Histoire de la littérature française (Thibaudet, 1936)/IV

Éditions Stock (p. 405-512).

QUATRIÈME  PARTIE
LA GÉNÉRATION DE 1885
I
LA GÉNÉRATION DE 1885

La génération de 1850 disparaît à la fin du XIXe siècle, remplacée peu à peu par la génération qu’on dira ici de 1885 à 1895. Il se produit une liquidation et un renouvellement très analogues à ceux de 1850 à 1860, et qui portent précisément sur les valeurs et les acquisitions de 1850 à 1860 soit : la personne des chefs de file, le culte de la science, la poésie formelle et plastique, le réalisme.

La mort des Chefs.
Les deux chefs de file, Renan et Taine, meurent, Taine en 1892, Renan en 1893. Taine en état de pessimisme stoïcien devant une époque qu’il ne comprend pas, et à qui il prédit le pire destin, Renan dans la fin de vie plus détendue d’une intelligence indulgente. Précisément leur situation éminente de chefs reconnus pose aux yeux de tous le problème de leur héritage, ou plutôt le problème des nouvelles valeurs, anti-renaniennes et anti-tainiennes par position, destinées à leur succéder.
La Critique de la Science.
Les valeurs qu’avaient émises et fait recevoir Renan et Taine étaient marquées à l’effigie de la raison et de la science. Or si ces valeurs ne sont pas précaires absolument, puisque leur tour revient toujours, elles sont précaires relativement, puisqu’elles font leur partie dans un éternel dialogue humain, où le scepticisme, l’irrationnel et l’intuitif répondent à la raison, où la religion et la philosophie, ces expériences internes, répondent à la science, système de l’expérience externe. Il arrive ordinairement que, prise en bloc, chaque génération est plus ou moins déléguée à l’une des voix de ce dialogue.

L’histoire de ce dialogue, à partir de 1885, entre pères et enfants, mériterait un livre. La même année 1889, qui est celle de l’une des Expositions Universelles où tous les onze ans, de 1855 à 1900, il semble qu’on ait voulu marquer le pli d’un tiers déjà appréciable de génération, paraissent, coïncidence instructive, l’Avenir de la Science, pensées de 1848, de Renan, l’Essai sur les données immédiates de la conscience de Bergson, et le Disciple de Paul Bourget.

L’Avenir de la Science n’est un livre nouveau qu’en librairie. Conservé en manuscrit, il avait été écrit par Renan en 1848, à Paris, soit à l’âge même où Bergson à Clermont, en 1887, écrivait la thèse qui fit le chemin qu’on sait : vingt-huit ans. L’intervalle des deux livres, quarante ans, est le même que celui qui sépare les Philosophes français de Taine du cours cousinien de 1817. Les dialogues entre générations de philosophes sont articulés dans le temps comme Platon les eût articulés dans l’espace.

Les Philosophes français étaient d’ailleurs un livre d’attaque directe et personnelle. Rien de cela dans l’Essai, simplement un non ferme et discret de la psychologie et de la philosophie au système de valeurs que leur avait appliqué l’Intelligence de Taine, soit à l’analyse externe et à la synthèse idéologique ; ce qui n’aurait pour l’historien de la littérature que peu d’importance, si cette réaction de philosophe ne faisait figure de signe ou de symbole sur un mouvement qui se retrouve alors partout. Quelques mois après la mort de Renan, un article de Brunetière, Après une Visite au Vatican, déclanche une immense bataille sur la valeur de la science, et l’extrême pauvreté de cet article montre bien que cette agitation n’était due qu’à la maturité, à l’actualité du problème, à l’heure à laquelle on le posait, et nullement à la personnalité si peu compétente qui le posait. Berthelot, manière de coauteur avec Renan de l’Avenir de la Science (puisque ce livre est le procès-verbal de leurs conversations de 1848) descend, vieil athlète, dans l’arène, précisément avec l’esprit et les arguments démodés de la jeunesse de 1848.

Or Brunetière et Bourget avaient été camarades de jeunesse et de pensée comme Renan et Berthelot. Ils approchent de la quarantaine en 1889, et n’appartiennent pas précisément à la génération de 1885. Mais le Disciple, ce point d’interrogation de 1889 entre la religion et la science, ce livre inquiet d’un romancier entre deux générations, trop jeune pour être de l’une, trop âgé pour appartenir à l’autre, n’en apparaît que mieux, par son accord avec l’inquiétude du temps et par son succès, comme un livre éclairant, un livre-clef de ce tournant.

Matérialisme
et Immatérialisme
.
Grande génération d’historiens et de philosophes positifs, les Vingt ans en 1850 avaient porté à la perfection, en poésie et dans le roman, une littérature d’inventaires. Le Parnasse tournait à un inventaire poétique du passé, le réalisme à un inventaire descriptif du présent. Poésie documentaire, roman documentaire. Là encore il s’agit de valeurs plastiques, solides, matérielles. Non un matérialisme philosophique, mais une sorte de matérialisme immanent formait sous cette génération une assise régulière et robuste.

À ce matérialisme immanent succède après 1885 une manière d’immatérialisme immanent. Il ne s’agit pas seulement ni surtout du bergsonisme, qui aboutira dans la Perception du Changement à un immatérialisme aussi subtil que celui de Berkeley. Il s’agit de la poésie, de ce qui est monté de la musique pour envelopper, dissoudre, vaporiser la poésie. Réaction contre le Parnasse est, au temps du symbolisme, un mot d’ordre aussi net que réaction contre le romantisme en 1850.

Reconnaîtrait-on dans le roman une direction analogue ? Le roman va rester, pendant cette génération, un genre consolidé. La génération antérieure avait posé le problème de l’héritage de Balzac. Ce problème n’existe que peu ou point pour la génération de 1885. Elle renonce à avoir son Balzac. Elle reconnaît que tout compte fait Zola n’en a pas tenu lieu, que les nouvelles de Maupassant c’est le scrutin d’arrondissement du roman, miroir brisé où il ne reconnaît pas son image. Bourget et France sont des romanciers intelligents et presque toute l’équipe romancière d’après 1885 appartiendra, elle aussi, à la classe des romanciers intelligents (Loti, autobiographe et journalintimiste, ne ferait même pas exception). Mais quand on dit d’un romancier qu’il est intelligent, cela veut dire aussi qu’il est peu créateur. L’immatérialisme immanent à cette génération se traduit, dans le monde du roman, par une déficience, par un manque de cette matérialité brutale, de cette virilité de muletier cérébral qu’eurent en partage Balzac, Flaubert, Zola, Maupassant, et qui semblent plus nécessaires aux natures de romancier qu’aux natures de philosophes et de poètes.

La même déficience relative apparaît dans le théâtre. La matérialité propre au théâtre consiste, non dans cette virilité créatrice, mais dans les techniques d’ouvrier, dont la génération de 1850 avait été remarquablement douée, et qui fléchissent après 1890.

Le Problème des Maîtres.
Quels sont les maîtres de cette génération de 1885 ? On remarquera d’abord que la réaction contre Renan et Taine n’a pas eu ce caractère de mouvement d’ensemble qu’avait pris, sur tout le front de la génération de 1850, la réaction contre le romantisme. La philosophie de l’Ecclésiaste, celle du vieillard ironique, désabusé et bienveillant, de la balance des contraires, qui avait été la dernière forme du renanisme, ne pouvait guère séduire la jeunesse, à n’importe quelle époque, et l’on comprend que Renan, tenu pour un « négatif », ait été reconduit après 1893 aux frontières de la République des bonnes volontés par les jeunes « positifs » de l’action, du devoir présent, des valeurs d’énergie. Taine, lui, garde longtemps le prestige de son œuvre. Si le Disciple pose devant Taine un point d’interrogation, l’Étape, treize ans plus tard lui apportera un point d’adhésion.

Après Taine et Renan, ont fait fonction de maîtres France et Bourget, qui appartiennent à une génération intercalaire, Bergson et Barrès qui sont de la génération en marche. France quand il n’est pas un pur artiste et un pur conteur, met Renan en mythes, Barrès et Bourget y mettent Taine, et il ne faudrait pas faire sortir à l’excès Bergson du domaine philosophique pour le répandre en influences littéraires. Rien de comparable aux grandes figures œcuméniques de la génération de 1850.

L’originalité de la génération de 1885 dans notre géographie littéraire lui a été conférée surtout par son chemin creux, très différent de celui qu’ont rencontré les précédentes. La génération de 1820 avait dû traverser une révolution politique, celle de 1830, la génération de 1850 avait été plus ou moins disloquée par la guerre de 1870 : donc toutes deux par les grands événements ordinaires de la vie du XIXe siècle, révolution et guerre. La génération de 1885 traverse quelque chose de particulier, qui n’est ni révolution ni guerre, qui ne ressemble à rien de ce qui a précédé ou suivi : c’est l’affaire Dreyfus.

L’Affaire Dreyfus.
L’affaire Dreyfus, a été non seulement un événement intellectuel, mais l’événement des intellectuels. Elle a obligé l’intelligence à prendre parti pour l’une ou l’autre des valeurs dont cette génération était déjà le champ de bataille : ou bien cette vérité pragmatiste d’adhésion, de sensibilité et d’intérêt qui commande les croyances religieuses, nationales et sociales, ou bien la vérité impersonnelle, fondée sur la recherche objective, avec laquelle sont familiers les savants, les professeurs, les magistrats. Une providence artiste a créé l’affaire Dreyfus, pour leur servir de champ clos. De jeunes équipes nouvelles, produit spécial de l’affaire Dreyfus et qui en sont restées marquées, apparurent dans l’un et dans l’autre camp. Nous sommes obligés de faire ici ce que nous n’avons eu à faire ni pour la révolution de 1830, ni pour le coup d’État, ni pour la guerre de 1870, ni pour aucun des événements célèbres auxquels répond une cassure ou une articulation littéraires, et qui sont assez connus pour que nous ayons pu procéder par allusions. Un tableau plus appuyé et plus complet est nécessaire. L’affaire Dreyfus n’a pas été incorporée suffisamment à l’histoire politique, et à la mémoire de la nouvelle génération pour que l’allusion suffise. Nous nous efforcerons d’ailleurs de ne pas sortir du rôle littéraire de cette affaire.

Nous devrons d’abord noter que la génération de 1885 est la première génération littéraire où aient figuré en nombre assez considérable des équipes d’écrivains israélites. À vrai dire la génération précédente avait déjà compté Ludovic Halévy, Hector Crémieux, Catulle Mendès, et l’on avait vu de grandes affaires de journaux et de librairie contrôlées par Mirés, Millaud, Lévy. Dans la génération de 1885, prennent une place remarquable les jeunes Israélites du lycée Condorcet, de la Revue Blanche, de l’École Normale, dont les familles ont généralement acquis de l’aisance dans le mouvement d’affaires parisiennes du Second Empire, et qui apportent dans les lettres une intelligence précoce, nette, brillante, ardente, — urbaine, c’est-à-dire deux fois parisienne, en ce qu’elle est d’Alexandrie et de Paris.

Avec cette même génération apparaît l’antisémitisme. La France Juive de Drumont est de 1886. Ensuite ce pamphlétaire puissant donne à un antisémitisme populaire un journal, un public. C’est cet antisémitisme diffus, qui, en 1894, des fuites ayant été découvertes au ministère de la guerre, fixa les soupçons sur un officier alsacien, le seul israélite du bureau de l’État-Major, d’où les documents communiqués à une puissance étrangère paraissaient sortir, le capitaine Dreyfus, lequel fut condamné malgré ses protestations d’innocence. Trois ans après, la famille et les amis de Dreyfus, faisant état des illégalités du procès, posèrent la question de la revision. Le plus en vue et le plus actif d’entre eux était un parlementaire célèbre, Joseph Reinach.

Joseph Reinach appartenait précisément, avec ses deux frères Salomon et Théodore, à la plus savante et la plus brillante famille d’intellectuels juifs, célèbre par ses succès universitaires entre 1875 et 1880. D’autre part il était le gendre de son oncle, le banquier Jacques de Reinach, de Francfort, flibustier du Panama, le Nucingen de la République opportuniste, suicidé en 1892. Il jouissait d’une impopularité énorme et non toute imméritée. Il n’excita pas seulement les clameurs ordinaires des antisémites, mais les défiances des plus honnêtes gens, qui n’écartèrent point la légende d’après laquelle un Syndicat juif, présidé par Reinach, se serait formé pour la délivrance d’un coreligionnaire condamné en 1894. Le premier appel en faveur de Dreyfus avait d’ailleurs été lancé par un écrivain juif, Bernard Lazare, et flétri, en 1896, par l’unanimité de la Chambre. Un officier, naguère à l’État-Major, le lieutenant-colonel Picquart, avait d’autre part émis des doutes motivés sur la culpabilité du capitaine : deux sénateurs, Scheurer-Kestner et Trarieux, proclamaient l’irrégularité du procès. Mais le pays avait confiance en ses chefs militaires, lesquels garantissaient la justice du verdict de 1894.

Les « Intellectuels ».
Dans une lettre au Temps du 6 novembre 1897, Gabriel Monod, professeur d’histoire à l’École Normale supérieure, après étude des renseignements apportés par Scheurer-Kestner et l’avocat Leblois, confident de Picquart, exposa comment il avait été amené à voir dans le verdict une erreur judiciaire. La presse antisémite ayant injurié Monod, les élèves de l’École Normale prirent publiquement la défense de leur professeur. On peut dater de cette lettre la phase intellectuelle et littéraire de l’affaire Dreyfus. Monod est un professionnel de la critique historique, l’École Normale, définie par Nisard l’école de précision de l’esprit français, est au moins une école de critique. Or ses adversaires ne répondront pas à Monod sur le terrain de la critique, mais sur celui des idées oratoires et littéraires. On dira : « Il est protestant comme Scheurer-Kestner. Scheurer et lui ont des « réactions protestantes ». À ces « réactions protestantes » devront s’opposer, pour affirmer la culpabilité de Dreyfus, et la confiance en les chefs de l’armée, les « réactions » françaises et catholiques. D’autre part, dit-on encore, les normaliens ce sont des livresques — des hommes nouveaux — des boursiers : six mois avant la lettre de Monod, la Revue de Paris avait publié les Déracinés de Barrès, où la bourse mène au crime.
Barrès et l’Affaire.
Barrès écrivait en ce moment l’Appel au Soldat. Il dira dans ses Mémoires : « Je n’ai jamais eu besoin d’autres idées que celles où j’ai baigné de naissance. Grâce à elles, j’ai toujours su parfaitement quelle était la vérité. Mon nationalisme n’a été que leur expression, leur clameur et leur frissonnement. Quand vint l’affaire Dreyfus, mon père était mort. Je crois que tout ce que j’ai dit à cette heure était de chez nous. Lavisse ne s’y trompa pas. Le jour où je lui fis ma visite de candidat (à l’école Normale, dont il était alors le directeur) il me dit : « Je reconnais chez vous tout ce que j’ai vu à Nancy, je ne voterai pas pour vous ». Je lui dis combien je pensais qu’il devait souffrir de marcher avec des ennemis de l’armée. Ma mère m’écrivit une lettre inoubliable. Ayant lu mon article de Rennes sur Picquart, elle me dit qu’elle était allée la relire sur la tombe de mon père. » Voilà pourquoi le bordereau était de Dreyfus.

À la fin de 1897, le frère de Dreyfus découvrit et dénonça le véritable auteur de la pièce imputée à Dreyfus, et base principale de sa condamnation : un condottière hongrois du nom d’Esterhazy. Zola, que Scheurer-Kestner avait convaincu de l’innocence de Dreyfus, entra dans la bataille. Le 20 novembre 1897, il écrivit au Figaro un article où il demandait, sur un ton d’ailleurs boursouflé et désagréable, la revision du procès de 1894. Il dînait le soir au restaurant Durand avec Bourget et Barrès, et celui-ci note dans ses Cahiers : « Un mot me frappait beaucoup dans la bouche de Zola, pendant ce déjeuner… Il disait de sa démonstration : c’est scientifique, c’est scientifique. C’est ces mêmes mots que si souvent, dans le même sens, j’ai entendu employer par des niais, non par des menteurs, mais des illettrés de réunion publique ».

Zola intervient.
Zola venait précisément de publier, pendant les trois ans écoulés depuis 1894, Lourdes et Rome, et de terminer Paris, qui avaient fait suite dans le temps au Docteur Pascal. C’était un échec littéraire : sa science de la religion y valait sa religion de la science. Lourdes était écrit par Homais, Rome par Bouvard, et Paris par Pécuchet. Il avait exaspéré les catholiques, à qui le règne de l’esprit nouveau avait rendu la confiance et l’allant. Depuis des années ses articles du Figaro étaient pris au comique par les échotiers, et toute la jeune littérature le criblait de sarcasmes. Ce combattant attirait les coups.

Il attirait les coups, mais déclenchait par son bruit, et par sa masse, une immense agitation, à laquelle d’autre lames de fond répondirent de l’autre côté. Une guerre de religion, un orage inconnu depuis le jansénisme, éclatèrent. Le journal de Drumont avait depuis plusieurs années remplacé l’Univers comme journal du petit clergé, qui retrouvait dans la Libre Parole le messianisme du temps d’Henri V et un accueil favorable aux dénonciations contre les évêques. Les Assomptionnistes ressuscitaient dans la Croix les passions et les violences de la Ligue. Les Jésuites crurent devoir prendre parti comme eux, et leur présence, réelle ou supposée, dans une affaire, y porte toujours au carré les passions des deux côtés.

Le 4 décembre 1897, Zola et les partisans de la revision étaient flétris par un vote de la Chambre, où les radicaux et les socialistes firent masse contre eux. Le 13 décembre, le Figaro fit amende honorable et se sépara de Zola, réduit un moment à publier des brochures, une Lettre à la Jeunesse, une autre lettre À la France. Verbeuses redites qui ne portaient pas. Cependant un ancien collaborateur de Rochefort, Vaughan avait fondé un journal bientôt acquis à la cause de la revision, l’Aurore, qui avait Clemenceau, encore hésitant d’ailleurs, pour leader politique, et qui sut crier plus fort que Drumont. C’est là que Zola publia le 13 janvier la lettre J’accuse, adressée au Président de la République.

J’accuse nommait huit responsables militaires du supplice infligé à un innocent, parmi lesquels deux ministres de la guerre. Ce fut parce qu’il nomma que cette fois Zola foudroya. Deux cent mille numéros vendus en quelques heures, interpellation à la Chambre, poursuites. J’accuse n’a rien d’un monument littéraire. Mais pour la première fois depuis la première Provinciale, une feuille volante vendue dans la rue donnait le signal d’une guerre de religion.

Trois semaines après J’accuse, la revue officielle des Jésuites, La Civilità cattolica écrivait dans son numéro du 5 février : « Les Juifs ont imaginé d’alléguer une erreur judiciaire. Le complot a été noué à Bâle, au congrès sioniste, réuni en apparence pour discuter de la délivrance de Jérusalem. Les protestants ont fait cause commune avec les Juifs pour la constitution d’un Syndicat. L’argent vient d’Allemagne… Les Juifs allèguent une erreur judiciaire. La véritable erreur, c’est celle de l’Assemblée Constituante, qui leur a accordé la nationalité française. Cette loi, il la faut abroger ». D’autre part, dès J’accuse, l’Univers israélite avait présenté l’affaire Dreyfus comme le résultat d’une conspiration de l’Église contre l’Esprit, et avait conclu : « À nous donc, juifs, protestants, francs-maçons, et quiconque veut la lumière et la liberté, de nous serrer les coudes et de lutter pour que la France, comme dit une de nos prières, conserve son rang glorieux parmi les nations, car déjà un sombre corbeau a planté ses griffes sur le crâne du coq gaulois et se met en devoir de lui becqueter les yeux. » « Francs-maçons » était une anticipation, car ils combattaient alors la revision. Ainsi parlaient l’organe de l’illustre compagnie de Jésus, et le journal officiel du judaïsme français, dirigé par des israélites éminents et pondérés. Les promesses de cette littérature furent tenues.

Après Gabriel Monod, le directeur de l’Institut Pasteur, Duclaux, avait proclamé la nécessité de la revision. Ce n’était encore que des voix isolées. J’accuse déclencha le mouvement des intellectuels révisionnistes ou des « intellectuels » tout court, mot employé d’abord comme une marque de mépris par les journaux anti-revisionnistes. Ce furent, entre autres, le chimiste Grimaud, Anatole France, Séailles, Desjardins, Darlu, Bréal, Louis Havet, Gaston Bonnier.

Les centres d’intellectuels révisionnistes étaient d’abord l’École Normale où l’influence dominante était exercée par le bibliothécaire socialiste Lucien Herr (on lui imputait la conversion de Jaurès au socialisme) aidé de Monod, d’Andler, de Paul Dupuy ; parmi les jeunes normaliens, Péguy d’abord, Langevin, Jean Perrin, Albert Thomas ; parmi leurs aînés : Léon Blum, Victor Bérard. C’est cette équipe universitaire qui de l’affaire Dreyfus et du mouvement « dreyfusard » fit sortir ce qu’elle appela le dreyfusisme. D’autre part deux salons, ceux de Mme Strauss née Halévy, et celui de Mme Arman de Caillavet deviennent les centres d’un dreyfusisme plus mondain que doctrinaire, qui recrute des protestataires parmi les écrivains, et dans ce qu’on appelle la rive droite.

Le 24 février 1898, lendemain du jour où Zola était condamné par la Cour d’Assises de la Seine à un an de prison pour la lettre J’accuse, une réunion se tenait chez le sénateur Trarieux où le dreyfusisme se donna un corps par la fondation de la Ligue des Droits de l’Homme et du Citoyen. Le dreyfusisme s’identifiait par là avec les principes de la Révolution française, avec l’éducation civique, avec le spirituel républicain. Le vieux propos « Évangile des Droits de l’Homme » reprenait une nécessité et un sens nouveaux, Les principaux fondateurs furent les savants Duclaux et Grimaud, les professeurs Paul Meyer, Giry, Molinier, Viollet, chartistes, les professeurs Séailles et Georges Lyon, philosophes, Desjardins, Havet, Émile Bourgeois, Lucien Herr, Réville, les médecins Richet et Paul Reclus, Arthur Fontaine, le fils et le gendre de Renan (Berthelot, soucieux de repos, resta à l’écart). Les statuts furent rédigés par un catholique, Paul Viollet, de tradition janséniste, ce qui importe à l’historien des idées françaises (Royer-Collard eût été le roc du dreyfusisme). Viollet et ses fondateurs les plus considérables quitteront d’ailleurs la Ligue quand elle dégénérera en groupe anticlérical.

Formation des Ligues.
La Ligue des Droits de l’Homme, alors quartier général des intellectuels militants, ne doit pas être séparée ici des intellectuels « sympathisants » que groupèrent les listes de protestation contre l’envoi de Picquart devant les tribunaux militaires, et où figuraient Sully-Prudhomme, Sardou, Lavisse, Gaston Paris, des centaines de professeurs, de savants, d’hommes de lettres (Prévost, Rostand, Picard, Capus, Porto-Riche).

La fondation de la Ligue des Droits de l’Homme est antérieure de six mois à la découverte du faux Henry, qui fut la plaque tournante de l’affaire (plaque qui aurait dû tourner automatiquement pour la révision, et que l’orgueil de Cavaignac fit tourner pour la guerre civile). Quatre mois après le suicide d’Henry les intellectuels anti-dreyfusiens se groupaient dans la Ligue de la Patrie Française (décembre 1898). Elle groupa plus de la moitié des membres de l’Académie, soit vingt-deux académiciens, dont Brunetière, Boissier, Bourget, Cherbuliez, le parti des ducs dans son entier, quelques professeurs, Paul Janet, Hermitte, Rambaud, Petit de Julieville, Faguet, presque tous de la génération antérieure. Vaugeois, son vrai fondateur, aidé de Maurras qui y amène Mistral, venait de la Ligue pour l’Action morale, dreyfusienne de la première heure. Il allait fonder, plus tard l’Action Française.

Les trois chefs de la Ligue de la Patrie Française, anti-revisionnistes et traditionalistes, étaient Coppée, qui avait une grosse popularité d’impériale d’omnibus, et dont on pensait qu’il rendrait à l’anti-revision les services rendus par Zola à la revision, Jules Lemaître, délégué du salon anti-révisionniste de Mme de Loynes, laquelle voulait avoir, comme le salon révisionniste de Mme de Caillavet, son Anatole France (les femmes jouèrent un grand rôle dans l’affaire), barrès, qui, avec Maurras et Vaugeois, donna à la Ligue sa substance spirituelle. Le rôle de la Ligue au moment de l’élection de Loubet, son effondrement électoral de 1902, le scandale Syveton, soutirèrent de la Patrie Française toute cette substance spirituelle. Il n’en resta pas même ces cadres de « petits » qui de l’autre côté ont permis à la Ligue des Droits de l’Homme de subsister comme organisation politique, annexe de la maçonnerie.

Les deux Ligues furent un moment les quartiers généraux des idées de cette époque. Leurs listes de noms, très parlantes, servent à classer ces idées, elles forment la carte d’une génération intellectuelle. Voici les traits principaux de cette géographie :

1° Le rajeunissement du vieux relief des divisions religieuses, rajeunissement lié d’ailleurs : à la vie de la Troisième République, — à l’entrée des Juifs dans la vie intellectuelle française ; — à la politique des catholiques et des partis de droite de 1871 à 1890, qui a posé devant le pays le problème de 1830, celui du « gouvernement des curés » et propagé, surtout sous la robe monacale, l’espèce des curés de gouvernement ; — à la politique inverse des cadres républicains qui, à partir de 1880, confient généralement au protestantisme libéral le spirituel de l’Université et la direction des grandes écoles pédagogiques ; — à l’obligation où se trouvent les familles traditionalistes et catholiques, évincées des situations politiques et administratives, de rester terriennes, mondaines et militaires, et de se faire une conception du monde et de la vérité qui réponde à ce genre de vie ; — à la bonne conscience morale et à l’expression littéraire qui, florissantes dans une élite nombreuse et cultivée, aident à construire des idéologies qui légitiment, éclairent, idéalisent ces conceptions spontanées du monde, de l’esprit, de la France ; — au déclanchement enfin des impulsions religieuses héréditaires, aux morts qui parlent. Les familles, les consciences, les écoles, l’État ont été pendant quatre ans le lieu de tels dialogues, de pareils conflits. Jamais aucune génération n’avait trouvé une occasion aussi magnifique de clarifier et d’opposer les idées de la France.

L’issue de la bataille n’est pas moins instructive que la bataille, — l’issue, ou plutôt les issues. Il n’y a plus d’obscurité dans l’affaire Dreyfus, qui a été résolue ef terminée par l’enquête de la Cour de Cassation, le verdict de ce tribunal suprême, la pleine réparation des erreurs judiciaires commises à l’égard de Dreyfus, de Picquart et de Zola. La conclusion politique de l’Affaire n’est pas moins nette : écrasement du parti nationaliste, victoire de la défense républicaine, victoire de l’attaque républicaine avec les lois sur les congrégations et la séparation de l’Église et de l’État.

Mais en 1906, la séparation est faite, le grand journaliste artisan de la revision, Clemenceau, est ministre de l’Intérieur, Dreyfus et Picquart sont réintégrés dans l’armée, celui-ci sera demain ministre de la guerre, les élections générales, trois mois après l’arrêt de la Cour, élèvent Clemenceau au pouvoir, les partis de droite, comme on dit, se recueillent, ou recueillent leurs morceaux. Comment de son côté réagit l’intelligence ?

Anatole France et l’Affaire.
Un seul écrivain gagne à l’affaire Dreyfus une situation de maître, et même de bon maître : c’est Anatole France. Pendant quinze ans sa position en France et en Europe va être considérable. On se presse chez lui, on épingle ses anecdotes, on s’intéresse à son évolution socialiste, à ses messages, on recueille ses entretiens mémorables. Et cependant la place de Taine et de Renan n’est pas remplie.

