Histoire de la littérature française (Thibaudet, 1936)/IV
LA GÉNÉRATION DE 1885
La génération de 1850 disparaît à la fin du XIXe siècle, remplacée peu à peu par la génération qu’on dira ici de 1885 à 1895. Il se produit une liquidation et un renouvellement très analogues à ceux de 1850 à 1860, et qui portent précisément sur les valeurs et les acquisitions de 1850 à 1860 soit : la personne des chefs de file, le culte de la science, la poésie formelle et plastique, le réalisme.
L’histoire de ce dialogue, à partir de 1885, entre pères et enfants, mériterait un livre. La même année 1889, qui est celle de l’une des Expositions Universelles où tous les onze ans, de 1855 à 1900, il semble qu’on ait voulu marquer le pli d’un tiers déjà appréciable de génération, paraissent, coïncidence instructive, l’Avenir de la Science, pensées de 1848, de Renan, l’Essai sur les données immédiates de la conscience de Bergson, et le Disciple de Paul Bourget.
L’Avenir de la Science n’est un livre nouveau qu’en librairie. Conservé en manuscrit, il avait été écrit par Renan en 1848, à Paris, soit à l’âge même où Bergson à Clermont, en 1887, écrivait la thèse qui fit le chemin qu’on sait : vingt-huit ans. L’intervalle des deux livres, quarante ans, est le même que celui qui sépare les Philosophes français de Taine du cours cousinien de 1817. Les dialogues entre générations de philosophes sont articulés dans le temps comme Platon les eût articulés dans l’espace.
Les Philosophes français étaient d’ailleurs un livre d’attaque directe et personnelle. Rien de cela dans l’Essai, simplement un non ferme et discret de la psychologie et de la philosophie au système de valeurs que leur avait appliqué l’Intelligence de Taine, soit à l’analyse externe et à la synthèse idéologique ; ce qui n’aurait pour l’historien de la littérature que peu d’importance, si cette réaction de philosophe ne faisait figure de signe ou de symbole sur un mouvement qui se retrouve alors partout. Quelques mois après la mort de Renan, un article de Brunetière, Après une Visite au Vatican, déclanche une immense bataille sur la valeur de la science, et l’extrême pauvreté de cet article montre bien que cette agitation n’était due qu’à la maturité, à l’actualité du problème, à l’heure à laquelle on le posait, et nullement à la personnalité si peu compétente qui le posait. Berthelot, manière de coauteur avec Renan de l’Avenir de la Science (puisque ce livre est le procès-verbal de leurs conversations de 1848) descend, vieil athlète, dans l’arène, précisément avec l’esprit et les arguments démodés de la jeunesse de 1848.
Or Brunetière et Bourget avaient été camarades de jeunesse et de pensée comme Renan et Berthelot. Ils approchent de la quarantaine en 1889, et n’appartiennent pas précisément à la génération de 1885. Mais le Disciple, ce point d’interrogation de 1889 entre la religion et la science, ce livre inquiet d’un romancier entre deux générations, trop jeune pour être de l’une, trop âgé pour appartenir à l’autre, n’en apparaît que mieux, par son accord avec l’inquiétude du temps et par son succès, comme un livre éclairant, un livre-clef de ce tournant.
et Immatérialisme.
À ce matérialisme immanent succède après 1885 une manière d’immatérialisme immanent. Il ne s’agit pas seulement ni surtout du bergsonisme, qui aboutira dans la Perception du Changement à un immatérialisme aussi subtil que celui de Berkeley. Il s’agit de la poésie, de ce qui est monté de la musique pour envelopper, dissoudre, vaporiser la poésie. Réaction contre le Parnasse est, au temps du symbolisme, un mot d’ordre aussi net que réaction contre le romantisme en 1850.
Reconnaîtrait-on dans le roman une direction analogue ? Le roman va rester, pendant cette génération, un genre consolidé. La génération antérieure avait posé le problème de l’héritage de Balzac. Ce problème n’existe que peu ou point pour la génération de 1885. Elle renonce à avoir son Balzac. Elle reconnaît que tout compte fait Zola n’en a pas tenu lieu, que les nouvelles de Maupassant c’est le scrutin d’arrondissement du roman, miroir brisé où il ne reconnaît pas son image. Bourget et France sont des romanciers intelligents et presque toute l’équipe romancière d’après 1885 appartiendra, elle aussi, à la classe des romanciers intelligents (Loti, autobiographe et journalintimiste, ne ferait même pas exception). Mais quand on dit d’un romancier qu’il est intelligent, cela veut dire aussi qu’il est peu créateur. L’immatérialisme immanent à cette génération se traduit, dans le monde du roman, par une déficience, par un manque de cette matérialité brutale, de cette virilité de muletier cérébral qu’eurent en partage Balzac, Flaubert, Zola, Maupassant, et qui semblent plus nécessaires aux natures de romancier qu’aux natures de philosophes et de poètes.
La même déficience relative apparaît dans le théâtre. La matérialité propre au théâtre consiste, non dans cette virilité créatrice, mais dans les techniques d’ouvrier, dont la génération de 1850 avait été remarquablement douée, et qui fléchissent après 1890.
Après Taine et Renan, ont fait fonction de maîtres France et Bourget, qui appartiennent à une génération intercalaire, Bergson et Barrès qui sont de la génération en marche. France quand il n’est pas un pur artiste et un pur conteur, met Renan en mythes, Barrès et Bourget y mettent Taine, et il ne faudrait pas faire sortir à l’excès Bergson du domaine philosophique pour le répandre en influences littéraires. Rien de comparable aux grandes figures œcuméniques de la génération de 1850.
L’originalité de la génération de 1885 dans notre géographie littéraire lui a été conférée surtout par son chemin creux, très différent de celui qu’ont rencontré les précédentes. La génération de 1820 avait dû traverser une révolution politique, celle de 1830, la génération de 1850 avait été plus ou moins disloquée par la guerre de 1870 : donc toutes deux par les grands événements ordinaires de la vie du XIXe siècle, révolution et guerre. La génération de 1885 traverse quelque chose de particulier, qui n’est ni révolution ni guerre, qui ne ressemble à rien de ce qui a précédé ou suivi : c’est l’affaire Dreyfus.
