Histoire de la littérature française sous la restauration 1814-1830/M. de Bonald

V.

M. de Bonald. – La Législation primitive.


Le nom de M. de Bonald se présente naturellement, dans l’histoire des idées, à côté de celui de M. de Maistre. Il y eut entre ces deux hommes éminents une amitié intellectuelle fondée sur l’identité des convictions et sur la communauté des efforts. Séparés dans l’espace, ils se rencontrèrent dans le même milieu intellectuel, et ils s’aimèrent, sans s’être jamais vus, comme des soldats qui, dans des contrées diverses combattent pour la même patrie et sous le même drapeau. S’il y a, comme nous le croyons, des familles dans l’ordre intellectuel aussi bien que dans l’ordre naturel, on peut dire que l’esprit de M. de Bonald était de la famille de l’esprit de Joseph de Maistre plutôt que de la famille de l’esprit de Chateaubriand. Cet illustre philosophe a écrit dans la Législation primitive, au sujet du Génie du christianisme, ces lignes qui indiquent les tendances de son esprit et la nature de son talent : « Les personnes qui aiment les preuves de sentiment en trouveront en abondance, ornées de toutes les pompes et de toutes les grâces du style, dans le Génie du christianisme. La vérité, dans les ouvrages de raisonnement, est un roi à la tête de son armée un jour de combat ; dans l’ouvrage de M. de Chateaubriand, elle est comme une reine au jour de son couronnement, entourée de tout ce qu’il y a de magnifique et de gracieux. » C’est dire que l’auteur de la Législation primitive employait plutôt les armes du raisonnement que les influences du sentiment, et qu’il cherchait bien plus à convaincre qu’à toucher.

M. de Bonald, avec M. de Chateaubriand et avec M. de Maistre qui, professant pour lui une estime particulière, s’étonna souvent du rapport qui existait entre les idées de ce célèbre penseur et les siennes[1], est un des trois chefs de la réaction intellectuelle qui se manifesta au sortir des années les plus mauvaises et les plus sanglantes de la révolution française, contre le mouvement des idées du dix-huitième siècle. Il descendait d’une noble et ancienne famille du Rouergue, et plusieurs de ses aïeux avaient occupé les premières charges de la magistrature dans le parlement de Toulouse. Son père, officier dans le régiment de Condé, avait fait les campagnes d’Italie sous les maréchaux de Coigny et de Broglie en 1734. Louis-Gabriel-Ambroise de Bonald, né en 1754, était donc à la fois de race militaire et judiciaire. Élevé par les oratoriens de Juilly, il était entré, au sortir de ses études, dans les mousquetaires, et il conserva toute sa vie deux souvenirs du temps où il porta cet uniforme : dans les derniers jours de la vie de Louis XV, c’était lui qu’on chargeait de préférence d’aller chercher le mot d’ordre sous les rideaux du roi, parce qu’il avait eu la petite vérole ; la première fois qu’il vint prendre l’ordre du nouveau roi, après la mort de Louis XV, la reine Marie-Antoinette laissa tomber sur le jeune mousquetaire un regard bienveillant, et lui adressa quelques paroles gracieuses. Ce dernier regard d’un roi mourant, qui laissait derrière lui la monarchie compromise et presque perdue ; ce premier regard d’une reine alors si belle et si adorée, quelques années plus tard si éprouvée et si courageuse, ne sortirent point de la mémoire de M. de Bonald. Il n’avait point participé aux entraînements de son temps. Plein d’un tendre respect, comme Joseph de Maistre, pour sa mère, il avait gardé les croyances religieuses et les convictions monarchiques dans lesquelles il avait été élevé. Marié de bonne heure et retiré dans ses terres, il fut élu, en 1790, membre, puis président de l’administration départementale de l’Aveyron ; mais il donna sa démission, dans une lettre motivée, quand le roi eut été contraint de sanctionner la constitution civile du clergé. « J’ai donné, je donnerai toujours, écrivait-il, l’exemple de la soumission la plus profonde à l’autorité légitime ; mais sur des objets d’un ordre supérieur, et qui me paraissent intéresser ma religion, je n’irai pas, en me séparant de l’autorité visible de l’Église, que les éléments les plus familiers de ma croyance m’ont appris à reconnaître dans le corps des pasteurs unis à leur chef, m’exposer à des doutes cruels, à des remords déchirants pour celui qui a confié à ces consolantes vérités le bonheur de son existence. L’assemblée nationale a décrété des changements dans la discipline ecclésiastique et la constitution du clergé ; elle a imposé aux pasteurs le serment de s’y conformer. Le roi, sur des instances réitérées, a donné sa sanction à ces décrets. Mais le chef de l’Église garde le silence ; mais les premiers pasteurs rejettent unanimement ces innovations ; mais les pasteurs secondaires, unis partout à leurs évêques, annoncent la plus invincible résistance. Et j’irais prévenir la décision du chef de l’Église, braver l’opinion unanime de mes pasteurs, déshonorer ma religion en plaçant les prêtres entre la conscience et l’intérêt, le parjure et l’avilissement ! Non, l’humanité, autant que la religion, se révolte à cette pensée. »

Les grandes lignes de la vie de M. de Bonald commençaient dès lors à se dessiner. Cette démission hautement donnée l’obligea à émigrer de bonne heure. Tant que l’armée des princes demeura réunie, il fut à son rang sous leur drapeau. Après son licenciement, il vint se réfugier avec ses jeunes fils, Henri et Victor, dans la ville de Heidelberg. Lors de son arrivée dans cette ville, entrant avec eux dans l’église du Saint-Esprit, il lut cette inscription gravée au-dessus du maître autel : Solatori Deo. — « Mes enfants, leur dit-il, ces mots semblent s’appliquer particulièrement aux émigrés. » C’est à Heidelberg que M. de Bonald commença à écrire la Théorie du pouvoir, ouvrage dans lequel se trouvait en germe la Législation primitive. Sa seule distraction était de présider à l’éducation de ses enfants, et de suivre les longues colonnes de prisonniers français qui passaient souvent à Heidelberg, pour converser avec eux de la patrie qu’il aimait, de leurs combats, de leurs souffrances. La misère de l’émigré se faisait aumônière envers la misère de ses compatriotes captifs. Un jour qu’il avait rencontré un Aveyronnais parmi eux, il s’oublia si longtemps dans les rangs de cette colonne en marche, que le caporal autrichien, le prenant pour un de ses prisonniers, ne voulait plus le laisser partir ; car les réponses de M. de Bonald, qui savait mieux le patois de Rouergue que l’allemand, lui paraissaient suspectes. Il fallut l’intervention d’un officier pour l’empêcher d’aller jusqu’en Bohême. « Quel air martial ont ces petits hommes, » dit M. de Bonald à ses enfants, après leur avoir raconté son aventure ; « avec eux, on ferait la conquête de l’Europe ! » M. de Bonald, comme M. de Chateaubriand, comme M. de Maistre, avait gardé un culte pour la France sur la terre étrangère. Il aimait sa patrie à travers la révolution. Quelques exemplaires seulement de la Théorie du pouvoir imprimée à Constance, où M. de Bonald s’était rendu avec ses enfants, avaient pu arriver à leur destination dans notre pays ; le reste de l’édition, envoyé à Paris, fut saisi par la police du directoire. Mais parmi les exemplaires sauvés, se trouvait celui que l’auteur avait cru devoir offrir au général Bonaparte.