Elle n’est pas remplie, d’abord parce qu’Anatole France parnassien et styliste, n’appartient pas à la génération de 1885, comme Taine et Renan appartenaient à la génération précédente. Elle n’est pas remplie, parce que l’adhésion tardive de France aux idées et aux doctrines socialistes, qu’il a moins vécues en homme que défendues en citoyen et présentées en artiste n’apporte rien de nouveau dans la vie intellectuelle ; le beau créateur de formules en a trouvé une admirable pour désigner le rôle de Zola en 1898: « Un moment de la conscience humaine ». Pareillement France serait un moment de la chaîne littéraire, il maintient quelque chose, il apporte peu.

L’affaire Dreyfus, qui a fructifié en victoire pour les partis et les forces de gauche, n’a pas fructifié pareillement pour les idées de gauche, pour la justice sociale, les droits de l’homme, la démocratie, le libre examen. Les espoirs mis en Jaurès, la génération dreyfusienne de la rue d’Ulm, la tentative d’un retour à Michelet et à Quinet, tournent court. Le discours d’Anatole France à Tréguier devant la statue de Renan ne rayonne qu’une lumière froide.

Barrès, Maurras, Peguy.
Du côté vaincu, au contraire, le rétablissement est instantané. Barrès demeure un créateur de valeurs : ses plus belles années d’influence vont de 1902 à 1914. Sur les débris de la Patrie Française, naît l’Action Française, et l’influence de Maurras équilibre, relaie celle de Barrès. Ce retournement singulier, cette victoire de l’inattendu ne trouvent nulle part d’explication plus nette que dans Péguy, puisqu’aussi bien, de cette génération dreyfusienne de l’École Normale, qui a fourni une si grande part du personnel politique au XXe siècle, il n’est sorti qu’un créateur de mouvement dans l’ordre littéraire et moral, Péguy, et que le péguysme c’est le procès-verbal même de ce tournant du dreyfusisme. Enfin, la conséquence, encore plus inattendue, de la séparation de l’Église et de l’État, du triomphe de la laïcité dans l’État, c’est une renaissance catholique et des conversions littéraires retentissantes, parfois singulières, celle de Brunetière, celle de Péguy, celle du petit-fils de Renan, les diversions catholiques de Barrès, le mouvement thomiste. Le plan de vérité objective sur lequel les intellectuels de 1897 ont triomphé juridiquement, moralement et politiquement, dans l’affaire Dreyfus, est donc pour les idées et l’esprit littéraires un plus mauvais terrain que le plan de vérité organique, héritée, passionnelle, dont Barrès a, depuis Un Homme Libre jusqu’aux Cahiers, fourni une géographie et une géologie complètes. Le premier plan a beau être plus satisfaisant pour l’intelligence, plus propre à l’usage civil, moral et politique, il ressemble à l’aliment idéal de Berthelot, les vitamines lui manquent, celles dont est chargé un Cahier de Barrès, et qu’un Jaurès, si éloquent, ne soupçonne pas. La tentative la plus importante qui ait été faite par la génération dreyfusienne, avant 1914, pour équilibrer par des vitamines à elle les idées littéraires de Barrès, c’est probablement Jean-Christophe, et l’on ne verra pas là un succès complet.

Jean-Christophe est un roman. Il servira à nous faire remarquer à quel point la génération dite réaliste, celle de 1850, et ses épigones naturalistes, ont été peu remplacés dans le roman par celle de 1885. Maupassant était mort dès 1893, les années de l’affaire Dreyfus emportèrent les chefs du roman, Goncourt meurt en 1896, Daudet en 1897, Zola en 1902. À voir le vide qu’ils laissent, on dirait que cette génération a consommé son roman en nature, avec l’affaire Dreyfus, comme la génération de 1789 avait consommé le sien, et sa poésie, en action. L’affaire Dreyfus est probablement la seule concurrence victorieuse que l’état civil, à son tour, ait faite à la Comédie Humaine. Les deux années qui s’écoulent de J’accuse au procès de Rennes sont demeurées célèbres dans l’histoire des crises de la librairie française ; on n’y vendait plus de livres, plus de romans surtout, le public ne voulait que des journaux : procès Zola, captivité de Picquart, faux Henry, trahison de Chanoine, mort de Félix Faure, journée d’Auteuil, journée de Longchamp, retour de Dreyfus, conseil de guerre de Rennes, dépassaient en force de signification, en « études philosophiques » la Comédie Humaine, en intérêt dramatique les Mystères de Paris et le Juif Errant.

II
LE ROMAN

Le roman après 1885 témoigne d’une décroissance de la création littéraire, ce qu’il exprima d’ailleurs d’une manière très positive, transformant la défaillance du roman en un roman de la défaillance, utilisant ce reflux comme force motrice, s’exprimant sous les formes plus intellectuelles que vitales du roman personnel, du roman d’analyse, du roman-thèse et du roman-mythe qu’ont renouvelés les écrivains et romanciers considérables de ce temps, Loti, Bourget, France, Barrès, Gide.

Le roman personnel, c’est-à-dire l’autobiographie transposée, est, depuis Rousseau, une vieille tradition de notre littérature. Le réalisme de Champfleury et des Goncourt y avait taillé ses larges « tranches de vie ». Le naturalisme lui ouvre une route illimitée, fastidieuse, toujours fréquentée, et en somme il la démocratise : le petit écrivain raconte sa petite vie, celle de son bureau, de son bataillon, de son école, de ses restaurants, de ses maîtresses. Mais il arrive qu’un grand écrivain tout en partant de ce registre, le transcende infiniment, et par son genre de style et par son genre de vie, ce fut le cas de Loti.

Loti.
Pierre Loti est un marin protestant, de cette vieille Hollande française que fut le pays de La Rochelle et de Rochefort, et, comme beaucoup de protestants, comme Constant, comme Amiel, il eut de bonne heure la pratique du journal intime. Sa vie de marin, le souci naturel de garder quelque souvenir de tous les points du globe où son métier le menait, confirmèrent, nourrirent, enrichirent ce goût et cette habitude du journal. Il lisait peu et ne subissait aucune influence littéraire. N’ayant écrit d’abord que pour lui, sans souci d’un lecteur, il conserva, quand il eut des lecteurs, toutes les habitudes de style formées dans cette solitude. Il ne cherchait pas des mots, prenait toujours les mêmes, ce qui fait que sa langue est extrêmement pauvre. Mais avec ce peu de mots, il rendait tout ce monde, au fond uniforme et toujours retombant sur les mêmes bases et les mêmes basses, de la mer, de la lumière, des terres, des sens, des émotions ordinaires et simples. Vers sa trentième année il se mit à arranger (plus qu’il ne l’a dit) des cahiers de son journal d’un séjour à Constantinople pour en tirer Aziyadé, histoire des amours d’un jeune officier avec une femme turque, que suivirent le Mariage de Loti, journal tahitien, et le Roman d’un Spahi pris d’un journal sénégalais. Le vieux sujet de Graziella, le roman facile des amours faciles, le roman nomade des amours nomades, l’anecdote d’escale et le pittoresque colonial, rigoureusement exempts de l’imagination romantique et de la rhétorique lamartinienne, cette fraîcheur, à cette époque de procédé, cette naïveté qui tranchait sur les artifices de description naturaliste et sur les fadeurs du roman mondain, groupèrent déjà autour de Loti une partie du public qui allait faire à Pêcheur d’Islande un des triomphes mémorables du roman français.

Ce n’est pas parce que Pêcheur d’Islande est le plus célèbre des livres de Loti qu’on ira soutenir le paradoxe facile qu’il n’est pas son plus beau livre. Mais il se place un peu en marge de son œuvre. Loti a voulu cette fois faire un roman, et il ne s’agit presque plus de pages de journal. Lui qui vivait avec les marins, et les aimait, a écrit le roman d’un marin, les amours bretonnes d’un marin breton. Roman, récit, tableau, imbibés de poésie, la plus simple, la plus discrète, irrésistiblement pénétrante, d’une langue pure et d’une nudité classique, un rythme de chanson populaire ou de ballade. Paraissant l’année qui suit la mort de Victor Hugo et Germinal, donc en plein naturalisme, Pêcheur d’Islande fut, sensible à tous, une sorte de décompression physique. Il dépasse la personnalité littéraire de Loti pour vibrer avec l’immatérialisme qu’apporte pour message propre cette génération, et que 1889 confirmera en traits plus appuyés par le Disciple, en signes intelligibles par l’Essai bergsonien. Une fois au moins, Loti a montré aussi qu’il était un compatriote de Fromentin.

Mon Frère Yves, autre portrait de marin, fait un pendant plus détendu, plus négligé, à Pêcheur d’Islande. Il eut un succès égal, mais il a moins tenu. Madame Chrysanthème et la Troisième Jeunesse de Madame Prune ne manquent pas d’agrément, et d’ailleurs presque toutes les pages de description tirées du journal de Loti au Japon sont d’une finesse inégalable de vision et de transposition aisée. Mais il ne faut pas y chercher la moindre humanité japonaise : ce n’est pas le Japon de Loti qui est, comme il l’a vu, petit et caricatural, c’est le Loti du Japon.

À partir de Matelot, troisième portrait de marin, qui ne renouvelle rien, les romans ou les demi-romans plus ou moins tirés du journal de Loti deviennent fastidieux. Ramuntcho est un pensum basque, les Désenchantées auxquelles les lectrices procurèrent le plus fort tirage qu’ait connu Loti, proviennent d’une mystification de deux Françaises qui se déguisèrent en Turques pour le faire marcher, à la manière dont lui-même se déguisait en Arabe pour les photographes. Il faut faire cependant une exception pour un livre turc où Loti a retrouvé toute l’émotion et la poésie de Pêcheur d’Islande : Fantôme d’Orient, récit d’un voyage à Constantinople pour chercher les traces d’Aziyadé ; Gérard de Nerval l’eût admiré, et c’est l’œuvre la plus nervalienne qui ait été écrite depuis le drame de la rue de la Vieille-Lanterne.

Mais pas plus qu’il n’a subi d’influences, Loti n’en a exercé, si ce n’est en excitant des vocations littéraires chez les marins. Il reste seul, très simple, accordé par ses chefs-d’œuvre à des forces élémentaires, constantes et classiques de la littérature française. Il ne touche pas à son temps si ce n’est pour montrer qu’il n’y entend rien, et son temps le touche peu. Cependant c’est bien le poids oppressant du naturalisme, c’est le courant d’air idéaliste et symboliste, qui l’aidèrent d’emblée et très fort à conquérir une immense faveur. S’est-elle maintenue ? Il est exact que beaucoup de lecteurs, aujourd’hui en ont vite fait le tour, et que les raffinés affectent de ne retenir dans son œuvre qu’Au Maroc et surtout Vers Ispahan.

Bourget.
La gloire brusque du jeune Loti est exactement contemporaine de celle de Bourget (né deux ans après, en 1852) car c’est aussi de 1885 à 1888 que l’auteur des Essais de Psychologie contemporaine publie Cruelle Énigme, Crime d’Amour et Mensonges, dont tout le monde parla et dont le public mondain et lettré raffola. Ils n’ont plus guère de lecteurs après un demi-siècle, mais jamais l’historien de la littérature ne pourra leur reprocher de n’avoir pas apporté quelque chose de nouveau, de n’avoir pas marqué une date dans ce que Brunetière appelait l’évolution de leur genre. Tout au plus ont-ils le défaut de donner trop consciemment et volontairement à leur temps l’anti-Zola que demandait le public distingué.

Zola, qui était la matière faite homme, avait créé dans les Rougon-Macquart le roman physiologique. Bourget lui répond par le roman psychologique, c’est-à-dire le roman qui analyse des états d’âme, des crises de conscience, des délibérations intérieures exigées par des événements dramatiques. Bourget incorpore autant de drame, de technique théâtrale dans ses romans que Zola incorporait aux siens de poésie épique. Mais chez tous deux la machinerie est pesante et tendue. Il y a dans Bourget un matérialisme de la technique plus apparent encore que dans Zola.

Zola est un tempérament sans culture. Il serait excessif de dire que Bourget est une culture sans tempérament, mais enfin c’est un romancier intelligent, qui s’était montré fort habile, dans les Essais de Psychologie, au maniement des idées complexes et littéraires. Tous deux disciples de Taine, Zola en a pris ce qu’en prend le vulgaire, Bourget ce qu’en ont pris les lettrés, aucun ce qu’ont pu en prendre les philosophes.

Le public de Zola est un public petit-bourgeois, classes moyennes, « nouvelles couches » comme on disait, démocratique, comme on dit. Il y a des gens très riches dans ses romans, dans la Curée et dans l’Argent, tous de mauvais et nouveaux riches, dont l’opulence a des sources infâmes. Il n’y a pas de gens nés, pas d’héritiers, ou ils sont des comparses, ont des taches, comme Renée Saccard. Pas de femmes du monde non plus, et très peu parmi ses lectrices. Bourget au contraire fera pour les classes aisées le roman des classes aisées, de leurs complications sentimentales, de leurs « idées », de leur héritage. Certes une part de Bourget se trouve déjà dans Feuillet. Mais il est remarquable que le monde de Bourget n’est plus du tout le monde de Feuillet : c’est bien le monde de la Troisième République, le succès de Bourget fut fait d’ailleurs bien moins par l’aristocratie française que par les salons juifs et cosmopolites de 1888, très ouverts à la littérature. L’adultère n’est plus chez lui exception scandaleuse comme chez Feuillet, mais vraiment l’arbre de couche du roman.

Le roman de Zola est un roman de gauche. « La République sera naturaliste ou ne sera pas. » Le roman de Bourget sera un roman de droite. Par la même pesée invincible, tous deux passent au roman à thèse, thèse religieuse, sociale, politique, Zola à la fin de sa vie et très gauchement, dans les Quatre Évangiles, Bourget presque dès le début, et très adroitement, d’abord dans le Disciple.

Dans le Disciple, le romancier psychologue écrit le roman d’un psychologue, ou plutôt de deux psychologues, le maître et le disciple. Bourget sait ce que c’est qu’un psychologue, mieux que l’auteur du Docteur Pascal ne sait ce que c’est qu’un savant : cependant Taine, qui lui a servi plus ou moins de modèle, a fait à ce sujet, dans une lettre à l’auteur, des réflexions sévères ; le disciple surtout, qui séduit une jeune fille pour les besoins de ses études, pour se documenter comme disaient alors les romanciers, redonde d’invraisemblance. Et le Disciple ne fut point un livre durable. Avec cela son apparition, sa date (1889), son succès, forment un événement littéraire capital. Ils marquent l’entrée des idées et des systèmes dans le roman courant. Le Disciple a ajouté, à ce genre littéraire, de la pensée et du poids, il a enrichi son registre et ses moyens.

Cosmopolis (1893), un des meilleurs romans de Bourget, peut passer aussi pour un roman à thèse, une thèse sur la permanence de la race. Mais c’est seulement en 1902, sous l’influence des Déracinés (Un Homme libre, de 1889, n’avait déjà pas été étranger à la pensée du Disciple) et de l’affaire Dreyfus, qu’il tient décidément le roman à thèse pour la pièce maîtresse du genre romanesque, et ses quatre romans les plus solides, l’Étape, l’Emigré, Un Divorce, le Démon de Midi, encadrés entre les deux nouvelles de l’Écheance et du Justicier, forment bien le massif central de sa maturité.

Ils manquent d’air, de points d’interrogation, de disponibilité. Ce sont les romans rigides des thèses conservatrices. La loi et les prophètes sont pour Bourget les Origines de la France contemporaine, et tout se passe comme si ses romans à thèse étaient des mythes destinés à animer, à rendre sensibles au cœur et aux sens, la philosophie conservatrice de Bonald et la Réforme Sociale de Le Play. Le romancier devient un avocat : avocat des héritages dans l’Étape, avocat des hiérarchies dans l’Émigré, avocat du mariage chrétien dans Un Divorce, avocat de l’ordre social contre les droits de l’individu dans le Démon de Midi. Le romancier est entré dans une époque organique tout à fait contraire à l’époque critique des Essais de Psychologie, mais tout aussi bien commandée par son talent.

Un talent qui est aussi d’avocat, puisque c’est le talent oratoire. Deux écrivains de cette époque ont été doués d’un style oratoire, Brunetière et Bourget. Le style de Bourget, souvent lourd et pédant, se sauve toujours gràce à son mouvement massif et continuel, à son enchaînement logique, à sa solidarité avec la parole qui convainc. C’est un style démonstratif, et tout se passe d’ailleurs chez Bourget comme s’il s’imaginait que ce style démonstratif démontre quelque chose, qu’une « démonstration » au sens des militaires peut ressembler à une démonstration géométrique. Mais cela importe peu. Nous ne lui demandons que l’impression littéraire, l’appareil et non l’effet de la conviction. Taine avait mis en épigraphe à son Tite-Live : In Historia Orator. Lui-même dans ses Origines avait été cet orateur. On appréciera dans les romans à thèse de Bourget, dans son style original de thèse, un in fabula orator.

Cette technique oratoire se double d’une technique romancière également remarquable. L’enchaînement des péripéties dans un roman de Bourget est aussi solide que l’enchaînement du style démonstratif. Avec un fond de scholar qui le rendait incapable de réussir au théâtre, on peut voir en lui l’écrivain qui a incorporé au roman le plus d’éléments techniques propres au théâtre, et les lui a fait intégralement assimiler. Avec quelque monotonie peut-être. Le centre de ses savantes péripéties est toujours fourni plus ou moins par les marronniers de Figaro. Publiés dans la Revue des Deux-Mondes, l’Étape, l’Émigré, Un Divorce, sont articulés sur la division en six livraisons avec autant d’habileté technique qu’une pièce de Dumas sur la division en actes.

N’oublions pas que Bourget appartient, comme France, à une génération intermédiaire entre celle de l’Empire (1850) et celle de la République (1885), qu’il ne réagit contre le Conseil des Dix de ses Essais, soit les dix maîtres de la génération de 1850, qu’en restant leur disciple respectueux, et même leur imitateur. Les noms de Taine et de Dumas ont pour lui un poids qu’ils auraient perdu en partie pour un Vingt ans en 1885. De Loti, dont l’âge est le même, cela n’a aucune importance, puisqu’au contraire de Bourget, il arrive dans les lettres tout neuf et sans lectures.

L’heureuse longévité de Bourget, qui avait dix-huit ans en 1870, lui a permis de survivre longtemps à la guerre de 1914. Si ce grand ouvrier de lettres a prolongé jusqu’à la vieillesse une production très régulière, le Démon de Midi, paru en 1914, a mis le point final au meilleur de son œuvre. Sa forme et sa substance romanesques appartiennent au passé. L’immobilité de ses idées, la répétition des mêmes lieux communs, ont nui au critique social, ont communiqué leur mécanisme au romancier. Mais pendant trente ans, Bourget a été un original témoin du roman français, tel que l’avaient constitué Balzac et George Sand. Il verse avec une force continue, dans ce cadre plastique, l’éloquence, la pensée, le sens des intérêts sociaux, de la société polie. Son roman bien fait a été contemporain de la pièce bien faite, sa technique appartient au bel âge des bonnes techniques. La perte, plus tard, de ce que cet âge avait su maintenir ne pourra à aucun point de vue passer pour un profit.

Anatole France.
Plus âgé de huit ans que Paul Bourget, Anatole France a dépassé la quarantaine en 1885, il appartient avec Coppée, Sully-Prudhomme, Hérédia, exactement à la génération des Épigones parnassiens. Il était paresseux, timide, un peu retardataire. Il se sentait une vocation de liseur, d’ami des livres, plutôt que d’auteur. Le Crime de Sylvestre Bonnard, qui est de 1881, le Livre de mon Ami qui est de 1885, étaient bien des récits, de délicats récits, mais faits dans l’ombre des livres, demandant au monde des livres leurs personnages, leurs souvenirs, leur langage. Presque tous les Parnassiens ont été des bibliothécaires : mais France, né dans une boutique de libraire, reste plus particulièrement le délégué spirituel de l’école à cette profession. La littérature française est d’ailleurs remplie de ces hommes de goût, de sens, que les livres, empêchent d’entrer au plein des lettres, comme les arbres empêchent de voir la forêt. France avait tout ce qu’il fallait pour rester l’un d’entre eux.

Il échappa à ce péril, d’abord par la conscience qu’il prit de ce genre de vie, l’aveu qu’il en fit et le style qu’il lui donna. Il lui échappa ensuite par la surveillance et le contrôle exigeants de la femme intelligente qui disciplina ce paresseux, lui indiqua des sujets, le fit travailler, en obtint un rendement inespéré. Il lui échappa enfin par la complicité de la dernière époque qui ait encore connu des valeurs traditionnelles, héritées, des portefeuilles, littéraires et autres, de père de famille. Par son style, ses cadences, ses imitations, ses centons, ses parodies, il a posé un curieux point final, provisoirement final, à la littérature classique. Il a su faire de son Paris natal une seconde Alexandrie, grecque et juive, érudite et lettrée, l’Alexandrie qui est en puissance dans le classicisme français, et qui donne sur la branche parnassienne un fruit d’arrière-saison.

La plupart des livres de France sont des fictions et des récits. Est-il un romancier ? La question se posa vers 1892 pour l’Égérie, Mme de Caillavet, qui décida que M. France pouvait produire d’aussi bons romans que M. Bourget. Des femmes du monde ayant fait écrire, d’après elles-mêmes, Un Cœur de Femme à Bourget et Notre Cœur à Maupassant, le Lys rouge fut une manière de Cœur de même couleur, de même style, ou de plus grand style. On ne peut dire que le Lys rouge soit manqué. Mais cette chronique d’un salon parisien en 1892, cet esthétisme oratoire, ce jeu d’échecs de l’adultère parisien joué sur un échiquier ancien — au sens des antiquaires — trouvent moyen de dater beaucoup plus que Notre Cœur, qui n’est d’ailleurs pas non plus un chef-d’œuvre éternel.

D’un certain point de vue, France reste bien un contemporain de Bourget, et dans le monde des romans, les thèses de l’un et les mythes de l’autre ne laissent pas de se ressembler. Dans les deux cas, la création est subordonnée à des idées, qu’il s’agit de montrer, de rendre sensibles et de faire agréer par des fictions. Chez Bourget, la thèse est liée à la technique du dialogue. Dans les deux cas, il s’agit d’un reflux du roman, accordé à une époque où sont goûtées les valeurs d’intelligence.

En 1889, Anatole France, alors critique littéraire au Temps, rencontrait chez Mme de Caillavet le maître in partibus de la maison, le philosophe Victor Brochard, auquel il devait bientôt succéder. Brochard connaissait par le dedans et vivait la philosophie grecque. Il contribua à helléniser Anatole France, à lui faire prendre le pli de la sagesse, ou des sagesses antiques, à l’installer dans un débat modernisé entre épicuriens, sceptiques et chrétiens, et aussi, si l’on veut, entre Renan, dont les Origines du Christianisme étaient à cette époque une manière de Somme du dilettantisme érudit, et l’alexandrinisme des salons littéraires juifs de la fin du XIXe siècle. Le style seul peut sauver ces attitudes, et le style éclectique, composite, artificiel, colligé et contaminé d’Anatole France, centon de Chateaubriand, de Flaubert, de Renan, y convenait à souhait. De là, en 1890, Thaïs, l’histoire d’une pécheresse sauvée et d’un ermite damné, sorte de camée de salon, ou, déjà, de Lys rouge en mosaïque, où tant de collaborations sont magistralement fondues et dont le succès dans le monde lettré fut extraordinaire. Six ans après parut l’Aphrodite de Pierre Louys : 1890-1896 est exactement l’époque où Salammbô et la Tentation trouvent enfin leur public et font école.

Cela, Thaïs en 1890, le Lys rouge en 1894, tenait d’un Anatole France artiste et fabricant qu’eût fini par démoder déjà la réaction contre le dilettantisme qui suivit la mort de Renan. Heureusement il se trouva que cette sagesse grecque, France sut la revivre mieux que de l’extérieur, et qu’il l’incarna avec une admirable souplesse dans des personnages ou plutôt dans un personnage à plusieurs noms qui allait devenir un type. Dès la fin du XIXe siècle, deux noms deviennent usuels pour désigner Anatole France. On l’appelle le bon Maître, comme on appelait Rousseau le Citoyen. On l’appelle M. Bergeret, comme on appelait Chateaubriand René. Le bon Maître signifie Jérôme Coignard, créé d’abord pour la Rôtisserie de la Reine Pédauque et qui fournit ensuite son mannequin à des Opinions. Le M. Bergeret de l’Histoire contemporaine fit plus d’usage encore. Comme dans Thaïs et le Lys rouge, un jardinier expert a pratiqué une greffe, greffe d’une sagesse vécue, sur un personnage complaisant, et la greffe a été si bien faite que le personnage a été accepté comme type, que M. Bergeret promené en province et à Paris, a fait boule de neige insensiblement, est devenu d’abord un bonhomme, puis un homme.

Ni Coignard ni Bergeret n’étaient susceptibles d’une durée indéfinie. Le vrai Coignard se dépayse déjà quand il passe de la Rôtisserie où il a son petit peuple autour de lui, dans les Opinions, où il n’est plus qu’une patère où M. France accroche ses chapeaux d’idées. Il en va de même quand M. Bergeret passe de la province à Paris, où il disparaît dans l’affaire Dreyfus. Bergeret ne pouvait guère pousser que dans cette terre grasse et lente de la province et des originaux provinciaux, vrai sol du roman, comme les limons sont ceux du blé. Que l’on compare l’Histoire contemporaine avec le Lys rouge, le roman francien de la province avec le roman francien de la société parisienne, et l’on sentira à quel point les « mœurs de province » l’emportent ici sur les « mœurs parisiennes ».

S’il y a un point où France ait bien touché au vrai roman c’est dans les trois premiers volumes de l’Histoire contemporaine. On peut s’étonner que ce Parisien pur y ait réalisé une province si substantielle. On s’est demandé où il l’avait connue. Mais il faut remarquer que cette province française, c’est d’abord une province francienne, peuplée par la parenté même de France, d’abord le Bergeret, qu’il voyait chaque matin dans sa glace en se rasant, le personnage dont il riait premièrement chaque jour, — les ecclésiastiques, à qui l’auteur de la Rôtisserie prêtait l’attention naturelle d’un vieux renanien et d’un clerc désaffecté, — le bibliothécaire, l’archiviste, le libraire, — et l’histoire de Mme Bergeret n’est autre chose que l’histoire du ménage d’Anatole France et de sa première femme, racontée avec une précision cynique qui a légitimé depuis tous les Anatole France en pantoufles, et Mme de Gromance, c’est la femme du Lys rouge sur laquelle France prend sournoisement quelques revanches, — et les salons où fréquentait France ne manquaient ni de fonctionnaires ni de généraux. Cela n’empêche pas que sur bien des points la fabrication ne reste visible. Les ducs de Brécé par exemple peuvent fréquenter chez Feuillet ou chez Proust. M. France, lui, n’a été en rapports qu’avec leur maître d’hôtel littéraire, Arthur Meyer. D’ailleurs on peut très bien créer des types avec des personnages parfaitement faux. Tout est factice et faux dans Crainquebille. La rue Montmartre y est vue par le même artiste, qui décrit dans Thaïs la rue d’Alexandrie. Cependant Crainquebille est devenue la seule œuvre très populaire d’Anatole France, et les marchands des quatre-saisons s’appellent Crainquebille comme les gamins s’appellent Gavroche.

Le philosophe, intermédiaire entre la Nouvelle Académie et le Jardin d’Épicure, qui s’est formé dans un salon de Paris comme ceux d’Athènes se formaient dans un gymnase, s’est exprimé par romans ainsi que ceux d’Athènes et d’Alexandrie s’exprimaient volontiers par mythes. Mais précisément, à son époque, et entre les mains d’écrivains intelligents comme lui, d’écrivains qui ont des idées, le roman tourne au mythe, ou au demi-mythe. Une seule fois France a écrit un mythe complet, la Révolte des Anges. C’est probablement son chef-d’œuvre, et il a été méconnu. Il se voit que France l’a écrit pour lui, pour se délivrer de ses plus secrètes pensées, pour s’exprimer une bonne fois, à fond, sur la religion, sur l’intelligence, sur la vie, sur Dieu. Il est remonté par les parodies à Milton, et, plus loin peut-être, plus inconsciemment aussi, aux gnostiques et à leurs extraordinaires épopées métaphysiques. La Révolte est, comme Les Dieux ont soif, le roman d’une vieillesse lucide, la mise au jour d’œuvres longtemps méditées et qu’il fallait enfin écrire. Pareillement le fils du libraire France Thibault, cet auteur du Catalogue Labédoyère, spécialisé dans la révolution française, devait écrire un roman sur la Révolution. Les Dieux ont soif est un livre d’une maîtrise absolue. C’est par ces deux ouvrages de ses dernières années que la faveur reviendra d’abord un jour à Anatole France.