Nous devrons d’abord noter que la génération de 1885 est la première génération littéraire où aient figuré en nombre assez considérable des équipes d’écrivains israélites. À vrai dire la génération précédente avait déjà compté Ludovic Halévy, Hector Crémieux, Catulle Mendès, et l’on avait vu de grandes affaires de journaux et de librairie contrôlées par Mirés, Millaud, Lévy. Dans la génération de 1885, prennent une place remarquable les jeunes Israélites du lycée Condorcet, de la Revue Blanche, de l’École Normale, dont les familles ont généralement acquis de l’aisance dans le mouvement d’affaires parisiennes du Second Empire, et qui apportent dans les lettres une intelligence précoce, nette, brillante, ardente, — urbaine, c’est-à-dire deux fois parisienne, en ce qu’elle est d’Alexandrie et de Paris.
Avec cette même génération apparaît l’antisémitisme. La France Juive de Drumont est de 1886. Ensuite ce pamphlétaire puissant donne à un antisémitisme populaire un journal, un public. C’est cet antisémitisme diffus, qui, en 1894, des fuites ayant été découvertes au ministère de la guerre, fixa les soupçons sur un officier alsacien, le seul israélite du bureau de l’État-Major, d’où les documents communiqués à une puissance étrangère paraissaient sortir, le capitaine Dreyfus, lequel fut condamné malgré ses protestations d’innocence. Trois ans après, la famille et les amis de Dreyfus, faisant état des illégalités du procès, posèrent la question de la revision. Le plus en vue et le plus actif d’entre eux était un parlementaire célèbre, Joseph Reinach.
Joseph Reinach appartenait précisément, avec ses deux frères Salomon et Théodore, à la plus savante et la plus brillante famille d’intellectuels juifs, célèbre par ses succès universitaires entre 1875 et 1880. D’autre part il était le gendre de son oncle, le banquier Jacques de Reinach, de Francfort, flibustier du Panama, le Nucingen de la République opportuniste, suicidé en 1892. Il jouissait d’une impopularité énorme et non toute imméritée. Il n’excita pas seulement les clameurs ordinaires des antisémites, mais les défiances des plus honnêtes gens, qui n’écartèrent point la légende d’après laquelle un Syndicat juif, présidé par Reinach, se serait formé pour la délivrance d’un coreligionnaire condamné en 1894. Le premier appel en faveur de Dreyfus avait d’ailleurs été lancé par un écrivain juif, Bernard Lazare, et flétri, en 1896, par l’unanimité de la Chambre. Un officier, naguère à l’État-Major, le lieutenant-colonel Picquart, avait d’autre part émis des doutes motivés sur la culpabilité du capitaine : deux sénateurs, Scheurer-Kestner et Trarieux, proclamaient l’irrégularité du procès. Mais le pays avait confiance en ses chefs militaires, lesquels garantissaient la justice du verdict de 1894.
À la fin de 1897, le frère de Dreyfus découvrit et dénonça le véritable auteur de la pièce imputée à Dreyfus, et base principale de sa condamnation : un condottière hongrois du nom d’Esterhazy. Zola, que Scheurer-Kestner avait convaincu de l’innocence de Dreyfus, entra dans la bataille. Le 20 novembre 1897, il écrivit au Figaro un article où il demandait, sur un ton d’ailleurs boursouflé et désagréable, la revision du procès de 1894. Il dînait le soir au restaurant Durand avec Bourget et Barrès, et celui-ci note dans ses Cahiers : « Un mot me frappait beaucoup dans la bouche de Zola, pendant ce déjeuner… Il disait de sa démonstration : c’est scientifique, c’est scientifique. C’est ces mêmes mots que si souvent, dans le même sens, j’ai entendu employer par des niais, non par des menteurs, mais des illettrés de réunion publique ».
Il attirait les coups, mais déclenchait par son bruit, et par sa masse, une immense agitation, à laquelle d’autre lames de fond répondirent de l’autre côté. Une guerre de religion, un orage inconnu depuis le jansénisme, éclatèrent. Le journal de Drumont avait depuis plusieurs années remplacé l’Univers comme journal du petit clergé, qui retrouvait dans la Libre Parole le messianisme du temps d’Henri V et un accueil favorable aux dénonciations contre les évêques. Les Assomptionnistes ressuscitaient dans la Croix les passions et les violences de la Ligue. Les Jésuites crurent devoir prendre parti comme eux, et leur présence, réelle ou supposée, dans une affaire, y porte toujours au carré les passions des deux côtés.
Le 4 décembre 1897, Zola et les partisans de la revision étaient flétris par un vote de la Chambre, où les radicaux et les socialistes firent masse contre eux. Le 13 décembre, le Figaro fit amende honorable et se sépara de Zola, réduit un moment à publier des brochures, une Lettre à la Jeunesse, une autre lettre À la France. Verbeuses redites qui ne portaient pas. Cependant un ancien collaborateur de Rochefort, Vaughan avait fondé un journal bientôt acquis à la cause de la revision, l’Aurore, qui avait Clemenceau, encore hésitant d’ailleurs, pour leader politique, et qui sut crier plus fort que Drumont. C’est là que Zola publia le 13 janvier la lettre J’accuse, adressée au Président de la République.
J’accuse nommait huit responsables militaires du supplice infligé à un innocent, parmi lesquels deux ministres de la guerre. Ce fut parce qu’il nomma que cette fois Zola foudroya. Deux cent mille numéros vendus en quelques heures, interpellation à la Chambre, poursuites. J’accuse n’a rien d’un monument littéraire. Mais pour la première fois depuis la première Provinciale, une feuille volante vendue dans la rue donnait le signal d’une guerre de religion.