Après avoir habité, pendant quelque temps, dans le village d’Egelshoffen, une de ces petites maisons de paysans, entourées d’un verger, qui semblent gracieusement assises, comme de charmantes oasis, autour du lac de Constance, M. de Bonald se décida, au printemps de 1797, à rentrer en France avec ses deux fils, en passant par la Suisse. Quand ils approchèrent de la frontière, comme ils n’avaient point de passe-port, ils voyagèrent de nuit et à pied ; car, en leur qualité d’émigrés, ils ne pouvaient rentrer que clandestinement dans leur patrie. Après deux nuits de marche dans les montagnes du Jura, ils traversèrent, à la faveur des ténèbres et au milieu d’un orage, un torrent rapide gonflé par la fonte des neiges, et, évitant les postes militaires, ils se trouvèrent en France, près de Pont-d’Ain et bientôt à Lyon. Après trois semaines de séjour dans cette ville, sur les murs de laquelle on lisait encore ces mots : Commune affranchie, et où ils attendirent les secours nécessaires pour continuer leur route, car la pauvreté, cette triste et fidèle compagne des émigrés, aggravait les périls et les difficultés de leur voyage, ils s’embarquèrent sur le Rhône, et arrivèrent heureusement à Nîmes, puis à Montpellier, où madame de Bonald, accompagnée de ses deux plus jeunes enfants[2], était venue au-devant de son mari et de ses deux fils aînés. Les poursuites dirigées contre les émigrés à l’occasion des événements du 18 fructidor obligèrent M. de Bonald, après quinze jours seulement passés à Montpellier, à venir chercher un asile à Paris, où le crime dans les temps réguliers, la vertu dans les temps de révolution, trouvent un asile plus impénétrable et plus sûr. Ce fut dans la profonde retraite où il se cacha, chez une bonne et sainte personne, qu’il commença l’Essai analytique, le Divorce considéré au dix-neuvième siècle, et enfin la Législation primitive qui ne fut publiée qu’en 1802. La Théorie du pouvoir avait été condamnée au pilon par le gouvernement directorial, qui avait fait saisir toute l’édition de cet ouvrage, envoyée de Constance à Paris. À son arrivée dans cette ville, M. de Bonald eut la curiosité de connaître par lui-même la destinée de son livre, et se présenta à la police sous un nom supposé ; un des employés supérieurs de cette administration le conduisit dans une vaste salle, espèce de nécropole littéraire, où étaient entassés les débris des ouvrages condamnés à cette lamentable destinée. M. de Bonald aperçut un exemplaire de la Théorie du pouvoir qui surnageait au milieu de ce cataclysme, à côté d’un ouvrage obscène ; il ne put s’empêcher de s’écrier : — « Pardieu ! je péris ici en bien mauvaise compagnie. » À ce cri échappé aux entrailles paternelles, l’employé reconnut l’auteur. Heureusement, cet employé n’était point un méchant homme, et d’ailleurs tout le monde se trouvait d’accord, sous ce singulier gouvernement, pour désobéir aux lois, surtout ceux qui les faisaient ou qui étaient chargés de les faire exécuter ; il dit en souriant à M. de Bonald : « Je sens que l’épreuve était trop forte pour un père, mais je lui promets d’être discret. » Et il lui laissa emporter l’exemplaire si singulièrement sauvé du naufrage.

La journée du 18 brumaire (9 novembre 1799) vint apporter une notable amélioration dans la position de M. de Bonald. Le premier consul, qui avait lu l’exemplaire de la Théorie du pouvoir, que l’auteur lui avait envoyé, le raya de la liste des émigrés. Alors le proscrit put quitter sa retraite et recueillir les épaves de son patrimoine presque tout entier confisqué. Il alla habiter la petite terre de Monna, et prit une part active à la vive polémique de la presse périodique, avec Chateaubriand, Fontanes, Delalot, La Harpe, dans le Mercure de France et le Journal des Débats, qui donnaient l’assaut aux idées de la révolution. Ce fut la dernière phase d’une période éclatante pour la presse périodique, ce pouvoir singulier que la France tantôt favorise jusqu’à l’idolâtrie, tantôt rejette avec colère, car elle ne sait rien faire à demi.

La Législation primitive se ressent un peu des allures que dut prendre le talent de M. de Bonald, en intervenant dans ce combat journalier, et l’on reconnaît, jusque dans la contexture du livre, les difficultés qu’il a eues à vaincre, pour faire entrer dans le même cadre des éléments dont quelques-uns avaient déjà paru séparément. Il n’y a rien de plus difficile à mener à bien que ces reconstructions littéraires faites après coup, et qui doivent relier des morceaux d’origine et de dates diverses, qui n’ont pas tous été composés sous la même inspiration ; mais on comprend aussi l’effort d’un esprit élevé, pour donner à des travaux d’un intérêt durable une vie plus longue que celle des journaux, ces éphémères de la littérature, où les idées brillent d’un éclat si vif et si court. M. de Bonald, avant d’écrire la ' Législation primitive, avait donc composé plusieurs ouvrages : un Essai analytique sur les lois naturelles de l’ordre social, un Traité sur le divorce considéré au dix-neuvième siècle, relativement à l’état domestique et public de la société ; et antérieurement encore à ces travaux, dès 1794, c’est-à-dire avant les Considération sur la France du comte de Maistre, il avait fait paraître plusieurs traités sur la philosophie et la politique, où sont disséminées les idées qu’il rassembla et codifia plus tard dans son grand ouvrage sur la Législation primitive. C’est parce que cet ouvrage contient les idées générales de M. de Bonald, arrivées à leur formule définitive, que nous l’avons choisi comme l’expression de l’influence qu’il exerça sur le mouvement de réaction intellectuelle qui remplit les dernières années du dix-huitième siècle et les premières du dix-neuvième. Il est assez remarquable que ce furent trois hommes de noble race : un Bonald, de la province de Rouergue ; un de Maistre, descendant d’une famille originaire du Languedoc ; un Chateaubriand, issu d’une des vieilles familles militaires de la Bretagne, toujours d’un si bon secours aux heures des périls suprêmes de la société française, qui prirent la tête de ce grand mouvement.