Son discrédit actuel est un phénomène nécessaire, ordinaire dans la génération qui suit la mort d’un grand écrivain. Il a été légitimé en partie par la place exorbitante que France avait prise dans le premier quart du XXe siècle, non seulement comme chef de file reconnu de la littérature française, mais comme la plus rayonnante des personnalités littéraires de l’Europe. Il le devait d’abord à la valeur de son œuvre : l’origine de cette popularité était saine. Mais il le devait aussi à la place éminente que lui avait donnée dans la République de la raison son rôle dans l’affaire Dreyfus, où il avait recueilli, en somme, après 1902, l’héritage de Zola, comme préposé à la « conscience humaine ». Il le devait aux sympathies que lui valait dans le monde entier son « avant-gardisme » à l’époque où presque toutes les valeurs françaises étaient nationales, et nationalistes. C’est Romain Rolland qui après 1918 a recueilli ici son héritage, il y a une ligne droite Zola-France-Rolland. Mais d’autre part la grande guerre ayant été présentée, par une inévitable propagande, comme la guerre de la civilisation contre la barbarie, il s’est trouvé que, par position, par le poids même et le sens de son œuvre, par le trop-plein de culture que représentait sa synthèse d’Alexandrie et de Paris, France est apparu comme le symbole, le palladium de l’acquis, de la mémoire, de la tradition, de ce qu’on appelle du nom général de civilisation. On l’a vu, ainsi favorisé, défendu, accru, des deux côtés, comme Voltaire en 1820 quand les libéraux l’admiraient pour son antichristianisme et les Jésuites pour sa poésie. Il a fléchi ensuite, a été déclassé des deux côtés, à la fois, encore, comme Voltaire et le XVIIIe siècle entre 1830 et 1850. Il ne semble même pas que le moment soit venu où un retour à France pourrait exciter des imaginations et rendre des services, ce qui arrivera inévitablement à condition que l’avenir laisse subsister le phénomène littérature, ce que ne prévoyait d’ailleurs pas Anatole France. Le bon maître, qui n’était pas si bon, a eu une mort à la Chateaubriand : son communisme consistait surtout, comme le carlisme du Vicomte, dans un « Crève donc, société » où était compris un « Crève donc, littérature ». C’est le côté où l’on ne veut pas mourir seul.

III
LE ROMAN
(Suite)

Sans laisser et imposer de présence isolée comme celles de Balzac et de Flaubert, cette génération à mi-côte, et bien exposée, se distingue d’ailleurs par une production abondante et soutenue, des expériences variées, une aptitude à remplir tous les cadres, à adapter la forme romanesque à toutes les natures d’idées, de messages ou d’influences. Renan dans Patrice, Taine dans Étienne Mayran, s’étaient sentis mal à l’aise et peu originaux dans la fiction, et avaient laissé leur roman autobiographique inachevé. Au contraire leurs successeurs s’y installent avec une souplesse parfaite. Toute source d’idées coule à un moment donné dans le lit facile de la fiction, du mythe. Renan a ses épigones en France ou Lemaître, Taine en Bourget ou Rod. La littérature va au roman, en entraînant ses produits de démolition, comme le fleuve à la mer. On songe à ce qui, dans l’âge précédent, s’était produit en poésie, quand les épigones parnassiens mettaient n’importe qui à même d’exprimer n’importe quoi en quatrains ou en sonnets.

Le bénéfice a été cependant bien plus grand pour le roman que pour la poésie. Grâce au roman autobiographique (Vallès ou Fromentin) d’une part, au roman naturaliste d’autre part, cette génération paraît être la première qui ait réalisé le caractère universel du roman, et que tout le monde a en lui-même et autour de lui des sujets de roman. Cet état d’esprit est peu favorable évidemment à la naissance d’un Balzac inattendu et créateur. Mais il facilite, évidemment aussi, la vitalité ordinaire et moyenne d’un genre littéraire. On s’en rendra compte par la multiplicité des branches que forme pendant ces trente ans le roman littéraire.

La Tradition naturaliste.
Le « Naturalisme pas mort » de Paul Alexis exprimait en 1890, une vérité. Le naturalisme a duré comme système de vision, d’expression de la réalité, doublé d’ailleurs en naturalisme épique et naturalisme documentaire.

Nous entendrons par naturalisme épique non la tradition du style épique qui s’opposait chez Flaubert et Zola à l’écriture artiste des Goncourt, mais le genre d’entreprise cyclique et monumentale qui recueille la tradition des Rougon-Macquart, comme Zola recueillit celle de la Comédie Humaine. Deux de ces entreprises sont remarquables, celle de Paul Adam et celle de J.-H. Rosny.

La vaste et profonde production qu’entassa Paul Adam est aujourd’hui peu lue, et sa carrière donne l’impression d’un échec. Cependant le Temps et la Vie dont quatre volumes furent écrits, biographie romanesque de la famille d’Adam depuis le Consulat, était un monument original. Et surtout Adam a influencé une partie notable de la littérature d’après-guerre, par son style dynamique, son modernisme, son colonialisme, son anti-humanisme, sa morale sportive. Il était au moins un pas vers un balzacisme nouveau.

Il y eut plus de vie et de présence encore chez J.-H. Rosny, probablement la plus opulente nature romancière de cette époque. Le départ de J.-H. Rosny fut magnifique et l’auteur du Termite, de Daniel Valgraive, de Nell Horn, des Xipéhuz et de Vamireh, paraissait dans les dernières années du XIXe siècle destiné à occuper triomphalement la place que celui du Docteur Pascal et des Quatre Évangiles n’arrivait pas à remplir : celle du romancier d’un monde laïque, de raison et de science, raison d’ailleurs aventureuse et poétique, science subtile, engageante, hardie, fulguration d’hypothèses qui ne sentent pas l’école primaire, et qui sont d’un homme, comme on dit, averti. Ni dans l’ordre du style ni dans l’ordre de l’imagination, aucune des ressources normales du roman ne lui manquait. Ce qui lui manqua, ce fut cette volonté de créer, d’inventer, cette rupture de l’artiste avec son passé, si forte chez un Flaubert et qu’on retrouve chez Daudet, jusqu’à Sapho. De bonne heure il s’est répété, et à partir de 1912 environ, soit après la Vague rouge, sa production s’épanouit surtout en quantité.

Le naturalisme documentaire reste florissant et solide. On ferait du roman documentaire un tableau qui prendrait presque les proportions d’une encyclopédie. Georges Lecomte avec les Cartons verts (administration) et les Valets (parlementaires), Léon Frapié avec ses romans de l’institutrice, en fourniraient des exemples. On en ferait d’ailleurs toute une bibliothèque, et l’on sait comme ils ont continué à donner, comme ils abondent dans le courrier des académiciens Goncourt, qui les avaient d’abord favorisés. C’est d’ailleurs après 1914, que le roman documentaire aura son spécialiste le plus vigoureux, le plus original, le mieux muni d’expérience précise, avec Pierre Hamp et son cycle de la Peine des Hommes.

C’est au naturalisme documentaire qu’il faudrait rattacher Gustave Geffroy, l’auteur d’un minutieux roman sur la vie de l’ouvrière parisienne, l’Apprentie (1904), et Lucien Descaves, qui fut, au temps du naturalisme, poursuivi pour Sous-Offs, et dont la Colonne (1902) et Philémon (1913), romans d’un vétéran de la Commune, sont d’une riche épaisseur de mémoire parisienne.

On verra l’une des nouveautés curieuses du roman des milieux dans le roman du milieu, entendons le milieu des hors-la-loi et des mauvais garçons, écrit dans un esprit de sympathie, complice et ironique, et dont l’initiateur semble être Jean Lorrain. Charles-Henry Hirsch, avec le Tigre et Coquelicot (1905) et Eva Tamarches et ses Amis l’a popularisé. Mais il est surtout représenté par deux poètes : le parfait Charles-Louis Philippe de Marie Donadieu (1904), et de Bubu de Montparnasse (1906) et après la guerre Francis Carco.

Les hasards de l’évolution littéraire et les idées reçues de l’usager du roman font que le roman n’est plus dit documentaire dès qu’il concerne la bourgeoisie et les classes aisées ; il devient alors roman psychologique, ou roman romanesque, ou chronique de la société. On ne voit pas très bien pourquoi le tableau de la bourgeoisie appartient à une autre classe du roman que le tableau du peuple et précisément Zola fit scandale en les traitant de la même façon et en les mettant à la même échelle. On peut admettre cependant que l’aisance, le genre de vie bourgeois, permettent des complications sentimentales et intellectuelles conformes à la tradition de notre littérature d’analyse morale et contribuent à créer pour leurs usagers une catégorie particulière du roman.

Le Roman bourgeois.
Le roman de la classe riche a été tenté sans indulgence par Paul Hervieu, dans Peints par eux-mêmes, roman par lettres qui se souvient de Laclos, et dans l’Armature (1893), roman des drames d’argent dans le monde. Après quoi le théâtre l’a pris tout entier. Il n’en va pas de même d’Abel Hermant et de Marcel Prévost, nés la même année (1862) tous deux romanciers de grande école, d’abord parce que le premier est normalien et le second polytechnicien, à qui des incursions superficielles au théâtre ont laissé une place et une fonction de romanciers considérables.

De l’abondante et inégale production d’Abel Hermant, la moindre partie est restée en vive lumière, et mérite cette considération durable. Ce sont d’abord les romans dialogués de la Carrière (1894) et des Transatlantiques (1897) dont la verve satirique a fait époque. Ce sont aussi les deux incomparables Courpière (1901 et 1905) et les Confidences d’une Biche qui datent du temps de l’affaire Dreyfus, et offrent un dur tableau de la vie mondaine, et aussi demi-mondaine, à cette époque, constituant le romancier dans une fonction de moraliste mondain, où il y a de la complicité et de l’amertume, quelque pédantisme de précepteur normalien à une table noble, la clairvoyance dans l’insolence et un art étonnant du portrait. C’est tel roman d’une force et d’une sobriété classiques comme la Discorde. La partie de son œuvre à laquelle Abel Hermant a donné le plus de soin et qu’il préfère, c’est l’autobiographie transposée qu’est en trois parties la Journée brève, et qu’il publia après la guerre. Les lecteurs n’ont pas ratifié cette préférence. Mais on peut hésiter. De la passion où fut écrit ce roman d’un double idéal de l’auteur, quelque chose subsiste dans ces trois volumes qui ne sont pas évidemment écrits pour la foule mais qui sont écrits, et sans doute trop écrits. Il y a aujourd’hui dans les lettres des hermantiens, un peu rares, mais dont l’espèce a chance de durer très longtemps. Tous les romans de l’auteur qui comptent comportent plus ou moins des clefs, sont des biographies transposées, comme la Journée brève est une autobiographie transposée. Rien qui favorise mieux une chapelle posthume que la recherche des clefs, dont la connaissance conférera des grades en hermantisme comme elle en confère en stendhalisme. Et cette chapelle sera desservie par le clergé des amateurs de style. Celui-ci est d’une élégance un peu pastichée, mais la République traditionnelle des Lettres serait bien malade, s’il ne gardait des amis.

La technique précise et sûre que Hermant met dans son style, son dialogue, ses portraits, Marcel Prévost l’emploie surtout dans la facture de ses romans. Ils lui ont valu un succès solide et durable. Ses lecteurs et surtout ses lectrices se renouvellent sans faiblir depuis plus de quarante ans. On ne consultera pas ses romans comme on consultera ceux d’Hermant, pour y trouver des mémoires qui servent à l’histoire de la société, mais, dans la mesure où la bourgeoisie française comporte une société des femmes, une République des femmes, comme des mémoires bien établis pour servir à l’histoire de cette République. Dans sa trentaine de romans, ce qui ne la concerne pas est factice, ce qui la concerne est vivant. En 1894, les Demi-Vierges n’ont pas seulement apporté un mot heureux, comme le Demi-Monde de Dumas, elles ont été l’une des découvertes du roman. Avec les Vierges fortes et les Anges Gardiens on en ferait volontiers une trilogie ou plutôt une quadrilogie, car les Vierges fortes ont deux parties, où se reconnaîtrait le meilleur de Prévost : caractères intéressants, histoire contée avec une lenteur habile, moralité finalement traditionnelle, que l’auteur prend à tâche d’obtenir par des moyens périlleux qui plaisent au lecteur. Comme l’auteur du Demi-Monde à son théâtre, l’auteur des Demi-Vierges a annexé à son roman un cabinet de direction de consciences féminines, d’où les Lettres à Françoise, c’est-à-dire à la jeune fille bourgeoise française. Elles sont agréables et judicieuses.

Le roman d’Hervieu, d’Hermant et de Prévost est évidemment respectueux de tout ce qui est respectable. Mais tout de même ce sont là, ou ce furent, des écrivains de gauche, d’esprit laïque. Ils militèrent tous trois dans le parti de la révision à l’époque de l’affaire Dreyfus, et leurs romans sont, comme l’on dit, agnostiques. Bien que l’un d’eux au moins, Marcel Prévost, ait été élevé par les Pères, les questions de religion comptent peu ou point pour eux. Nous sommes à l’antipode de Feuillet et de Bourget. C’est d’ailleurs dans la direction catholique de ceux-ci que s’engage la plus grande partie du roman bourgeois ou du roman de bonne compagnie.

René Bazin et Henry Bordeaux ont écrit sur des thèses congénères leurs romans de défense sociale et religieuse. Bazin a eu deux ou trois fois le bonheur et l’intelligence d’écrire des romans dont le sujet était dans l’air politique et social, et de s’en tirer fort bien : celui de la propriété menacée avec la Terre qui meurt (1898), celui de la question alsacienne avec les Oberlé (1901), celui des institutrices laïques et chrétiennes de l’Ouest avec Davidée Birot (1912) ; c’est sérieux, élevé, émouvant, avec un sentiment poétique des choses de la terre et des choses de l’âme. Bordeaux a touché à plus de matière romanesque, mais ses meilleurs romans sont ceux où l’homme de loi se manifeste, où il y a une thèse à défendre, sur la famille (les Roquevillard, 1906) le souvenir des morts (le Barrage, 1927) la religion (le Chêne et les Roseaux) et même le rapprochement des races en Syrie dans l’ingénieux et tendancieux roman de l’occupation française qu’est Yamilé sous les Cèdres.

Bazin et Bordeaux romanciers sont portés par un fort courant de cette fin du XIXe siècle, celui dont témoignent surtout Brunetière, Bourget, Barrès, et que d’un mot familier à Brunetière on peut appeler le mouvement d’utilisation du catholicisme. Quelles que soient leurs expériences personnelles, ils font sentir et connaître le catholicisme comme système de conformismes et de cadres extérieurs bien plutôt que comme appel au secret de l’âme. Un contemporain de Bourget, le Vaudois Édouard Rod, a mis au contraire dans ses romans sévères (les deux Michel Teissier de 1893 et 1894, le Ménage du Pasteur Naudié de 1898) l’accent sur la tragédie intérieure et l’inquiétude protestante. La place que le calvinisme tiendrait chez Rod, un jansénisme héréditaire semblerait le tenir chez Édouard Estaunié. Mais nous quittons ici le plan proprement religieux. Estaunié est devenu le romancier d’un mystère, d’un secret, d’une angoisse, d’une tragédie intérieure qui ne concernent plus une religion révélée. Le roman devient par lui un mythe au moyen duquel la vérité cachée de l’homme et des choses est opposée à leur apparence, à ce que nous les croyons être, à ce que nous nous croyons être. L’Ascension de M. Baslèvre (1921) et l’Appel de la Route (1923) sont excellemment nommés : roman de l’ascension d’un être mécanique et froid, d’un haut fonctionnaire, touché par la présence spirituelle d’une femme, roman d’un appel qui convoque obscurément pour une atroce tragédie une famille sérieuse de province. Il semble que l’effort de ces romans consiste à chercher un équivalent laïque à la grâce. Avec cela l’auteur qui nous apporte une telle impression de vie intérieure ne laisse pas l’impression (exception faite de deux romans plus ou moins autobiographiques de jeunesse, l’Empreinte et le Ferment) qu’il écrive des romans personnels.

Le Roman personnel.
Cependant le roman personnel a coulé à pleins bords à cette époque. C’est, au moins apparemment, la forme la plus facile du roman, puisqu’il consiste à se créer ou à se fabriquer un double, où il appartient au lecteur de démêler le factice et le vrai. Tout roman personnel occupe entre ce factice et ce vrai le plan qui lui est propre : il a son plan comme il a son style.

Le type de la vocation du roman personnel, on le trouvera par exemple chez Huysmans qui n’a jamais pu que romancer ses expériences en les déléguant à des sosies, Folantin ou Durtal. On trouverait chez Jules Renard un exemple aussi typique de cette vocation. Maintenant que nous possédons l’étonnant Journal, nous rattachons les romans de Renard à cette attention perpétuelle et maniaque de l’écrivain à lui-même, aux autres à travers lui-même.

On s’étonne que dans le Journal, Jules Renard ne parle jamais de Jules Vallès. Est-il gêné par l’existence de Vallès, que certainement il n’a pas imité, mais avec qui il partage une nature commune d’écrivain et d’homme. Le cas et le style de Poil de Carotte étaient déjà ceux de l’Enfant. Enfants de gauche, comme Henri Brûlard, et même littérature antisociale, explosif dans les bases, comme dit Flaubert, les racines, comme dit Barrès, les assises de la famille et de la société bourgeoises. Tirer de l’autobiographie vulgaire un Brûlard, un Vingtras et un Poil de Carotte, c’est un tour de force d’expérimentation littéraire comme l’expérience qui convertit en liquide l’air que nous respirons. Et la critique, le service des ponts et chaussées de la littérature, admire qu’ils soient trois, entre lesquels une route suit, dans la géographie du XIXe siècle, une pente si naturelle de terrain.

Renard n’a peut-être écrit qu’un seul vrai roman, un chef-d’œuvre ; l’Écornifleur, histoire d’un observateur à l’œil clair et dur qui vit en parasite, en exploiteur littéraire et en critique social dans une famille bourgeoise ; l’œuf de l’analyse pondu par le génie immanent des lettres françaises, dans une bonne chenille bourgeoise où il se développe et qui le nourrit sans se sentir détruire. Dans Ragotte et Nos Frères farouches, ce sont des paysans, domestiques et voisins de Renard, à Chitry, qui tiennent la place des Vernet de l’Écornifleur et qui sont pareillement utilisés, exploités, analysés, décomposés, déchiquetés en une dentelle incroyablement dure et sûre, transparente et légère, d’attitudes, de mots, d’idées. Ce vieux mot écornifleur n’est guère resté dans notre langue que parce que La Fontaine l’a appliqué précisément au renard, et le malin le savait bien. Les quinze volumes de l’œuvre de Renard resteront l’un des procès-verbaux les plus parfaits d’un des témoins les plus malins dans tous les sens du mot, y compris le Malin, que notre littérature d’analyse ait déchaînés sur les hommes.

Ce cas d’une littérature romanesque qui bourgeonne sur un journal intime, nous l’avons rencontré chez les Goncourt et chez Loti. Il est lié, lui aussi, à notre relief littéraire. En comparant ici Renard aux Goncourt et à Loti, on mesurera ce qui reste chez ceux-ci d’un conformisme de caste qui a disparu dans Renard. Le cas de Barrès se rattache en somme à la même famille monumentale de la littérature. Et à plus forte raison le cas d’André Gide.

André Gide.
Toute une partie, et la partie centrale, de l’œuvre d’André Gide, continue ce journal peu ou point romancé qui était le livre de ses vingt ans, les Cahiers d’André Walter. L’Immoraliste et la Porte étroite, que Gide a appelés récits, sont des demi-romans où une expérience personnelle est arrangée, ni plus ni moins que dans l’Écornifleur, mais ici l’aventure est toute de tragique intérieur. L’Immoraliste écrase sous un titre nietzschéen l’analyse d’un cas personnel qui mériterait mieux un nom flottant entre égoïsme et égotisme, l’exigence du bonheur sensuel en conflit chez l’homme avec le bienfait du foyer et le sacrifice d’une femme, cette exigence du bonheur qui triomphe sur la ruine de la tendresse, et l’opposition creusée, portée au double de sa profondeur, par le non-conformisme de l’exigence, sensuelle, la tradition et la forme protestantes du foyer. L’Immoraliste est la porte large, la porte ouverte sur le monde des Nourritures terrestres, El Kantara. Les Nourritures deviennent aussi une sorte de carnet ou de journal de l’Immoraliste, comme Gide écrira plus tard le Journal des Faux-Monnayeurs. Nous voilà au nœud même du roman journal. L’Immoraliste était le roman délégué à la porte large des Nourritures ; la Porte étroite peut passer pour sa contre-partie, son complément ou sa suite idéale. Tout cela a formé un jardin secret, attentivement cultivé, dont nous avons aujourd’hui la clef et qui est devenu un des plus fréquentés, des plus « publics » de la littérature. Mais cette publicité a été tardive. L’œuvre de Gide n’a été connue, jusqu’à la guerre, que des cercles lettrés ; la brusque gloire que rencontrèrent vers 1893 les trois idéologies du Culte de Moi, avec leur utilisation du catholicisme, contraste singulièrement avec l’obscurité tenace qui s’est attachée jusqu’après la quarantaine, à l’œuvre d’André Gide, qui nous est d’ailleurs revenu un peu par la Suisse protestante.

Chez Gide comme chez Barrès on trouve un élément littéraire capital qui n’existe pas du tout chez Jules Renard. Ils sont en un sens bien plus littérateurs, bien plus proches d’Anatole France que Jules Renard. En effet, ce qui bourgeonne sur leur exigence de journal intime ou de Cahiers, ce ne sont pas seulement des romans aux trois-quarts autobiographiques, ce sont des mythes.

Les Trois Idéologies de Barrès ont séduit par leurs mythes. Et la Lorraine elle-même est créée par lui comme un mythe. Gide a écrit des mythes purs, plus subtils et plus sèchement allégoriques dans le Voyage d’Urien et dans le Prométhée mal enchaîné. En 1913, il conçoit ses Caves du Vatican comme un mythe, un mythe caricatural, un énorme Daumier à la manière de Bouvard et Pécuchet, où apparaît à nu la dure clairvoyance à la Renard qu’il avait révélée dans le livret de Paludes. Le thème profond des Caves semble celui d’un homme mûr qui court après sa jeunesse, comme on dit — et pas seulement après la mienne, a-t-il ajouté — et qui y court en deux temps, d’abord en déclassant et en caricaturant dans les trois-quarts de sa « sotie » tout ce qu’il voit dans le monde d’automatisme et de vieillissement (sauf lui-même, et c’est une faiblesse : Flaubert se voulait concerné par Bouvard et Pécuchet) ; ensuite en convoquant sur le curieux et suggestif portrait de Lafcadio son idée et ses idées et sa mémoire de la jeunesse, ce qu’il réussit au point que Lafcadio devint l’un des héros où se reconnut et où s’aima plus ou moins la jeunesse d’après-guerre. La réussite des Caves dans la génération qui eut vingt ans en 1914, l’adoption de Lafcadio par la jeunesse d’après-guerre, fut un des succès décisifs de Gide. En même temps, toute son œuvre antérieure arrivait à une brusque lumière et une influence immense se déclenchait.

Gide consacra plusieurs années aux Faux-Monnayeurs, le seul de ses récits qu’il ait consenti à intituler roman. Ce livre singulier et plein étonna, d’un étonnement mêlé de réserves, Gide s’était pris à ce moment d’une passion singulière pour les faits-divers, intérêt qui s’était déjà manifesté dans ses Souvenirs de la Cour d’Assises ; il construisit son roman autour de deux faits-divers, qui avaient occupé la chronique vers 1910, une bande de jeunes dévoyés du Quartier Latin qui avait émis de fausses pièces, et un suicide d’élève au Lycée de Clermont, connu d’après des articles de journaux, et même une interpellation de Barrès à la Chambre, qui le racontaient assez inexactement. Et ce ne fut pas une construction réussie. Mais à cette construction centrale s’accolèrent des récits, des figures, des portraits, des événements tirés plus librement d’une réalité et d’une autobiographie transposées, des dialogues, des morceaux de journal, ce qui donna un ensemble singulièrement intelligent, mais presque exclusivement intelligent, ce qui n’est évidemment pas la qualité la plus nécessaire d’un roman. Il ne faudrait pas les séparer des Thibault de Roger Martin du Gard, qui furent écrits presque en liaison avec les Faux-Monnayeurs, et qui présentent les qualités et les défauts absolument opposés, ce qui fait un couple contemporain, contrasté et amical des plus curieux dans le paysage du roman.

Les Faux-Monnayeurs trouvèrent d’ailleurs auprès d’une jeunesse « inquiète » (ce fut de 1920 à 1930 une épithète rituelle, homérique) un accès extraordinaire. Ils ont contribué, d’une manière que nous ne jugerons pas ici, à en fixer pour un temps ce que Barrès appelait la sensibilité. Le roman de Gide ne fait que très modérément sa partie dans une histoire du roman français. Mais il la fait très puissamment, comme celui de Barrès de 1890 à 1902, dans une histoire des influences. Les Faux-Monnayeurs ont agi en fonction d’idées, comme des mythes : la vocation de faiseur de mythes que Gide avait essayée au temps du Voyage d’Urien était bien celle vers laquelle le poussait sa nature, et par laquelle après de singuliers et vivants détours, il a trouvé le meilleur de son influence actuelle.

Le Voyage du Centurion d’Ernest Psichari, autobiographie d’un jeune officier catholique, histoire d’une conversion et d’une campagne en Afrique, reste un livre témoin du mouvement littéraire catholique qui a suivi la séparation de l’Église et de l’État. Le Jean Perbal de Louis Bertrand, dont le dernier volume a paru sous le titre discutable de la Nouvelle Éducation sentimentale et qui aura sans doute une suite abondante pourrait bien rester comme un des témoins les plus instructifs et les plus intéressants de la vie d’un intellectuel, d’un normalien, d’un écrivain, durant cette génération. Cette autobiographie romancée qui a eu peu de succès reste très supérieure aux autres romans de Bertrand, même à Mademoiselle de Jessincourt.

Le Roman artiste.
Le roman personnel où l’œil de l’auteur est tourné en principe vers l’intérieur serait toujours, en principe, l’opposé d’un roman où l’auteur tourné vers l’objet, ne se soucierait que de représenter esthétiquement cet objet, de le transposer délicatement dans sa sensibilité et dans celle des autres, en d’autres termes un roman artiste. Le roman artiste est une tradition solide du roman français, et remonte en somme dans le XIXe siècle à Gautier d’une part, à Mérimée d’autre part. Son problème a été vécu à plein par Flaubert, dont il ne faut pas oublier que l’influence est prépondérante de 1885 à 1914, et bien plus grande que celle de Balzac.

Le roman artiste se marie d’ailleurs fort bien à l’autobiographie ; cet habit peut sembler, sur le corps de l’auteur, aussi transparent qu’un autre. Anatole France en devient et en reste pendant toute cette période le chef et le patron, et quand Barrès se préoccupe de France, ce sont bien deux natures du roman qui s’opposent comme deux natures de la politique. On verrait une antithèse analogue, dès les bancs de l’École Alsacienne, entre André Gide et son camarade de classe — le premier de la classe — Pierre Louys.

Il y a en effet un roman artiste, qui est une manière de roman du premier de la classe. Aphrodite en fournirait presque le type. Dans une littérature où il y a Salammbô et Thaïs, soit Corneille et Racine, Aphrodite fait figure de tragédie de Voltaire. Il est curieux qu’il ait subsisté, pour un certain public, comme une manière de roman nudiste sous des bijoux, qui se passerait dans un Marseille d’autrefois ; le meilleur roman de Pierre Louys, serait plutôt la Femme et le Pantin, d’une belle narration sèche, et pas plus truqué en somme que tous les romans français à l’Ollé ! Ollé ! qui se disent espagnols, et que nous n’avons pas qualité pour démentir.

