Histoire de la littérature française (Thibaudet, 1936)/Préface

NOTICE

Albert Thibaudet ne se dissimulait pas, mais s’exagérait plutôt, les difficultés et la part d’arbitraire, que comporte un classement par générations : d’où vient, sans doute, qu’il n’a pas écrit moins de trois à quatre fois certains chapitres de cette Histoire ; tantôt faisant varier la durée des générations de base, tantôt essayant, d’une génération à l’autre, de nouveaux recoupements ; et dans tous les cas, laissant mêlés dans ses papiers et confondus page à page les divers états d’un même chapitre.

La Génération de 1914 a seule échappé à ces remaniements. Elle est aussi la partie la plus brève de l’ouvrage. « Je me sens gêné, nous disait Thibaudet, devant la période actuelle. C’est de la littérature non triée, la perspective change du tout au tout. Je vais me borner à un simple schéma. »

Il a fallu démêler le reste. Ce qui n’eût été qu’un jeu pour Albert Thibaudet nous a demandé une assez longue application. Du moins, les plans et les tables dressés par notre ami nous ont-ils permis de choisir avec sûreté entre les diverses rédactions. L’Histoire qu’on va lire est celle-là même qu’Albert Thibaudet se préparait à publier quand il a été arrêté par la mort.

Léon Bopp, Jean Paulhan.

PRÉFACE

« Le critique, dit Sainte-Beuve, n’est qu’un homme qui sait lire, et qui apprend à lire aux autres. » Mais d’abord qui aime à lire, et qui aime à faire lire. La critique est mort-né et au principe et au cours de laquelle ne soit présent l’amour des Lettres. Il y a un amour des Lettres pour elles-mêmes, et dans leur esprit et dans leur matérialité, hors duquel il n’y a pas de critique ni d’histoire littéraire vivantes, comme il y a un amour physique du théâtre hors duquel il n’y a pas de vraie littérature dramatique, comme il y a un amour de l’État sans lequel il n’y a pas, dans un homme politique, d’âme politique. On voudra bien prendre ce tableau de la littérature française comme on a pris autrefois le « Tableau de Paris » de Mercier : l’auteur l’a écrit d’abord comme citoyen, bourgeois, badaud de la République des Lettres, ayant sa place à la terrasse du café de leur commerce, emboîtant le pas à leurs musiques militaires, fier des monuments de sa ville et assidu aux séances de la société qui les conserve, faisant le matin sa tournée des œuvres nouvelles, en rapportant une sous le bras comme un melon bien choisi, abritant sous son parapluie la jolie idée qu’il aura suivie, comme dit à peu près Diderot, et se résignant d’ailleurs à ce que son idée ait déjà été plus ou moins suivie par Diderot ou un autre. Et je sais bien qu’il y a des formes plus héroïques et plus fulgurantes de l’amour des Lettres. Alors elles transcendent la critique. Elles n’appartiennent plus au bourgeois de la ville, mais au dominateur de la cité. Cette fonction de Périclès de la République des Lettres, qu’ambitionnait Brunetière, n’est pas de notre plan.

Un tel amour des Lettres n’est cependant la base de la critique que parce qu’il en est le plus bas degré. On pourrait dire des Lettres ce que le roi Edouard VII, à quelqu’un qui le buvait trop vite, disait d’un grand vin français : « Un vin comme celui-là, on le regarde, on le respire, on le goûte, on en boit, — et l’on en parle. » Les Lettres, il ne faut pas seulement apprendre à les aimer, à les goûter. Elles ne s’achèvent qu’au moment où, dans la hiérarchie protocolairement établie par le souverain expert de Grande-Bretagne, on en parle. Dès qu’on en parle, on passe des Lettres, dont on a le goût, à la Littérature qui a une durée d’histoire. Les Lettres sont une République, la Littérature est un État.

En parler, c’est les penser, les connaître et les dire en y mettant un ordre, en y suivant des changements, en y épousant une durée. Il y a un style de la littérature, qui répond à la définition de Buffon ; l’ordre et le mouvement qu’on met dans les pensées de cette littérature, qui sont les œuvres et les hommes.

