort ses œuvres furent inscrites sur la liste des livres interdits.

Telesio oppose sa tendance à celle de tous ses devanciers : dans la grande confiance qu’ils avaient en eux-mêmes, ils auraient voulu approfondir la nature au moyen de la raison, tout comme s’ils eussent été les égaux de Dieu en sagesse ; quant à lui, il est plus modeste ; il ne prétend qu’à la sagesse humaine, laquelle a sa limite dans ce qu’enseignent les sens et dans ce que l’on peut conclure par analogie avec les choses perçues par les sens. Il veut donc s’appuyer sur l’expérience sensible et sur elle seulement. Il croit pouvoir arriver par là à une connaissance plus sûre que celle de ses devanciers. Non ratione, sed sensu ! telle est sa devise. Mais il est convaincu que la perception des sens ne le mettra jamais en contradiction avec lui-même et (ce qu’il n’ajoute — peut-être instruit par l’expérience — que dans une édition postérieure) ne le mettra pas en conflit avec l’Église. En revanche, Aristote contredit à la fois l’expérience, sa propre opinion et l’Église !

Le trait le plus significatif de la philosophie de la nature de Telesio, c’est la tendance à mettre la relation de matière à force à la place de la relation de matière à forme, qui réapparaît toujours chez Aristote. La caractéristique de la conception esthétique de la nature dans l’antiquité était de trouver l’explication des phénomènes naturels dans les formes sous lesquelles ils se manifestent ; les phénomènes naturels se comprenaient au moyen des résultats définitifs qu’ils produisaient. La conception nouvelle de la nature remonte plus haut ; elle recherche les forces actives. D’après Telesio ces forces (principia agentia) sont de deux sortes : une force de dilatation, qu’il nomme chaleur, et une force de contraction qu’il nomme froid. La chaleur et le froid ne sont donc pas pour lui des matières ou des qualités pures et simples ; ce sont des forces qui se manifestent par deux sortes différentes de mouvement. Il n’était donc pas loin de la pensée de Telesio de concevoir tout ce qui se passe dans la nature comme mouvement. Ces deux forces agissent sur la matière, qui n’augmente et ne diminue jamais, mais qui prend sous leur influence des formes extrêmement différentes selon les rapports de contraction et de dilatation, et qui est partout uniforme, sans qu’il soit possible d’établir une différence entre le matière céleste et la matière terrestre.

En outre il prend catégoriquement parti contre Aristote en enseignant que l’espace est chose différente de la matière, ce qui porta le coup de grâce à la théorie d’Aristote sur les lieux naturels des divers éléments. Il doit même y avoir nécessairement un espace absolument vide ; c’est une illusion toute pure d’Aristote que de croire que la nature a horreur du vide. La théorie des éléments d’Aristote ne tombait pas seulement par cela même que les « lieux naturels » disparaissaient, mais parce qu’il ne restait plus que la masse (moles) une et indestructible, laquelle prend différentes formes, selon les rapports différents de dilatation et de contraction. S’il fallait admettre des éléments différents, ils ne pourraient être qu’au nombre de deux : l’un, où agirait la force de dilatation, l’autre, où agirait la force de contraction. Le premier a pour centre le soleil, le second a pour centre la terre. Telesio adopte en cela le système du monde d’Aristote, à celà près qu’il regarde la masse des deux corps célestes comme uniforme, les forces seules étant différentes, et qu’il admet une action réciproque plus vive entre le ciel et la terre qu’Aristote. En outre il s’oppose formellement à la façon dont Aristote fait diriger les sphères célestes par des esprits spéciaux. Le ciel se meut en rond non pas parce qu’un principe étranger l’y oblige, non plus parce qu’il tend à quelque chose situé hors de lui, mais parce que telle est sa nature propre. Et de même la terre reste immobile parce que telle est sa nature, à savoir froide et ténébreuse. Dieu n’intervient pas dans la nature en chaque point particulier, il a doué chaque être d’une nature et d’une façon d’agir propres. Les instincts de conservation personnelle des êtres isolés sont en harmonie, de même que les organes isolés d’un organisme sont en harmonie entre eux en servant le tout, chacun d’eux agissant conformément au caractère de sa nature. Voilà pourquoi il n’y a pas de causes finales particulières, mais pourquoi c’est une satisfaction pour chaque cause de suivre sa nature ; de là nait l’harmonie entre les êtres particuliers. Au lieu d’admettre une accommodation extérieure et une intervention extérieure de Dieu, Telesio croit que la sagesse divine se montre précisément en ce que tout ce qui se produit d’après les lois nécessaires est à soi-même sa fin. Le ciel ne se meut pas en rond à cause de la terre, mais conformément à sa nature propre, ce qui n’empêche pas que sa rotation profite à la terre.