Louys fut avec Régnier et Maindron un des trois gendres de Hérédia, et la noble maison du conquistador bibliothécaire peut passer, dans cette génération, pour la maison même du roman artiste. La Double Maîtresse et le Passé Vivant peuvent valoir pour des chefs-d’œuvre du genre ; et de ce genre le second de ces romans fournirait peut-être la clef psychologique — psychologie du don de vivre en sympathie avec le passé. Les romans de Régnier sont d’ailleurs fort inégaux. On trouvera moins de style et plus de vie dans ceux de sa femme, Marie de Hérédia, qui a pris ou repris son nom de Gérard d’Houville à un de ses ancêtres normands : son Séducteur est la plus vive et la plus colorée évocation de Cuba, et Tant pis pour toi a été trop vite oublié. Les romans historiques de Maurice Maindron, et particulièrement ceux qui se passent au XVIe siècle, Saint Cendre, et Blancador l’Avantageux mènent le lecteur dans une véritable boutique d’antiquaire érudit.

Les romans rares d’Élémir Bourges sont sortis d’un atelier aussi laborieux, mais plus moderne. Le Crépuscule des Dieux transporte curieusement un thème des Rois en Exil sur le plan tragique où se croisent des influences livresques et musicales, celles des dramaturges anglais du XVIe siècle et celle de Wagner. Ce grand tableau de musée, de même que son pendant, les Oiseaux s’envolent et les Fleurs tombent, a depuis poussé au noir. Mais ce n’est pas cette expression-là qu’on emploierait pour indiquer que René Boylesve n’a pas conservé toute la faveur qui l’accueillit de son vivant. On fera bon marché de ses romans libertins comme la Leçon d’Amour dans un Parc, et le titre seul du Parfum des Iles Borromées peut enlever à des délicats le goût de l’ouvrir. Mais Boylesve, comme un fruit des longs automnes de sa Touraine, a mûri jusqu’au bout. Les romans de ses dernières années seraient presque ses meilleurs, et sa Madeleine est une des femmes les plus délicatement étudiées du roman de ce temps. L’Enfant à la Balustrade mérite de rester comme un des récits les plus purement filés de la vie provinciale.

La greffe de la riche province sur la bourgeoisie aisée et sur les agréments mondains du XVIe arrondissement est sensible dans le style et l’art d’un Boylesve. Le roman ou le conte artiste de son contemporain Marcel Schwob formerait avec lui un de ces contrastes qui sont la vie même de Paris. L’érudition de Schwob ressemble bien moins à la riche Armada des Hérédiens qu’au magasin de l’antiquaire dans la Peau de Chagrin. Les routes de mer et les routes de terre y ont apporté les pièces rares mises en œuvre dans le Roi au Masque d’Or et les Vies Imaginaires ; c’est d’un style pur et beau, mais ces contes se sont refroidis, presque autant que toute cette joaillerie allégorique que le symbolisme trouve dans l’héritage du Parnasse, et qu’il liquide à perte : le Miroir des Légendes de Bernard Lazare, le Conte de l’Or et du Silence de Gustave Kahn. Trois antiquaires juifs de la rive gauche.

Le Roman de Pays.
D’ailleurs le roman artiste est toujours un produit fini à Paris, ou un produit fini de Paris, et la psychologie de l’exception apparente qu’est Flaubert le ferait facilement rentrer dans cette règle. Mais il y a tout un roman qui n’est pas très artiste, heureusement pour lui bien souvent, et qui appartient en propre à la province. C’est le roman de pays qui a fini par prendre les noms disgracieux de régional ou de régionaliste. Il a été tellement florissant depuis le dernier quart du XIXe siècle que rien n’est plus facile que de dresser une carte romanesque de la France, aussi fournie que sa carte gastronomique. Elle ne nous met d’ailleurs pas l’eau à la bouche, et nous nous en abstiendrons. Presque tous ces romans de pays se ressemblent, appartiennent à un gaufrier. Les plus considérables seraient peut-être ceux du romancier périgourdin Eugène le Roy : Jacquou le Croquant et Mademoiselle de la Ralphie. Les pays qui les auraient fournis en plus grande abondance seraient le Quercy, avec le laborieux et noueux Léon Cladel, le romancier des prêtres de campagne Ferdinand Fabre, et le conteur aimable sans plus, Émile Pouvillon ; la Bretagne avec Charles le Goffic, la Bourgogne avec le Nono de Roupnel, le Bourbonnais avec la Vie d’un Simple de Guillaumin. On mettra a part le groupe des conteurs provençaux, qui figure ici une avant-garde et dont les maîtres, Alphonse Daudet et Paul Arène, appartiennent à la génération précédente.
Le Roman du Monde.
Il ne faut pas confondre le roman régional avec le roman de province, le roman appuyé sur la province. On peut presque dire qu’en France, depuis Stendhal et Balzac, le roman c’est la province, c’est le romancier venu de province à Paris, comme inversement le théâtre, c’est Paris et presque rien que Paris. Le roman purement parisien, le roman de la vie parisienne, manque souvent d’étoffe et mène à côté du roman nourri par la province une existence diminuée (à une exception près). Le classique du roman mondain, Feuillet, est lui-même un provincial, et les châtelains de sa campagne normande lui ont fourni les dessous de son œuvre. De Feuillet à Proust les gens du monde ont reproché aux romanciers de les présenter avec une suffisance naïve et peu avertie, et l’on se gardera en effet de prendre à la lettre le titre du roman épistolaire d’Hervieu, Peints par eux-mêmes. Cependant quelques gens du monde écrivent eux-mêmes leur roman. D’abord Gyp. Sous ce pseudonyme, la comtesse de Martel a écrit une quarantaine de livres, dialogues et romans, qui eurent grand succès, créèrent un genre, ou le renouvelèrent, mais dont peut-être on serait très embarrassé pour citer un titre qui soit resté : On peut proposer Leurs Âmes, mœurs mondaines peu flattées, mais pittoresques, ou Bijou, curieux portrait de cruelle jeune fille. Plutôt que la comtesse de Martel, le romancier le plus juste et le plus intéressant de l’aristocratie en ce temps serait le comte de Comminges, qui a écrit sous plusieurs pseudonymes et même sous son nom, et dont l’humour est de fine qualité.
Le Roman de Paris.
À vrai dire il s’agit d’un roman du monde et des châteaux plutôt que de Paris. On notera que les romanciers strictement parisiens comme Hervieu, Lavedan, Vandérem ont été portés au théâtre par une pente irrésistible, celle qui est naturelle au « paysan de Paris », et que la Vie parisienne n’est pas un titre de roman.

Nous avons dit qu’il y avait une exception. Serait-ce Henri Duvernois, le Duvernois de Faubourg Montmartre, et d’Edgar ? Pas tout à fait : d’abord Duvernois est surtout un conteur, un conteur de la chronique parisienne, mais celle des irréguliers à la manière du Capus d’Années d’Aventure. Ensuite, lui aussi a été porté sur la pente dramatique. L’exception, c’est Proust. Avec Proust, pour la première fois Paris a eu son romancier intégral, son Balzac à lui. Mais bien que Proust appartienne en réalité à cette génération, sa présence et son action sont tellement liées à la génération suivante qu’on se sent en conscience obligé de l’enrôler dans ceux de 1914.

Il y a d’ailleurs Paris et Paris. Sur la rive gauche commence ou finit la province. On ne confondra pas le roman parisien de rive gauche avec le roman parisien de rive droite. Jean de Tinan, le romancier de Penses-tu réussir et d’Aimienne, ces reportages autobiographiques délicieux, mourut très jeune ; il était parti pour créer le style d’une bohème lettrée, qui se galvauda et tomba en Willy ; mais l’École Normale de la rue d’Ulm fournit son climat aux principaux crus de cette rive. Depuis la génération de 1830, celle d’About et de Sarcey les romanciers ne lui ont jamais manqué, même et surtout quand ils emportaient sur la rive droite, comme Hermant et Lemaître, la tradition de la maison. Or au début du XXe siècle, ce milieu produit son roman propre, authentique et autochtone : c’est le Jean-Christophe, de Romain Rolland.

Jean-Christophe a inauguré ces romans-cycles du XXe siècle, qui tous ont pour objet d’embrasser en une somme l’expérience d’une vie. À la différence de la plupart des autres, Jean-Christophe n’est pas centré sur une autobiographie, mais sur une biographie, ou plutôt sur des morceaux de biographies de musiciens allemands, que Rolland a réunis par une adroite et heureuse soudure autogène. Le musicien Christophe vit, il est ému et il émeut, et ce héros franco-allemand d’avant 1914 eut la chance méritée de susciter dans toute l’Europe d’immenses sympathies. Par ce détour du musicien allemand, Rolland a fait mieux qu’enregistrer ses expériences individuelles. Il a stylisé l’expérience d’un intellectuel — dans le sens spécial que l’affaire Dreyfus avait donné à ce mot : un normalien très cultivé, idéaliste à la manière de Jaurès, un croyant de la civilisation avec ce sentiment du trésor commun de l’humanité, naturel à un humaniste normalien, et qui incarne la belle vocation de la rue d’Ulm : écrire sur les grands hommes. Jean-Christophe fait une sorte de suite à cette Vie des Grands Hommes (Tolstoï, Beethoven, Michel-Ange) entreprise par Rolland chez Péguy, et son musicien allemand est pris dans cet ordre de la grandeur, repensé du dehors. L’Allemagne de Rolland est une par l’intelligence : une Allemagne de boursier d’études. Et la France aussi. Même les épisodes passionnés (il y a de très belles pages dans le Buisson ardent) sont pris dans un bain d’intelligence. Aucun des dix volumes de Jean-Christophe ne rend mieux ce ton de rive gauche que celui qui s’appelle la Foire sur la Place : tableau de l’intrigue parisienne vue de la Montagne Sainte-Geneviève, décrite, jugée et réprouvée du haut d’une chaire, et tableau qui devient très intéressant dès qu’on y voit le signe de la mésentente nécessaire des deux rives : il serait tellement dommage qu’il n’y eût qu’un Paris !

On est devenu assez injuste en France pour Jean-Christophe, aujourd’hui délaissé, en partie parce que l’œuvre littéraire considérable qui a suivi (Colas Breugnon, l’Âme enchantée) a déçu — en partie parce que la signification du nom de Rolland comme « intellectuel » a rejeté dans l’ombre sa signification de romancier, — en partie enfin parce que d’autres romans-cycles l’ont obscurci. Mais enfin il a été le premier, et, qualités, défauts et rive gauche, on retrouvera quelque chose de Jean-Christophe dans l’autre cycle qui a pris sa source rue d’Ulm, le fleuve en cours des Hommes de Bonne Volonté.

C’est à cette rue de la rive gauche qu’il faut rattacher, au moins par l’un d’entre eux, Jérôme, l’œuvre des Tharaud.. À l’opposé du flux oratoire de Rolland, les Tharaud sont des techniciens lucides qui ne laissent rien au hasard, qui manquent d’invention mais organisent admirablement la matière que les inventeurs (ils courent les rues) leur apportent, et pourraient s’appeler les maîtres du produit fini. Et voilà bien un acquis normalien. Leur trilogie juive carpathique, l’Ombre de la Croix, Un Royaume de Dieu, la Rose de Sâron, est un chef-d’œuvre d’évocation, de narration et de rendu.

Le roman régional s’est accru naturellement, après 1885, du roman colonial. Ici encore, il y aurait lieu à une carte ou plutôt à un planisphère littéraire où ne seraient point seuls Robert Randau pour l’Afrique du Nord, Marius-Ary Leblond pour l’Océan Indien, Jean Ajalbert pour l’Indo-Chine et, pour tout ce qui dépend du ministère des Colonies, Pierre Mille, père de Barnavaux.

IV
LA CRITIQUE

La génération de 1850, avec sa forte volée de normaliens, aurait dû être une grande génération critique, et le chef de file de ces normaliens, Taine, avait été désigné par Sainte-Beuve comme son successeur. Il y eut des déceptions.

Avance et retraite
des normaliens
.
Les grands articles de Taine, qui équilibraient si puissamment les Lundis, son Racine, son Saint-Simon, son Balzac, son Stendhal, sont des écrits de jeunesse qu’il s’efforça très tôt de dépasser, d’abord par un « Port-Royal » hâtif, l’Histoire de la Littérature anglaise, ensuite par sa grande œuvre philosophique et historique. Les deux autres chefs de l’équipe, Paradol et About, avaient des ambitions que ne pouvait satisfaire une besogne de recenseurs de livres. Sarcey, qui fut un grand critique dramatique, échoua remarquablement en critique littéraire.
La monnaie de Sainte-Beuve.
À la mort de Sainte-Beuve, et très loin de lui, un critique intelligent et informé méritait de la considération. C’était Emile Montégut, le critique de la Revue des Deux Mondes, qui connaissait bien la littérature anglaise, et était aussi, en matière de littérature contemporaine, judicieux, même brillant, et ne manquait pas d’idées personnelles. Au Temps où il était passé dans la dernière année de sa vie, Sainte-Beuve avait pour collaborateur et eut pour successeur Edmond Scherer, théologien protestant de nationalité française, mais de sang et d’éducation entièrement étrangers, anglais et surtout germano-suisses. Certains domaines des lettres françaises, comme la poésie, lui demeurent absolument fermés, et il se rend comique dès qu’il y touche. Mais sa critique des idées est pleine d’intérêt, les huit volumes de ses Études sur la littérature contemporaine prennent place à la suite de Vinet comme un bon monument de cette critique genevoise, probe, intelligente, limitée, avec laquelle Sainte-Beuve sympathisait, et à laquelle il a donné en 1830, le dignus intrare dans la haute critique.

En même temps que Sainte-Beuve dans le Moniteur puis dans le Temps, que Scherer dans le Temps, que Montégut dans la Revue des Deux Mondes, les lecteurs des années soixante avaient à leur disposition hebdomadaire la critique de Cuvillier-Fleury dans les Débats, d’Armand de Pontmartin dans la Gazette de France, de Barbey d’Aurévilly dans le Pays. Il n’y a rien à dire, non plus qu’à lire, de Cuvillier. Pontmartin était un gentilhomme comtadin, légitimiste en critique littéraire comme ailleurs, qui ne manquait pas de verve, encore moins de prétentions, et qui a réuni ses articles dans plus de volumes de Samedis que Sainte-Beuve n’en a donné de Lundis. On prendra peu au sérieux cette critique de relations et de parti, mais on y trouvera des pages amusantes, pas trop indignes d’un compatriote de Roumanille et il reste au moins de lui un assez succulent tableau des gens et des mœurs de lettres à Paris, vus par un provincial clairvoyant, qui s’appelle les Jeudis de Madame Charbonneau. Verve… pas prendre au sérieux… amusant… ces indications doivent être reportées à la troisième puissance sur Barbey d’Aurévilly, dont les recueils d’articles abondants, sous le titre Les Œuvres et les Hommes charrient dans un torrent de vie et d’images les magnifiques aperçus, les partis pris, les absurdités. D’un Scherer à un Barbey, l’amateur de critique pouvait évidemment passer par tous les climats, et toutes les flores. Mais enfin tout cela, en 1869, ne pouvait que faire sentir et voir plus vide la place que laissait Sainte-Beuve.

En fait elle n’a jamais été, depuis, bien remplie, et l’héritage critique de Sainte-Beuve ressemble à l’héritage poétique de Victor Hugo, à l’héritage romanesque de Balzac. Cependant parmi les jeunes gens qui allaient débuter après 1870 et prendre rang dans le mouvement de 1885, on trouve une monnaie de Sainte-Beuve qui est fort honorable, un groupe solide de critiques éminents, à la mort desquels se sont posés des questions de succession aussi difficiles qu’à la mort de Sainte-Beuve.

Brunetière.
Deux Vingt ans en 1870, deux témoins de cette demi-génération intermédiaire, qui seront de jeunes aînés en 1885, ont tenu une place de premier rang dans une renaissance de la critique sérieuse : Brunetière et Bourget.

En maintenant la distance convenable, Brunetière pourrait avoir été le vrai successeur de Sainte-Beuve, avec la souple et vivante carrière de qui sa ligne droite nous offre d’ailleurs un contraste parfait. Au contraire de la plupart des autres critiques, il n’a jamais voulu être que critique — joignant d’ailleurs à la critique des livres, celles des idées, des mœurs et des lois. Il s’est fait de la critique une idée paradoxalement haute : impérialiste. Sainte-Beuve avait donné aux trois professeurs de 1830 le nom de régents. Brunetière est entré d’une manière fanatique dans cette vocation de régent. Il y a porté une volonté et un courage inflexibles. Il n’a jamais eu qu’une tribune, la Revue des Deux Mondes où il avait su entrer par la très petite porte, et laissait croire à Buloz qu’il serait un autre Planche : il savait combien il importe à l’autorité d’une critique d’être domiciliée en son hôtel. Comme les Régents, il a été un très grand professeur, ayant réussi à l’École Normale bien mieux que Sainte-Beuve. Comme les Régents il a gouverné plus ou moins l’Académie Française. Comme les Régents il a aspiré à un rôle de politique, même de doctrinaire, qui s’est terminé sur un échec, sur l’éternelle mésentente en France de la « Doctrine » et du pays. Et plus que les Régents, autant que Taine, il a apporté des idées et des forces nouvelles en critique.

D’abord il est le seul critique, après Sainte-Beuve, dont on ait l’impression qu’il connaisse la littérature française par le dedans, ainsi qu’un pays, et comme un bourgeois sa ville, ou, mieux, comme un instituteur secrétaire de mairie sa commune. Il y a ses amis et ses ennemis. Il dit : « Ce coquin de Fénelon ! » et il cherche dans le dossier de Baudelaire si rien ne permettrait de le déclarer interdit de séjour. Mais plus encore que des ennemis il a des idées, et plus encore que des idées, il a une idée. Et même il n’a eu qu’une idée, ce qui est admirable chez un critique. Et encore une vieille idée, celle de Voltaire et de Nisard, soit la primauté du XVIIe siècle, le XVIIe siècle défendu contre le XVIIIe siècle, contre le romantisme, contre ce qui, dans le XVIIe siècle, faisait prévoir la menace du XVIIIe siècle et du romantisme, — le XVIIe siècle retenu et considéré surtout dans ses deux états purs, Boileau et Bossuet, c’est-à-dire le classique et l’oratoire, norme et santé. Par rapport à ces normes sont diagnostiquées les maladies éternelles de la littérature française, le burlesque, le précieux, le romanesque, auxquelles se sont ajoutées, depuis, le romantique et le naturalisme. Il y a dans Brunetière du médecin de Molière. Au grand siècle il s’est peut-être appelé Gui Patin.

De cette idée, la primauté du XVIIe siècle, il était naturel qu’il tirât les idées des raisons de cette primauté, celles-ci : le XVIIe siècle croyait aux genres, pratiquait les genres distincts, tranchés, rationnellement définis ; le XVIIe siècle était chrétien et français.

Brunetière est devenu dès lors le critique des genres. Il a eu une idée puissante et originale des genres, il y a cru comme à des idées platoniciennes de la littérature, mais en critique, c’est-à-dire qu’il ne pensait pas que les intérêts de la littérature fussent liés à leur fixité, il croyait au contraire que l’intérêt de la critique consistait à les voir et à les suivre dans leur évolution. Débarrassée d’un appareil un peu artificiel et des métaphores darwiniennes, l’hypothèse de l’évolution des genres, qu’il développe dans le livre de ce nom, et qu’il appliqua à la critique et à la tragédie, a beaucoup moins échoué qu’on ne l’a dit ; elle reste une hypothèse d’usage et de travail.

Le XVIIe siècle chrétien, la littérature classique établie sur des valeurs catholiques, ce point de vue littéraire a fini par devenir chez Brunetière un point de vue dogmatique. Ce critique littéraire a donné le premier exemple d’une conversion littéraire : converti de Bossuet, comme il y a des convertis de Bloy ou de Claudel. Par lui surtout, le XVIIe siècle, dans les toutes dernières années du XIXe siècle, au moment de l’affaire Dreyfus, a été incorporé comme noyau à une sorte de bloc d’idées de droite, et muni d’un aiguillon militant.

Le XVIIe siècle français c’est la littérature française d’avant les grandes influences étrangères, celles du Nord. Et dans celles que la littérature subit alors, l’italienne et l’espagnole, Brunetière ne voit guère que l’ennemi. Au contraire de Sainte-Beuve, Brunetière fréquentait peu les classiques de l’antiquité. Au contraire de Taine, il n’avait que peu de contact avec les littératures étrangères. Il a donné à la critique un caractère spécifiquement, bourgeoisement français, français avec défiance, dans un esprit agressivement réactionnaire. C’est un type — un personnage du Landerneau littéraire à la manière substantielle dont on est dans Balzac un personnage d’Angoulême, d’Issoudun, ou du Cabinet des Antiques. Il ne faudrait pas cependant que ces récurrences du XVIIe siècle chez Brunetière nous fassent oublier qu’il a été longtemps le critique littéraire courant de la Revue des Deux Mondes. Il a dû par conséquent faire œuvre de critique actuel, dire son mot sur la littérature de son temps. Et la critique contemporaine forme bien le tiers de son œuvre. Il est ici très inférieur à Sainte-Beuve lui-même (je ne parle pas de Taine qui n’a jamais osé s’exprimer sur ses contemporains). Il avait plus de raison que de goût, manquait absolument, en esthétique du moins, de sensualité, et bien que la conscience et l’intelligence aient fait de lui un excellent directeur de revue, il semble avoir été fort dépaysé par la littérature qui n’est pas faite, mais se fait. Son Roman naturaliste est extrêmement court : on y verra surtout la défense du « roman de la Revue » par le « nouveau Planche ». Sa campagne frénétique contre Baudelaire n’a desservi que Brunetière. Et ses conseils aux créateurs n’ont produit que la « tragédie en prose » dont il avait passé la consigne à Paul Hervieu. Le caractère reactionnaire et sans vues de sa critique contemporaine n’a pas finalement arrangé ses affaires auprès du grand public, encore moins auprès des auteurs.

Il est évidemment moins lu aujourd’hui que Sainte-Beuve. Pour le lire, comme on le doit, avec intérêt et profit, il faut aimer son style, si singulier, si personnel sous ses apparences de pastiche du XVIIe siècle, un style non seulement oratoire, mais parlé, gesticulé, où se gardent toutes vives les passions, les manies de l’auteur, un style dynamique, qui, d’un index lancé en vrille, va toujours à l’assaut de quelque chose ou de quelqu’un, et sur la robe antique duquel on peut lire Argumentabor.

Bourget.
Paul Bourget, exactement le contemporain et le camarade de Brunetière, a marqué dans la critique de son temps par les importants Essais et Nouveaux Essais de psychologie contemporaine qui furent une date. Dix études sur dix écrivains de la génération précédente : Baudelaire, Renan, Taine, Flaubert, Stendhal (en tant que connu en 1880), Tourgueneff, Dumas, les Goncourt, Leconte de Lisle, Amiel, analysés, contrôlés, jugés par un disciple, par un successeur, qui établit le bilan de l’héritage intellectuel et moral qu’ils lui transmettent. L’intérêt de ces Essais est à peu près épuisé, et le style massif de l’auteur ne contribue pas à les faire relire. Mais ils ont habitué l’opinion littéraire à penser par générations. Avoir vingt ans en 1870, établir vers 1882 un tableau des Vingt ans en 1850, intenter, avec respect et admiration d’ailleurs, une manière d’action en responsabilité aux écrivains du Second Empire, ce que Taine avait fait en somme dans les Philosophes français pour le secteur philosophique de la génération de 1820, c’était, pour Bourget, donner un exemple important, que la génération suivante devait suivre. C’était fournir à la critique un lieu commun utile. Les deux volumes d’Essais (lus dans la première édition) sont d’ailleurs la seule partie qui importe de l’œuvre critique de Bourget : le reste appartient sinon au romancier, du moins au doctrinaire conservateur.
Le retour des normaliens.
Le cas de Sainte-Beuve mis à part, la génération de 1885 est peut-être celle qui a été le mieux pourvue de critiques solides et originaux, dans un sain équilibre d’aînés et de jeunes. Des aînés, des Vingt ans en 1870, de la volée de Brunetière et de Bourget, on devra distinguer ceux qui, de quinze à vingt ans plus jeunes, ont été formés par les mouvements et les révolutions littéraires postérieures à 1885. Voilà la seule génération normalienne qui ait tenu le sceptre ou la férule de la critique.
Sarcey.
La grande volée de 1848-1850, désignée pour faire la relève de Sainte-Beuve, avait été happée par l’appel d’air de plus ambitieuses destinées, qui lui réussirent mal. Elle n’eut qu’un critique pur, Sarcey, et Sarcey ne réussit que dans un coin particulier de la critique, la critique dramatique, et il n’arriva à l’autorité que vers 1880, c’est-à-dire vingt ans après ses débuts dans le feuilleton. Il a été le maître de cette critique, qu’il a fondée sur ces quelques idées simples, courtes, inusables : que le théâtre est le théâtre, que par conséquent ce n’est ni le livre, ni la littérature, ni la poésie, — que quinze cents personnes dans une salle devant une scène forment un être nouveau, dont il appartient au critique de prendre la mesure, de comprendre et de partager les réactions — que c’est en les partageant qu’il les guidera (et le feuilleton de Sarcey est le seul qui ait eu de l’influence sur la recette des théâtres) — qu’il y a non des règles, mais un certain nombre de nécessités empiriques contre lesquelles l’auteur ne peut pas aller sous peine de manquer son but, c’est-à-dire de ne pas plaire, puisque plaire reste, comme au temps de Racine et de Molière, et la loi et les prophètes. Sarcey, lui, plaisait. Il avait la verve et la vie, il était copieusement fourni de ce tremplin indispensable que sont les ennemis et ce « professeur et journaliste » a laissé une œuvre. Il a renouvelé sur certains points — Corneille, Molière, Regnard — la connaissance du théâtre classique, en ne l’étudiant plus du point de vue littéraire, mais du point de vue de la technique dramatique. D’autre part, représentant de la génération d’Augier et Dumas, il comprit mal la révolution dramatique inévitable, qui leur succédait. Il fut, contre le Théâtre Libre, du parti de la résistance. Il resta toujours devant Shakespeare plus réservé que le public, s’obstina à ne rien entendre à Ibsen, justifia parfois la figure de délégué officiel au philistinisme que lui attribuait sa légende.
Weiss.
Au Temps font pendant les Débats. En plus de quarante ans, de 1830 à 1870, Jules Janin, le « prince des critiques » se glorifiait d’y avoir écrit deux mille deux cent quarante feuilletons hebdomadaires. Deux mille deux cent quarante sacs de papier, de vent, de niaiseries, de truquage. La maison où Geoffroy avait fondé la critique dramatique retrouva sa tradition perdue quand un camarade d’école de Sarcey, de Paradol et d’About, désabusé du journalisme politique et des ambitions de haut fonctionnaire, y débuta à soixante ans comme feuilletoniste dramatique. Ce fut J. J. Weiss, dont la brillante campagne dura trois ans, pleine de parti pris, de fantaisies personnelles, avec peu de doctrine, et le pur esprit du Second Empire, mais vivifiée par l’intelligence, la sincérité, le goût du théâtre. Sarcey, c’est la critique dans la salle, qui donne à son lecteur la réaction même de la salle ; Weiss, c’est la critique des coulisses, du fumoir et du foyer, causée par un familier du théâtre, un homme d’esprit plein de souvenirs et de vues. En 1884, Weiss, éloigné du théâtre par la maladie, fut remplacé par son jeune camarade et presque disciple, Jules Lemaître, qui avait peut-être moins d’originalité et de sève que lui, mais plus de jugement, plus de clairvoyance, un style encore plus limpide et plus séduisant, une confidence plus aimable, et qui allait rester quinze ans au feuilleton des Débats.
Lemaître.
Jules Lemaître n’est probablement pas le meilleur critique de son temps, mais il est resté le plus lu, et en somme à bon droit. Personne peut-être n’a reçu une délégation plus expresse pour représenter le Français moyen, traditionnel, circonscrit et circonspect. Fils d’instituteur, élève du petit séminaire Orléanais, puis de l’École Normale Supérieure, professeur et poète, liseur et museur, il ajouta à l’expérience des lettres une expérience de Paris, du monde et de la vie, quand la plus célèbre des demi-mondaines du Second Empire, qui aurait pu être sa mère, et qui fut en tout cas celle de son esprit, l’eut attaché à sa fortune. Toutes les couches de ces destinées superposées se fondent en lui comme pour former un camée. Poète convenable, conteur exquis d’En marge des Vieux Livres, auteur d’une douzaine de pièces de théâtre dont certaines méritèrent et connurent de beaux succès, moraliste et même égaré à la tête d’un parti politique, il dépasse de tous côtés l’exercice pur de la critique. Il lui donne du jeu. Mais il demeure essentiellement un critique, et c’est par là seulement qu’il garde sa place dans les bibliothèques. Les deux massifs de cette œuvre sont les Contemporains et les Impressions de théâtre.