Le comte de Bonald n’a ni la puissance d’imagination unie à l’éclat du style de Chateaubriand, ni la marche rapide et pour ainsi dire elliptique de Joseph de Maistre, dont les intuitions ont un merveilleux caractère de spontanéité. C’est, pour employer la comparaison dont il se sert lui-même, un général d’armée qui n’avance qu’en se gardant. Tout se déduit, tout s’enchaîne dans son système d’idées, et son raisonnement a quelque chose de si méthodique, qu’il en devient quelquefois un peu lent. Ce tacticien de la logique ne craint pas de répéter sans cesse ses principes, afin de fortifier ses déductions et d’assurer le terrain sur lequel il marche ; mais il arrive souvent ainsi à de véritables découvertes en philosophie, et, en politique, à des prévisions qui pourraient passer pour des prophéties, tant elles sont circonstanciées, et tant l’événement a pris soin de les justifier. Ainsi, dès 1794, en publiant la Théorie du pouvoir politique et religieux dans la société civile, l’auteur annonçait des événements qui ne tardèrent pas à se réaliser : les malheurs prochains de la Suisse et la faiblesse réelle de cette société, malgré la réputation que quelques antiques faits d’armes lui avaient faite ; le peu de fond que les Provinces-Unies devaient faire sur leur puissance, même fédérative ; la chute de Venise et la séparation des Pays-Bas de la maison d’Autriche. C’est le triomphe de la logique transcendante appliquée à la politique, et M. de Bonald est ainsi souvent arrivé, comme Burke, à lire les conséquences dans les causes, ce qui est le dernier effort de la raison humaine, comme il l’a dit lui-même dans ces sages paroles qui établissent une barrière entre la philosophie de l’histoire et les vaines pronostications des esprits curieux : « La raison consiste à juger la nécessité des événements, et l’imagination à vouloir en assigner le jour et l’heure, dont l’Être suprême s’est réservé la connaissance[3]. » Le style de l’auteur, qui est quelquefois dogmatique et hérissé de syllogismes qui ne déguisent point leur forme compassée, prend alors une chaleur intellectuelle qui n’a rien de commun avec la passion, et il acquiert cette précision remarquable qui cisèle la pensée et la fixe dans la mémoire. Le lecteur se trouve ainsi dédommagé de ce qu’il a rencontré d’un peu aride dans la manière de l’écrivain, qui s’emprisonne et emprisonne avec lui les intelligences dans un champ mesuré et borné d’avance avec une rigueur géométrique, et sur lequel il accomplit, dans ses divers ouvrages, des évolutions successives sans jamais en sortir.

M. de Bonald a lui-même indiqué, dans un discours préliminaire qui a l’étendue et l’importance d’un ouvrage, les erreurs accréditées par le dix-huitième siècle, et qu’il entreprend de combattre. « La philosophie moderne, dit-il, confond dans l’homme l’esprit avec les organes ; dans la société, le souverain avec les sujets ; dans l’univers, Dieu lui-même avec la nature ; partout la cause avec les effets ; et elle détruit tout ordre général et particulier, en ôtant tout pouvoir réel à l’homme sur lui-même, aux chefs des États sur le peuple, à Dieu sur l’univers. » La doctrine que M. de Bonald attaque révèle d’avance celle qu’il enseigne. Il distingue l’esprit de l’homme de ses organes, les souverains des sujets, Dieu de l’univers, afin de rendre à l’homme l’empire de lui-même, aux souverains le gouvernement des peuples, à Dieu l’empire des êtres. Le livre de la Législation primitive est donc une tentative de restauration universelle. En combattant la philosophie du dix-huitième siècle, l’auteur s’élève de sphère en sphère, et va de l’homme à la société et de la société à Dieu.

On peut contester, et un esprit éminent[4] a contesté non sans raison, la parfaite exactitude de la célèbre définition que M. de Bonald a donnée de l’homme : « L’homme est une intelligence servie par les organes. » Elle est un peu superbe, et elle n’exprime pas d’une manière assez exacte cette espèce de mariage de deux natures, la nature spirituelle et la nature matérielle, qui s’est consommé dans la nature humaine par une sublime volonté de Dieu, ramenant ainsi, dans son dernier ouvrage, la création à une première unité, comme il devait par un des plus étonnants mystères, l’incarnation, faire monter cette unité à une plus haute expression, en unissant l’humanité, ce résumé de la création, à la Divinité créatrice dans la personne de son fils. Mais si M. de Bonald a trop spiritualisé l’homme dans sa définition, c’est que la philosophie de son temps l’avait par trop matérialisé. Quand on songe qu’à l’époque même où il écrivait, il y avait toute une école qui, mettant son orgueil à abaisser la nature humaine, définissait l’homme « un animal débruti, » et que les savants, plutôt que d’admettre le mystère sublime de l’homme fait à l’image de Dieu, préféraient, pour se donner la triste joie de nier l’existence du Créateur, accepter l’ignoble mystère de l’homme éclos d’un œuf de poisson, on comprend que M. de Bonald, pour mieux s’éloigner de cette déplorable extrémité, se soit jeté dans une définition d’un spiritualisme un peu excessif. Les meilleurs esprits ne peuvent échapper à cette influence de répulsion qu’exercent sur eux certaines erreurs par l’excès de leur grossièreté. Du reste, le philosophe se trompa plutôt sur les termes de la définition de l’homme que sur l’homme même ; car c’est en étudiant la grande question de l’origine des idées qu’il arriva à cette démonstration de la révélation primitive du langage, qui est son plus beau titre philosophique devant la postérité.