Telesio se propose évidemment d’établir dans les idées un ordre plus exact et plus fécond que celui que présente la philosophie de la nature d’Aristote. Mais il ne produit pas de démonstration méthodique et inductive de la légitimité et de la nécessité de ses idées fondamentales, reniant par là son propre programme, d’après lequel il prétend ne bâtir que sur la perception des sens. On pouvait protester contre ses idées fondamentales elles-mêmes, et l’on protesta. Un philosophe contemporain, le Platonicien Patrizzi, qui était sur des points essentiels dépendant de Telesio, lui fait diverses objections justes dans une discussion intéressante qu’il eut soit avec lui, soit avec l’un de ses disciples17. Il fit remarquer entre autres que ce que Telesio appelle matière ne peut se concevoir au moyen de la perception des sens ; car celle-ci nous montre seulement les qualités isolées et changeantes, mais non la matière absolue, passive. Patrizzi aborde ici l’important problème des rapports de la matière avec la force. Il se demande ensuite comment il est possible de dériver de ces deux forces toute la multiplicité des phénomènes. Ces objections portent toutes les deux, et la dernière en particulier est fortifiée par les explications extrêmement arbitraires et naïves que Telesio donne des phénomènes naturels pris isolément. Il n’y avait pas encore de quoi donner des explications scientifiques détaillées et Telesio ne fit pas preuve ici du même esprit analytique qu’en établissant les idées fondamentales valables pour toute la connaissance de la nature. Mais c’était également de l’arbitraire de la part de Telesio que d’appeler les forces premières chaleur et froid. Cela avait pour conséquence logique de faire regarder toujours la production de la chaleur par le mouvement comme secondaire ou comme le réveil d’une chaleur préexistante, tandis que la production du mouvement par la chaleur était le fait original, affirmation purement gratuite, ainsi que le montra Patrizzi. Enfin, bien que la chaleur fût centralisée dans le soleil et le froid dans la terre, cela n’empêchait pas d’après Telesio que la terre produisit de la chaleur sous l’influence du soleil ; mais alors — déclare Patrizzi — la terre devrait pouvoir se mouvoir aussi, puisque la chaleur produit le mouvement. Telesio ne répondit pas lui-même à cette observation ; par contre, un de ses disciples déclara que sans doute il y avait des gens pour croire que la terre tourne, mais qu’ils n’avaient rien prouvé de plus que leur propre perspicacité. Le temps n’était pas encore venu où la théorie de Copernic pouvait prendre une influence décisive sur la conception du monde. La philosophie de la nature de Telesio devait être radicalement modifiée dans ses détails pour concorder avec l’astronomie nouvelle, qui faisait tourner la terre, le corps « froid », et laissait immobile le soleil, le corps « chaud » ! Mais cela n’empêche pas qu’en des points importants Telesio travailla au profit des idées nouvelles qu’on se faisait sur le monde. C’est ce qu’on peut le mieux voir au dépit qu’il excita chez les partisans d’Aristote. Dans toute l’Italie, on organisa des conférences où les « forces » luttaient contre les « formes », et parfois le différend faillit être vidé à l’aide des armes matérielles, (par exemple dans une discussion qui eut lieu en 1573 entre des partisans de Telesio et des étudiants de Padoue). La philosophie de l’Italie méridionale faisait face à la philosophie de l’Italie septentrionale.