En principe les Contemporains relèveraient de l’exemple des Essais de psychologie contemporaine de Bourget. Lemaître est un de ces normaliens émancipés, promis de bonne heure à la littérature, dont la solide culture forme un acquis, un passé, qu’ils respectent, mais qui ne les intéresse plus bien profondément, et par dessus lequel ils sont impatients de sauter pour entrer dans le contemporain. De cette littérature contemporaine, Lemaître sait comprendre, sentir, juger au moins les chefs de file et les arrivés. Il les caractérise avec pondération, finesse, esprit, sans y porter d’ailleurs le long rayon, le rayon jaune, de Sainte-Beuve. Son étiage c’est Sully-Prudhomme et Paul Bourget : rien donc de révolutionnaire, et il n’a jamais découvert personne, ou ses découvertes ont été malheureuses. Mais, même quand il s’agit d’écrivains qu’il ne goûte pas, comme Zola, ses exposés sont intelligents, lumineux, spirituels, et les mots de fin et d’exquis viennent naturellement aux lèvres du lecteur. Tels éreintements de Richepin et d’Ohnet restent des chefs-d’œuvre du pamphlet littéraire, à mettre à côté du Pontmartin de Sainte-Beuve. Son Renan, qui lorsqu’il parut dans la Revue Bleue le rendit célèbre en une journée, montre bien ses limites, et que Renan ou Taine c’était trop fort pour lui. Mais l’essentiel, pour triompher, était de faire « dépasser » Renan par le lecteur et surtout par la lectrice : un Renan pour les dames chez qui Renan dînait.

Des quatre livres que Lemaître eut à écrire, comme conférencier, à partir de 1907, pour les lire devant un public mondain, trois, le Rousseau, le Chateaubriand, surtout le Fénelon, restent circonscrits dans ce genre de limite. Mais le Racine est presque resté un des classiques de la critique française. Il a installé Racine comme Sainte-Beuve avait installé Port-Royal. Il a réussi un composé où collaborent le génie des lettres françaises et le XVIIe siècle, le sens des hommes et des femmes, et celui du théâtre, qui manquait à Saint-Beuve.

Faguet.
Faguet a connu, comme Brunetière, la littérature française par le dedans. Il y a percé moins de grandes routes, mais a battu davantage les petits chemins, faisant lever un vol de petit gibier : idées, suggestions, constructions. Ses livres sur le XVIIIe et le XIXe siècle, ses Politiques et Moralistes du XIXe siècle, ont jeté sur le marché des jugements qui étaient discutables, mais qui savaient — c’était l’essentiel — se faire discuter. Il a écrit sur ces époques quatre ou cinq livres d’une critique qui est toujours vivante, en partie d’ailleurs parce qu’on a vécu contre elle. Lui-même a cru voir sa faculté maîtresse dans l’art des préparations, au sens anatomique : soit la présentation, la décomposition d’un auteur pour l’étude. Mais d’un auteur mort. Il faut se défier de la brochette intelligente d’idées en lesquelles il décompose un Calvin, un Rousseau, un Royer-Collard, un Tocqueville, un Proudhon. On n’imagine rien qui soit plus contraire que ces préparations anatomiques à l’histoire naturelle des esprits, telle que l’entendait Sainte-Beuve. Sa critique des contemporains n’a pas été retenue. Et le bavardage intempérant de ses dernières années, ses cinq cents lignes par jour de omni re scibili, ont rendu les lecteurs injustes pour les bons livres de sa belle maturité, ses idées vivantes sur les classiques et son œuvre solide de professeur.
Déclin
de la critique universitaire
.
Après 1914, cette génération normalienne, ou plutôt ces deux-générations n’ont pas été remplacées. Faut-il en accuser les réformes de 1902, qui ont changé le caractère de l’École Normale traditionnelle ? Une part utile, même brillante, de la critique, a été faite longtemps par les professeurs de rhétorique de Paris, dont René Doumic est resté un bon témoin. Mais la rhétorique disparaît du vocabulaire scolaire en 1902, et en même temps qu’elle tout un ordre avec lequel elle était en liaison. Surtout, on est entré au XXe siècle dans une crise de l’humanisme. Les valeurs et les habitudes de jugement appuyées sur les disciplines classiques, adossées plus ou moins à la chaire universitaire, éclairées, comme d’une lampe à l’huile, par les douces lumières de la culture et du goût, ont été effarouchées et bousculées de plusieurs côtés : histoire littéraire, critique des essayistes et des moralistes, retour des valeurs religieuses, nécessités et habitudes du journalisme, esprit de révolution.
Histoire littéraire.
L’histoire littéraire a toujours eu partie liée avec la critique littéraire, le principal monument de Sainte-Beuve est une œuvre d’histoire littéraire, Port-Royal. Et Brunetière a été à l’École Normale ce qu’il était dans sa critique : un excitateur d’idées en matière d’histoire littéraire. Dès la fin du XIXe siècle, le meilleur élève de Brunetière, Lanson, auteur d’une Histoire de la Littérature française qui était un répertoire de jugements vigoureux et personnels, dans le strict esprit de l’Université traditionnelle, se mit à dépasser cette œuvre de jeunesse, même à réagir contre elle. Qualifié officiellement après la coupure de 1902 pour diriger, occupant dans cette « direction » de l’enseignement de la littérature française, une place à la Cousin, il institua un chantier d’histoire littéraire méthodique, qui a provoqué, d’abord chez lui-même, de considérables travaux, rendu de grands services, renouvelé d’après les textes, sur d’innombrables points, la connaissance de la littérature française. En faveur à l’École Normale et à la Sorbonne, cette histoire littéraire attachée à l’inventaire et à la recherche de détail, a été accusée d’obscurcir les facultés de jugement et de goût chez ces jeunes maîtres de l’Université qui avaient été jusque-là si volontiers de jeunes maîtres de la critique. De cette accusation, nourrie par les controverses religieuses et politiques d’après 1902, est né le terme péjoratif de lansonisme. Entre les nouvelles méthodes d’histoire littéraire et la défaillance de la critique de jugement et de goût chez ses représentants jusqu’alors autorisés, les controversistes ont cru voir un rapport de cause à effet. Une légende d’un Lanson éteignoir et coupeur d’ailes circula. Si Lanson, dont l’œuvre personnelle est considérable et mérite un grand respect, a été, dans l’armée de la critique, une manière de directeur de l’infanterie, la carrière reste ouverte, même dans l’Université, à la critique d’intelligence et de génie, celle qui charge et survole, la cavalerie et l’aviation. Ces armes nobles ont peut-être laissé à désirer au XXe siècle. Qu’elles n’accusent qu’elles-mêmes, et non les fantassins.
Essayisme.
Qu’est le sens des lettres sans celui des mœurs, des hommes, de la vie ? À une critique purement littéraire, dans le pays de Sainte-Beuve, il manquera toujours une dimension. Or il y a eu une certaine tradition universitaire, normalienne, de cette critique pure, de cette critique sèche, qu’on aperçoit déjà dans Taine (les Goncourt le comparaient à un chien de chasse parfait, mais qui n’a pas de nez) et qu’on voit à plein chez Brunetière et Lanson. On comprend que la critique, au sens large et vivant où l’entendait Sainle-Beuve, puisse et doive étendre son domaine comme elle l’étendait déjà au XVIe siècle, du côté de chez Montaigne, soit dans le monde des Essais, ou de l’Essai. Une critique de moralistes, critique essayiste à laquelle Lemaître et même Faguet n’étaient pas du tout étrangers, complétera toujours une critique de lettrés, l’a complétée dans la génération de 1885, et voici que dans le premier quart du XXe siècle elle a paru plus ou moins la remplacer.

Rémy de Gourmont en fut pendant vingt ans la personnalité la plus considérable. À vrai dire, ce bibliothécaire libertin appartient à la descendance de Bayle plutôt que de Beyle, et la formule du Dictionnaire historique et critique est assurément celle qui eût le mieux convenu à son érudition, à sa fantaisie, à ses chemins tortueux, à ses débouchés imprévus. Comme Bayle, on le voit en liaison avec une époque. Le génie immanent de notre géographie littéraire donne exactement à Gourmont le climat de 1889, l’a bâti logiquement au confluent du naturalisme et du symbolisme, avec l’À Rebours d’Huysmans pour lieu de culte, le Flaubert de Saint Antoine et de Bouvard pour ancêtre. Il a un sens très vif de la bêtise, flaire la stupidité, qui l’attire, et il jette sur le convenu, l’officiel, le succès, des rayons de cruelle lumière. Mais précisément le critique en lui intéresse surtout comme destructeur et négatif. À ce fils spirituel du XVIIIe siècle sont remarquablement étrangères la verve et la sympathie créatrices d’un Diderot. Les deux Livres de Masques, galerie de portraits du tout-venant symboliste, d’un symbolisme où Philothée 0’Neddy prendrait rang sur le même panneau que Victor Hugo et Sainte-Beuve, témoignent de son échec dans la critique des contemporains, qui tourne ici à la critique de clan. Dans le passé non plus il n’a classé ni déclassé personne. Sa littérature de roman et de théâtre ne compte pas, et de Sixtine, roman de la vie cérébrale, on peut dire qu’il était qualifié pour écrire ce roman, mais non qu’il l’ait réellement écrit. Il y a un autre côté mort dans ses livres, une érotique sèche, alambiquée, réfrigérée, celle du diable au sabbat. Avec cela, la quinzaine de volumes où sont recueillis ses critiques, ses essais, ses réflexions sur les livres, les hommes, l’époque, ont, comme rayon de bibliothèque, admirablement tenu, tenu selon la manière des Lundis. Ils les doivent à la présence presque constante de l’intelligence, à un don de l’analyse et, pour employer son mot, de la dissociation des idées, à un contrôle dur et méprisant des idées reçues, à un sens subtil des dessous, dessous de la langue, de la pensée, de la littérature, des sentiments et des mœurs. Anatole France et lui avaient fini par sympathiser, et leur littérature à tous deux est en effet une littérature de point final, une nourriture d’extraits, une expérience sur des confins. Seulement France participe peu aujourd’hui à notre dialogue, alors que Gourmont en serait encore ; France n’aurait rien à nous dire, tandis que le coin des dissociations gourmontiennes nous reste cher, pour n’avoir pas été remplacé.

Il y eut en particulier, avant la guerre, un dialogue Gourmont-Gide, qui tourna à l’aigre, et qui contenait en puissance une curieuse guerre religieuse entre un huysmansien et un protestant. Gourmont et Gide, contemporains, appartiennent également à la formation symboliste, anti-scolaire, et leur esprit critique à tous deux relève également d’un essayisme libertaire. Les romans de Gide, comme les romans de France, sont des mythes, qui bourgeonnent sur une intelligence, et aussi, comme ceux de Loti des épisodes personnels qui bourgeonnent sur les inquiétudes d’un journal intime. On pourrait les appeler également des expériences, — des expériences, c’est-à-dire, au sens de Montaigne, des essais. Les cinq ou six volumes de critique littéraire de Gide, sont pris dans un bloc multiforme et nuancé d’essais. Nul aujourd’hui ne représente mieux que lui ce qu’on pourrait appeler depuis Montaigne le complexe français de l’essai.

C’est précisément ce climat de l’essai qui a modifié les positions de la critique, l’offre et la demande auxquelles elle répond, et qui sont le plus éloignées qu’il est possible, paradoxalement et instructivement éloignées, de celles de Brunetière, et pareillement éloignées aussi de ce que France et Lemaître appelaient, contre Brunetière, leur critique impressionniste. Il ne s’agit plus d’une critique objective, qui détermine des valeurs en soi et des « importances », mesure ces importances par des critères (influence, nécessité, bienfaisance, fonction sociale, place dans l’évolution d’un genre). Il ne s’agit pas non plus de cette critique impressionniste à la Lemaître et à la France, qui dit agréablement ce qui plaît ou déplaît au critique, sans plus de raison impersonnelle qu’il n’y en a dans le J’adore et le Je déteste des femmes. Il ne s’agit pas davantage de la croyance au bon goût, de la recherche de ce bon goût, telles que les pratiquait la critique traditionnelle. Il s’agit de ce que nous nous hasardons à appeler la critique de nourritures.

Critique de Nourritures.
Les nourritures littéraires, dans le sens ou Gide a écrit les Nourritures terrestres, qui sont un journal de découvertes sensuelles, un journal de décompression, après une jeunesse puritaine et la maladie. On conçoit pareillement une recherche de ce qui, dans les livres, peut nourrir un esprit. On imagine (et on voit) une critique qui prenne pour valeur suprême la qualité et l’efficace des livres en tant qu’ils commandent une sensibilité, une intelligence, une action, soit quelque chose dans l’homme, et non pas l’évolution d’une littérature, soit quelque chose dans l’abstrait. On verra en Montaigne le fondateur de cette critique. On la retrouverait, longtemps après, prise un peu dans un retour des valeurs du XVIe siècle, chez le Sainte-Beuve senancouriste de Volupté et chez celui de Port-Royal, abandonnée d’ailleurs à peu près par le Sainte-Beuve des Lundis. Lemaître la prend apparemment pour guide de ses préférences et de ses jugements en matière de Contemporains : mais l’homme à nourrir n’est pour lui, n’est en lui, que le lecteur moyen et l’homme dans la rue. Le vrai maître de cette critique pour la génération de 1885, ce serait le Barrès d’Un Homme libre avec ses « intercesseurs ». Mais Barrès reste trop près de ses nourritures. Il est construit exactement sur son image familière de l’arbre, avec ses racines qui ne prennent dans la terre que ce qui lui convient pour vivre, grandir, ombrager et bruire. Pour qu’il y ait critique, il faut plus de jeu, de liberté, de disponibilité, de vagabondage, précisément ce que nous trouvons dans Gide, qui reste plus proche de Montaigne à qui Barrès est remarquablement étranger, proche du Sainte-Beuve des Lundis, que Barrès a voulu ignorer au profit de Sainte-Beuve jeune. La tentation et le péril de la critique de nourritures c’est un pragmatisme, ou un égotisme, qui finit par faire perdre le sens de l’objectif, de l’universel, de la littérature désintéressée.
Critique pragmatiste.
Comme une critique de goût personnel et de nourriture égoïste ne va tout de même pas loin, il était naturel et nécessaire que cette recherche et cette technique de nourritures littéraires dépassât l’individu, dégageât une force d’institution et de discipline. L’originalité de la critique de nourritures après 1896, c’est qu’à la faveur de l’affaire Dreyfus, elle tourne non à un humanisme, mais à un nationalisme, que les nourritures individuelles se consolident en nourritures nationales, le pragmatisme solitaire en un pragmatisme solidaire « Penser solitairement, dit Barrès, conduit à penser solidairement ».

Il ne s’agit plus ici d’André Gide, qui n’a représenté avant la guerre qu’une critique de goût et de nourriture solitaires : d’où peut-être jusqu’en 1914, sa situation mineure, en marge, son public et son influence limités. Le premier plan non dans la critique purement littéraire, mais dans cette critique générale par laquelle le détail de la critique littéraire est renouvelé et commandé, appartient d’un côté à Barrès, à Maurras, d’un autre côté à Péguy, et à leurs groupes.

Barrès tient ici une place de grand chef, distant, à la manière de Chateaubriand. Comme il n’a guère apporté à la critique littéraire que quelques intuitions, il n’y a pas lieu d’en tenir grand compte. Tout autre fut le rôle de Maurras. Il fut pendant dix ans critique littéraire de métier, recenseur de livres et d’idées. L’affaire Dreyfus le tourna de plus en plus du côté de la politique, le mouvement nationaliste de 1900 à 1908 lui donna une influence, une école, et la fondation de l’Action Française, quotidienne en 1908, une tribune. Le mouvement d’Action Française eut pour chefs des littérateurs ; Maurras, Daudet, Bainville. Dans l’ordre du temps, il est commandé (et recommandé à l’attention des lettres) par une Littérature d’abord ! Maurras a même été, en matière de critique littéraire, le seul écrivain de son temps qui ait vraiment fonctionné comme chef d’école ; la thèse de Pierre Lasserre en Sorbonne sur le Romantisme français, la Revue Critique des Idées et des Livres, le mouvement néoclassique, les Jugements de Massis, en ont témoigné. Mais cette critique est toujours restée en liaison étroite avec un traditionalisme, avec la notion, le sentiment vif et militant d’un héritage français à connaître, à délimiter, à maintenir, à défendre, notion qui a joué au début du XXe siècle un rôle analogue à celui de l’esprit français dans la critique et dans l’influence de Nisàrd, mais cette fois avec une dimension politique, le souci de nourrir une doctrine, d’établir des disciplines, d’employer l’intelligence, de contribuer à une restauration.

Du point de vue de la seule critique littéraire, on ne saurait comparer en importance l’influence de Péguy à celle de Maurras. Il n’y a même en somme pas un des Cahiers de la Quinzaine en qui l’on puisse reconnaître une œuvre de critique littéraire pure. Et cependant, Péguy et l’équipe des Cahiers, née, comme l’Action Française, de l’atmosphère de l’affaire Dreyfus, ont apporté dans l’atmosphère de la critique des éléments importants.

D’abord par ce que l’on pourrait appeler l’entrée de Péguy. Nous nous apercevons à distance qu’il y a eu une entrée de Péguy un peu à la manière dont il y a eu une entrée de Rousseau. Il a été le premier normalien (sinon le seul) qui soit sorti de la rue d’Ulm en gardant une nature populaire intacte, une peau de sanglier imperméable à l’esprit de la maison, un sens terrien hostile à un humanisme traditionnel, un œil rebelle à la lumière d’atelier. On a comparé l’échoppe des Cahiers à un brûlot amarré aux flancs du vaisseau de haut bord de la Sorbonne. Le « péguysme » a contribué autant que l’école d’Action Française à forger l’épouvantail du lansonisme et à déclencher une offensive contre les maîtres officiels.

En second lieu par l’équipe, d’ailleurs divergente (en rosace, eût dit Proust) des Cahiers. C’est là qu’ont été posées certaines questions dont on a vécu, qu’a été engagé un dialogue qui importe à la critique, que se sont battues des natures et des familles d’esprits — Péguy, Halévy, Sorel, Benda, — que, venus de plus profond encore, de vieux antagonismes français ont été ramenés au jour, comme celui des cornéliens et des raciniens, des rousséliens et des voltairiens, qu’un problème de Michelet, un problème de Hugo, ont pu être posés en termes neufs, dans le sens et dans la mesure où ils intéressent non pas une idée du beau ni même du vrai, mais une idée de la France. Avec Péguy, la critique de nourritures communie avec les substances nourricières physiques produites par le cultivateur de la terre de France, avec le blé de Beauce et le vin de l’Orléanais. « Rien de noble, a dit le bourgeois et l’héritier Barrès dans Un homme libre, ne fut pensé en dehors d’un fauteuil. » Il n’y a pas de fauteuil dans une maison de paysan, et il n’y en avait pas aux Cahiers. Péguy ne se supportait assis que sur une chaise. Le péguysme donne droit de cité à une critique de la chaise, distincte et même ennemie de la critique de la chaire, professorale, et de la critique du fauteuil, académique. Si la critique professorale et académique, Brunetière, Lemaître, Faguet et la suite, est florissante jusqu’à Péguy, et en décadence après Péguy, il semble que Péguy y soit tout de même pour quelque chose. Surtout il est pour quelque chose dans les produits, d’ailleurs assez complexes et troubles, qui les ont remplacées.

La critique de nourritures implique une critique de parti, une prise de parti, des choix de partisan, la volonté d’une foi, un « quelque chose » d’abord, qui n’est pas la littérature. Elle a pris vers 1910 avec l’école d’Action Française, un parti politique bien éclairé, et la réaction de gauche n’a pas équilibré cette action de droite. Et aussi et surtout elle a pris un parti, des partis religieux.

Critique catholique.
En 1894, la Visite au Vatican de Brunetière avait brusquement orienté vers l’Église la critique jusque-là rationaliste et même darwinienne du célèbre professeur, et la revue libérale du voltairien Buloz. L’aventure religieuse de ce converti de Bossuet passa d’ailleurs par de singulières étapes, et ne paraît pas avoir concerné en lui cette vie intérieure devant laquelle il fut toujours en état de fuite. Mais l’affaire Dreyfus déclencha sur ces entrefaites une guerre de religion, et le vieux relief religieux de la France fut rajeuni par une poussée en profondeur. La conversion de Péguy dessine assez exactement le sens de cette poussée. D’une manière fort inattendue, la séparation de l’Église et de l’État fut suivie d’une renaissance religieuse qui se répandit sur le front de la littérature, et dans laquelle furent prises des valeurs et des habitudes de la critique. De là en partie la fonction si vivante que remplit dans la critique et dans l’histoire littéraire, pendant les dix ou douze premières années de l’après-guerre, l’abbé Bremond, prêtre sourcier des épaisseurs littéraires. L’Histoire littéraire du Sentiment religieux reste au XXe siècle la seule œuvre, critique qui appartienne au climat de Sainte-Beuve, qui maintienne à la fois et la tradition monumentale de Port-Royal et la fraîcheur intacte de l’humanisme et l’esprit de finesse dans l’érudition, la bibliothèque qui devient ruche et l’abeille parmi ses rayons. Que l’esprit de la critique vivante, la familiarité avec les valeurs littéraires d’autrefois, d’aujourd’hui et même de demain, aient été alors représentés par un prêtre, ce n’est pas un accident, c’est un signe de l’époque. À la critique de la chaire s’oppose, ou plutôt s’ajoute, une critique du confessionnal, celle-là dont Sainte-Beuve avait d’ailleurs plus ou moins la vocation.
Critique journaliste.
Toute une partie de la critique littéraire serait aussi bien nommée du nom de chronique, ou si l’on veut, de critique chronique. La critique est celle de l’actualité littéraire et des livres nouveaux. C’est un chapitre du journalisme. Il n’y a pas besoin de beaucoup de réflexion pour reconnaître qu’elle ne saurait jamais constituer le plus haut degré de la critique, qu’entre ce qui est actuel et ce qui dure il y a une opposition et une option nécessaires, — et que si Sainte-Beuve avait consacré ses Lundis à la revue des livres nouveaux, s’il n’avait été de ceux que les Goncourt appellent avec exécration des faiseurs d’éloges des morts, les Lundis appartiendraient à peu près à la même semaine que les Samedis de M. de Pontmartin.

Cela dit, et quelles que soient les nécessités inférieures du journal, la critique des journalistes professionnels, des publicistes, a pris après la guerre une importance qu’elle n’avait pas toujours eue. La retraite de la critique universitaire vers l’histoire littéraire a tourné automatiquement au bénéfice du journalisme de profession. La place que Paul Souday prend donc dans la critique littéraire, tient dès lors à des raisons, à des fonctions, analogues à celles qui ont favorisé son adversaire Bremond. Une lecture abondante, une érudition très suffisamment tenue au courant, un vieil humanisme d’élève des prêtres, et surtout un talent remarquable de journaliste et de polémiste, ont fait de Souday pendant dix ans la figure la plus voyante et même la plus populaire de la critique. Il a donné sa forme, son champ de bataille, son retentissement à l’opposition entre droite et gauche, en littérature et particulièrement en critique. Il a eu la chance d’écrire et de briller juste au moment où il était paradoxal dans les lettres de se comporter en anticlérical, en républicain indéfectiblement laïque. Ses partialités apportaient un contre-poids intéressant au déversement de la République des Lettres vers la droite et vers le catholicisme.

Souday ne représentait pas une critique de durée (ses meilleurs articles n’ont pu tenir le volume), mais par excellence une critique militante. Il entretenait dans la critique un esprit et un ton militants, qui pour diverses raisons sont un peu tombés après lui, et dont Fernand Vandérem qui les représentait avec lui et volontiers contre lui, garde encore la tradition. C’est en grande partie Souday et Vandérem qui permettraient d’écrire une histoire militaire des campagnes critiques depuis la guerre, campagnes de droite et de gauche, campagne de la poésie pure, campagne des manuels, campagne autour de Valéry. Souday avait trouvé pour son confrère le diagnostic de « grabugiste professionnel », dont lui-même pouvait prendre sa part. Le grabuge manque aujourd’hui dans la critique de journal : désintérêt ?

Ou crise d’autonomie dans la République des Lettres ? Les disputes proprement littéraires, les disputes où l’accent était mis sur la littérature sont de plus en plus absorbées par les disputes politiques et sociales, et mangées par elles. Dès qu’elle quitte sa recension des livres nouveaux, la critique journalière ne trouve plus à sa porte la banlieue verte, les promenades d’idées, les jardins d’Académus, les terrains de sport pour les équipes littéraires, mais la banlieue industrielle, la lutte finale, l’atmosphère ligueuse. Il y a eu après la guerre ce qu’on a appelé la crise du concept de littérature. Mais cette crise était encore une crise littéraire. Comme en 1830, en 1850, en 1885, subsistait le vieux concept des révolutions littéraires en isme. Il n’y a plus aujourd’hui de révolutionnaires littéraires, il n’y a que des littérateurs révolutionnaires, les uns pour qui la révolution est à droite, les autres pour qui la révolution est à gauche. L’entrée massive du concept de révolution matérielle, politique, sociale, dans la conscience européenne, a déclassé comme un luxe dans la République française des Lettres, le concept de révolution littéraire. La critique littéraire pure manque dès lors de matière actuelle, de grands problèmes et de grands débats.

V
BARRÈS
La Représentation.
Barrès a tenu, de son temps, cette situation d’écrivain représentatif, dont la vie intérieure importe aux idées générales et conductrices de l’époque, leur donne corps, chaleur, mouvement et style, se prolonge dans la vie sentimentale, religieuse et politique d’une génération ; se déclare à la tribune ou sur la place publique, crée une action, entre dans l’ordre de l’État, et cela sans déchoir de sa qualité, sans se diminuer littérairement, en animant au contraire d’un courant poétique les attitudes en faveur dans la théâtrocratie française : type d’existence littéraire qui commence déjà avec Rousseau, prend tout son éclat avec Chateaubriand, explique la partie jouée par Lamartine et Victor Hugo, et où en somme Barrès, qui a vingt-trois ans lors des obsèques de Hugo, n’a pas connu de rival pendant un quart de siècle.
L’Arbre.
L’œuvre considérable et complexe de Barrès a pour armes parlantes une image, dont il importe peu qu’elle soit banale, vu qu’il l’a complètement renouvelée : celle de la plante qui pousse, et qui trouve sa route et sa lumière au sol où elle est née, — réflexion, patience, logique vivante, liaison par le dedans entre des formes de la vie apparemment divergentes et hostiles. De ces liaisons, de ces synthèses, celle qui commande toutes les autres, et que Barrès trouve dès sa jeunesse et qui est tout entière déjà dans Un Homme libre, c’est la découverte de la vie sociale par le chemin de la vie intérieure, une collectivité rencontrée au tournant d’une individualité, un « penser solitairement conduit à penser solidairement » non par le reniement, mais par la confirmation de cette pensée solitaire.