« La solution du problème de l’intelligence, dit M. de Bonald, peut être présentée sous cette formule : Il est nécessaire que l’homme pense sa parole avant de parler sa pensée. Ce qui veut dire qu’il est nécessaire que l’homme sache la parole avant de parler, proposition évidente et qui exclut toute idée d’invention de la parole par l’homme. Cette impossibilité physique et morale que l’homme ait inventé la parole, peut être rigoureusement démontrée par la considération des opérations de notre esprit, combinée avec le jeu de nos organes. Il faut des paroles pour penser ses idées, comme il faut des idées pour parler et être entendu. La faculté de penser est native en nous, puisqu’elle est nous-mêmes, et qu’on ne peut concevoir un homme sans faculté de penser ; mais l’art de parler est acquis et nous vient des autres, puisqu’on voit des hommes qui ne parlent pas parce qu’ils n’entendent pas parler, et qu’on voit parler tous les hommes qui entendent parler les autres. L’un et l’autre sont inséparables dans leur opération mutuelle, et s’exercent simultanément. De là ces passages de J. J. Rousseau : « L’esprit ne marche qu’à l’aide du discours…, et la parole me paraît avoir été fort nécessaire pour inventer la parole. »

Depuis cette démonstration, achevée par les développements remarquables sur lesquels elle est appuyée, aucun argument de quelque valeur en faveur de l’invention du langage par l’homme ne s’est produit dans le monde intellectuel. Or, cette vérité de la révélation primitive du langage est grosse de conséquences philosophiques et morales du plus haut intérêt ; elle détruit de fond en comble tout le système de Locke et de Condillac sur l’origine des idées. Si le langage a été révélé à l’homme, comme le langage contient des idées, il y a eu une révélation primitive d’idées. Or, le Créateur étant à la fois éminemment sage et éminemment bon, les vérités nécessaires à l’intelligence humaine se trouvaient comprises dans cette révélation. Il y a donc une source d’idées supérieure à l’homme, et le langage en a conservé le dépôt plus ou moins altéré, mais sans être jamais complétement détruit, et la parole, communiquée par les parents aux enfants, est le moyen de cette transmission intellectuelle.

On aperçoit, du premier coup d’œil, combien cette théorie est supérieure, non-seulement au point de vue moral, mais au point de vue de la vraisemblance logique et de la vérité pratique, à toutes ces suppositions des philosophes du dix-huitième siècle, sur des statues peu à peu animées, et devenant progressivement intelligentes par l’ouverture successive des sens. C’est ainsi que les savants raisonnent dans leur cabinet, mais ce n’est pas ainsi que les choses se passent dans la nature. Tous ceux qui ont observé la marche de l’éducation intellectuelle des enfants depuis leur naissance, savent que l’instrument de cette éducation, c’est le langage. Tout se passe entre une intelligence que Dieu a créée capable de recevoir et de former les idées, surtout par la parole, et les intelligences qui la lui transmettent comme elles l’ont elles-mêmes reçue. Au lieu de la froide statue du cabinet de Condillac, s’éveillant aux idées par les sensations dans la solitude et l’abandon, nous avons tous vu, dans nos foyers domestiques, de chères et faibles créatures qui mourraient si elles étaient un seul instant abandonnées, apprendre à penser à l’aide de mots que fournit à leur esprit, avant même que leur bouche puisse les articuler, cette providence penchée sur chaque berceau, et qu’elles appelleront plus tard du doux nom de mère. En remontant ainsi de berceau en berceau, on arrive jusqu’à celui du monde ; seulement, auprès du premier homme sorti des mains du Créateur, c’est la Providence divine elle-même que l’on trouve au lieu de la providence maternelle.

Comme le dit avec raison M. de Bonald, cette démonstration de la formation des idées à l’aide de la parole transmise à l’homme, et non inventée par lui, est singulièrement féconde, car elle conduit directement au dogme de l’existence de Dieu, qu’on voit toujours apparaître, de quelque côté que l’on chemine, comme ces monuments aux proportions colossales que l’on aperçoit de partout, parce qu’ils dominent tout. Si l’homme, en effet, n’a pu inventer la parole, il a fallu qu’elle lui fût révélée, et par qui lui aurait-elle été révélée, sinon par une intelligence supérieure, c’est-à-dire par Dieu ? Cette grande vue éclaire toute la philosophie, et elle a même une plus vaste portée que ne l’a pensé M. de Bonald lui-même. Ce n’est pas seulement le système de Locke qu’elle atteint, c’est le système d’un doute méthodique et universel proposé par Descartes, l’aïeul involontaire de deux générations de sceptiques, ceux de la philosophie et ceux de la politique ; système innocent dans l’intention de l’illustre penseur demeuré fidèle aux lois de l’État et soumis à l’Église, mais bien dangereux dans des esprits moins droits et des cœurs moins purs qui, après avoir démoli, peuvent ne pas reconstruire. Ce système devient complétement inacceptable si la parole a été révélée. Si Dieu, en effet, a communiqué à l’homme, avec le langage, les idées fondamentales, il est téméraire et inconséquent de vouloir reconstruire, par les seules forces de la raison, tout un système de connaissances qui nous viennent de plus haut,.