Le monde de l’esprit est d’après Telesio en rapports étroits avec le monde de la matière ; bien plus, il n’en diffère nullement. Les forces matérielles, « chaleur » et « froid », doivent posséder la faculté de sentir, car autrement elles ne pourraient subsister, chacune d’elles devant, pour pouvoir résister à l’autre force contraire, en remarquer l’approche, et elles ne pourraient éprouver de la satisfaction à exister et à agir. De plus, toute chose matérielle a besoin d’être en contact avec d’autres choses, raison pour laquelle elle les suit quand elles s’éloignent ; cela aussi suppose une sensibilité et la sensation ; aussi n’a-t-on pas besoin d’attribuer aux choses des organes spéciaux des sens ; un organe des sens n’est que la voie qui transmet une sensation et dont on n’a que faire dans le contact immédiat. Telesio trouve ainsi de façon mythologique, animiste, en donnant une âme aux corps l’hypothèse nécessaire de leur action réciproque. D’importance plus durable est un autre argument dont il se sert pour échafauder sa théorie de l’animation, et qui est le suivant : si les forces premières et la matière primitive ne possédaient pas de sensibilité, l’apparition de cette sensibilité chez des êtres composés à l’aide des forces premières et de la matière primitive serait absolument inexplicable, car ce que l’on n’a pas, on ne peut non plus le donner. Il affirme ainsi l’impossibilité d’expliquer l’apparition de la conscience par la matière, si l’on n’admet pas que la conscience est une faculté originale de la matière. Mais il atteste en même temps que la matière primitive et les forces premières dont il part ne suffisent nullement à expliquer tout ce qui est au monde. Il vient donc s’ajouter ici une force nouvelle ! — Et cependant Telesio ne voulait pas reconnaître la justesse de cette critique. De même en effet qu’il attribue une conscience à la matière, il conçoit l’âme comme une essence matérielle. Si l’âme n’était pas matérielle, comment les forces matérielles pourraient-elles influer sur elle ? Comment pourrait-elle percevoir la dilatation et la contraction, si elle ne se dilatait et ne se contractait elle-même ? Dans le plaisir, l’âme se dilate ; dans la douleur, elle se contracte. Et comme ces phénomènes peuvent se produire vite et facilement, elle doit être composée d’une matière très subtile. Cette matière psychique (spiritus) est située dans les cavités cérébrales ; ce qui le prouve, c’est d’abord que les nerfs proviennent du cerveau, et non, comme le croyait Aristote, dit cœur, que la substance nerveuse ressemble à la matière cérébrale et non à celle du cœur ; c’est que d’autre part la mort survient quand les cavités cérébrales sont remplies d’une substance trop dense ou qu’on lèse le cerveau de quelque autre manière ; de même, il y a inconscience dans l’apoplexie, la syncope et le sommeil, sans que les autres parties du corps se modifient. Nous avons déjà trouvé chez Vives et chez Melanchthon cet esprit vital, qui est tantôt le siège de l’âme, tantôt, comme ici chez Telesio, l’âme elle-même, idée transmise par les médecins et les philosophes grecs. — Il est évident que si Telesio se représente toute matière comme douée de conscience, il doit être tenté de se représenter la conscience elle-même comme une chose matérielle. Cependant il fait une différence entre la conscience elle-même et ce qui se passe dans cet « esprit » qui s’agite et est en mouvement dans les nerfs et dans le cerveau. Il attire l’attention sur ce point qu’un mouvement uniforme de l’ « esprit » n’est lié à aucune sensation, qu’il doit nécessairement se produire dans le mouvement de l’ « esprit » un changement déterminé par l’influence des choses pour rendre la sensation possible ; il fait donc cette remarque : la sensation (sensus) est une perception (perceptio) des impressions extérieures et des changements internes, surtout une perception des changements internes, car ce n’est que par leur moyen que nous connaissons les impressions extérieures18. La sensation n’est donc pas purement et simplement la même chose que les changements apportés au mouvement de la matière psychique interne, elle en est la « perception ». Mais alors se pose cette nouvelle question : comment cette perception est-elle possible ? En introduisant la « perceptio », Telesio a avoué malgré lui que la chose n’est pas si facile. Il croit résoudre le problème en ramenant l’âme à la matière ; mais le petit lutin met malicieusement la tête au dehors et demande comment donc est perçu ce qui se passe dans cette âme matérielle ! —

