Histoire de la littérature française sous la restauration 1814-1830/Résumé : MM. Alfred de Vigny, Soumet, Guiraud, Briffaut ; mesdames Delphine Gay, Tastu, etc.

VI.

Résumé. — MM. Alfred de Vigny, Soumet, Guiraud, Briffaut ;
mesdames Delphine Gay, Tastu, etc.


Lamartine, Casimir Delavigne, Victor Hugo, Béranger, furent les quatre personnifications les plus éclatantes de la poésie, dès le début de la restauration. Lamartine excelle surtout dans la poésie personnelle ; Victor Hugo réussit dans la poésie politique dominée, comme l’est la poésie personnelle de Lamartine, par les idées et les sentiments de l’école catholique et monarchique ; Casimir Delavigne, dans la poésie politique, dominée par les idées et les sentiments de l’école intermédiaire, mais avec une tendance marquée vers les principes philosophiques et les doctrines politiques du dix-huitième siècle, dont le représentant le plus avancé fut Béranger, en qui se personnifia l’école révolutionnaire. Ces poëtes, si différents par la nature de leur talent et par la tendance de leurs pensées, furent tous quatre des poëtes lyriques. Il semble que ce genre de composition, qui demande une inspiration renfermée dans des limites restreintes, et qui marche d’un pas rapide au but, convint mieux à cette époque d’activité intellectuelle et de vives émotions. Les poëtes pouvaient ainsi répondre plus promptement au sentiment public. Il arriva plus d’une fois à ces quatre esprits, tout séparés qu’ils fussent, de se rencontrer dans le même courant d’idées. C’est ainsi que le mouvement d’opinion en faveur de la Grèce fut propagé à la fois par les Méditations de M. de Lamartine, les Messéniennes de M. Delavigne, les odes de M. Victor Hugo, les chansons de M. de Béranger. Tous les quatre aussi concoururent aux progrès du bonapartisme poétique, les uns en exaltant l’homme, les autres en exagérant les proportions du personnage, sans du reste cacher ses défauts. Par la langue poétique, MM. Delavigne et de Béranger se rattachent à l’école dans laquelle domine l’élément antique de notre littérature ; mais ils font d’une manière originale et neuve des vers à l’antique. MM. de Lamartine et Victor Hugo se rattachent, au contraire, par leur langue poétique à l’école dans laquelle dominent l’élément chrétien et l’élément indigène, avec cette différence que M. Hugo cherche quelquefois cette langue et que M. de Lamartine la trouve ; le talent du premier a quelque chose de plus laborieux, le talent du second est plus spontané.

D’autres poëtes, avec un retentissement moins grand, mais avec des qualités réelles, commencent en même temps à paraître. M. Alfred de Vigny, esprit plein de distinction, dont la nature et le talent également aristocratiques ont de merveilleuses harmonies, donne à la poésie le temps que lui laisse le service, car il porte honorablement l’épée dans l’armée française. Tout ce qu’il écrit offre un cachet de pureté, de délicatesse, de recueillement, et ce fini que l’étude imprime seule aux productions littéraires. L’auteur, on le voit, compose lentement et avec le scrupule d’une de ces intelligences d’élite qui écoutent longtemps la voix intérieure avant de parler, et se satisfont difficilement elles-mêmes, parce qu’elles ont le goût et le sentiment de la perfection. M. Alfred de Vigny est de race royaliste et militaire. Élevé dans un château de la Beauce, par son vieux père, son esprit s’est ouvert à la pensée en écoutant des récits héroïques : « J’aimai toujours à écouter, dit-il quelque part, et quand j’étais enfant, je pris, de bonne heure, ce goût sur les genoux blessés de mon vieux père. Il me nourrit d’abord de l’histoire de ses campagnes, et sur ses genoux je trouvai la guerre assise à côté de moi ; il me montra la guerre dans ses blessures, la guerre dans les parchemins et les blasons de ses pères, la guerre dans leurs grands portraits cuirassés, suspendus en Beauce dans un vieux château. » L’élévation, l’élégance exquise, la grâce, la pureté, et en même temps la vigueur, sont les qualités du talent de ce poëte, qui ne prodigue point ses œuvres et qui ciselle avec soin toutes les pierres qu’il emploie dans ses monuments. M. de Vigny réussit dans des genres différents. Dans une description d’une remarquable énergie, il peint ainsi le déluge :