Dans ces derniers temps, un illustre théologien a vivement attaqué la doctrine de M. de Bonald sur la formation des idées, tout en admirant la beauté de sa démonstration de la révélation du langage[5]. Il y a sans doute, dans cette doctrine, quelque chose d’un peu absolu, et c’est là en général le défaut d’une des qualités de l’intelligence de ce grand philosophe. C’est, en effet, pousser loin les choses que de ne faire commencer les plus simples opérations de cette puissance intelligente que Dieu a mise en nous, et que l’école scolastique appelle très-bien l’entendement agissant (intellectus agens), qu’au moment où le langage est transmis à l’homme ; mais, d’un autre côté, les critiques de M. de Bonald ne vont-ils pas un peu loin eux-mêmes en décidant que, sans le secours de la parole, l’esprit s’élève à l’idée de l’être, de ses modifications et de ses rapports, de l’espèce et du genre, du général et du particulier, du concret et de l’abstrait, de causes et d’effets, de principe et de conséquence, du bien et même du mal moral ? N’est-ce pas tomber dans un excès opposé à celui qu’on reproche à M. de Bonald, que d’affirmer que la parole, nécessaire pour formuler ces idées, n’est pas nécessaire pour se les former, de sorte que toutes les idées seraient formées par l’esprit agissant sur les sensations, indépendamment de la parole, qui ne serait indispensable que pour arriver à la notion de ces objets dont les sens ne sauraient transmettre aucun fantôme à l’esprit, tels que la notion de Dieu, celle de la spiritualité et de l’immortalité de l’âme, celle des devoirs clairs et précis de l’homme envers Dieu, envers ses semblables, envers lui-même ? Si la parole n’est pas nécessaire pour former les idées, ceux qui ont suivi la formation successive des idées chez les enfants conviendront du moins qu’elle est bien utile dans ce travail intérieur. Ajoutons qu’il sera toujours très-difficile de savoir jusqu’où s’étendent les idées que l’homme peut former sans la parole, parce que l’homme qui ne parle point encore, l’enfant, et celui qui ne parlera jamais, du moins par l’organe de la voix, le muet, sont élevés par des gens qui possèdent le langage et qui, par le geste ou la parole, facilitent le travail de leur esprit, en leur apprenant à représenter les objets par des signes. Ce qu’on peut dire, c’est que M. de Bonald, dans plusieurs parties de sa philosophie, n’a pas assez marqué l’activité innée de l’entendement, qui agit même en l’absence de la parole, mais pour lequel cependant la parole est le plus puissant des instruments et le plus indispensable des auxiliaires.

Ce n’est pas, pour M. de Bonald, une médiocre gloire que d’avoir attaché son nom, dans la philosophie, à cette belle démonstration de la révélation du langage, et, dans la morale, à une lutte incessante et à la fin couronnée de succès contre le divorce. Ses idées, en effet, sur l’indissolubilité du mariage, vaincues au commencement du dix-neuvième siècle dans les institutions, continuèrent à faire leur chemin dans les intelligences, d’où elles descendirent plus tard dans les lois, où, malgré plusieurs révolutions politiques, elles se sont maintenues. Enfin, il combattit comme Joseph de Maistre et avec lui, en politique, la théorie de la souveraineté du peuple, cette conséquence des doctrines du dix-huitième siècle qui, faisant tout venir de l’homme, dominait sans contestation les esprits en France, depuis la dernière révolution. Il a bien vu le vide de toutes ces théories, qui donnent pour origine à toutes les sociétés un contrat social dans lequel les hommes seraient venus stipuler leurs droits, et accorder et mesurer le pouvoir. Ce sont là de ces contrats faits après coup par les philosophes, et dont il serait bien difficile de montrer les titres. La première société fut une famille, et dans une famille le pouvoir n’est pas élu, il résulte de la nature des choses. Il est bien probable que la société publique fut faite à l’image de la société domestique, et toutes les lumières que nous trouvons dans l’histoire viennent éclairer cette question dans le même sens que la probabilité logique et la tradition religieuse. M. de Bonald dit à ce sujet : « Les publicistes modernes veulent que la société soit volontaire et le produit d’un contrat, et la société est obligée et le résultat d’une force, soit de la force de la persuasion, soit de la force des armes, car Orphée était un conquérant comme Alexandre. Ils veulent que le pouvoir ait reçu la loi du peuple, et il n’existe pas même de peuple avant un pouvoir. » Il dit encore avec non moins de sens : « La société est paternité et dépendance, bien plus que fraternité et égalité. » Cela est vrai : la société n’est au fond qu’une hiérarchie dans laquelle les existences individuelles viennent prendre une place proportionnelle à leur force, d’après des lois que l’homme n’a point faites et qu’il est obligé de subir ; et la société a commencé avec le monde, car au commencement il y eut une famille : l’état naturel, c’est donc l’état social. C’est ainsi que M. de Bonald arrive à opposer à la théorie de la souveraineté du peuple cet axiome : « La souveraineté est en Dieu ; » principe fondamental dont il déduit cette règle « Le pouvoir est de Dieu. »

Ici quelques explications sont nécessaires. Quant à la doctrine de la souveraineté divine, elle n’est pas contestable, et il n’y a guère au fond que les athées qui l’aient combattue. Ce mot de souveraineté, en effet, appliqué à l’homme qui est le sujet de tant de lois plus fortes que sa volonté, et souvent le jouet de tant de circonstances qui la dominent, a quelque chose de vain et de dérisoire. Quand, au lieu de s’en tenir à la forme, on va au fond des choses, on voit combien il est faux que le gouvernement sorte de la souveraineté du peuple, même dans les républiques où l’on consulte le peuple à ce sujet : il sort d’une situation ou d’un concours de circonstances qui obligent le peuple à se prononcer, dans le sens où il se prononce. Le peuple, alors même qu’on le traite de souverain, est le sujet d’une situation et des lois divines qui régissent la nature humaine ; d’une loi fondamentale, si elle résulte de sa constitution naturelle, de son passé, de sa religion, de ses mœurs, de son caractère, des nécessités que lui créent sa position géographique, ses intérêts permanents de toute nature ; d’une situation factice et arbitraire, si elle résulte, comme cela arrive quelquefois, d’un concours de circonstances passagères et d’une crise déterminée par les passions ou les calculs politiques. Mais, dans l’un et l’autre cas, en ayant l’air de commander, le peuple obéit. Il est donc vrai de dire que la souveraineté est en Dieu seul. Le créateur de toutes choses est le seul, en effet, qui ait posé ces lois fondamentales que Montesquieu a appelées les rapports des choses, et dont les lois écrites ne sont que l’expression. L’homme, alors même qu’il reconnaît et déclare ces lois fondamentales, ne les fait pas, il les subit ; et quand il veut les nier, elles ont tôt ou tard raison de sa résistance. Les partisans les plus absolus de la souveraineté du peuple sont obligés de reconnaître, au moins implicitement, cette vérité, et J. J. Rousseau, qui a poussé, on le sait, cette théorie aussi loin qu’elle peut aller, déclare lui-même que « si le législateur, se trompant dans son objet, établit un principe différent de celui qui naît de la nature des choses, l’État ne cessera d’être agité jusqu’à ce qu’il soit détruit ou changé, et que l’invincible nature ait repris son empire. » C’est reconnaître, en langage philosophique, que la prétendue souveraineté de l’homme est assujettie à la seule souveraineté qui soit réelle, celle de Dieu. En posant la seconde formule qui naît de la première, « Le pouvoir est de Dieu, » M. de Bonald n’a pas voulu dire que l’homme qui l’exerce soit nommé visiblement par la Divinité. Ce serait universaliser la théocratie proprement dite. Il a seulement rappelé cette grande vérité, que Dieu ayant créé l’homme essentiellement sociable, et pas une société ne pouvant exister sans pouvoir, depuis la plus simple et la première, la famille, jusqu’à la plus compliquée, la société politique, l’existence du pouvoir est une volonté de Dieu, et sort des lois primitives qu’il a données à la nature humaine. Dieu veut, en effet, l’existence des sociétés, à laquelle l’existence du pouvoir est nécessaire. Mais comment sera organisé ce pouvoir ? Selon quels principes généraux ? C’est là précisément la matière du livre sur la Législation primitive.