Trois semaines après J’accuse, la revue officielle des Jésuites, La Civilità cattolica écrivait dans son numéro du 5 février : « Les Juifs ont imaginé d’alléguer une erreur judiciaire. Le complot a été noué à Bâle, au congrès sioniste, réuni en apparence pour discuter de la délivrance de Jérusalem. Les protestants ont fait cause commune avec les Juifs pour la constitution d’un Syndicat. L’argent vient d’Allemagne… Les Juifs allèguent une erreur judiciaire. La véritable erreur, c’est celle de l’Assemblée Constituante, qui leur a accordé la nationalité française. Cette loi, il la faut abroger ». D’autre part, dès J’accuse, l’Univers israélite avait présenté l’affaire Dreyfus comme le résultat d’une conspiration de l’Église contre l’Esprit, et avait conclu : « À nous donc, juifs, protestants, francs-maçons, et quiconque veut la lumière et la liberté, de nous serrer les coudes et de lutter pour que la France, comme dit une de nos prières, conserve son rang glorieux parmi les nations, car déjà un sombre corbeau a planté ses griffes sur le crâne du coq gaulois et se met en devoir de lui becqueter les yeux. » « Francs-maçons » était une anticipation, car ils combattaient alors la revision. Ainsi parlaient l’organe de l’illustre compagnie de Jésus, et le journal officiel du judaïsme français, dirigé par des israélites éminents et pondérés. Les promesses de cette littérature furent tenues.
Après Gabriel Monod, le directeur de l’Institut Pasteur, Duclaux, avait proclamé la nécessité de la revision. Ce n’était encore que des voix isolées. J’accuse déclencha le mouvement des intellectuels révisionnistes ou des « intellectuels » tout court, mot employé d’abord comme une marque de mépris par les journaux anti-revisionnistes. Ce furent, entre autres, le chimiste Grimaud, Anatole France, Séailles, Desjardins, Darlu, Bréal, Louis Havet, Gaston Bonnier.
Les centres d’intellectuels révisionnistes étaient d’abord l’École Normale où l’influence dominante était exercée par le bibliothécaire socialiste Lucien Herr (on lui imputait la conversion de Jaurès au socialisme) aidé de Monod, d’Andler, de Paul Dupuy ; parmi les jeunes normaliens, Péguy d’abord, Langevin, Jean Perrin, Albert Thomas ; parmi leurs aînés : Léon Blum, Victor Bérard. C’est cette équipe universitaire qui de l’affaire Dreyfus et du mouvement « dreyfusard » fit sortir ce qu’elle appela le dreyfusisme. D’autre part deux salons, ceux de Mme Strauss née Halévy, et celui de Mme Arman de Caillavet deviennent les centres d’un dreyfusisme plus mondain que doctrinaire, qui recrute des protestataires parmi les écrivains, et dans ce qu’on appelle la rive droite.
Le 24 février 1898, lendemain du jour où Zola était condamné par la Cour d’Assises de la Seine à un an de prison pour la lettre J’accuse, une réunion se tenait chez le sénateur Trarieux où le dreyfusisme se donna un corps par la fondation de la Ligue des Droits de l’Homme et du Citoyen. Le dreyfusisme s’identifiait par là avec les principes de la Révolution française, avec l’éducation civique, avec le spirituel républicain. Le vieux propos « Évangile des Droits de l’Homme » reprenait une nécessité et un sens nouveaux, Les principaux fondateurs furent les savants Duclaux et Grimaud, les professeurs Paul Meyer, Giry, Molinier, Viollet, chartistes, les professeurs Séailles et Georges Lyon, philosophes, Desjardins, Havet, Émile Bourgeois, Lucien Herr, Réville, les médecins Richet et Paul Reclus, Arthur Fontaine, le fils et le gendre de Renan (Berthelot, soucieux de repos, resta à l’écart). Les statuts furent rédigés par un catholique, Paul Viollet, de tradition janséniste, ce qui importe à l’historien des idées françaises (Royer-Collard eût été le roc du dreyfusisme). Viollet et ses fondateurs les plus considérables quitteront d’ailleurs la Ligue quand elle dégénérera en groupe anticlérical.
La fondation de la Ligue des Droits de l’Homme est antérieure de six mois à la découverte du faux Henry, qui fut la plaque tournante de l’affaire (plaque qui aurait dû tourner automatiquement pour la révision, et que l’orgueil de Cavaignac fit tourner pour la guerre civile). Quatre mois après le suicide d’Henry les intellectuels anti-dreyfusiens se groupaient dans la Ligue de la Patrie Française (décembre 1898). Elle groupa plus de la moitié des membres de l’Académie, soit vingt-deux académiciens, dont Brunetière, Boissier, Bourget, Cherbuliez, le parti des ducs dans son entier, quelques professeurs, Paul Janet, Hermitte, Rambaud, Petit de Julieville, Faguet, presque tous de la génération antérieure. Vaugeois, son vrai fondateur, aidé de Maurras qui y amène Mistral, venait de la Ligue pour l’Action morale, dreyfusienne de la première heure. Il allait fonder, plus tard l’Action Française.
Les trois chefs de la Ligue de la Patrie Française, anti-revisionnistes et traditionalistes, étaient Coppée, qui avait une grosse popularité d’impériale d’omnibus, et dont on pensait qu’il rendrait à l’anti-revision les services rendus par Zola à la revision, Jules Lemaître, délégué du salon anti-révisionniste de Mme de Loynes, laquelle voulait avoir, comme le salon révisionniste de Mme de Caillavet, son Anatole France (les femmes jouèrent un grand rôle dans l’affaire), barrès, qui, avec Maurras et Vaugeois, donna à la Ligue sa substance spirituelle. Le rôle de la Ligue au moment de l’élection de Loubet, son effondrement électoral de 1902, le scandale Syveton, soutirèrent de la Patrie Française toute cette substance spirituelle. Il n’en resta pas même ces cadres de « petits » qui de l’autre côté ont permis à la Ligue des Droits de l’Homme de subsister comme organisation politique, annexe de la maçonnerie.