Qu’on met… Il existe de l’arbitraire dans tout ordre et tout mouvement de cette nature : ils appartiennent au monde que Montaigne appelle le Discours ; leur suite est une suite qu’on leur donne en suivant d’ailleurs les articulations ébauchées ou amorcées dans le réel. On a le choix entre plusieurs systèmes de discours et de suites.

Le type du Discours du parti le plus franc, le plus opposé par son parti-pris d’ordre à l’esprit de Montaigne, c’est le Discours sur l’Histoire Universelle. Il semble que les titres de ses trois divisions, les Époques, La Suite de la Religion, Les Empires, nous fournissent les types des trois systèmes d’ordre appliqués à une continuité vivante, et singulièrement à la durée d’une littérature.

La division par Époques est employée (et baptisée avec une satisfaction évidente d’un nom tiré de Bossuet) par Brunetière dans son Manuel d’Histoire de la Littérature française. Les Époques littéraires sont datées par des événements littéraires, mieux par des avènements littéraires, ceux des Essais, de l’Astrée, des Précieuses Ridicules, du Génie du Christianisme. Ce sont là autant de règnes nouveaux, avec un personnel, une action, une responsabilité. Les écrivains ont une importance et méritent une place en tant qu’ils font époque, ce qui est le cas d’Honoré d’Urfé et de Pierre Bayle. Et la logique du système exigeait et a obtenu que Brunetière ne parlât pas, dans ce Manuel, de Mme de Sévigné et de Saint-Simon, pour la raison que, les Lettres de l’une et les Mémoires de l’autre n’ayant paru qu’en 1725 et en 1834, « leur influence n’est point sensible dans l’histoire », et que donc Saint-Simon n’a pas plus droit à une époque que le duc de Bourgogne à un règne. Une influence à retardement n’entre pas dans le plan des Époques. À partir de 1850 Adolphe agit et influe infiniment plus que le Génie du Christianisme, et la fécondité d’influence de la marquise de Sévigné et du duc de Saint-Simon se justifie et s’affirme en Marcel Proust. Tant pis pour eux ! Il existe des époques de transition (et Brunetière leur fait grande place). Il n’y a pas d’époques de repêchage.

Le second système de Discours, soit une Suite de la Religion, consiste à organiser une histoire selon une raison éminente, une idée supérieure qu’elle est appelée à réaliser, avec un certain degré de liberté et certaines difficultés intérieures et extérieures, de sorte que tantôt elle réussit et tantôt elle échoue, tantôt veut le bien et tantôt cède au mal, sans que le droit du bien se prescrive jamais. Chacun de nos régimes politiques a eu ainsi et a encore une histoire officielle, qui aboutit à lui, et l’on sait les systèmes du second tiers du siècle qui ont fait de l’histoire de France une Suite de la classe moyenne ou une Suite de la Révolution française. À ce temps et à ce thème général appartient l’Histoire de la Littérature française de Nisard. Nisard établit sinon une définition, du moins une nature et un devoir de l’esprit français, qui se cherche, se trouve, se réalise, se trompe, s’égare, se repent, se connaît à travers la littérature. Cette suite a trouvé son institution dans le XVIIe siècle classique, comme la Suite de la Religion trouve la sienne dans le Christ et les apôtres. Un discours sur l’histoire littéraire maintiendra cette institution, en dégagera la perpétuité, en restaurera l’autorité, en dénoncera les hérésies, formera sur ce meilleur du passé les générations nouvelles, et Nisard, professeur et directeur de l’École Normale, pouvait passer pour le précepteur d’un dauphin à cent têtes, responsable du bien de la littérature comme l’éducateur du prince l’était du bien de l’État. Ces suites sont d’ailleurs des doctrines d’école, qui ont séduit pendant soixante ans les esprits les plus divers, et qui font corps avec l’esprit oratoire. On les retrouve dans la classification des systèmes due à Cousin. On les retrouve dans la doctrine de la race, du milieu et du moment, charpente de la Littérature anglaise de Taine, avec cette différence, fondamentale, d’ailleurs, que la suite de Taine est déterminée et déterminante, la suite de Nisard inspirée par une idée très décidée de la liberté humaine.