M. de Bonald a cherché les caractères fondamentaux de l’organisation sociale, et voici les résultats de ses recherches. Il a trouvé pour le monde philosophique cette synthèse qui résume tout, la cause, le moyen, l’effet. La cause, le moyen et l’effet sont, dans l’ordre général de l’univers, ce que le père, la mère et les enfants sont dans l’ordre domestique de la famille, le pouvoir, le ministre, le sujet dans l’ordre politique de l’État. M. de Bonald, continuant à s’élever d’analogie en analogie, de sphère en sphère, selon sa coutume, arrive ainsi jusqu’à la formule suivante : « Dieu, le Verbe et le monde, » en rencontrant partout, soit qu’il monte, soit qu’il descende, l’image ineffable de la Trinité. Dans l’État, c’est ce qu’il appelle les trois personnes sociales, et désormais cette théorie se retrouvera dans tous ses ouvrages. « Ces trois personnes sociales, dit-il, sont séparables l’une de l’autre, ou elles sont fixes, ou indissolubles. Elles sont amovibles dans la famille par la faculté du divorce ; dans la religion, par le presbytérianisme, qui n’impose aucun caractère de consécration à ses ministres ; dans l’État, par les institutions populaires, qui font du pouvoir et du ministère des fonctions perpétuellement révocables et amovibles. Elles sont fixes et inamovibles dans la famille par l’indissolubilité du lien conjugal ; dans la religion, par la consécration qui lie irrévocablement le ministre à la Divinité et au fidèle, et par conséquent les lie entre eux ; dans l’État, par la fixité ou l’hérédité du ministère politique. Là est la raison de tous les phénomènes que présentent les sociétés anciennes et modernes. Plus il y a d’amovibilité dans les rapports des personnes entre elles, plus il y a d’instabilité, de désordre, de faiblesse dans la société. Plus il y a de fixité dans les rapports, plus il y a de force, de raison et de durée. » Des exemples tirés de l’histoire appuient cette préférence donnée par M. de Bonald aux sociétés constituées sous l’empire de l’hérédité. « Les sociétés les plus fortes de l’antiquité ont été la société égyptienne, la société hébraïque et la société romaine, où le ministère politique, patriciat chez les Romains, ministère lévitique chez les Juifs, guerrier chez les Égyptiens, était fixe, héréditaire et propriétaire. Les sociétés les plus faibles et les plus désordonnées de l’antiquité ont été les empires despotiques de l’Asie et les États populaires de la Grèce, où régnait une perpétuelle instabilité dans le pouvoir et dans ses fonctions. Il n’y a eu de force réelle, en Grèce, que chez les Spartiates et les Macédoniens, où il y avait plus de fixité dans les fonctions, et même quelque hérédité dans les personnes. »

Ces réflexions, appuyées sur l’histoire, sont, au point de vue général, d’une incontestable justesse, et l’on comprend le caractère de nouveauté hardie dont elles étaient marquées après la révolution française et le mouvement d’idées du dix-huitième siècle qui l’avait déterminée. Mais, pour compléter et tempérer ces réflexions, il faut se rappeler les considérations exposées par Joseph de Maistre sur les causes qui amènent, surtout dans la société chrétienne, la chute des pouvoirs héréditaires pris à tous leurs degrés. C’est l’oubli de leur raison d’être, écrite dans cette belle parole de l’Évangile : « Le plus grand d’entre vous sera le serviteur de ses frères. » La royauté héréditaire, l’aristocratie, sont des services publics ; l’objet de leur institution est tout entier dans ce mot servir. Lorsqu’elles l’oublient et qu’elles se servent du pouvoir au lieu de l’employer à servir les sociétés, les révolutions arrivent, aussi fatales aux peuples qu’aux gouvernements, sans doute, mais presque inévitables. C’est ainsi que l’oubli trèsfréquent du devoir royal et du devoir religieux et social, surtout pendant le dix-huitième siècle, favorisa l’avénement de la révolution française, dirigée à la fois contre la royauté, le clergé et la noblesse, c’est-à-dire, pour nous servir de la langue adoptée par M. de Bonald, contre le pouvoir et le ministère public. N’importe ; cette observation de fait n’ôte rien à la justesse de l’axiome philosophique appuyé par M. de Bonald, non-seulement sur l’histoire de l’antiquité mais sur l’histoire moderne ; car, en face de la durée des monarchies chrétiennes, il place la faiblesse de la Pologne, où le pouvoir était électif et où le ministère, c’est-à-dire la classe qui est le moyen de gouvernement, était héréditaire, et la Turquie, où le pouvoir est héréditaire et le ministère électif. De cette formule philosophique, éclairée par l’expérience de l’histoire, sort la règle suivante ; Les sociétés où il n’y aura que peu ou point de fixité dans les personnes seront dans un état de faiblesse tant qu’elles ne seront pas parvenues à un état fixe ; dans un état de désordre, si elles s’en sont écartées et si elles travaillent à y revenir. Il faut ajouter que, dans les idées chrétiennes de M. de Bonald, la noblesse est bien moins un droit qu’un devoir, ce qui revient à ce mot nouveau écrit pour la première fois sous la restauration par le duc de Lévis, mais qui paraît ancien parce qu’il exprime une vieille vérité : Noblesse oblige. Enfin, dans les idées de M. de Bonald, il ne s’agit pas d’une noblesse fermée, mais d’une noblesse ouverte, dans laquelle toute famille qui s’élève, par des services rendus, de l’état privé à l’état public, a sa place marquée.