Les deux Ligues furent un moment les quartiers généraux des idées de cette époque. Leurs listes de noms, très parlantes, servent à classer ces idées, elles forment la carte d’une génération intellectuelle. Voici les traits principaux de cette géographie :
1° Le rajeunissement du vieux relief des divisions religieuses, rajeunissement lié d’ailleurs : à la vie de la Troisième République, — à l’entrée des Juifs dans la vie intellectuelle française ; — à la politique des catholiques et des partis de droite de 1871 à 1890, qui a posé devant le pays le problème de 1830, celui du « gouvernement des curés » et propagé, surtout sous la robe monacale, l’espèce des curés de gouvernement ; — à la politique inverse des cadres républicains qui, à partir de 1880, confient généralement au protestantisme libéral le spirituel de l’Université et la direction des grandes écoles pédagogiques ; — à l’obligation où se trouvent les familles traditionalistes et catholiques, évincées des situations politiques et administratives, de rester terriennes, mondaines et militaires, et de se faire une conception du monde et de la vérité qui réponde à ce genre de vie ; — à la bonne conscience morale et à l’expression littéraire qui, florissantes dans une élite nombreuse et cultivée, aident à construire des idéologies qui légitiment, éclairent, idéalisent ces conceptions spontanées du monde, de l’esprit, de la France ; — au déclanchement enfin des impulsions religieuses héréditaires, aux morts qui parlent. Les familles, les consciences, les écoles, l’État ont été pendant quatre ans le lieu de tels dialogues, de pareils conflits. Jamais aucune génération n’avait trouvé une occasion aussi magnifique de clarifier et d’opposer les idées de la France.
L’issue de la bataille n’est pas moins instructive que la bataille, — l’issue, ou plutôt les issues. Il n’y a plus d’obscurité dans l’affaire Dreyfus, qui a été résolue ef terminée par l’enquête de la Cour de Cassation, le verdict de ce tribunal suprême, la pleine réparation des erreurs judiciaires commises à l’égard de Dreyfus, de Picquart et de Zola. La conclusion politique de l’Affaire n’est pas moins nette : écrasement du parti nationaliste, victoire de la défense républicaine, victoire de l’attaque républicaine avec les lois sur les congrégations et la séparation de l’Église et de l’État.
Mais en 1906, la séparation est faite, le grand journaliste artisan de la revision, Clemenceau, est ministre de l’Intérieur, Dreyfus et Picquart sont réintégrés dans l’armée, celui-ci sera demain ministre de la guerre, les élections générales, trois mois après l’arrêt de la Cour, élèvent Clemenceau au pouvoir, les partis de droite, comme on dit, se recueillent, ou recueillent leurs morceaux. Comment de son côté réagit l’intelligence ?
Elle n’est pas remplie, d’abord parce qu’Anatole France parnassien et styliste, n’appartient pas à la génération de 1885, comme Taine et Renan appartenaient à la génération précédente. Elle n’est pas remplie, parce que l’adhésion tardive de France aux idées et aux doctrines socialistes, qu’il a moins vécues en homme que défendues en citoyen et présentées en artiste n’apporte rien de nouveau dans la vie intellectuelle ; le beau créateur de formules en a trouvé une admirable pour désigner le rôle de Zola en 1898: « Un moment de la conscience humaine ». Pareillement France serait un moment de la chaîne littéraire, il maintient quelque chose, il apporte peu.
L’affaire Dreyfus, qui a fructifié en victoire pour les partis et les forces de gauche, n’a pas fructifié pareillement pour les idées de gauche, pour la justice sociale, les droits de l’homme, la démocratie, le libre examen. Les espoirs mis en Jaurès, la génération dreyfusienne de la rue d’Ulm, la tentative d’un retour à Michelet et à Quinet, tournent court. Le discours d’Anatole France à Tréguier devant la statue de Renan ne rayonne qu’une lumière froide.
Jean-Christophe est un roman. Il servira à nous faire remarquer à quel point la génération dite réaliste, celle de 1850, et ses épigones naturalistes, ont été peu remplacés dans le roman par celle de 1885. Maupassant était mort dès 1893, les années de l’affaire Dreyfus emportèrent les chefs du roman, Goncourt meurt en 1896, Daudet en 1897, Zola en 1902. À voir le vide qu’ils laissent, on dirait que cette génération a consommé son roman en nature, avec l’affaire Dreyfus, comme la génération de 1789 avait consommé le sien, et sa poésie, en action. L’affaire Dreyfus est probablement la seule concurrence victorieuse que l’état civil, à son tour, ait faite à la Comédie Humaine. Les deux années qui s’écoulent de J’accuse au procès de Rennes sont demeurées célèbres dans l’histoire des crises de la librairie française ; on n’y vendait plus de livres, plus de romans surtout, le public ne voulait que des journaux : procès Zola, captivité de Picquart, faux Henry, trahison de Chanoine, mort de Félix Faure, journée d’Auteuil, journée de Longchamp, retour de Dreyfus, conseil de guerre de Rennes, dépassaient en force de signification, en « études philosophiques » la Comédie Humaine, en intérêt dramatique les Mystères de Paris et le Juif Errant.
LE ROMAN
Le roman après 1885 témoigne d’une décroissance de la création littéraire, ce qu’il exprima d’ailleurs d’une manière très positive, transformant la défaillance du roman en un roman de la défaillance, utilisant ce reflux comme force motrice, s’exprimant sous les formes plus intellectuelles que vitales du roman personnel, du roman d’analyse, du roman-thèse et du roman-mythe qu’ont renouvelés les écrivains et romanciers considérables de ce temps, Loti, Bourget, France, Barrès, Gide.
Le roman personnel, c’est-à-dire l’autobiographie transposée, est, depuis Rousseau, une vieille tradition de notre littérature. Le réalisme de Champfleury et des Goncourt y avait taillé ses larges « tranches de vie ». Le naturalisme lui ouvre une route illimitée, fastidieuse, toujours fréquentée, et en somme il la démocratise : le petit écrivain raconte sa petite vie, celle de son bureau, de son bataillon, de son école, de ses restaurants, de ses maîtresses. Mais il arrive qu’un grand écrivain tout en partant de ce registre, le transcende infiniment, et par son genre de style et par son genre de vie, ce fut le cas de Loti.