Dogmatisme, choix, esprit de gouvernement, ces tendances se sont, après Nisard et aussi après Brunetière, singulièrement affaiblies. S’il fallait donner un nom à la figure sous laquelle apparaît le plus naturellement et le plus ordinairement aujourd’hui l’ordre de la littérature française, nous emprunterions le titre de la dernière des divisions du Discours sur l’Histoire Universelle : les Empires. La littérature française apparaît comme une succession d’empires dont chacun est renversé par une guerre littéraire ou une révolution, et auquel un autre empire succède. Les quatre empires des Assyriens, des Perses, des Macédoniens et des Romains, on les verrait dans les quatre grands climats successifs du moyen âge chrétien, de l’humanisme, du classicisme et du romantisme, ces deux derniers, les Empires civilisateurs, continuant encore, dans un parallélisme qui rappelle les Grecs et les Romains de Plutarque, à former deux langues de l’esprit et des lettres, rivales et complémentaires. Les histoires de la littérature depuis trente ans, individuelles comme celle de Lanson, et surtout collectives, tendraient volontiers au syncrétisme que nous présentons ici cum grano salis. Dans les histoires collectives qui paraissent une nécessité d’aujourd’hui, laïques comme celle de l’atelier Bédier-Hazard, catholiques comme celle de l’atelier Calvet, chacun de ces empires est conduit par ses spécialistes à faire sa partie singulière : médiévistes pour le moyen âge, seizièmistes pour le XVIe siècle, ce sont là des noms courants, auxquels certains ajouteraient volontiers celui de dix-septièmiste, en attendant celui de vingtièmiste, les liaisons dans la durée et dans l’espace étant faites par les comparatistes. Les histoires collectives ont placé la littérature française sous l’influence, ou, comme on dit, sous le signe de ces ateliers faits d’abord pour l’érudition. Ils répondent cependant à cette idée générale que nous avons exprimée sous les termes d’empires ou de climats. On peut distinguer dans l’ensemble des lettres françaises quatre grandes natures littéraires, seizième, dix-septième, dix-huitième, dix-neuvième siècles, entre lesquels il y a eu des révolutions du goût dans la durée, et dont chacune naît bien par une sorte de rupture et de commencement absolu. À l’ordre par époques d’un développement et à l’ordre par suite d’une idée, succéderait donc ici un ordre par remplacement d’ensembles, analogue à l’ordre de succession des systèmes philosophiques, à l’ordre de succession des quatre empires scolastique, cartésien, kantien, post-kantien, un ordre aussi par dialogue et conflit entre ces quatre ordres littéraires, dont aucun ne disparaît jamais entièrement, non plus que les philosophies, et qui se trouvent encore aujourd’hui présents dans les conflits de formes et d’idées.

Chacun de ces trois discours, Époques. Suite, Empires est un discours possible, répond à certaines articulations de la réalité littéraire, à certaines nécessités de l’histoire littéraire, explicatives, didactiques, organisatrices. Pour notre part, nous adopterons un ordre dont nous ne nous dissimulons pas les inconvénients et l’arbitraire, mais qui nous paraît avoir l’avantage de suivre de plus près la démarche de la nature, de coïncider plus fidèlement avec le changement imprévisible et la durée vivante, de mieux adapter aux dimensions ordinaires de la vie humaine la réalité et le produit d’une activité humaine : c’est l’ordre par générations.

Les composés, dit Leibnitz, symbolisent avec les simples. L’histoire d’une littérature symbolise avec le fait élémentaire de l’histoire d’une personne : fait tellement élémentaire qu’il pourrait être incorporé à l’état-civil et religieux comme la vie, la naissance, le mariage et la mort.

Albert THIBAUDET