La conclusion de tout ce système d’idées est sévère, et l’on voit bien qu’en la posant l’auteur a présente à la pensée sa patrie récemment bouleversée par la révolution. « Lorsqu’une société religieuse et politique, détournée de la constitution naturelle des sociétés a comblé la mesure de l’erreur et de la licence, les fonctions naturelles du corps social se troublent, et les rapports naturels des personnes sociales entre elles font place à des rapports arbitraires ; le pouvoir conservateur de la société se change en une tyrannie faible ou violente, la subordination et le service du ministre en une servitude aveugle ou intéressée ; l’obéissance du sujet en un esclavage vil ou séditieux. » C’est le tableau de la France révolutionnaire. Il ne faut pas croire qu’en renversant la monarchie on eût échappé à la nécessité inévitable d’avoir le commandement d’un côté et l’obéissance de l’autre. Louis XVI avait été remplacé par le comité de salut public ; les classes autrefois dominantes, par l’aristocratie démagogique des comités révolutionnaires, soldés aux dépens des finances : on commandait et l’on obéissait toujours. On commandait même plus durement, et on obéissait plus servilement. La servitude au lieu de l’obéissance, le despotisme au lieu de l’autorité, et l’insurrection au lieu de ces garanties légales qui arrêtaient quelquefois le gouvernement dans ses écarts, voilà tout ce qu’on avait gagné. Mais, quand une société ne trouve point en elle-même la force de sortir du désordre où elle est tombée, qu’arrive-t-il ? Elle finit, répond inexorablement M. de Bonald, confondue avec d’autres sociétés. Vico avait dit bien antérieurement : « Tout peuple qui ne sait pas trouver en lui le commandement et l’obéissance, obéira à un autre peuple. » D’abord la perte de l’ordre et des libertés, ensuite la perte de la nationalité, voilà le terme de cette redoutable progression. La perte de la nationalité, qui est la mort des peuples, vient la dernière, comme la peine capitale attend le crime au dernier degré de l’échelle pénale.

L’époque où l’auteur de la Législation primitive publia l’ouvrage où étaient exposées ces hautes et dures leçons, a quelque chose de remarquable ; c’était celle où le premier consul Bonaparte, le front ceint de l’auréole du génie, essayait, après tant de ruines successives, de reconstruire une législation plus durable pour un peuple qui avait eu tant de lois dans ces derniers temps, qu’il finissait par ne plus en avoir. On était dans ces premiers jours du consulat qui frappèrent si vivement les imaginations, par l’impulsion puissante et salutaire que le premier consul imprima à tous les ressorts du gouvernement. Cette société, depuis si longtemps égarée de ses voies, retrouvait un conducteur capable de tout faire, dans une époque où tout était à faire. La force clairvoyante s’asseyait au gouvernail et tendait la voile au souffle de la fortune, et le navire, si longtemps ballotté par les vagues, recommençait à marcher. Tandis que le chef du nouveau gouvernement travaillait sur les faits, M. de Bonald travaillait sur les idées. Il ne dissimulait pas l’insuffisance du nouveau code, qui ne s’appuyait pas sur les bases immuables de la religion, et qui n’inscrivait pas, en tête de ses dispositions, ces vérités éternelles du Décalogue sur Dieu, l’homme et la société, qui sont le fondement de tous les devoirs, et par conséquent de tous les droits. « La révolution, disait-il, qui a commencé par la déclaration des droits de l’homme, ne finira que par la déclaration des droits de Dieu. »

Chose remarquable ! Sur plusieurs points, le penseur ne faisait que précéder le législateur dans une route où celui-ci allait bientôt le suivre, et les idées, comme cela s’est presque toujours vu dans l’histoire, marchaient en avant des faits. Ainsi, après avoir introduit dans les faits le catholicisme réhabilité dans les idées par la grande réaction intellectuelle que nous venons d’esquisser, le premier consul Bonaparte, devenu empereur, ne demeura pas longtemps sans proclamer l’hérédité du gouvernement dans sa famille, et sans rétablir une noblesse héréditaire, naturellement destinée aux services publics, pour tâcher d’obtenir cette fixité et cette durée des personnes sociales, que recommandait le philosophe comme la condition d’une société fortement organisée. Mais il devait s’apercevoir plus tard qu’il est difficile de créer une hérédité nouvelle dans une société déjà ancienne, et que les improvisations du génie lui-même ne valent pas les œuvres du temps, ce ministre de Dieu, qui fait lentement des choses durables.

Il y a une remarque générale à présenter sur la théorie sociale de M. de Bonald. Nul doute qu’au point de vue logique, elle ne soit conforme à la vérité. Une société formée d’éléments permanents, surtout s’ils ne sont pas exclusifs, est mieux organisée pour la durée, et l’histoire l’a prouvé souvent, elle est plus fortement constituée pour la lutte. Mais la logique pure n’est guère applicable à l’histoire, et il est bien rare que la distribution des fonctions sociales puisse être faite d’une manière aussi tranchée, disons le mot, aussi géométrique que l’illustre penseur le suppose : dans les mains de la royauté, le droit absolu de gouvernement et de législation ; dans les mains d’une noblesse héréditaire mais recrutée par toutes les nouvelles existences qui se créent, le droit exclusif d’administration ; partout ailleurs, l’obéissance. L’imperfection humaine, qui fait qu’on abuse de ses avantages, ne s’accommode point de la perfection de ce système. Il faudrait que les personnes sociales eussent toujours les vertus de leur mission et les qualités de leur rôle ; or M. de Bonald lui-même, dans un Traité du ministère public, où il cherche à résumer tout le mouvement de notre histoire, est obligé de reconnaître combien la réalité reste loin de l’idéal. La formule qu’il énonce est donc vraie en théorie ; mais dans la pratique, elle n’est applicable que dans la mesure de l’état social de chaque nation et, comme les nations diffèrent entre elles par tant de côtés, on ne peut les ramener à cette unité systématique et absolue.