Telesio cherche d’une façon intéressante à démontrer que toute connaissance est sensation. Il conteste la différence entre sensation et pensée en ramenant toute pensée à la sensation. En effet, un mouvement une fois provoqué dans l’esprit peut se reproduire par la suite, car l’habitude se forme d’admettre ce mouvement, ou peut-être le mouvement se conserve-t-il en partie. La connaissance liée à ce mouvement accoutumé ou répété est le souvenir. Que si un objet perçu auparavant dans sa totalité ne présente plus dans la suite à notre perception immédiate que certaines de ses qualités, nous pouvons cependant compléter la lacune par analogie avec notre perception passée et contempler l’objet dans sa totalité, bien qu’il ne soit donné qu’à l’état de fragment. Nous pouvons nous représenter le feu avec toutes ses qualités, bien que nous ne fassions peut-être que le voir luire, sans en percevoir la chaleur ni la force dévorante. C’est dans cette perception des données fragmentaires comme totalité que consiste d’après Telesio l’intellect (intelligere), qu’il préférerait pour cette raison appeler souvenir. La connaissance même la plus haute et la plus parfaite ne contient rien de plus que la faculté de découvrir les qualités et les conditions inconnues des choses par analogie avec un cas à nous connu comme totalité. Ce qui est absolument inconnu ne peut être connu. Il doit toujours y avoir un point de contact avec une donnée, et par conséquent un point d’attache pour l’esprit et le souvenir, lequel n’est qu’un prolongement de la sensibilité. Conclure, ce n’est pas autre chose que reconnaître de la façon indiquée les qualités manquantes. La logique pure et les mathématiques elles-mêmes proviennent de la sensation, qui nous montre quelque chose d’analogue à ce qui est contenu dans les principes logiques et mathématiques. La perception des sens me donne des exemples immédiats que le tout est plus grand que la partie, et que je ne puis à la fois affirmer et nier la même chose ; de même, elle me montre immédiatement que la neige est blanche et froide, et que l’homme a deux jambes. À tous les degrés d’approximation, les perceptions sensibles les plus simples sont connexes des principes idéaux des sciences. Il n’y a donc pas de raison pour scinder notre faculté de connaître en deux. D’après sa nature, elle est une et repose absolument sur le rapport d’analogie — ou peut-être sur plusieurs rapports d’analogie très complexes — avec les objets perçus par la sensation immédiate. Voilà pourquoi elle est tout à fait sensation.

L’hypothèse impliquée par toute cette théorie, c’est que l’analogie et la différence peuvent « être senties » tout comme d’autres qualités. « L’esprit, dit Telesio, saisit l’analogie et la différence des choses perçues par les sens ; ce qui produit les mêmes effets, il l’éprouve comme une seule et même chose ; ce qui produit des effets différents, il l’éprouve comme étant différent. » Or la question se pose de savoir si ce sont là aussi des actes sensibles tout simples. En tous cas, entre l’analogie et la diversité d’une part et les autres qualités d’autre part il subsiste cette différence que celles-là supposent — plus que celles-ci — un processus de comparaison, en sorte qu’il faut distinguer dans la sensibilité un côté actif d’un côté passif. Dans la perception de l’analogie et de la différence, le côté actif a la prépondérance sur le côté passif. Ce n’est donc qu’une question de terminologie de savoir si l’on veut employer l’expression sensation en parlant de ces deux faces, ou si l’on veut dire (avec Nicolas de Cusa) qu’au fond de toute perception des sens il y a un acte de pensée. Il arriva cependant à Telesio lui-même de poser la perception de l’analogie comme le contraire de la sensation.