Tous les vents mugissaient, les montagnes tremblèrent ;
Des fleuves arrêtés les vagues reculèrent
Et, du sombre horizon dépassant la hauteur,
Des vengeances de Dieu l’immense exécuteur,
L’Océan apparut. Bouillonnant et superbe,
Entraînant les forêts, comme le sable et l’herbe,
De la plaine inondée envahissant le fond,
Il se couche en vainqueur dans le désert profond,
Apportant avec lui, comme de grands trophées,
Les débris inconnus des villes étouffées ;
Et là, bientôt plus calme en son accroissement,
Semble dans ses travaux s’arrêter un moment,
Et se plaire à mêler, à briser sur son onde,
Les membres arrachés au cadavre du monde.


En même temps, dans Éloa, une de ses plus gracieuses compositions, son pinceau, tout à l’heure si énergique, s’amollit pour peindre avec les plus douces couleurs un portrait de femme, celui de Doloreda :


Oh ! jamais, dans Madrid, un noble cavalier
Ne verra tant de grâce à plus d’art s’allier ;
Jamais pour plus d’attraits, lorsque la nuit commence,
N’a frémi la guitare et langui la romance ;
Jamais dans une église on ne vit plus beaux yeux,
Des grains du chapelet, se tourner vers les cieux ;
Sur les mille degrés du vaste amphithéâtre,
Jamais on n’admira plus belles mains d’albâtre,
Sous la mantille noire et ses paillettes d’or,
Applaudissant de loin l’adroit toréador.


Soumet, qui consacre en même temps ses veilles au théâtre, écrit, dans une langue pleine de nombre et d’harmonie, des poésies dont l’accent pur et mélodieux rappelle celui des élégies d’André Chénier. Guiraud, avec un accent plus mâle, mais aussi plus âpre et moins pur, réussit dans le même genre. Une jeune muse, mademoiselle Delphine Gay, alors dans toute la fleur de la jeunesse et de l’enthousiasme, charme en même temps les oreilles et les yeux. Mesdames Dufrénoy, Tastu, Desbordes-Valmore, écrivent des vers ingénieux. Andrieux, Étienne, Viennet, continuent la tradition de la poésie légère, qui remonte à Voltaire, incomparable dans ce genre. Briffaut, qui obtient des succès dans la littérature dramatique, lit, au bruit flatteur des applaudissements des salons, ses contes et ses dialogues assaisonnés d’esprit, d’enjouement et de finesse, et inspirés par cette philosophie du monde qui cache une réflexion sensée derrière un mot heureux et glisse une leçon entre deux sourires : dans ces compositions pleines d’un sel attique, l’honnête homme et l’homme de cœur se révèlent toujours par quelques mots échappés à l’homme d’esprit. Baour-Lormian, Parseval-Grandmaison, Campenon, déjà connus avant la restauration, continuent à écrire. Ducis a vécu assez pour voir la restauration s’accomplir ; après avoir retrouvé dans le roi Louis XVIII les anciennes bontés de Monsieur, il meurt en 1816. La poésie fleurit ainsi, sous la restauration, dans plusieurs écoles, et chaque école a ses poëtes. La religion, la monarchie, la liberté, la révolution, la philosophie sont les muses le plus souvent écoutées par ces voix mélodieuses qui chantent dans le ton des idées et des sentiments qui vibrent à leurs accents. Mais la tendance la plus générale de la poésie de cette époque, c’est, déjà vers les premières années de la restauration, de quitter le convenu, le fictif, la routine, pour quelque chose de plus naturel, de plus vrai, de plus spontané, de rapprocher la littérature de l’homme, en général et en particulier, de l’homme et de la société moderne : tendance raisonnable tant qu’elle ne sera pas poussée jusqu’à l’excès.