Ce n’est pas parce que Pêcheur d’Islande est le plus célèbre des livres de Loti qu’on ira soutenir le paradoxe facile qu’il n’est pas son plus beau livre. Mais il se place un peu en marge de son œuvre. Loti a voulu cette fois faire un roman, et il ne s’agit presque plus de pages de journal. Lui qui vivait avec les marins, et les aimait, a écrit le roman d’un marin, les amours bretonnes d’un marin breton. Roman, récit, tableau, imbibés de poésie, la plus simple, la plus discrète, irrésistiblement pénétrante, d’une langue pure et d’une nudité classique, un rythme de chanson populaire ou de ballade. Paraissant l’année qui suit la mort de Victor Hugo et Germinal, donc en plein naturalisme, Pêcheur d’Islande fut, sensible à tous, une sorte de décompression physique. Il dépasse la personnalité littéraire de Loti pour vibrer avec l’immatérialisme qu’apporte pour message propre cette génération, et que 1889 confirmera en traits plus appuyés par le Disciple, en signes intelligibles par l’Essai bergsonien. Une fois au moins, Loti a montré aussi qu’il était un compatriote de Fromentin.
Mon Frère Yves, autre portrait de marin, fait un pendant plus détendu, plus négligé, à Pêcheur d’Islande. Il eut un succès égal, mais il a moins tenu. Madame Chrysanthème et la Troisième Jeunesse de Madame Prune ne manquent pas d’agrément, et d’ailleurs presque toutes les pages de description tirées du journal de Loti au Japon sont d’une finesse inégalable de vision et de transposition aisée. Mais il ne faut pas y chercher la moindre humanité japonaise : ce n’est pas le Japon de Loti qui est, comme il l’a vu, petit et caricatural, c’est le Loti du Japon.
À partir de Matelot, troisième portrait de marin, qui ne renouvelle rien, les romans ou les demi-romans plus ou moins tirés du journal de Loti deviennent fastidieux. Ramuntcho est un pensum basque, les Désenchantées auxquelles les lectrices procurèrent le plus fort tirage qu’ait connu Loti, proviennent d’une mystification de deux Françaises qui se déguisèrent en Turques pour le faire marcher, à la manière dont lui-même se déguisait en Arabe pour les photographes. Il faut faire cependant une exception pour un livre turc où Loti a retrouvé toute l’émotion et la poésie de Pêcheur d’Islande : Fantôme d’Orient, récit d’un voyage à Constantinople pour chercher les traces d’Aziyadé ; Gérard de Nerval l’eût admiré, et c’est l’œuvre la plus nervalienne qui ait été écrite depuis le drame de la rue de la Vieille-Lanterne.
Mais pas plus qu’il n’a subi d’influences, Loti n’en a exercé, si ce n’est en excitant des vocations littéraires chez les marins. Il reste seul, très simple, accordé par ses chefs-d’œuvre à des forces élémentaires, constantes et classiques de la littérature française. Il ne touche pas à son temps si ce n’est pour montrer qu’il n’y entend rien, et son temps le touche peu. Cependant c’est bien le poids oppressant du naturalisme, c’est le courant d’air idéaliste et symboliste, qui l’aidèrent d’emblée et très fort à conquérir une immense faveur. S’est-elle maintenue ? Il est exact que beaucoup de lecteurs, aujourd’hui en ont vite fait le tour, et que les raffinés affectent de ne retenir dans son œuvre qu’Au Maroc et surtout Vers Ispahan.
Zola, qui était la matière faite homme, avait créé dans les Rougon-Macquart le roman physiologique. Bourget lui répond par le roman psychologique, c’est-à-dire le roman qui analyse des états d’âme, des crises de conscience, des délibérations intérieures exigées par des événements dramatiques. Bourget incorpore autant de drame, de technique théâtrale dans ses romans que Zola incorporait aux siens de poésie épique. Mais chez tous deux la machinerie est pesante et tendue. Il y a dans Bourget un matérialisme de la technique plus apparent encore que dans Zola.
Zola est un tempérament sans culture. Il serait excessif de dire que Bourget est une culture sans tempérament, mais enfin c’est un romancier intelligent, qui s’était montré fort habile, dans les Essais de Psychologie, au maniement des idées complexes et littéraires. Tous deux disciples de Taine, Zola en a pris ce qu’en prend le vulgaire, Bourget ce qu’en ont pris les lettrés, aucun ce qu’ont pu en prendre les philosophes.
Le public de Zola est un public petit-bourgeois, classes moyennes, « nouvelles couches » comme on disait, démocratique, comme on dit. Il y a des gens très riches dans ses romans, dans la Curée et dans l’Argent, tous de mauvais et nouveaux riches, dont l’opulence a des sources infâmes. Il n’y a pas de gens nés, pas d’héritiers, ou ils sont des comparses, ont des taches, comme Renée Saccard. Pas de femmes du monde non plus, et très peu parmi ses lectrices. Bourget au contraire fera pour les classes aisées le roman des classes aisées, de leurs complications sentimentales, de leurs « idées », de leur héritage. Certes une part de Bourget se trouve déjà dans Feuillet. Mais il est remarquable que le monde de Bourget n’est plus du tout le monde de Feuillet : c’est bien le monde de la Troisième République, le succès de Bourget fut fait d’ailleurs bien moins par l’aristocratie française que par les salons juifs et cosmopolites de 1888, très ouverts à la littérature. L’adultère n’est plus chez lui exception scandaleuse comme chez Feuillet, mais vraiment l’arbre de couche du roman.
Le roman de Zola est un roman de gauche. « La République sera naturaliste ou ne sera pas. » Le roman de Bourget sera un roman de droite. Par la même pesée invincible, tous deux passent au roman à thèse, thèse religieuse, sociale, politique, Zola à la fin de sa vie et très gauchement, dans les Quatre Évangiles, Bourget presque dès le début, et très adroitement, d’abord dans le Disciple.
Dans le Disciple, le romancier psychologue écrit le roman d’un psychologue, ou plutôt de deux psychologues, le maître et le disciple. Bourget sait ce que c’est qu’un psychologue, mieux que l’auteur du Docteur Pascal ne sait ce que c’est qu’un savant : cependant Taine, qui lui a servi plus ou moins de modèle, a fait à ce sujet, dans une lettre à l’auteur, des réflexions sévères ; le disciple surtout, qui séduit une jeune fille pour les besoins de ses études, pour se documenter comme disaient alors les romanciers, redonde d’invraisemblance. Et le Disciple ne fut point un livre durable. Avec cela son apparition, sa date (1889), son succès, forment un événement littéraire capital. Ils marquent l’entrée des idées et des systèmes dans le roman courant. Le Disciple a ajouté, à ce genre littéraire, de la pensée et du poids, il a enrichi son registre et ses moyens.