Sous l’Œil des Barbares, livre des vingt ans non seulement de Barrès, mais de la génération qui est sa contemporaine, est l’hyperbole de cette vie solitaire, d’où naît l’orgueil paradoxal d’une adolescence froissée qui se redresse en défi. Dans cette première partie de la trilogie du Culte du Moi, où culte n’est pas un vain mot, s’expose et s’exprime un moi ouvert à des cultes et créateur de cultes. Dès Un Homme libre et surtout avec le Jardin de Bérénice, ce culte prend forme : culte des valeurs héritées, et, plus précisément, de l’héritage, affecté d’un exposant littéraire et mystique, et qui dégage un rayonnement indéfini.

L’Héritier.
De l’héritage personnel, puisque les trois volumes du Culte du Moi se définiraient comme l’inventaire des trésors intérieurs d’un jeune bourgeois intelligent. Mais cela n’eût pas été très loin : Barrès en eût mal tiré une grande carrière littéraire, et eût vite pris figure officielle d’ancien jeune homme. Le titre primitif du Jardin était Qualis Artifex pereo ! L’artiste se décide à faire semblant de périr, pour que l’homme qui lui survit entre en communion avec ces foules des vivants et des morts, ce peuple, que symbolise Bérénice.

Car, avec sa poussée de plante et ce matérialisme élémentaire sans lequel il n’y a pas d’artifex, Barrès ne consent pas à concevoir cette collectivité, à laquelle il entend se donner, et dont il entend jouir, comme une abstraction de légiste, d’orateur, de sociologue, d’écrivain. Il faut à ce moral un physique, un corps : non seulement Bérénice, mais un homme populaire, un César, qui dans un pays monarchique incarnera la nation. De là le boulangisme de Barrès, la ténacité de son césarisme latent. De là, mieux encore, et avec plus de patience et d’originalité, sa création de la Lorraine.

Thèses Lorraines et Françaises.
L’origine littéraire de la Lorraine barrèsienne est tirée du Tableau de la France de Michelet et du La Fontaine de Taine. Son origine humaine est tirée de la tradition d’une famille de bourgeois patriotes et militaires de la frontière. Barrès a incorporé sa construction de la Lorraine aux idées mères de son temps par le Roman de l’Énergie Nationale dont il publie de 1897 à 1902 les trois parties sous le titre des Déracinés, de l’Appel au Soldat et de Leurs Figures, une forte trilogie, une thèse romancée qui ne manque ni d’artifice ni de mauvaise foi, mais après tout la plus vivante de ses œuvres, et qui a fourni à l’intelligence française des thèmes de discussion pendant trente ans.

Quels thèmes ? Le thème de l’opposition ou du dialogue entre la province et Paris — le thème du conflit, dans la cité, des héritiers et des hommes nouveaux, conflit exprimé par les deux groupes en lesquels se partagent les sept Lorrains déracinés qui « viennent à Paris » : les aisés, qui ont des vertus héritées, et les pauvres, qui, obligés de faire eux-mêmes leur vie, la font mal, tombent dans l’assassinat, ou dans les vilains métiers, — le thème de l’État, Varennes détournant un Lorrain du roi, le Panama le dégoûtant de la République, l’éducation universitaire le contraignant à regarder vers Paris, à se déraciner, pour servir un État de légistes, et le Roman de l’Énergie Nationale finissant par une carence, une angoisse, de vains appels. Ajoutons-y des thèmes de style, le tableau de la classe de philosophie du lycée de Nancy dans les Déracinés, la Vallée de la Moselle, dans l’Appel et surtout, dans Leurs Figures, les tableaux immortels des assemblées politiques au temps de Panama. C’est l’œuvre centrale de Barrès, écrite d’enthousiasme à trente ans. Avec intelligence et souplesse, ensuite, il développe, il annexe, il aménage une admirable carrière littéraire. Il sait populariser ses idées sans trop les vulgariser (si ce n’est peut-être dans une fabrication comme celle de Colette Baudoche). Les Amitiés Françaises n’ont vieilli ni plus ni moins que les Amitiés Chrétiennes de Chateaubriand, car elles prennent place sur le même rayon avec assez de sincérité et de suc pour ne point être vues comme une imitation.

Le Voyageur.
Il y eut toujours un Barrès voyageur et paysagiste. Sa Venise coexiste déjà avec sa Lorraine dans Un Homme libre. Son Espagne, qui fut neuve, s’est démodée. Sa Mort de Venise, feu d’artifice sur la lagune, est retombée en baguettes noircies. Cependant il avait adoré Venise et Tolède. Au contraire le Voyage de Sparte, écrit comme un pensum au retour d’un voyage en Grèce, qui l’avait ennuyé, a été une date. Barrès y a posé en une lumière inattendue, vraiment créée, les problèmes de critique et de bonne foi qui concernent le voyage et la vision de Grèce, le départ entre l’authentique et le scolaire, entre la réalité et l’antiquité ; le voyageur français qui réfléchit, en Grèce, sur son plaisir, trouve toujours le Voyage de Sparte sur son chemin. Le dialogue d’Un homme libre et des Déracinés avec ou plutôt contre leurs professeurs et toute l’Université, et qui se poursuit encore sur l’Acropole, c’est une bonne date de la troisième République. Cette bataille sur l’Acropole a remplacé comme thème usuel la Prière déclassée de Renan. On trouve beaucoup moins de substance durable dans le voyage d’Orient dont le titre d’Enquête aux Pays du Levant dit fort bien le contenu en grande partie officiel.
Le Publiciste.
Cependant, et comme Chateaubriand et Lamartine, la grande nature de Barrès a maintenu à sa hauteur à peu près toutes ses besognes. Préoccupé du roman pour le grand public, il en a au moins réussi un, la Colline inspirée, où les thèmes lorrains et catholiques sont convoqués avec maîtrise. Les cantilènes monumentales d’Un Jardin sur l’Oronte et du Mystère en pleine lumière, nous ont émus : supporteront-elles l’épreuve du temps ?

Leurs Figures furent d’abord le titre d’articles de journaux sur le Panama, que l’on compara à du Saint-Simon, en partie parce que Barrès avait imité Saint-Simon, avec bonheur, le recoupant par Michelet (Chateaubriand pratiquait aussi ces méthodes de style composite) : les reportages si partisans du procès de Rennes en 1898, ceux des séances d’une commission parlementaire, appelé Dans le Cloaque, sont des Choses vues de grande classe. Mais le labeur courageux et ingrat de Barrès pendant cinq ans dans la Chronique de la Grande Guerre a été littéralement dévoré par les événements, il ne laisse aucun solde substantiel : travail pour la victoire, qui arriva, mais la littérature vaincue d’avance.

Il aimait d’ailleurs jouer les parties difficiles. Toujours comme cela arrive à Chateaubriand, la vie politique de Barrès a relié tant bien que mal trois défaites retentissantes, trois engagements sur le mauvais cheval, défaite du boulangisme en 1889, défaite des conservateurs au temps de l’affaire Dreyfus, défaite de l’expansion rhénane et du lotharingisme militant après la guerre. Il semble qu’un bon sens à la Grévy ait manqué à ce poète. Cependant quand les historiens ont suivi de près la vie politique de Chateaubriand, ils n’ont pas eu de peine à y reconnaître la persévérance d’une idée, d’une idée animatrice qui a survécu au vicomte. On écrira un jour la vie politique de Barrès. Il y aura un chapitre sur Barrès socialiste (1892-1897). Et l’on reconnaîtra peut-être que l’idée née avec Barrès sur les marches de Lorraine était une manière de national-socialisme, fort antisémite, où, avec quelque artifice, on discernerait dès la fin du XIXe siècle chez un écrivain français bien des thèmes apparus brusquement en Allemagne après la mort de Barrès. L’auteur des Bastions de l’Est a eu sa guerre en 1914. Il a son Allemagne en 1934. C’est d’ailleurs en Allemagne qu’il rencontra toujours, à l’étranger, le plus d’attention et de commentateurs.

Sur le mot barrésien d’idées lorraines, nous contestons très fort encore aujourd’hui. Y a-t-il, comme il le pensait, une vérité française et une vérité allemande, deux idéologies qui, comme les deux prières, ne se mêlent pas ? Ou bien n’y a-t-il, dans l’ordre politique et moral, qu’une vérité ? Barrès n’a jamais employé le terme de pragmatisme. Il n’en reste pas moins un des fondateurs et l’un des plus puissants vulgarisateurs de ce pragmatisme européen, dont les mystiques totalitaires tirent aujourd’hui les plus implacables conséquences. « L’intelligence, quelle petite chose à la surface de nous-mêmes ! » a dit cet homme si intelligent, si peu intellectualiste, si ennemi, en somme, de l’intellectualisme !

Comme Chateaubriand, Barrès a été agrandi immensément par son œuvre posthume. Du doctrinaire de la Terre et des Morts survit une voix d’outre-tombe. Il n’eut pas le temps d’écrire ses Mémoires, qu’il commençait l’été d’avant sa mort. Mais leurs matériaux, ses carnets, ses Cahiers, publiés plus ou moins complètement, le maintiennent sur l’horizon, comme Victor Hugo après 1885, et l’on se demande si aucun apprêt public à la Rousseau ou à la Chateaubriand aurait jamais valu ces notes au jour le jour, ce journal d’une âme, cet enregistrement d’une vie à laquelle continue de s’enrouler et de répondre la nôtre.

VI
LES DISSIDENTS
En nommant Épigones les poètes qui ont de vingt à trente ans en 1870, nous avons suggéré qu’ils étaient des héritiers, qu’ils n’appartenaient pas à une génération créatrice, mais à la volée qui entretient un feu allumé sur la demi-génération de relais. Le renouvellement poétique de masse ne se produira que trente ans après la génération des Tétrarques. Mais il est annoncé par ceux qu’on peut appeler les dissidents de 1870, soit une demi-génération de mouvement, contemporaine de la demi-génération de relais, celle-là décollant vers un avenir comme celle-ci adhère à un passé, et toutes deux, se croisant dans cette gare poétique du Parnasse contemporain, où Mendès, Ricard, les casquettes de sous-chefs, s’affairent.
Les poètes maudits.
Le premier recueil du Parnasse contenait en effet des vers de Paul Verlaine, né en 1844, et de Stéphane Mallarmé, né en 1842, qui ne ressemblaient pas tout à fait aux autres. Dans la corbeille d’œufs de poule on distingue les deux œufs de cane. Dès l’éclosion, les canetons reçurent d’ailleurs des coups de bec. Verlaine ne collabora plus au Parnasse, et Mallarmé en fut expulsé à la suite d’un rapport très méprisant d’Anatole France. Ils disparurent jusqu’en 1885, Verlaine dans le vagabondage, Mallarmé dans d’obscures besognes de maître d’anglais. Un et deux ans après Verlaine naissent Tristan Corbière (1845) et Lautréamont (1846). Rimbaud qui ferme la marche ne naît qu’en 1854, mais son étonnante précocité fait croire que la nature veut rattraper le temps perdu et placer bon gré mal gré ce grand garçon dans cette équipe des vingt-cinq ans en 1870. L’étude célèbre de Verlaine leur a valu à tous le nom de Poètes Maudits. En réalité, c’est une avant-garde qui rendra à la génération poétique de 1885 le même service que les Tétrarques au Parnasse. Comme les Tétrarques, et sauf le couple Verlaine-Rimbaud, ils ne sont pas constitués en groupe littéraire. Ils n’existent que chacun à part ; ils représentent une manière de dissidence absolue.
Verlaine.
Il a fallu encore bien des années après sa mort (ce fut aussi le cas de Baudelaire) pour que Verlaine fût reconnu l’un des plus grands poètes français. Il n’aurait pu l’être au temps du Parnasse, qui avait imposé à l’oreille et au goût certaines exigences d’ordre oratoire et de lumière d’atelier, et conservait ou ramenait plus ou moins le dogme classique qui veut que les vers soient beaux comme de la belle prose, avec quelque chose en plus. À quoi Verlaine a dit, profondément, non. Il a purifié et dématérialisé la poésie. Si Baudelaire avait mis psychologiquement son cœur à nu, Verlaine l’a mis musicalement à nu. Aucune parole n’est plus que la sienne proche de ce qui ne peut être dit, n’est plus fraîchement prise au griffon du silence et de la plénitude. À travers les gauches imitations d’école inévitables, il est déjà tout entier dans tel sonnet des Poèmes Saturniens :
J’ai fait souvent ce rêve étrange et pénétrant

Son vers a l’inflexion des voix qui se sont tues ou qui n’ont pas encore parlé. Il ne ressemble, ce vers, à rien de ce qu’on a fait avant lui, à rien de ce qu’on fera après. Tout vers paraît dur à côté de cette moelle de sureau. L’homme sans volonté, le pécheur à vau-l’eau qu’il fut, étaient peut-être nécessaires pour que se formât cette neige et se déposât cette matière poétique allégée.

La musique intérieure le porta comme Nerval vers l’habitude de la poésie populaire. C’est même à cette poésie populaire bien plutôt qu’à un Parnasse historique qu’il faut rattacher les Fêtes Galantes, où, comme les jeunes gens de Sylvie, il a pris le costume du XVIIIe siècle et de la Comédie Italienne. Ces couleurs, ces taches pourpres et roses, mordorées et rouillées (dans l’inventaire de son mobilier de jeune marié nous trouvons un Monticelli) voilà les vêtements dans l’armoire magique. L’amour s’en habillera l’année d’après avec la Bonne Chanson. Reconquête obscure alors ignorée par tous, peut-être même par l’auteur, du cœur poétique de la France ! Mais XVIIIe siècle galant, jeune amour, c’est encore l’appui sur quelque matière, d’où, au cours de l’exode avec Rimbaud, le poète s’évade en 1874 par les Romances sans Paroles, point le plus haut de la fusée verlainienne. La poésie se dénude et se dissout dans l’éther. Après les Romances, faudra-t-il dire ce que nous dirons après les Illuminations que le jet d’eau qui montait n’est pas redescendu ?

Non. Car voici que Verlaine devient un grand poète catholique. Verlaine est ici à Baudelaire ce que Baudelaire était à Chateaubriand ou à Lamartine. Christianisme décoratif d’artiste chez les romantiques ; christianisme janséniste d’un descendant de Racine chez Baudelaire ; mais, avec Verlaine, c’est le christianisme populaire du païen évangélisé par saint Martin, et que l’apôtre des Gaules a transmis, par les siècles fidèles, au curé de paroisse ou à l’aumônier de prison. La poésie chrétienne de Verlaine, il ne la veut et ne la sent pas seulement chrétienne, mais catholique, française, cléricale, la poésie d’un pauvre diable de baptisé et de converti, poésie que le calvinisme et le jansénisme repousseraient absolument. Un biographe de Verlaine, ayant été se documenter auprès du prêtre qui l’assista à sa mort n’en reçut, avec les banalités de politesse, que cette réponse : « C’était un chrétien, Monsieur. » Sinon avec la même autorité, au moins du même fonds, nous dirons : C’est un poète chrétien.

Poésie pure, poésie populaire, poésie chrétienne : par ces trois pas, faits alors dans une ombre absolue, sans public, Verlaine, parti du Parnasse, s’avance pour ouvrir les écluses de la poésie qui vient, et qui enveloppera le Parnasse, sans d’ailleurs le submerger, lui ajoutant même des sédiments inattendus, que représenterait peut-être la poésie de Mallarmé.

Mallarmé.
Verlaine nie l’art du Parnasse, Mallarmé le contourne, le transpose ou le transfigure. Lui aussi marche à la conquête de la poésie pure, mais ne pensons plus ici à la moelle de sureau. Mallarmé la tiendra, cette poésie pure, pour l’inaccessible cime de diamant d’un Parnasse pur. Son glacier rompt par un refus absolu avec tout rappel de coteau modéré. Par delà le Parnasse il se référerait plutôt à Hugo (le seul poète français dont on trouve des fragments erratiques chez Mallarmé). Il fait passer au conscient et au dogmatique cette loi, qui gouvernait l’inconscient poétique de Hugo, et que le libre génie de Banville avait pratiquée avec clairvoyance : céder l’initiative aux mots.

« Céder l’initiative aux mots » la déclaration est de Mallarmé lui-même. L’ancêtre romantique, le tétrarque parnassien, le symboliste hermétique, jouent leurs trois parties sur la même ligne, à travers la durée de trois écoles.

Le théâtre a débuté sur le chariot de Thespis, la machine à vapeur par le couvercle qui remue sur la marmite quand l’eau bout. Pareillement l’initiative cédée aux mots, ce sont d’abord les bouts-rimés, soit les ponts de phrases établis entre des rimes données. Il y a un minimum de bouts-rimés dans toute poésie française. Mais Hugo est venu. Un poète s’est rencontré, qui, comme l’araignée jette de sa substance un fil entre deux points solides proches, a toujours pu lancer un pont d’images et de logique entre deux belles rimes, revêtir d’une cristallisation intelligible les mots que leur poids de musique faisait descendre incessamment sur lui. Les mots chez Hugo sont chez eux comme les abeilles dans la ruche, et ils y bâtissent un miel autonome. Évidemment leur initiative est réduite chez Banville : réduite surtout à la rime. Mais Banville se fait le metteur en place, le théoricien amusé, parfois clownesque, de cette initiative. Mallarmé en devient le mystique.

Dans la poésie pure de Mallarmé, l’initiative est cédée aux mots comme, dans la mystique du pur amour, l’initiative est laissée à Dieu. Au principe d’un poème il y a bien un schème, un ton émotif, un vide réceptif, une disponibilité, comme au principe du pur amour il y a toujours l’individu. Sur ce schème, pour le faire passer à l’être, agissent l’incantation et la magie transfiguratrice des mots, que le poète convoque, et à l’opération de qui il s’abandonne. Mais tandis que les mots débordaient chez Hugo en un fleuve puissant et s’épandaient chez Banville en une rivière facile, ils gouttent chez Mallarmé sous un climat inhumain, forment lentement les stalactites d’une poésie miraculeuse.

Impuissance ? C’est bientôt dit. Tout grand timide est un grand amoureux. Comme Thalès pouvait faire des affaires, Mallarmé pouvait se montrer poète facile : une influence, un changement de vie, des commandes, auraient déclenché en lui un funambule de la rime, un chroniqueur indéfini en vers à la manière de Ponchon. Vers de Circonstance nous indique de quoi il était capable. Mais la crainte du verbe, le respect des mots avait un sens pour lui, comme la crainte et le respect de Dieu pour un mystique. Et puis il y avait son horreur maladive du cliché. Il a symbolisé sa poésie dans Hérodiade, la vierge qui se retire de la réalité, de l’échange, du convenu et de l’Autre, comme Narcisse. Les mots n’ont plus valu pour lui par leurs liaisons, mais par leurs affinités secrètes, par leurs mouvements allusifs, par leur inaptitude au langage spécial et leur capacité de langage pur. Le sort que l’abbé Bremond a fait à la « fine pointe » de saint François de Sales en matière d’états mystiques, il faut le faire à la fine pointe mallarméenne en matière de poésie pure : les mots, la musique, les rimes sont là pour désigner et affiner, autant qu’une extrême poésie, une poésie extrême, extrémiste, exténuée, après laquelle il n’y a plus rien.

Un poète « chante » quelque chose. Et le poète épique commence toujours par nous dire quoi. À une interrogation sur ce qu’elle chante, la poésie de Mallarmé est aussi interdite et démunie que Cordelia devant Lear. Elle ne chante, ou elle ne dit, qu’elle-même. Elle est, elle tient par la vertu des mots. Flaubert rêvait d’un livre sans sujet qui tînt par la seule vertu d’un style. La dernière partie du XIXe siècle s’est ainsi, par quelques antennes, avancée vers le bord irrespirable de l’atmosphère littéraire.

Et voici que le grêle recueil, les deux mille vers de ce poète « impuissant » rejeté longtemps par la voix publique dans l’« incompréhensible » et l’« obscur » est un de ceux qui ont doublé le plus sûrement le cap des Tempêtes ; le cap de la postérité,

jusqu’au
Reflet du pâle Vasco.

Précisément, qu’on mesure la force incantatoire que conservent, que manifestent aujourd’hui ces neuf syllabes portées par le funambulisme de la rime, et qui, ayant percé à travers une durée, sont arrivées à signifier immensément, sont devenues claires et profondes universellement, ont réussi. On verra dans ce microcosme, dans cette goutte, dans cette vibration unique, toute la destinée de la poésie mallarméenne, sa fonction unique, le minimum de matière verbale sur laquelle pour s’élancer elle appuyait son pied nu : l’initiative cédée au mot, et, comme dans la mitrailleuse, récupérée des mots, le déclassement d’une poésie, l’aurore d’une autre, la transformation du but, de la substance et du goût poétiques par le levain d’une œuvre légère.

Rimbaud.
À une troisième position extrême, sur une limite, s’est porté Rimbaud. L’effort de ces dissidents ayant consisté, autant que le permettent les nécessaires liaisons humaines, à tenter consciemment ou inconsciemment un recommencement absolu de la chose littéraire, il était naturel qu’une place parmi eux fut occupée par l’âge dont la fonction est d’assurer le renouvellement et de couper court et sec aux traditions : l’enfance. L’auteur des Poètes de sept ans est un poète enfant ou adolescent dont l’œuvre est terminée quand il a dix-huit ans, et qui paraît à cet âge avoir oublié sa vie poétique comme un somnambule oublie, le jour, sa vie nocturne. Il est remarquable que dans la célèbre Lettre du Voyant il assigne précisément au poète cette fonction que la nature destine aux générations nouvelles.

Dans l’œuvre de ce poète adolescent, les vers importent moins que la prose. Les poèmes en vers sont brutaux et grossiers, puissamment colorés, et les souvenirs de Hugo ou d’autres n’y manquent pas. Rimbaud ne les destinait point à l’impression, donnait le manuscrit à n’importe qui sans plus s’en soucier, ce qui nous en reste ayant été conservé par des amis étonnés, dont Verlaine. L’œuvre vraiment géniale de Rimbaud est faite de deux plaquettes de poèmes en prose, les Illuminations et Une Saison en Enfer, cette dernière imprimée — la seule de ses œuvres — par les soins de Rimbaud, qui d’ailleurs s’en désintéresse aussitôt et l’abandonne à l’imprimeur pour s’en aller sur la planète. La prose électrique et sèche des Illuminations n’a été mise à sa place qu’au bout d’un demi-siècle : visions de route, de campagne, de voyage à pied, d’alcools, qui pourraient passer pour le chef-d’œuvre de la poésie si la poésie se mesurait (comme il n’est pas impossible qu’elle le fasse un jour) à la somme de nouveauté cohérente qu’elle crée. Dans Une Saison en Enfer, digne de son titre, Rimbaud a jeté sur le papier en une langue ardente, nue, efficace, la confession désespérée d’un être sans amour et sans joie, dont les furieuses expériences ont échoué : détestation de l’Europe, et de ses lois par le poète qui l’a assez vue, et qui rentre dans l’état de nature, dans la lumière brute. Un pareil testament interdit toute littérature. Rimbaud allait passer plus tard pour avoir posé par les Illuminations et la Saison les colonnes d’Hercule du monde littéraire. Après tout, cette géographie est vraie.

Corbière.
Des vers intercalés dans la Saison, et qui sont meilleurs que ceux des Poésies, rendent la simplicité des chansons populaires. Rimbaud comme Verlaine est touché par cet appel. Pareillement, le breton Corbière, mort avant la trentaine, laissait les Amours Jaunes, les vers disloqués, violents, pleins de non ! à toute poésie antérieure, à tout encadrement, sculptés par un couteau de marin, bousculade d’un primitif, qui se fabrique sa langue comme il peut avec des morceaux de celle des civilisés, et retrouve, dans le Cantique Spirituel, tout le rude et le rêche d’une imagerie populaire.
Lautréamont.
Verlaine est le faune, Mallarmé le mystique, Rimbaud l’enfant, Corbière le primitif. Il fallait, parmi ces dissidents, un dissident bien authentique de la raison, un fou. Et le génie servant d’exposant à cette folie. Ce fut le cas de Lautréamont. Bien qu’il n’ait jamais écrit un vers, Lautréamont a apporté à la littérature, avec les Chants de Maldoror, un insolite paquet de poésie ; monologue frénétique en six chants, mouvement oratoire de houle, proclamation de ce qui fermente de violent et de violeur, de sensuel et de sexuel, de peau-rouge et d’antédiluvien, chez une créature de lettres, jetée du monde austral sur un rivage inattendu de France. Idole précolombienne et serpent de mer, Maldoror a donné à la littérature française ce que l’Angleterre a vainement demandé au Loch Ness, son monstre. Avec lui comme avec les quatre autres une limite de la création littéraire est touchée, — hyperbole !
Hyperbole.
Littérature hyperbolique, de ce nom nous aurions pu, aussi bien que par celui de littérature dissidente, désigner ces tentatives de 1870. Exactement le contraire du Parnasse, qui restait dans une position technique, voyait dans la littérature un siège pour son séant, non un marchepied pour son élan, créait un atelier, fournissait des cadres honnêtes de poètes moyens. Ces cinq poètes sous le Parnasse de 1870, c’est Fourier et Cabet sous le Juste-Milieu. C’est une génération de Vingt ans pour laquelle les temps ne sont pas venus, qui simplement prend acte, témoigne prophétiquement avant d’être replongée au flux qui l’apporta, et dont le message, alors prématuré, reviendra, d’abord quinze ans plus tard avec le symbolisme, ensuite, et mieux encore, trente ans après ces quinze ans, avec la génération de la guerre.
VII
LE SYMBOLISME
La nouvelle et les
anciennes Écoles
.
Victor Hugo était né l’année du Génie du Christianisme, et cet homme est tellement lié à la durée du siècle qu’il semble que pour se déclarer la révolution poétique ait attendu l’année de sa mort. « Je vais désencombrer l’horizon », disait-il.

Il le désencombra surtout au profit de ces poètes nés après 1860 qui ont reçu plus tard le nom de génération symboliste, et en qui il faut se garder de voir trop expressément une réaction contre le Parnasse et contre le naturalisme. Par Verlaine et Mallarmé, leurs maîtres, d’un côté, par Hérédia d’autre part, on les trouve en liaison avec les Parnassiens. Et l’une des raisons pour lesquelles cette date de 1885 importe, c’est que, l’année précédente, un naturaliste des Soirées de Médan, Huysmans, publiait À Rebours, livre qui mit le public en état de disponibilité à l’égard de la nouvelle école poétique, et qui joua, dans une certaine mesure, le rôle préparatoire d’un Génie du Symbolisme.

Le Non ! du symbolisme n’a pas été très catégorique, ou bien a été crié confusément. Ce n’est pas par ce qu’il nie qu’il faut le définir, mais par ce qu’il apporte de nouveau. Or il produit trois poussées révolutionnaires, qui ont changé en France les conditions de la vie poétique. Du fait du symbolisme et des cinq dissidents pré-symbolistes, une poésie nouvelle s’est opposée non seulement ni surtout au Parnasse, mais à tout le bloc de la poésie française, de Ronsard à Hugo.