On ne gouverne point avec des abstractions, mais avec les réalités vivantes. Il faut donc bien tenir compte des temps et des circonstances, et prendre les influences où elles sont, sauf à favoriser toujours, dans la mesure du possible, les éléments de durée que contient la société, sans entreprendre de changer en un jour son esprit, et sans vouloir jeter toutes les nations dans le même moule. Les lois, et c’est là peut-être l’erreur principale de l’illustre penseur, n’ont pas toute l’influence qu’il leur prête ; elles ne règlent que les actions extérieures des hommes, et ne pénètrent point jusque dans le for intérieur de leurs volontés. Même avec des lois, on ne gouverne point une nation contre son esprit ; hélas ! c’est le roi qui avait fait la plus triste et la plus éclatante expérience de cette vérité[6], qui l’a exprimée pour l’instruction de l’avenir. Le système politique de l’auteur de la Législation primitive est plutôt un idéal qu’il faut avoir présent à l’esprit pour s’en rapprocher, en tenant compte du génie particulier des peuples, de leurs besoins révélés par leur histoire, de leurs mœurs, de leurs traditions, de leurs progrès, qu’une règle pratique qu’on puisse appliquer uniformément, dans tous les temps et dans tous les lieux, à toutes les sociétés.

Qu’il y ait donc quelque chose de trop absolu dans l’esprit de M. de Bonald ; que, cédant à cette tentation à laquelle succombèrent tous les philosophes depuis Descartes, il ait voulu renouveler la face de la philosophie, sans tenir assez compte des grands travaux de la philosophie catholique ; qu’on puisse contester la justesse de plusieurs de ses définitions, et qu’on trouve dans son livre des erreurs de raisonnement, par suite de l’autorité trop grande qu’il accordait à la combinaison logique de certaines formes de langage ; qu’il pousse trop loin la recherche des analogies ; qu’il y ait dans son intelligence une tendance trop prononcée à dogmatiser et à tout réduire en formule, il est difficile de le nier, et lui-même, à la fin de son ouvrage, convient, avec l’honorable candeur des intelligences supérieures, qu’il peut s’être trompé sur plusieurs points. Mais ces défauts ne détruisent pas ses rares qualités, l’élévation de son esprit, la pénétration de son regard, la fermeté de sa raison et le spiritualisme de toutes ses conceptions religieuses, philosophiques et sociales. L’objet constant des études de M. de Bonald a été de mettre un terme au divorce de la philosophie et de la religion, de prouver par les études philosophiques la nécessité des solutions religieuses, et de ramener tous les pouvoirs sociaux à la souveraineté de Dieu. « Dieu, pouvoir souverain sur tous les êtres ; l’Homme-Dieu, pouvoir sur l’humanité tout entière ; l’homme chef de l’État, pouvoir sur les hommes de l’État, qu’il représente tous dans sa personne publique ; l’homme père, pouvoir sur les hommes de la famille, qu’il représente tous dans sa personne domestique », voilà les anneaux de la chaîne des pouvoirs telle que la déroule l’auteur de la Législation primitive. Sa théorie laisse peu de place aux libertés politiques et civiles, il est vrai, et il se montre bien plus préoccupé des dangers de l’absence du pouvoir que de ceux des excès de pouvoir ; mais cette préoccupation se comprend lorsque l’on songe aux temps que la France venait de traverser. Le despotisme d’un seul est une liberté relative pour les peuples qui sortent de l’anarchie.

Ce despotisme se présentant sous sa forme la plus glorieuse, cheminait vers son but, et, pendant que de Maistre, Chateaubriand, Bonald, conduisaient avec éclat la réaction des idées, des événements se préparaient qui allaient imposer silence aux discours, pour laisser plus de place à l’action. Avec un peu d’attention, on découvre qu’à l’époque même où M. de Bonald écrivait la Législation primitive, il n’avait plus la liberté complète d’exposer sa pensée, car il prend soin, dans plusieurs passages, de rappeler qu’il s’est abstenu, depuis longtemps, d’écrire rien de politique, et il déclare d’avance « qu’on ne pourrait, sans une extrême injustice, le taxer d’intentions et d’opinions. »

La politique commençait à être interdite aux penseurs par le pouvoir nouveau ; ils se réfugiaient dans l’histoire, et on les voit, comme cela arrive quand le temps est à l’orage, ou se taire, ou placer des paratonnerres sur leurs livres.

L’auteur de la Législation primitive, voulant étudier la philosophie de nos annales, se croit obligé, pour prévenir les soupçons, de se comparer modestement à l’antiquaire qui étudie les monuments en ruines, et d’appeler son système un rêve politique qui demande à prendre sa place parmi tant de fictions et de romans beaucoup moins innocents. Il fallait se faire la part petite, parce qu’il y avait à table un formidable convive qui commençait à se faire la part du lion.

Joseph de Maistre rentre dans un silence méditatif et fécond du sein duquel nous verrons sortir de nouveaux éclairs.

Encore un peu de temps, et Chateaubriand qui un moment, a cru pouvoir marcher dans les faits avec le nouveau gouvernement qui avait rétabli le catholicisme en France, sera poussé vers l’opposition.

Ici s’arrête le grand mouvement d’expansion intellectuelle où nous avons dû aller chercher une des origines de la littérature de la restauration. Les idées vont faire silence devant les événements ; mais les semences ont été jetées dans les intelligences, elles y fructifieront. La réaction d’idées qui a eu Chateaubriand pour poëte, de Maistre pour publiciste, Bonald pour métaphysicien, a confié au sol les germes d’une moisson que l’avenir verra lever.



  1. M. de Maistre écrivait à M. de Bonald, en 1818, après la publication des Recherches philosophiques : « Est-il possible que la nature se soit amusée à tendre deux cordes aussi parfaitement d’accord que votre esprit et le mien. Si jamais on imprime certaines choses, vous retrouverez jusqu’aux expressions que vous avez employées, et certainement je n’y aurai rien changé. »
  2. Le plus jeune était Maurice de Bonald, aujourd’hui cardinal et archevêque de cette ville de Lyon, où son père le plaça, à cette époque, dans un pensionnat.
  3. Législation primitive, tome II, page 353. (À Paris, chez Leclerc, 1802.)
  4. Le père Ventura.
  5. Le père Ventura.
  6. Louis XVI, dans sa lettre aux princes émigrés.