Cosmopolis (1893), un des meilleurs romans de Bourget, peut passer aussi pour un roman à thèse, une thèse sur la permanence de la race. Mais c’est seulement en 1902, sous l’influence des Déracinés (Un Homme libre, de 1889, n’avait déjà pas été étranger à la pensée du Disciple) et de l’affaire Dreyfus, qu’il tient décidément le roman à thèse pour la pièce maîtresse du genre romanesque, et ses quatre romans les plus solides, l’Étape, l’Emigré, Un Divorce, le Démon de Midi, encadrés entre les deux nouvelles de l’Écheance et du Justicier, forment bien le massif central de sa maturité.
Ils manquent d’air, de points d’interrogation, de disponibilité. Ce sont les romans rigides des thèses conservatrices. La loi et les prophètes sont pour Bourget les Origines de la France contemporaine, et tout se passe comme si ses romans à thèse étaient des mythes destinés à animer, à rendre sensibles au cœur et aux sens, la philosophie conservatrice de Bonald et la Réforme Sociale de Le Play. Le romancier devient un avocat : avocat des héritages dans l’Étape, avocat des hiérarchies dans l’Émigré, avocat du mariage chrétien dans Un Divorce, avocat de l’ordre social contre les droits de l’individu dans le Démon de Midi. Le romancier est entré dans une époque organique tout à fait contraire à l’époque critique des Essais de Psychologie, mais tout aussi bien commandée par son talent.
Un talent qui est aussi d’avocat, puisque c’est le talent oratoire. Deux écrivains de cette époque ont été doués d’un style oratoire, Brunetière et Bourget. Le style de Bourget, souvent lourd et pédant, se sauve toujours gràce à son mouvement massif et continuel, à son enchaînement logique, à sa solidarité avec la parole qui convainc. C’est un style démonstratif, et tout se passe d’ailleurs chez Bourget comme s’il s’imaginait que ce style démonstratif démontre quelque chose, qu’une « démonstration » au sens des militaires peut ressembler à une démonstration géométrique. Mais cela importe peu. Nous ne lui demandons que l’impression littéraire, l’appareil et non l’effet de la conviction. Taine avait mis en épigraphe à son Tite-Live : In Historia Orator. Lui-même dans ses Origines avait été cet orateur. On appréciera dans les romans à thèse de Bourget, dans son style original de thèse, un in fabula orator.
Cette technique oratoire se double d’une technique romancière également remarquable. L’enchaînement des péripéties dans un roman de Bourget est aussi solide que l’enchaînement du style démonstratif. Avec un fond de scholar qui le rendait incapable de réussir au théâtre, on peut voir en lui l’écrivain qui a incorporé au roman le plus d’éléments techniques propres au théâtre, et les lui a fait intégralement assimiler. Avec quelque monotonie peut-être. Le centre de ses savantes péripéties est toujours fourni plus ou moins par les marronniers de Figaro. Publiés dans la Revue des Deux-Mondes, l’Étape, l’Émigré, Un Divorce, sont articulés sur la division en six livraisons avec autant d’habileté technique qu’une pièce de Dumas sur la division en actes.
N’oublions pas que Bourget appartient, comme France, à une génération intermédiaire entre celle de l’Empire (1850) et celle de la République (1885), qu’il ne réagit contre le Conseil des Dix de ses Essais, soit les dix maîtres de la génération de 1850, qu’en restant leur disciple respectueux, et même leur imitateur. Les noms de Taine et de Dumas ont pour lui un poids qu’ils auraient perdu en partie pour un Vingt ans en 1885. De Loti, dont l’âge est le même, cela n’a aucune importance, puisqu’au contraire de Bourget, il arrive dans les lettres tout neuf et sans lectures.
L’heureuse longévité de Bourget, qui avait dix-huit ans en 1870, lui a permis de survivre longtemps à la guerre de 1914. Si ce grand ouvrier de lettres a prolongé jusqu’à la vieillesse une production très régulière, le Démon de Midi, paru en 1914, a mis le point final au meilleur de son œuvre. Sa forme et sa substance romanesques appartiennent au passé. L’immobilité de ses idées, la répétition des mêmes lieux communs, ont nui au critique social, ont communiqué leur mécanisme au romancier. Mais pendant trente ans, Bourget a été un original témoin du roman français, tel que l’avaient constitué Balzac et George Sand. Il verse avec une force continue, dans ce cadre plastique, l’éloquence, la pensée, le sens des intérêts sociaux, de la société polie. Son roman bien fait a été contemporain de la pièce bien faite, sa technique appartient au bel âge des bonnes techniques. La perte, plus tard, de ce que cet âge avait su maintenir ne pourra à aucun point de vue passer pour un profit.
Il échappa à ce péril, d’abord par la conscience qu’il prit de ce genre de vie, l’aveu qu’il en fit et le style qu’il lui donna. Il lui échappa ensuite par la surveillance et le contrôle exigeants de la femme intelligente qui disciplina ce paresseux, lui indiqua des sujets, le fit travailler, en obtint un rendement inespéré. Il lui échappa enfin par la complicité de la dernière époque qui ait encore connu des valeurs traditionnelles, héritées, des portefeuilles, littéraires et autres, de père de famille. Par son style, ses cadences, ses imitations, ses centons, ses parodies, il a posé un curieux point final, provisoirement final, à la littérature classique. Il a su faire de son Paris natal une seconde Alexandrie, grecque et juive, érudite et lettrée, l’Alexandrie qui est en puissance dans le classicisme français, et qui donne sur la branche parnassienne un fruit d’arrière-saison.
La plupart des livres de France sont des fictions et des récits. Est-il un romancier ? La question se posa vers 1892 pour l’Égérie, Mme de Caillavet, qui décida que M. France pouvait produire d’aussi bons romans que M. Bourget. Des femmes du monde ayant fait écrire, d’après elles-mêmes, Un Cœur de Femme à Bourget et Notre Cœur à Maupassant, le Lys rouge fut une manière de Cœur de même couleur, de même style, ou de plus grand style. On ne peut dire que le Lys rouge soit manqué. Mais cette chronique d’un salon parisien en 1892, cet esthétisme oratoire, ce jeu d’échecs de l’adultère parisien joué sur un échiquier ancien — au sens des antiquaires — trouvent moyen de dater beaucoup plus que Notre Cœur, qui n’est d’ailleurs pas non plus un chef-d’œuvre éternel.