Le Vers libre.
Première révolution, et la plus grave : la liberté du vers. La question des origines du vers libre n’est pas compliquée. Il vient de la poésie populaire, qui, immémorialement, ne s’est pas astreinte à la rime, ni au décompte syllabique. Les premiers vers délibérément libres qui aient été imprimés l’ont été en 1873 dans Une Saison en Enfer, à l’imitation des chansons populaires. Origine analogue chez Laforgue. Mais, à côté de ce vers libre spontané, devait bientôt prospérer un vers libre réfléchi, avec une technique calculée, une dogmatique souvent arbitraire et absconse.: dans cet ordre, l’initiateur serait Gustave Kahn. Quoi qu’il en soit, la révolution du vers libre a changé la nature de l’instrument mis entre les mains de la moitié des poètes français, a fait passer une coupure entre les poètes « réguliers » et les poètes « vers-libristes ».
La Poésie pure.
Deuxième révolution : l’avènement d’une poésie pure en contact et en échange avec la musique. Le symbolisme, contemporain du départ de Hugo, l’est aussi de l’arrivée de Wagner, qui conquiert en quelques années le public français, et l’une des jeunes revues du symbolisme, en 1885, s’appela la Revue wagnérienne. La principale ambition du symbolisme fut, selon sa consigne donnée par Mallarmé, de « reprendre à la musique son bien », Et si l’on peut parler justement de réaction contre le Parnasse, c’est surtout en ce sens que l’ennemi poétique du symbolisme a été la précision sous toutes ses formes, entendons, comme en musique, la précision à fournir au lecteur ou à l’auditeur, non cette précision technique mise par l’auteur dans son travail, rigoureuse en musique, et que les théoriciens du vers libre ont poussée volontiers au pédantisme. Hérédia, qui essaye de suggérer à travers la précision de ses sonnets est encore goûté des symbolistes tandis que Sully-Prudhomme, dont la poésie a pour fin dernière la précision, et qui s’est efforcé de l’appliquer à la vie intérieure est tenu par le symbolisme pour l’ennemi intégral, au même titre que Coppée.
La Révolution.
Troisième révolution : l’idée même de révolution. Les révolutions romantique et parnassienne ont pour fin une conquête et une organisation, un état stable de la poésie, la liberté soit, mais la liberté à l’intérieur de cadres. La belle folie romantique n’a pas duré dix ans, et le Parnasse a toujours été sage. Mais le symbolisme a habitué la littérature à l’idée de révolution indéfinie, à un blanquisme artistique, à un droit et un devoir de la jeunesse qui consistent à bousculer la génération précédente, à courir vers un absolu. Si les poètes se sont divisés en réguliers et en vers-libristes, la littérature s’est divisée en littérature normale et littérature « d’avant-garde ». L’avant-gardisme chronique de la poésie, le « Qu’est-ce qu’il y a de nouveau ? » du public « averti », le rôle officiel des jeunes, la multiplication des écoles et des manifestes par lesquels ces jeunes se hâtaient d’occuper cette extrême pointe, d’atteindre pour une heure cette crête de vague sur la mer mouvante, ce n’est pas seulement un fait nouveau de 1885, c’est un climat nouveau des lettres françaises. La révolution symboliste, la dernière jusqu’ici, aura peut-être été la dernière absolument, parce qu’elle a incorporé le motif de la révolution chronique à l’état normal de la littérature.
Décadence et Symbolistes.
Il est possible que dans une vieille littérature ce soit la un signe de décadence. Mais on notera d’abord qu’il s’agit d’un climat poétique, et que la poésie, précisément depuis le symbolisme, reste de moins en moins le principal de la littérature. Et l’on remarquera aussi que le terme et la chose de décadence ont été d’abord inscrits sur un des drapeaux de l’école nouvelle, et qu’une de ses revues s’appela le Décadent. C’est même pour écarter ce nom dangereux et le ramener à son état naturel de sobriquet que Jean Moréas trouva le mot de symbolisme.

L’élan symboliste dura une quinzaine d’années, jusqu’en 1902 environ. Il est à son plein de jeunesse créatrice en 1890, quand paraît dans l’Écho de Paris, l’Enquête sur l’Évolution littéraire de Jules Huret. Après 1902 on se demande ce qui va remplacer le symbolisme. Un de ses représentants éminents, Henri de Régnier, entra bien à l’Académie en 1911. Mais cela ne signifiait point : « Symbolisme pas mort ». Au contraire.

On mettrait quelque ordre dans le tableau touffu des poètes de cette école en distinguant un peu artificiellement, comme il est inévitable, les militants, les alliés, les représentants, les héritiers et les encadrés du symbolisme.

Militants.
Les militants sont les symbolistes de la première heure qui ont créé les cadres et posé les problèmes de l’école. Leur activité est liée surtout à celle des « petites revues » si grandes, comme la cassette d’Harpagon, par ce qu’elles contenaient, et qui restent une des trouvailles du symbolisme. Il faut y faire une des premières places aux rédacteurs de la Vogue (le premier numéro est d’avril 1886), Jules Laforgue et Gustave Kahn. Laforgue, mort à vingt-sept ans, aurait été probablement un des écrivains les plus neufs et les plus complets de sa génération. Ce qu’il a apporté d’essentiel dans le symbolisme c’est l’alliance entre les habitudes (ou les procédés) de la poésie populaire, et la sensibilité contemporaine la plus ouverte et la plus fine. Joignons-y une influence peu heureuse de ses lectures de Schopenhauer et de Hartmann. Il est démodé, mais a gardé beaucoup de fidèles. Gustave Kahn a été un poète organisateur et technicien. Pareillement l’histoire de la technique symboliste ne doit oublier ni Stuart Merrill, champion excessif de l’allitération, ni Robert de Souza, phonéticien poète. La plus étonnante machine technique de cet âge militant du symbolisme, c’est l’œuvre de René Ghil qui prétendit mettre, ou plutôt instrumenter, en vers libres rocailleusement scolaires, l’évolution du monde et de l’humanité. Tous ces militants ont été extrêmement sérieux et si l’un des honneurs de la poésie consiste en ces tentatives sur une limite dont Mallarmé reste le héros, ils mériteront d’être soustraits à l’oubli.
Alliés.
L’influence d’une école se mesure aux alliés ou aux sympathisants, grâce auxquels elle arrive à faire entrer sa couleur dans la teinte générale d’une littérature. Des demi-symbolistes ont flotté entre le symbolisme et le Parnasse, ont fait entrer alors dans le vers régulier la musicalité imprécise propre à l’école nouvelle. Ephraïm Mikhaël, plus purement parnassien, Louis le Cardonnel, païen harmonieux qui s’achève en chrétien, Albert Samain qui est devenu par ses qualités moyennes le poète de sa génération le plus lu du grand public, le vibrant et brûlant Signoret, Quillard, Retté et, moins Parnassiens et plus intérieurs, Georges Rodenbach, poète méticuleux des Flandres, Charles Guérin, un maître de l’élégie, et même de l’épître.
Représentants.
Entendons par représentants officiels du symbolisme les poètes, qui, au XXe siècle, après la mort de Verlaine et Mallarmé, ont fait figure de chefs, ont été reconnus, à la manière de Gautier et de Vigny, pour les vétérans de l’école, ou du mouvement.

On couplait volontiers, vers 1900, les noms d’Henri de Régnier et de Viélé-Griffin, qui contribuèrent à populariser le vers libre. Régnier nous paraît la personnalité poétique la plus complète, la plus souple et la plus variée du mouvement symboliste. Avec un vocabulaire pauvre, de la monotonie dans les tours, de la nonchalance, du hasard ou du remplissage dans ses thèmes, il séduit profondément par sa musicalité continue, son don extraordinaire de rendre moelleuse et sensuelle la substance verbale. Un opportunisme intelligent, sans abdication ni concession, lui a permis de passer d’un gracieux vers libéré plutôt que libre aux plus belles et aux plus solides formes du sonnet et de la stance.

Si Régnier a traversé le vers libre en hôte courtois, Viélé-Griffin l’a absolument habité, en a guidé et suivi la fortune. Odelettes, croquis légers du printemps de Touraine, confidences d’amour, récits tendres et tranquilles se développent en nuances gracieuses qui, sous le temps, ont passé.

L’Héritage de Mallarmé.
C’est à l’authentique symbolisme qu’il faut rattacher l’œuvre et la carrière extraordinaire de Paul Valéry. Après Mallarmé il a conçu et pratiqué la poésie comme une série de reconnaissances, d’expériences, de jeux à tenter, d’obstacles à tourner. Jeux tentés d’abord sous des influences : Mallarmé, Léonard, puis, après un long silence, à partir de la Jeune Parque, d’une manière autonome et inventrice.

En Valéry un homme s’est rencontré, doué d’une double faculté, ou de deux manies, qui jusqu’ici passaient pour des contraires. Deux extrêmes en lui se touchent. D’une part, le don intégral de la poésie pure, qui est, sous plusieurs formes, la grande découverte du symbolisme. D’autre part un sens singulier de la précision, l’habitude de concevoir toute opération de l’esprit comme une conquête du précis sur le vague. On songe au double attelage de la pensée bergsonienne, mais aussi au génie pictural de Léonard, au génie nécessaire de la musique.

Quand le sens de la poésie et le sens de la précision coexistent dans un même esprit, ils tendraient, semble-t-il, à réaliser en commun une même œuvre, une poésie précise. C’est exactement la partie qui fut jouée par l’ingénieux Sully-Prudhomme. Valéry joue la partie contraire. Il n’y a pas de poésie précise, il y a la poésie pure poussée à son hyperbole, et il y a la forme poétique, la rigueur poétique poussée à la même hyperbole. La machine à vapeur est employée à faire de la glace. C’est l’alliance d’une poésie pure et d’une technique pure. Position apparemment inhumaine, et à laquelle Valéry ne se serait probablement pas risqué s’il n’y avait eu le précédent de Mallarmé.

Dans le cas de Sully-Prudhomme, comme dans celui d’un philosophe ou d’un prosateur, la face de poésie et de mystère était la face interne, tournée vers le poète, possédée secrètement par le poète, la face de précision était la face externe, tournée vers le lecteur, obtenue avec effort pour sa commodité et son plaisir : la poésie était au principe, la précision au but. Dans le cas de Valéry, au contraire, la face de précision est la face secrète, celle qui adhère à l’esprit et à l’opération du poète, et la face de poésie pure, de musique, de disponibilité et de suggestion est la face orientée vers le lecteur, la face que sent et dont jouit le lecteur. La poésie de Sully-Prudhomme ressemble à une machine dont le conducteur humain est invisible. Dans la poésie de Valéry, la machinerie précise est dessous, la beauté humaine dessus : c’est l’Hadaly de l’Éve future.

Et l’on songe en effet, devant les vers de Valéry à cette douce, élastique et incorruptible matière du bras nu d’Hadaly. Valéry est de ceux sans lesquels une des cinq ou six pointes extrêmes du vers français n’existerait pas. C’est aussi, mais ce n’est pas seulement à la manière d’un mathématicien qu’il a introduit dans la poésie de nouvelles fonctions. Et les écoles ne sont pas vaines, il fallait tout le laboratoire et tous les sacrifices du symbolisme pour aboutir au Cimetière marin et à la Jeune Parque.

Un des lieux communs de la critique hostile au symbolisme consistait à lui reprocher d’être une école de poètes étrangers. Il y a là aussi un titre d’honneur. Il faut remarquer que c’est par le symbolisme que la Belgique, qui n’avait pas eu de poètes français depuis le temps des ducs de Bourgogne se trouva de nouveau incorporée à la poésie française. Charles Van Lerberghe, Max Elskamp, Albert Mockel ont apporté leur tribut. Les lieder nus, mystérieux et musicaux de Maeterlinck ont été célèbres avant son théâtre. Mais c’est bien dans les cadres du symbolisme, et comme un de ses représentants les plus grands, que s’est placé le poète des Flandres, Émile Verhaeren.

Dans les Cadres symbolistes.
Il a été avec Viélé-Griffin le maître autorisé du vers libre. Les cinq recueils de Toute la Flandre ont pour forme favorite la laisse de vers inégaux, oratoire, volontaire, appuyée sur des syllabes fortes, aussi habituellement que la laisse de Viélé-Griffin est allégée par les e muets. Symboliste et par son goût du symbole, et par sa pratique du vers libre, lui échappant par son romantisme éloquent, il lui échappe aussi par son développement appuyé et suivi, qui ne se contente jamais de l’allusion et de la suggestion. Ce poète puissant et probe manque de résonnance, oppose à la poésie pure une poésie lestée d’alliages lourds, une poésie sociale et civique, aussi, qui ne se désintéresse pas. Il a poussé au noir, comme pâlissait inversement le pastel de Viélé Griffin.

L’ampleur du mouvement symboliste est telle que nous pouvons y comprendre un ultra-parnassien comme Signoret, cigale folle de musique dans les pins d’Aix, et un poète aussi anti-parnassien que Francis Jammes. Le cas de Jammes est ici instructif. Lamartine d’abord, puis le Parnasse ont, en propageant leur manière parmi des milliers de poètes de province créé et perpétué longtemps un style provincial. Or Jammes est un poète de province qui aurait été rendu littéralement impossible par le régime parnassien et ne pouvait naître qu’enveloppé et autorisé par le climat symboliste. Ce poète, moins du vers libre que du vers libéré et assoupli, est sans doute avec Lamartine et Mistral la personnification la plus originale de la province poétique, dont un heureux refus de Paris, une spontanéité d’ailleurs bien gouvernée et finement avisée, une porosité et une fraîcheur d’alcarazas, lui ont fait garder, dans un coin de Béarn, comme Mistral dans son centre de Provence, les pentes, les plis, l’habitude, la familiarité.

VIII
LE THÉATRE

Vers 1890 une nouvelle génération dramatique, destinée à remplacer Augier et Dumas, Sardou et Labiche, Meilhac et Halévy, est appelée à la scène, et l’on ne conçoit même pas qu’elle puisse manquer au rendez-vous. Il y a un grand public pour le théâtre, la Comédie-Française et d’autres théâtres abondent en grands acteurs qui ne laissent à envier aucune des époques antérieures. Enfin les écoles littéraires nouvelles de roman et de poésie aspirent à conquérir la scène.

Cette conquête se fait-elle ? Le romantisme avait eu son théâtre, de 1830 à 1840, le réalisme bourgeois de 1850 à 1860. Mais ni le naturalisme ni le symbolisme n’arriveront à prendre pied sur les planches.

Les romanciers réalistes avaient essayé longtemps de retrouver sur la scène leurs succès de librairie, tantôt par des œuvres personnelles, tantôt en faisant adapter leurs romans au théâtre par des tâcherons. Généralement, et malgré quelques succès matériels comme l’Arlésienne de Daudet, l’Assommoir de Zola, ils n’y réussirent pas.

C’est cependant au mouvement naturaliste qu’avec de la bonne volonté et par déférence pour les synchronismes on peut rattacher d’une part le théâtre d’Henry Becque, d’autre part le Théâtre Libre.

Henry Becque.
On ne saurait dire que la pièce initiale d’un nouveau théâtre, les Corbeaux, est l’œuvre de la génération de 1885. Elle fut représentée en 1882, et son auteur Henry Becque, à peine connu par quelques pièces manquées, avait quarante-cinq ans. L’intervention de Dumas et le libéralisme d’Emile Perrin avaient ouvert aux Corbeaux la Comédie-Française. Le public de 1882 réagit violemment. Ce tableau sombre d’une famille privée de son chef et en proie aux hommes d’affaires, tombe à peu près, malgré les coupures pratiquées à la première représentation, et malgré la considération que ne lui ménageait pas la critique. Et il est remarquable que les Corbeaux aient toujours rencontré à peu près la même résistance, qu’il ait été impossible de les ramener durablement au répertoire de la Comédie. Mais ce qui paraîtra plus remarquable encore, c’est qu’une pièce si mal supportée par le public ait pu produire une révolution dramatique comme, trente ans auparavant, la Dame aux Camélias. Il faut voir ici ce qu’elle emportait plutôt que ce qu’elle apportait. Elle emportait comme un boulet qui fait une première trouée, des conventions sur lesquelles avait vécu jusqu’alors le théâtre, conventions de facture, conventions morales, conventions sociales. Peut-être et même sûrement les remplaçait-elle par d’autres, mais des conventions nouvelles ne sont pas encore des conventions. Quant à ce qu’elle apportait, c’était une œuvre dramatique en accord avec les hommes d’affaires de Balzac, le grotesque triste de Flaubert, la poussée au noir de Zola. C’était aussi un des meilleurs styles de théâtre qu’on eût écrit au XIXe siècle. C’était enfin, après Turcaret et Mercadet, un troisième volet du triptyque de la comédie des affaires. Et on notera que les deux premiers n’avaient pas plus réussi auprès du public que les Corbeaux.

Trois ans après, Becque donna la Parisienne, dont le titre parut avec raison de goût douteux, mais qui réussit passablement et même dura. À la différence des Corbeaux, la Parisienne n’a rien de révolutionnaire. C’est bien fait, et peut-être faux, comme de l’ancien vaudeville. On a remarqué qu’il y avait chez Becque un vaudevilliste qui s’ignorait. Disons un « labichiste ». Le dernier mot des Corbeaux, celui de Tissier : « Depuis la mort de votre père vous êtes entourée de canailles » était déjà le contraire d’un mot d’acteur à la Dumas ou même à l’Augier. C’était un mot spontané à la manière de ceux des égoïstes de Labiche. D’un certain point de vue tout technique, les Corbeaux sont les Petits Oiseaux de Becque, et la Parisienne un Plus Heureux des Trois. Mais Becque manquait de spontanéité. Après la Parisienne, il travailla quatorze ans aux Polichinelles, dont il ne laissa que la valeur de deux actes. Comme Lesage, et Balzac encore, il n’a fait qu’une pièce.

Le Théâtre libre.
Pas plus que les Corbeaux, le Théâtre Libre n’a prétendu fonder un théâtre naturaliste. Simplement il s’est trouvé, par position, en relation avec le naturalisme. Antoine était un jeune Parisien du peuple, employé du Gaz, qui comme des milliers d’autres Parisiens avait dans les doigts, les membres et la langue, la passion du théâtre. Il forma une troupe de bonne volonté. Cette troupe donnait à bureaux fermés, chaque mois, une pièce qui n’avait qu’une représentation, pour des abonnés dont les souscriptions couvraient les frais. Ces représentations, considérées comme des réunions privées, échappaient à la censure. Ce théâtre fut naturellement amené à donner des pièces que la censure aurait interdites sur un théâtre régulier, et aussi des pièces d’essai, même de poésie pure, pour public restreint (l’élite, comme on disait). Le Théâtre Libre prit naturellement le caractère d’un champ d’expériences dramatiques, analogue aux « petites revues » qui commençaient leur âge d’or. C’est alors qu’entrent dans le langage comme dans la réalité les termes de littérature et de théâtre « d’avant-garde ». L’avant-garde qu’était le Théâtre Libre comprit des naturalistes ou des « médanistes », comme Hennique, Céard, Alexis, des fantaisistes comme Émile Bergerat, des romantiques comme Mendès, des félibres comme Paul Arène. Lavedan y débuta ; les mêmes acteurs y jouaient le Baiser de Banville et des « tranches de vie » qui se passaient dans des maisons closes. Antoine enfin joua la Puissance des Ténèbres de Tolstoï en attendant de donner les Revenants d’Ibsen. Quant au prétendu réalisme de la représentation, qui consistait par exemple à faire parler souvent les acteurs entre eux, le dos au public, il était plus incommode que révolutionnaire. Simplement l’ardeur, la conviction, le désintéressement d’Antoine imposèrent aux acteurs et au public l’idée qu’il fallait faire quelque chose, et libérer le théâtre, on ne savait d’ailleurs pas très bien de quoi. L’effort du Théâtre Libre a personnifié plus ou moins l’élan et le dynamisme du théâtre, à une époque où la littérature se renouvelait et où une génération descendante transmettait ses pouvoirs à une génération montante.

À ce moment d’ailleurs, la formule naturaliste s’épuisait, et le théâtre avait le naturalisme derrière lui plutôt que devant lui. Les « tranches de vie » auxquelles Antoine ne tenait pas plus qu’à autre chose, tournèrent à la charge d’atelier. Il fallait du nouveau.

Le Théâtre symboliste.
Comme jadis le romantisme, le symbolisme allait-il le donner ? L’étiquette naturaliste ayant été, à tort ou à raison, fixée au dos d’Antoine, il était logique que le succès d’opinion du Théâtre Libre provoquât la naissance d’un Théâtre Libre symboliste. Ce fut, en 1893, l’Œuvre, avec Lugné-Poe pour Antoine, qui servit jusqu’à la fin du XIXe siècle de champ d’expériences théâtrales au symbolisme, et aux jeunes groupes du Mercure et de la Revue Blanche.

La plupart des écrivains dits symbolistes tentèrent le théâtre par des œuvres poétiques qui ne purent du tout s’imposer à la scène. La Gardienne d’Henri de Régnier n’est qu’un dialogue lyrique, mais Phocas le Jardinier de Viélé-Griffin, Saül et le Roi Candaule de Gide, le Cloître et Philippe II de Verhaeren, peuvent compter parmi les meilleures œuvres de leurs auteurs. Or la rampe les a cruellement desservis. L’effort d’Edouard Dujardin dans Antonia n’a pas réussi. En somme l’histoire spirituelle du symbolisme au théâtre tient dans ce qu’on pourrait nommer l’expérience Maeterlinck et l’expérience Claudel.

Notons d’abord que ces expériences partent du livre et non du théâtre. Ce n’est pas un cas isolé. De Rœderer à Vitet et de Clara Gazul à Cromwell, le théâtre romantique avait débuté par plusieurs années de stage dans le théâtre du livre. Mais il déboucha sur la scène, torrentiellement, avec Henri III et sa Cour, Hernani et la Tour de Nesle. On ne peut pas dire que le théâtre des deux écrivains symbolistes n’ait pas débouché, presque autant que celui de l’auteur de Cromwell : mais ce fut autre chose.

Le Théâtre de Maeterlinck.
Il est exagéré, de voir dans les Flaireurs de Charles van Lerberghe, un compatriote, l’œuvre initiatrice du théâtre de Maeterlinck. Mais, comme les Flaireurs, les premières œuvres dramatiques de Maeterlinck sont écrites dans un état de vision poétique nullement occupée de la scène et sont prises dans l’allègre mouvement du symbolisme belge ou, plus précisément, flamand : théâtre de la vie intérieure, décor que l’on ne peut rêver autrement que dans les cadres de Memling. Le titre de l’un des premiers morceaux dramatiques de Maeterlinck qui ait été mis sur une scène, Intérieur, joué par l’Œuvre en 1894, est aussi symbolique que la pièce même. C’est l’intérieur d’une maison, autour de laquelle prend forme l’annonce d’une catastrophe. Et tout ce théâtre peut s’appeler un théâtre d’intérieur. La Princesse Maleine, et ce Pelléas et Mélisande qui fut, comme Carmen et Mireille, popularisé et mangé par la musique, en restent les chefs-d’œuvre.

Seulement ce Flamand idéaliste était aussi un Flamand très positif, très entendu à faire leur part à toutes les justes matérialités, et il sut, à partir de Monna Vanna, entrer adroitement dans la matérialité de la scène. Il est avec Bataille un des deux écrivains venus du symbolisme qui aient connu de considérables succès dramatiques, dont les principaux sont Monna Vanna et l’Oiseau Bleu, sans compter celui dont il est redevable à Debussy. Mais il a rencontré ces succès sur une pente de facilité. Monna Vanna est une pièce inférieure, très sûre de ses effets, romantique au fond, d’une dramaturgie saine, mais un peu courte et dont la poésie, expresse et soulignée, manque de musique et de clair-obscur. Et l’Oiseau Bleu, la réussite la plus complète de cette période, peut passer pour le chef-d’œuvre du théâtre allégorique. Mais du symbole à l’allégorie, du symbolisme à l’allégorisme, de la Princesse Maleine à l’Oiseau Bleu, si le critique dramatique estime qu’il y a évolution, le délicat malheureux répondra : « Vous voulez dire déchéance ! »

Depuis Monna Vanna, la situation dramatique de Maeterlinck fut plus grande à l’étranger qu’en France, et l’Oiseau Bleu connut pendant plusieurs années un succès universel.

Maeterlinck écrivit pendant la guerre une courte pièce, très émouvante, presque un chef-d’œuvre, le Bourgmestre de Stilmonde. Mais au théâtre comme dans le reste de sa littérature, le Maeterlinck qui importe demeure celui de sa jeunesse symboliste.

Claudel.
Le théâtre de Claudel est, bien plus encore que le premier théâtre de Maeterlinck, un théâtre écrit, très loin de la scène et loin de la France, par un grand poète lyrique. Deux de ses drames ont seuls affronté le théâtre, qui appartiennent tous deux à sa maturité, soit au lustre qui précéda la guerre, l’Annonce faite à Marie et l’Otage. Le second seul a tenu à peu près la scène, où le reconnurent et l’admirèrent à nouveau ceux qui l’avaient lu. Le deuxième acte, celui du pape, prend à la représentation une grande puissance, mais le dernier acte reste à peu près inintelligible pour le spectateur non prévenu. En dehors de cet essai, l’œuvre de Claudel doit être traitée comme du dialogue et du lyrisme, à l’exemple de la Tentation de saint Antoine et d’Axel. Nous ne la rangeons dans le théâtre qu’avec quelque arbitraire.

Elle est prise entre deux chefs-d’œuvre, le premier drame, Tête d’Or, que Claudel écrivit à vingt ans, et le Soulier de Satin, écrit de cinquante à soixante ans. Dans Tête d’Or, il n’y a guère que le personnage de Tête d’Or et, dans ce personnage, qu’un état de grâce héroïque magnifié par une poésie qu’a frappée le coup de soleil des Illuminations. Mais Claudel jetait ce jour-là sur notre pont le plus gros paquet de mer poétique qu’il eût reçu depuis le Hugo de Guernesey. Dès ce début il possédait son instrument, ce verset claudélien qui nous fait penser à une traduction, à la traduction d’un texte trop fort pour les cordes humaines. Quant au Soulier de Satin, trente-cinq ans après Tête d’Or, c’est une évocation du XVIe siècle en Espagne, en Bohême, en Amérique, et qui forme, comme le Second Faust ou la première Tentation, une manière de monde, monde catholique, ou plutôt jésuite, ou mieux encore ignacien, planétaire comme l’apostolat des Jésuites ou comme la carrière du poète diplomate. Le matérialisme poétique de ce grand artiste catholique a fait de lui le poète de la matérialité du dogme, des dévotions, des sacrements, des images, de tout ce que la religion, étant humaine, peut ou doit comporter de corporel. La forme dramatique où s’est coulé spontanément son lyrisme le montre appelé par la matérialité de la scène. Sur un autre plan de vie, avec une carrière, en France, d’écrivain français, il eût peut-être mieux coïncidé avec cette matérialité-là, donné vraiment au symbolisme son homme de théâtre.

Regain romantique. Rostand.
Le naturalisme et le symbolisme n’ayant installé au théâtre que des expériences, force fut bien de l’accommoder d’expériences plus anciennes. Cette génération procura un regain de vie au romantisme. Il y eut plus qu’un maintien, il y eut une petite renaissance du drame et de la comédie en vers.

Cinq actes en vers : cela garda jusqu’en 1914 un peu du prestige de la séculaire tragédie. Les poètes de la génération précédente, romantiques et parnassiens, eurent encore dans les dernières années du XIXe siècle d’immenses succès de théâtre poétique. Richepin avec Par le Glaive et le Chemineau, Coppée avec Pour la Couronne. Et Rostand mit à ce théâtre un brillant point final.

Il y a trois points de vue possibles sur le cas Rostand. Celui des contemporains et du public de théâtre, qui lui ont conféré pendant quinze ans la plus vaste gloire de poète qui ait existé en France depuis Victor Hugo. Celui de ce qu’on pourrait appeler la littérature en marche, qui l’a déclassé violemment, en même temps et pour les mêmes raisons qu’Anatole France. Celui de l’histoire littéraire, qui a de quoi le reclasser.

Que Rostand comme France n’apportent rien aujourd’hui aux Français de vingt ans, ni à la femme de trente ans, c’est un fait, et si les enfants gardaient les goûts de leurs grands-pères il n’y aurait pas de littérature. Mais Rostand comme France apportent de l’intelligibilité dans les lettres françaises. Rostand y représente quelque chose. Il a tenu un mandat. Il l’a exercé brillamment, et jusqu’au bout. Le théâtre en vers a eu grâce à lui de grandes funérailles et des jeux funèbres somptueux.

Ses premiers essais sont ceux d’un bon poète de la fin du XIXe siècle, d’un bachelier de théâtre reçu brillamment à la Comédie-Française, sur un thème qui n’a pas besoin d’être neuf, les Romanesques. Puis, par deux fois, la pièce de poésie à quoi rêvent les jeunes gens pour Sarah Bernhardt : la Princesse lointaine et la Samaritaine. Et enfin Cyrano.