Au reproche que lui fait Patrizzi de mépriser la raison (ratio), il réplique : « Je ne méprise nullement la raison, c’est-à-dire la connaissance des choses que nous procure, non pas la sensation, mais l’analogie des choses perçues par la sensation et je ne croirais non plus jamais qu’elle soit méprisable. Mais je prétendrai toujours qu’il vaut mieux se fier à la sensation qu’à la raison. » À quoi Parizzi répartit très justement : « Ainsi, tu ne prétends pas, semble-t-il, que cette analogie puisse être perçue par la sensation. Qu’est-ce qui la perçoit donc, si ce n’est la raison ? » — Dans la perception de l’analogie s’ajoute donc quelque chose qui n’existe pas dans les actes sensibles les plus simples. La tentative faite par Telesio pour rendre la connaissance à tous les degrés absolument une, n’a par conséquent pas réussi ; mais en elle-même cette tentative était cependant légitime ; elle fait pendant à l’essai tenté par Nicolas de Cusa. Les deux esquisses renferment des pensées créatrices au point de vue de la psychologie et de la théorie de la connaissance. —

Comme toute matière, l’âme cherche à se conserver. Elle aspire à une foule de biens différents et possède une foule d’appétits différents ; mais quand elle fixe son choix sur un bien unique auquel elle soumet tous les autres biens, il ressort toujours clairement que ce qui la guide dans ce choix, ce sont la conservation personnelle et ses conditions. Tous les biens ont plus ou moins de valeur selon leurs rapports avec la conservation personnelle, et l’activité naturelle, par laquelle un être se maintient et se conserve, implique un sentiment immédiat de plaisir. Aucun être, l’ « esprit » par conséquent pas plus qu’un autre, ne peut tendre à une fin autre que la conservation personnelle. Il se trouve en particulier que la connaissance en est un moyen. La science devient la substance de toute vertu, étant donné l’importance de la connaissance exacte pour découvrir les moyens de conservation personnelle. Les différentes vertus particulières sont les différentes facultés dont a besoin la conservation personnelle. L’individu ne peut avoir une vie sûre et commode que dans une action réciproque avec autrui, et pour que cette action réciproque devienne intime et féconde, il faut que les individus s’unissent aussi étroitement que s’ils formaient un seul être composé, de façon à agir de concert comme les organes d’un organisme. — Tel est le fondement des vertus sociales dont le résumé est l’humanité (humanitas), et dont la possibilité dépend du besoin de vie sociale, de confiance et de bienveillance. Mais la plus haute de toutes les vertus19, c’est l’élévation (sublimitas), qui règle l’ambition. L’homme ne veut pas se laisser mépriser ; il ne tolère pas qu’on le regarde comme impropre à remplir sa place, comme impur ou nuisible. Voilà pourquoi il cherche un appui dans l’opinion d’autrui, sa propre force n’étant pas toujours un témoignage suffisant. L’élévation autorise à rechercher l’honneur seul qui se fonde sur les biens intérieurs de l’individu ; elle apprend que ces mêmes biens sont préférables à l’honneur qui peut s’y attacher. L’honneur n’est pas pour l’élévation un bien nécessaire, intérieur ; mais il faut en être digne ; on trouvera une source suffisante de satisfaction dans la pureté et dans l’excellence. —

Tout cela, aussi bien la connaissance que la conservation personnelle, ne concerne d’après Telesio que l’âme matérielle, celle qui se développe de la semence (spiritus e semine eductus). Mais outre cette connaissance sensible et cet instinct naturel de conservation personnelle, il se manifeste aussi dans l’homme une tendance et un sens supérieurs qui dépassent la vie et l’entretien de l’existence d’ici-bas. Il faut en chercher l’explication dans le fait que Dieu a mis en nous une autre âme qui se combine en qualité de forme immatérielle avec l’âme naturelle, une fois que le corps a atteint son complet développement. Cela permet enfin de comprendre pourquoi dans l’intuition l’homme oublie les besoins des sens, et, d’une manière générale, pourquoi il n’est pas satisfait par la vie terrestre. Comment cette « forme surajoutée » (forma superaddita) se comporte vis-à-vis de l’âme naturelle, c’est ce que Telesio n’explique pas plus amplement. Par cette théorie, qui n’est peut-être due qu’à une concession faite à la théologie, Telesio détruit la rondeur de sa philosophie. Et il ne voit pas que dans l’éthique naturelle il a peint déjà un état de caractère qui est au-dessus de la conservation personnelle purement physique. Les divers moyens termes psychologiques manquent, qui pourraient faire comprendre comment il se fait que l’élévation se développe à partir de l’instinct primitif de conservation personnelle. Le but de ses efforts aurait dû être plutôt de combler ces lacunes que d’admettre des appendices qui ne s’harmonisent pas complètement avec la base. —