D’un certain point de vue, France reste bien un contemporain de Bourget, et dans le monde des romans, les thèses de l’un et les mythes de l’autre ne laissent pas de se ressembler. Dans les deux cas, la création est subordonnée à des idées, qu’il s’agit de montrer, de rendre sensibles et de faire agréer par des fictions. Chez Bourget, la thèse est liée à la technique du dialogue. Dans les deux cas, il s’agit d’un reflux du roman, accordé à une époque où sont goûtées les valeurs d’intelligence.
En 1889, Anatole France, alors critique littéraire au Temps, rencontrait chez Mme de Caillavet le maître in partibus de la maison, le philosophe Victor Brochard, auquel il devait bientôt succéder. Brochard connaissait par le dedans et vivait la philosophie grecque. Il contribua à helléniser Anatole France, à lui faire prendre le pli de la sagesse, ou des sagesses antiques, à l’installer dans un débat modernisé entre épicuriens, sceptiques et chrétiens, et aussi, si l’on veut, entre Renan, dont les Origines du Christianisme étaient à cette époque une manière de Somme du dilettantisme érudit, et l’alexandrinisme des salons littéraires juifs de la fin du XIXe siècle. Le style seul peut sauver ces attitudes, et le style éclectique, composite, artificiel, colligé et contaminé d’Anatole France, centon de Chateaubriand, de Flaubert, de Renan, y convenait à souhait. De là, en 1890, Thaïs, l’histoire d’une pécheresse sauvée et d’un ermite damné, sorte de camée de salon, ou, déjà, de Lys rouge en mosaïque, où tant de collaborations sont magistralement fondues et dont le succès dans le monde lettré fut extraordinaire. Six ans après parut l’Aphrodite de Pierre Louys : 1890-1896 est exactement l’époque où Salammbô et la Tentation trouvent enfin leur public et font école.
Cela, Thaïs en 1890, le Lys rouge en 1894, tenait d’un Anatole France artiste et fabricant qu’eût fini par démoder déjà la réaction contre le dilettantisme qui suivit la mort de Renan. Heureusement il se trouva que cette sagesse grecque, France sut la revivre mieux que de l’extérieur, et qu’il l’incarna avec une admirable souplesse dans des personnages ou plutôt dans un personnage à plusieurs noms qui allait devenir un type. Dès la fin du XIXe siècle, deux noms deviennent usuels pour désigner Anatole France. On l’appelle le bon Maître, comme on appelait Rousseau le Citoyen. On l’appelle M. Bergeret, comme on appelait Chateaubriand René. Le bon Maître signifie Jérôme Coignard, créé d’abord pour la Rôtisserie de la Reine Pédauque et qui fournit ensuite son mannequin à des Opinions. Le M. Bergeret de l’Histoire contemporaine fit plus d’usage encore. Comme dans Thaïs et le Lys rouge, un jardinier expert a pratiqué une greffe, greffe d’une sagesse vécue, sur un personnage complaisant, et la greffe a été si bien faite que le personnage a été accepté comme type, que M. Bergeret promené en province et à Paris, a fait boule de neige insensiblement, est devenu d’abord un bonhomme, puis un homme.
Ni Coignard ni Bergeret n’étaient susceptibles d’une durée indéfinie. Le vrai Coignard se dépayse déjà quand il passe de la Rôtisserie où il a son petit peuple autour de lui, dans les Opinions, où il n’est plus qu’une patère où M. France accroche ses chapeaux d’idées. Il en va de même quand M. Bergeret passe de la province à Paris, où il disparaît dans l’affaire Dreyfus. Bergeret ne pouvait guère pousser que dans cette terre grasse et lente de la province et des originaux provinciaux, vrai sol du roman, comme les limons sont ceux du blé. Que l’on compare l’Histoire contemporaine avec le Lys rouge, le roman francien de la province avec le roman francien de la société parisienne, et l’on sentira à quel point les « mœurs de province » l’emportent ici sur les « mœurs parisiennes ».
S’il y a un point où France ait bien touché au vrai roman c’est dans les trois premiers volumes de l’Histoire contemporaine. On peut s’étonner que ce Parisien pur y ait réalisé une province si substantielle. On s’est demandé où il l’avait connue. Mais il faut remarquer que cette province française, c’est d’abord une province francienne, peuplée par la parenté même de France, d’abord le Bergeret, qu’il voyait chaque matin dans sa glace en se rasant, le personnage dont il riait premièrement chaque jour, — les ecclésiastiques, à qui l’auteur de la Rôtisserie prêtait l’attention naturelle d’un vieux renanien et d’un clerc désaffecté, — le bibliothécaire, l’archiviste, le libraire, — et l’histoire de Mme Bergeret n’est autre chose que l’histoire du ménage d’Anatole France et de sa première femme, racontée avec une précision cynique qui a légitimé depuis tous les Anatole France en pantoufles, et Mme de Gromance, c’est la femme du Lys rouge sur laquelle France prend sournoisement quelques revanches, — et les salons où fréquentait France ne manquaient ni de fonctionnaires ni de généraux. Cela n’empêche pas que sur bien des points la fabrication ne reste visible. Les ducs de Brécé par exemple peuvent fréquenter chez Feuillet ou chez Proust. M. France, lui, n’a été en rapports qu’avec leur maître d’hôtel littéraire, Arthur Meyer. D’ailleurs on peut très bien créer des types avec des personnages parfaitement faux. Tout est factice et faux dans Crainquebille. La rue Montmartre y est vue par le même artiste, qui décrit dans Thaïs la rue d’Alexandrie. Cependant Crainquebille est devenue la seule œuvre très populaire d’Anatole France, et les marchands des quatre-saisons s’appellent Crainquebille comme les gamins s’appellent Gavroche.