Il y a peut-être six pièces du XIXe siècle qui demeurent au répertoire du public avec l’approbation ou le consentement des lettrés, et personne ne doute que Cyrano en soit. Il lui suffira longtemps d’un grand acteur (qu’à vrai dire on trouve de plus en plus rarement) pour appeler les foules. Cyrano a tenu dans l’avenir mais il tenait tout du passé. Il y a un style Louis XIII, celui des Grotesques, que l’auteur de Marion Delorme avait d’ailleurs découvert tout seul sans attendre Gautier, et dont Ruy Blas et le Théâtre en Liberté, demeurent les chefs-d’œuvre jusqu’à Cyrano, qui les a assurément dépassés. Par Cyrano a passé, a débouché dans la lumière, a triomphé, la scène qui avait été arrêtée, et conduite dans un trou, ou contre un mur, par exemple dans le Tragaldabas de Vacquerie, Brunetière voyait dans le burlesque et le précieux des maladies toujours menaçantes de la littérature française, et il les poursuivait d’un doigt comminatoire, comme M. Purgon poursuit, par les tableaux des maladies qui l’attendent, l’indépendance médicale d’Argon. Et ce sont peut-être des défauts, mais Cyrano a fait au burlesque et au précieux le sort magnifique que la Physiologie du Goût fait à la gourmandise. Le burlesque et le précieux ont été pris dans un mouvement de rythme et de rimes, dans un élan physique, dans une allure dramatique, qui ont ajouté non évidemment à la pensée du théâtre, mais à sa joie, à sa santé, à sa tradition historique. Que maintenant il n’y ait pas plus d’humanité dans Cyrano que dans les Burgraves et dans le Chapeau de Paille d’Italie, d’accord. Ces pièces savent s’en passer, voilà tout.

De l’humanité, de l’histoire, cela même qui fait la solidité de la tragédie classique, Rostand essaie d’en trouver avec l’Aiglon : une erreur complète, qui a pesé plus que tout sur sa mémoire. On n’en dira pas autant de Chantecler, une des tentatives les plus courageuses du théâtre poétique français. Il n’y avait qu’un héros possible pour Rostand : lui-même, ou plutôt le Poète. Un grand poète incarné dans un grand acteur, et la nature animale fournissant au poète le secours et le détour qu’elle avait fourni aux clercs rusés qui ont fait tourner autour de Renard, c’est-à-dire de leur double, la société féodale, l’entreprise était hardie et belle. Poétiquement elle a réussi, et Chantecler est bien la seule œuvre vraiment grande qu’ait écrite Rostand. Dramatiquement il en alla autrement. Coquelin mourut avant d’incarner Chantecler. Rostand fut roulé à son corps défendant dans le pire torrent publicitaire qui ait submergé un poète. Les énormes maladresses de la pièce rappelèrent celles des Burgraves. Si l’Aiglon, c’était trop fort pour Rostand, Chantecler ce fut trop fort pour les planches. Mais Mallarmé eut admiré cette expérience sur les limites du théâtre. Parfaitement !

Dernières Comédies en vers..
Les triomphes de Rostand ont naturellement rajeuni devant la mode, de 1910 à 1914, la comédie en vers. Mendès se fit infructueusement son vieux disciple dans Scarron et dans Glatigny. Les Bouffons, de Zamacoïs, et le Bon Roi Dagobert, de Rivoire, profitèrent de cet été de la Saint-Martin. Le théâtre en vers alexandrins est un des nombreux héritages qui ont disparu dans le gouffre de la guerre.
Influence d’Ibsen
le théâtre d’idées
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Le vrai monument dramatique de la nouvelle génération n’était pas solidaire du mouvement poétique, et ne se declencha qu’une dizaine d’années après lui, à la fin du XIXe siècle, au moment même où disparurent ces deux piliers de l’ancien théâtre qu’étaient Alexandre Dumas à la scène, Sarcey dans la critique.

Les auteurs et les amateurs de l’Œuvre entendaient substituer à ce qu’ils appelaient le théâtre naturaliste, et qui était plutôt une velléité de théâtre naturaliste, moins un théâtre symboliste qu’un théâtre idéaliste. L’Image, de Maurice Beaubourg, la première pièce française moderne qui ait eu à l’Œuvre un succès significatif, fut publiée avec une préface qui se terminait ainsi : « Par moi ou par d’autres, le théâtre idéaliste sera fondé ». En réalité la grande influence fut ici celle d’Ibsen. Antoine n’avait donné d’Ibsen que les Revenants, soit la pièce de l’hérédité, celle qui s’accordait le mieux avec le pli du naturalisme, et particulièrement avec la lecture de Zola. Mais l’Œuvre devint le théâtre attitré d’Ibsen, surtout de ses pièces nouvelles, jouées à Paris presque en même temps qu’en Scandinavie et en Allemagne. L’évolution naturelle qui ouvrait la succession du théâtre Augier-Dumas, l’échec de l’expérience naturaliste, l’appel d’air du symbolisme, renforcèrent l’influence d’Ibsen, non sur le public, qui lui resta toujours rebelle, mais sur les auteurs, qui ambitionnèrent la fonction d’Ibsen français. De là non un théâtre idéaliste (la formule resta mort-née) mais un théâtre d’idées.

La pièce d’idées succédait ainsi à la pièce à thèse de la génération précédente et, tout au moins quand elle réussit devant le public, elle en garda beaucoup de traits, et même de procédés. D’ailleurs, le chœur que l’auteur déléguait sur la scène de l’ancienne comédie attique pour exprimer son opinion personnelle, les Cléante et les Ariste de Molière, avaient donné depuis longtemps à la comédie son noyau d’idées. La pièce d’idées de la génération nouvelle a pris plus souvent, et avec plus de succès, cette forme précise, classique et didactique, que les formes spontanées, poétiques, shakespeariennes en somme, d’Ibsen et de Shaw, plus tard de Pirandello.

Curel.
Le maître de la pièce d’idées a été François de Curel, un de ceux pour qui était fait le Théâtre Libre. Il y débuta. Évidemment les pièces de Curel ne sont pas des pièces à thèse, puisque Curel y met généralement une question en débat, sans conclure. Mais il ne faut pas trop prendre à la lettre ses protestations quand il se défend d’avoir mis des « idées » dans ses pièces, et veut qu’elles soient tenues simplement pour du théâtre de la vie, — une annexe au plein air d’un gentilhomme chasseur. Ibsen a élevé, au sujet de ses pièces, contre la critique les mêmes réclamations, et nous savons ce que parler veut dire. Curel avait, dans une de ses forêts, une petite maison de chasse dont le rayonnage portait la collection complète de la Revue philosophique. On peut la considérer comme le laboratoire symbolique de ses pièces.

On ne voit pas trop quelles qualités de l’homme de théâtre manquent à Curel. Ses pièces sont solides, parfois puissantes ; les Fossiles et Terre inhumaine, l’une au début, l’autre à la fin de sa carrière peuvent passer pour des chefs-d’œuvre de facture. Il écrit un bon style de théâtre, franc, aéré, solide. Il a créé dans l’Envers d’une Sainte et dans l’Âme en Folie des figures de femmes bien originales, aussi vivantes que celles d’aucun dramaturge de son temps. Il a acquis progressivement son succès sur les résistances du public, sans lui faire de concessions trop sensibles, et en l’élevant à lui presque à la force du poignet. Et cependant il a vite daté ; l’entrée au répertoire ne l’a pas défendu. Il a gardé beaucoup plus de prestige parmi les gens qui lisent les pièces, et à l’étranger, que parmi les familiers de la scène. Il a pris figure d’un Sully-Prudhomme de théâtre. Cette destinée tient à la partie dangereuse qu’il a jouée : celle du théâtre d’idées. Les idées se remplacent automatiquement, tandis que les sentiments sont éternels. Les idées ont leurs spécialistes, les hommes de leur foyer. Elles ne passent guère chez les hommes de théâtre que comme leurs maîtresses d’un soir. Et le Repas du Lion, la Nouvelle Idole, la Comédie du Génie font vraiment ressembler la scène à l’école du soir. Qui dira de Curel : « C’est un primaire ! » parlera injustement, mais enfin sera compris, posera une base de discussion qui concernera Curel, et le théâtre d’idées…

Hervieu.
Une discussion qui finira sans doute par respecter Curel, mais qui trouvera sa victime en Paul Hervieu. Hervieu a connu de nombreux succès, et a presque remplacé Dumas fils pour le public mondain et grand-bourgeois de 1895 à 1910. Il a mis très adroitement à la scène tous les problèmes qui concernent le genre de vie conjugale et familiale de la bourgeoisie aisée : le mariage (Les Tenailles), la famille (Le Dédale), les pères et les enfants (La Course du Flambeau), l’adultère, (L’Énigme). C’est donc une littérature de classe, au sens social. Hervieu a voulu que ce théâtre de classe eût de la classe, en outre. Il a demandé cette classe d’abord à la rhétorique, soit à un style littéraire, dont la fabrication pénible fait regretter Scribe, ensuite à la rhétorique supérieure, soit à une conception qui lui avait été suggérée par Brunetière. Le célèbre critique avait déclaré à Hervieu que les lois de l’évolution des genres devaient mettre en premier la tragédie en prose. En 1843 c’était la tragédie en vers. Hervieu fit de la tragédie en prose avec un succès moindre que celui de Ponsard, mais suffisant, et qui devait avoir le même lendemain.
Brieux.
L’amateur à qui le style des personnages d’Hervieu eût fait regretter Scribe trouvait satisfaction chez Brieux, dont le style était dépourvu de toute prétention. Brieux mena une carrière de fort honnête auteur dramatique, lui qui comme dit Diderot, prêcha la population, et toutes les classes de la population, sur les problèmes du jour et parfois de toujours, l’instruction laïque et obligatoire (Blanchette) les maladies fâcheuses (Les Avariés), la maternité (Les Remplaçantes), la charité officielle (Les Bienfaiteurs), la magistrature (La Robe Rouge), l’éducation des filles (Les Trois Filles de M. Dupont), ce que doit être la femme de France (La Française), théâtre qui a trop fait de bien pour qu’on en pense du mal, et dont il ne reste rien dont on puisse penser quoi que ce soit.
Théâtre de combat. Mirbeau.
Il serait peut-être expédient de distinguer dans le théâtre d’idées le théâtre de combat. Le théâtre de Curel et d’Hervieu, qui met les questions sur la table, sur la scène, sans vouloir les résoudre plus que ne les résout la vie, pencherait vers le dialogue, d’où peut-être quelque froideur. La pièce à thèse appartient au théâtre de combat, et le Tue-la ! qui est à l’origine de la Femme de Claude marque avec évidence un point plutôt vif de l’esprit de combat. La plupart des pièces de Brieux tournent à la pièce de combat.

La dramaturgie de dialogue et la dramaturgie de combat purent être comparées quand la même saison vit sur deux théâtres, en 1897-98, le Repas du Lion de Curel, et les Mauvais Bergers, pièce d’ailleurs remarquablement manquée, de Mirbeau, sur le même sujet : une grève. Mais c’est surtout dans les Affaires sont les Affaires (1903) et dans le Foyer (1908) que Mirbeau déchaîne sur les planches sa combativité de publiciste anarchique, incohérent et violent. Les Affaires sont les Affaires, où Mirbeau a créé avec Isidore Lechat une vivante et violente figure d’homme d’argent déchaîné sur la scène exactement comme il est déchaîné dans la société, ont mérité de rester à la Comédie-Française une des grandes pièces du répertoire, une des rares qui aient tenu depuis trente ans.

Théâtre d’Amour.
C’est le titre sous lequel Porto-Riche a réuni ses pièces en volume, et ce titre est évidemment appelé par leur sujet. Non plus que Becque, Porto-Riche n’appartient exactement à cette génération, étant né en 1849 ; il travailla d’abord dans le genre romantique avec de mauvaises pièces en vers, se fit remarquer par un excellent acte en prose, La Chance de Françoise, et triompha en 1891, d’un triomphe partagé avec son interprète Réjane, en donnant Amoureuse à l’Odéon. L’Amoureuse de 1891 a la même importance dans l’histoire du théâtre que les Corbeaux de 1882. Elle a fondé une comédie : la comédie du couple. À la vérité, ici encore, Becque était venu avant Porto-Riche, et la Parisienne ouvrait les voies à Amoureuse. Mais dans la Parisienne Becque fait la comédie d’un ménage, ce qui n’est pas tout à fait la même chose, et du ménage à trois. Et l’inévitable amant figure aussi dans Amoureuse, mais enfin Porto-Riche, le premier, pense que la vie d’un couple marié, et particulièrement la vie du lit, peut fournir toute la matière d’une pièce. Le public l’accepta, lui fit un triomphe que partagea son admirable interprète, et la pièce du couple fut fondée.

Le Passé en 1897, et le Vieil Homme en 1911 ne forment trilogie avec Amoureuse que si l’on prend pour fil conducteur une certaine autobiographie transposée de l’auteur (Un Homme léger était le titre primitif du Vieil Homme), les mémoires d’un cœur et d’un passage parmi les femmes. La Dominique du Passé est peut-être le chef-d’œuvre de ce qu’on pourrait appeler le portrait dramatique, c’est-à-dire d’un caractère complexe, présenté avec toutes les demi-teintes psychologiques du roman d’analyse, et qui prend vie par les meilleurs moyens dramatiques : situations signifiantes, action réelle, mots justes ou profonds, style littéraire, et parfois d’ailleurs plus littéraire que naturel. Les deux aînés de cette génération dramatique, Becque et Porto-Riche, non seulement en sont les maîtres, mais ils sont des maîtres.

Un livre de combat contre Porto-Riche a pour titre Le Racine juif. Ce titre n’est pas inexact. Porto-Riche, comme Mendès, était un de ces Juifs portugais de Bordeaux, délégués volontiers à une sensualité fiévreuse. Et l’on peut dire qu’Amoureuse a fondé un certain théâtre juif, qui trouva vite ses affinités et son terrain propre dans le groupe des Juifs du lycée Condorcet qui fondèrent la Revue Blanche. Ce théâtre sympathisa avec une théorie de l’amour nomade, polygamique et polyandrique, que Léon Blum, critique dramatique du groupe, exprima dans son livre Du Mariage, et que Tristan Bernard, humoriste du même groupe, illustra dans le roman d’Un Mari pacifique. Romain Coolus en fut pendant une dizaine d’années le dramaturge, de l’Enfant malade à l’Enfant chérie. Parmi ceux qui eurent vingt ans dans les toutes dernières années du XIXe siècle, ce théâtre à la fois très parisien et très juif, né fort naturellement sur la décomposition superficielle d’une grande capitale, accrut ses effectifs avec Francis de Croisset, autour de l’aimable Le Bonheur, Mesdames (1905), Nozière, plus scolaire, qui se spécialisa dans le libertinage genre XVIIIe siècle, André Picard, dont Jeunesse (1905) fut remarquée, Edmond Sée dont la Brebis (1896) est une des bonnes pièces de cette fin de siècle.

Bataille. Bernstein.
Comme la France est un pays où tout le théâtre est de Paris, où ne peuvent par conséquent fonctionner sur le registre dramatique aucune de ces substantielles références et oppositions qui relient si visiblement les romanciers aux divers génies provinciaux, force nous est bien de chercher à distinguer les natures dramatiques, quand nous le pouvons, selon les oppositions purement parisiennes. Or la différence entre auteurs juifs et auteurs chrétiens est une de celles dont, à partir de 1890, la critique peut user pour établir ses catégories. On fera bien cependant d’y mettre de la discrétion et des nuances. C’est ainsi qu’à partir de 1900 deux auteurs exactement contemporains occupent le premier rang du jeune théâtre : Bataille et Bernstein. Or Bataille, d’origine symboliste, poète raffiné de la Chambre blanche, représenterait fort bien la tradition de la Revue de même nuance, du théâtre juif, de sensualité âcre : On a pu appeler son théâtre le théâtre de la femme. Or des deux, le Juif c’est Bernstein qui est à la scène un auteur parfaitement sain, si ses personnages ne le sont pas, et dont le théâtre plus qu’un théâtre de passion, pourrait s’appeler un théâtre d’action.

Bataille a débuté au théâtre par les pires fadaises symbolistes, avec la Belle au Bois Dormant, et pour telles dernières pièces d’avant-guerre comme le Phalène, il a suscité de la critique l’étiquette de « théâtre faisandé ». Entre les deux, il a écrit trois pièces originales, dont la seconde au moins mérite de rester, Maman Colibri, la Marche nuptiale, la Vierge folle. Comme Porto-Riche, il a créé des figures de femmes qu’on n’a pas oubliées, et sa Grâce de Plessans est d’autant plus vraie qu’elle est faite de contradictions, que ne comporte pas la logique, mais que supporte admirablement la vie. Il lui manque à vrai dire des dons de théâtre importants : celui du dialogue et celui de l’équilibre et de la progression des scènes. Personne mieux que lui n’illustre les périls où courait une génération qui ne partit pour le théâtre qu’après avoir jeté des coups de pied dans la vieille technique, et bousculé quatre S dont il n’était pas sûr qu’ils n’eussent du bon : Scribe, Sardou, Sarcey et la scène à faire. La poésie artificielle de Bataille n’apportait pas de compensation suffisante à cette faiblesse technique, et les pièces où il a visé le plus haut, comme les Flambeaux, comédie de l’homme de génie, sont naturellement les plus manquées. Ses pièces sociales de l’avant-guerre sont artificielles et comptent peu.

Bernstein peut passer au contraire pour un maître dans l’art de la « pièce », extrêmement habile à repérer chaque saison le sujet de la pièce à faire, technicien très sûr de théâtre, bien placé au contact de la scène et de la vie. Ses personnages principaux ont été longtemps des êtres tarés, violents et déchaînés. Le lieu commun qui faisait du théâtre de Bataille le théâtre faisandé était équilibré par le lieu commun qui faisait du théâtre de Bernstein le théâtre brutal. La place d’œuvre typique et de chef-d’œuvre occupée dans le théâtre de Bataille par la Marche nuptiale serait tenue dans celui de Bernstein par le Secret, où un portrait aussi original de femme est donné non plus du tout par des moyens littéraires, mais par des moyens de pure technique dramatique. Dans Samson, pièce de la Bourse, dans Israël, pièce du sang juif et du problème de race dans la société parisienne, dans Judith, pièce biblique dont la première moitié s’élève aussi haut, ou plus haut que le Secret, Bernstein a mis sur la scène, seul peut-être parmi ses nombreux coreligionnaires du théâtre, les souvenirs et les problèmes des enfants d’Abraham. Et ces sujets l’ont remarquablement inspiré. Depuis trente ans, avec sa pièce annuelle, il a connu peu d’échecs, et il a été très attentif à se maintenir dans le courant, dans les conditions du succès. Il ne s’est vraiment renouvelé depuis la guerre qu’avec Judith. Mais il s’y est essayé avec adresse et succès dans une série de pièces récentes, dont aucune ne ressemble à l’autre, ni à plus forte raison ne ressemble au légendaire théâtre brutal du Bernstein d’avant-guerre : la Galerie des Glaces, Mélo, Félix, Espoir. Le public les a fort bien accueillies, même et surtout la dernière, qui est du Brieux supérieur : elles occupent une place honorable ; si elles sont les bienvenues à une époque de théâtre pauvre, elles ne s’imposent pas avec le même allant neuf que le Secret, la Rafale ou Samson.

La Vie parisienne.
La tradition du théâtre français exige un enregistrement perpétuel de la vie parisienne. Le public de Paris vient en partie dans la salle pour se reconnaître sur la scène. Depuis le Second Empire le nom officiel de Vie parisienne appartenait à une pièce de théâtre, écrite par Meilhac et Halévy pour l’Exposition de 1867, et à la gazette fondée par Marcelin, laquelle eut jusqu’en 1914 une existence littéraire. (N’oublions pas qu’elle avait été inaugurée par le Graindorge de Taine). Dans les quinze dernières années du XIXe siècle, elle était devenue très brillante, surtout dans un genre de dialogues mondains, observateurs et ironiques, dont Gyp fut l’initiatrice, et qui assembla bientôt, sous des pseudonymes, Lavedan, Donnay, Hermant, Veber. Ces dialogues, qui au fil d’un lien assez lâche et d’un thème à tiroirs se suivaient pendant une douzaine de numéros, furent ensuite demandés aux mêmes auteurs pour des quotidiens à grand tirage comme le Journal. C’était une manière de théâtre écrit comme celui de 1820. Ce théâtre écrit coule vers la scène d’un mouvement naturel. En un tournemain les Transatlantiques ou le Nouveau Jeu ont pu être transformés en pièces, et retrouver devant les spectateurs tout le succès que leur avaient fait les lecteurs. De là ce qu’on pourrait appeler une école de la Vie parisienne, un théâtre où il y a plus de dialogue que d’action, de caricature que d’observation, et d’où l’auteur, quand il est doué, s’évade à un moment donné vers la comédie de mœurs.

La comédie de Meilhac-Halévy, la revue de Marcelin tiennent comme leur principal champ d’observation le monde du plaisir : sinon « s’en mettre jusque-là », comme le baron de Gondremark, du moins s’y mettre, y circuler, informer le spectateur ; même, pour qu’il ait tout vu, le moraliser.

Le théâtre de Lavedan figure dans cette famille dramatique une sorte d’aîné. Aucun n’a trouvé en son temps plus de faveur dans le public parisien, pour son dialogue, ses mots, son sens du spectateur moyen, et aussi, et surtout pour son artificieux bilatéralisme. Lavedan a fourni au répertoire des Variétés quelques-uns de leurs grands succès, ses dialogues, mis en comédie, du Nouveau Jeu (1898) et du Vieux Marcheur (1899), portraits brillants et pétillants, l’un du jeune fêtard riche, l’autre du vieux sénateur libertin, plus riche encore. Mais au Théâtre-Français il donnait des pièces sociétaires où la morale tombait de haut, le Prince d’Aurec, le Marquis de Priola, le Duel, Servir, Catherine, d’ailleurs bien faites et installées solidement au répertoire de la Maison. Ce théâtre en partie double, conformiste à un bout de la rue de Richelieu, et libertin à l’autre bout, entre la chaire de Dumas fils et la « folie » de Regnard, paraîtra à l’historien aussi exactement bourgeoisie républicaine de 1900 que celui de Meilhac et Halévy était bourgeoisie impériale de 1867. Le monde est petit.

Même pli en somme dans le théâtre de Donnay qui eut Lysistrata (1892) et Éducation de Prince (1900) mais dont l’effort vers un théâtre élevé bifurque dans la direction du théâtre d’amour plutôt que dans celle du théâtre moral. Malgré une production abondante et brillante, Donnay est resté l’auteur d’Amants (1896) comme Porto-Riche était resté l’auteur d’Amoureuse. Comme Hervieu, il y a pris le parti de la femme, de la passion et du cœur. Comme Hervieu et Bataille, il a tenté sinon le théâtre d’idées, du moins la difficile « pièce de l’intellectuel » dans le Torrent. Son association avec Descaves a été en ce point assez heureuse dans la pièce social de la Clairière et dans la meilleure pièce franco-russe qu’on ait écrite, Oiseaux de passage.

Lavedan et Donnay seuls ont donné à la Vie parisienne une situation dramatique autonome, et qui compte dans l’histoire, la technique, la fonction normale du théâtre. Abel Hermant trouve au théâtre un grand succès avec les Transatlantiques. Les Transatlantiques, d’abord sujet de dialogues dans la Vie parisienne, marquent une date dans la Cosmopolis parisienne, au même titre que l’autre Vie parisienne celle de Meilhac, Halévy et Offenbach, et le meilleur du dialogue s’est retrouvé, même accru, dans la pièce. Mais l’observation critique et caricaturale d’Hermant a eu beau faire au théâtre cette belle entrée, ce ne fut qu’une entrée de visite. Il ne put jamais s’installer sur la scène comme chez lui. On n’en dira pas autant d’un autre auteur de la Vie parisienne, Pierre Veber, humoriste très fin, même créateur, mais qui préféra chercher au théâtre les succès faciles du vieux vaudeville, et les obtint.

Alfred Capus, journaliste, humoriste, et dialoguiste, n’est pas à proprement parler un auteur de la Vie parisienne. En partie parce qu’il la dépasse, mais non malheureusement comme homme de théâtre. Il eut plus d’esprit que personne en son temps, et nullement, comme Scholl, de l’esprit parce qu’il n’était pas intelligent, mais de l’esprit parce qu’il était intelligent et que son parisianisme était enté sur le porte-greffe provincial : le vrai Capus est d’abord l’homme d’esprit. C’est ensuite le romancier original d’Années d’aventure et des Scènes de la Vie difficile. Il avait moins le goût et le sens du théâtre que l’intelligence du théâtre, et il y revint brillamment, la moitié du temps. Il obtint, comme Sacha Guitry, la cote de sympathie personnelle. Il la dut à une philosophie originale, spontanée, déposée en lui, fort naturellement, par sa vie et par celle des siens, une vie extraordinaire, qui mériterait un narrateur plus qu’aucune des vies parisiennes littéraires de son temps. D’où une électricité suffisante pour animer ses pièces une saison, leur faire retrouver le succès heureux, et en somme la veine de son premier succès dramatique, la Veine (1901), mais insuffisante à les garder plus longtemps pour d’autres que pour ceux qui les relisent parce qu’ils aimaient Capus.

L’école de la Vie parisienne, et Capus, nous ont fait voir entre le livre et le théâtre une liaison plus étroite qu’aux époques précédentes, si ce n’est au temps du théâtre écrit de 1820. Cette remarque s’applique mieux encore à la carrière de trois auteurs qui ont donné des pièces célèbres sans vocation exclusive pour le théâtre, Georges Courteline, Jules Renard et Tristan Bernard.

Courteline. Renard
Tristan Bernard
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Courteline n’a jamais écrit une comédie, pas plus que, même dans le Train de 8 h. 47, il n’a écrit de roman. Une seule de ses pièces a plus d’un acte, c’est Boubouroche, qui en a deux. Il lui a suffi de Boubouroche et de quelques pièces en un acte pour occuper le théâtre en maître, un maître du rire plus grand que Labiche, par son dialogue, son style et son mouvement. Comme celui de Labiche, son comique est lié à l’existence, au genre de vie de la bourgeoisie, du bourgeois moyen, mais non plus, comme chez Labiche, du bourgeois moyen vu de chez lui. Courteline le voit, l’observe, l’exprime, du point de vue même du lieu où il le rencontre, et qui est le café. Comme Rabelais, Courteline est un grand écrivain français sans les femmes. Il n’y en a qu’une dans son théâtre : l’Adèle de Boubouroche, comme la caissière, dans le café de quartier où Courteline et les Courtelins ont élu le domicile de leur soirée, suffit à représenter son sexe. À l’Ami des Femmes, Courteline oppose l’Ami des Lois, La Brige, ce célibataire anticlérical, et grand comme le monde. Les deux lieux d’élection les plus célèbres du comique courtelinesque, avec le café, sont encore deux milieux sans femmes : la caserne et les bureaux, la caserne d’avant la guerre et les bureaux d’avant la dactylo. Si la guerre, la dactylo, la ruine du café de quartier, n’ont pas déclassé le comique de Courteline, c’est que Courteline l’avait, comme Rabelais et Molière, bâti sur le roc. Il a des ennemis, mais ce sont des ennemis du rire, des jeunes gens qui, comme le vieux Fontenelle, n’ont jamais admis qu’on pût faire Ha ! Ha !

Jules Renard est un des plus grands écrivains de son temps, et, comme Courteline, un des rares dont les œuvres complètes tiendront peut-être en bloc. Il a écrit dans son Journal le plus étonnant et le plus passionnant procès-verbal de la vie d’un littérateur qui existe, avec le Journal des Goncourt. Ses œuvres d’apparente fiction sont tirées plus ou moins de ce Journal, ou tout au moins de son histoire authentique. Et de ces fictions il a extrait encore, sans les diminuer et en y ajoutant la dimension du théâtre, des œuvres dramatiques qui n’ont pas bougé : Monsieur Vernet (1903), venu de l’Écornifleur, et Poil de Carotte (1900). Mais en 1897 il avait écrit pour le théâtre Le Plaisir de rompre chef-d’œuvre d’esprit pincé, sec et désabusé.

Tristan Bernard, au contraire de ses deux contemporains, a gardé la cloison étanche entre ses célèbres romans et un théâtre, abondant en quantité, en succès, en collaborateurs aussi, où se sont mises hors de pair Triplepatte, comédie de l’irrésolu, et le Petit Café, une pièce pour le Palais-Royal, qui a presque renouvelé le comique de situation.