Cependant, avec toutes ses imperfections, le système de Telesio apparaît comme un des plus remarquables qu’ait produits la Renaissance. Né de la poussière et sensible dans ses fondements, il ne s’en élève pas moins hardiment vers le sublime. Il tira des conséquences et indiqua des façons de voir qui ne devaient être développées avec une justification féconde que bien plus tard. Et pourtant il provoqua une émotion intense chez les contemporains et prit un ascendant considérable sur des penseurs tels que Bruno, Campanella et Bacon.



NOTES

16. P. 97. En ce qui concerne Paracelse (dont le véritable nom était Theophrastus Bombastus von Hohenheim), je renvoie à l’excellente caractéristique qu’a donnée de lui Chr. Sigwart (Kleine Schriften, I). Paracelse naquit en 1493 à Einsiedeln en Suisse et mourut en 1541 à Salzbourg, après une vie très agitée. Sur son importance comme chimiste et comme médecin voir Ernst v. Meier : Geschichte der Chemie. Leipzig 1889. p. 57-61, Julius Petersen : Hovedmomenter af den medicinske Lägekunsts historiske Udvikling (Principaux points de l’évolution historique de l’art médical) Köbenhavn 1876, p. 21-24. Cardan (né à Pavie en 1501, mort à Rome en 1576) est plus intéressant dans son Autobiographie, qui est un phénomène unique à cause de sa franchise et qui appartient aux documents les plus importants de l’ère de la Renaissance, que dans ses écrits dont le principal (De subtilitate) est un amalgame informe de pensées profondes, ou fantastiques et de superstition. Il s’adjuge lui-même une grande faculté d’observation (De vita propria, chap. xxiii), dans la science comme dans la pratique de la vie ; parmi ses mérites scientifiques, qu’il énumère dans un chapitre spécial de sa biographie (De vita propria, chap. xxiv : Quæ in diversis disciplinis digna adinveni), il compte même en première ligne en matière de science physique et naturelle d’avoir « ramené l’observation des choses de la nature à un art et à une méthode déterminée, ce que personne n’avait tenté avant lui ». L’histoire n’a malheureusement pu lui laisser cette gloire.

17. P. 101. Fiorentino a recueilli les manuscrits qui renferment les remarques de Patrizzi sur le livre de Telesio et la réponse de Telesio à ces observations. Voir les appendices du 2e volume de son ouvrage : Bernardino Telesio. Studi storici su l’idea delta natura nel risorgimento italiano. Firenze 1872.

18. P. 103. De rerum natura, VII, 2 (cf. V, 7). — Telesio a donné en un endroit isolé la définition du sensus sans intercaler la perceptio comme moyen terme : il explique sentire VIII, 21 : a rerum viribus exile quid pati. Mais le mot pati devient alors ambigu.

19. P. 107. Peut-être trouvera-t-on contradictoire, que la sagesse soit posée comme la vertu universelle (virtus universalis, IX, 6) et l’élévation d’âme comme la vertu intégrale (virtus tota, IX, 22), vu que les deux vertus ne coïncident pas. Telesio veut sans doute dire que la sagesse est une condition qui collabore à toute vertu isolée (car il s’agit toujours de trouver des moyens de conservation personnelle), tandis que l’élévation (qu’il appelle le comble de toutes les vertus, ommium virtutum veluti apex) clôt la série des vertus ; c’est la qualité qui comprend toutes les vertus sous leur forme la plus parfaite. — Je ne m’arrête pas plus longtemps à la polémique de Telesio, née d’une méprise, contre la théorie d’Aristote sur la vertu conçue comme habitude. Je ne parviens pas à voir qu’au fond de cette polémique il y ait une idée naturaliste (Fiorentino : Bernardino Telesio, I, p. 316 et suiv.).