Le philosophe, intermédiaire entre la Nouvelle Académie et le Jardin d’Épicure, qui s’est formé dans un salon de Paris comme ceux d’Athènes se formaient dans un gymnase, s’est exprimé par romans ainsi que ceux d’Athènes et d’Alexandrie s’exprimaient volontiers par mythes. Mais précisément, à son époque, et entre les mains d’écrivains intelligents comme lui, d’écrivains qui ont des idées, le roman tourne au mythe, ou au demi-mythe. Une seule fois France a écrit un mythe complet, la Révolte des Anges. C’est probablement son chef-d’œuvre, et il a été méconnu. Il se voit que France l’a écrit pour lui, pour se délivrer de ses plus secrètes pensées, pour s’exprimer une bonne fois, à fond, sur la religion, sur l’intelligence, sur la vie, sur Dieu. Il est remonté par les parodies à Milton, et, plus loin peut-être, plus inconsciemment aussi, aux gnostiques et à leurs extraordinaires épopées métaphysiques. La Révolte est, comme Les Dieux ont soif, le roman d’une vieillesse lucide, la mise au jour d’œuvres longtemps méditées et qu’il fallait enfin écrire. Pareillement le fils du libraire France Thibault, cet auteur du Catalogue Labédoyère, spécialisé dans la révolution française, devait écrire un roman sur la Révolution. Les Dieux ont soif est un livre d’une maîtrise absolue. C’est par ces deux ouvrages de ses dernières années que la faveur reviendra d’abord un jour à Anatole France.
Son discrédit actuel est un phénomène nécessaire, ordinaire dans la génération qui suit la mort d’un grand écrivain. Il a été légitimé en partie par la place exorbitante que France avait prise dans le premier quart du XXe siècle, non seulement comme chef de file reconnu de la littérature française, mais comme la plus rayonnante des personnalités littéraires de l’Europe. Il le devait d’abord à la valeur de son œuvre : l’origine de cette popularité était saine. Mais il le devait aussi à la place éminente que lui avait donnée dans la République de la raison son rôle dans l’affaire Dreyfus, où il avait recueilli, en somme, après 1902, l’héritage de Zola, comme préposé à la « conscience humaine ». Il le devait aux sympathies que lui valait dans le monde entier son « avant-gardisme » à l’époque où presque toutes les valeurs françaises étaient nationales, et nationalistes. C’est Romain Rolland qui après 1918 a recueilli ici son héritage, il y a une ligne droite Zola-France-Rolland. Mais d’autre part la grande guerre ayant été présentée, par une inévitable propagande, comme la guerre de la civilisation contre la barbarie, il s’est trouvé que, par position, par le poids même et le sens de son œuvre, par le trop-plein de culture que représentait sa synthèse d’Alexandrie et de Paris, France est apparu comme le symbole, le palladium de l’acquis, de la mémoire, de la tradition, de ce qu’on appelle du nom général de civilisation. On l’a vu, ainsi favorisé, défendu, accru, des deux côtés, comme Voltaire en 1820 quand les libéraux l’admiraient pour son antichristianisme et les Jésuites pour sa poésie. Il a fléchi ensuite, a été déclassé des deux côtés, à la fois, encore, comme Voltaire et le XVIIIe siècle entre 1830 et 1850. Il ne semble même pas que le moment soit venu où un retour à France pourrait exciter des imaginations et rendre des services, ce qui arrivera inévitablement à condition que l’avenir laisse subsister le phénomène littérature, ce que ne prévoyait d’ailleurs pas Anatole France. Le bon maître, qui n’était pas si bon, a eu une mort à la Chateaubriand : son communisme consistait surtout, comme le carlisme du Vicomte, dans un « Crève donc, société » où était compris un « Crève donc, littérature ». C’est le côté où l’on ne veut pas mourir seul.
LE ROMAN
(Suite)
Sans laisser et imposer de présence isolée comme celles de Balzac et de Flaubert, cette génération à mi-côte, et bien exposée, se distingue d’ailleurs par une production abondante et soutenue, des expériences variées, une aptitude à remplir tous les cadres, à adapter la forme romanesque à toutes les natures d’idées, de messages ou d’influences. Renan dans Patrice, Taine dans Étienne Mayran, s’étaient sentis mal à l’aise et peu originaux dans la fiction, et avaient laissé leur roman autobiographique inachevé. Au contraire leurs successeurs s’y installent avec une souplesse parfaite. Toute source d’idées coule à un moment donné dans le lit facile de la fiction, du mythe. Renan a ses épigones en France ou Lemaître, Taine en Bourget ou Rod. La littérature va au roman, en entraînant ses produits de démolition, comme le fleuve à la mer. On songe à ce qui, dans l’âge précédent, s’était produit en poésie, quand les épigones parnassiens mettaient n’importe qui à même d’exprimer n’importe quoi en quatrains ou en sonnets.
Le bénéfice a été cependant bien plus grand pour le roman que pour la poésie. Grâce au roman autobiographique (Vallès ou Fromentin) d’une part, au roman naturaliste d’autre part, cette génération paraît être la première qui ait réalisé le caractère universel du roman, et que tout le monde a en lui-même et autour de lui des sujets de roman. Cet état d’esprit est peu favorable évidemment à la naissance d’un Balzac inattendu et créateur. Mais il facilite, évidemment aussi, la vitalité ordinaire et moyenne d’un genre littéraire. On s’en rendra compte par la multiplicité des branches que forme pendant ces trente ans le roman littéraire.
Nous entendrons par naturalisme épique non la tradition du style épique qui s’opposait chez Flaubert et Zola à l’écriture artiste des Goncourt, mais le genre d’entreprise cyclique et monumentale qui recueille la tradition des Rougon-Macquart, comme Zola recueillit celle de la Comédie Humaine. Deux de ces entreprises sont remarquables, celle de Paul Adam et celle de J.-H. Rosny.
La vaste et profonde production qu’entassa Paul Adam est aujourd’hui peu lue, et sa carrière donne l’impression d’un échec. Cependant le Temps et la Vie dont quatre volumes furent écrits, biographie romanesque de la famille d’Adam depuis le Consulat, était un monument original. Et surtout Adam a influencé une partie notable de la littérature d’après-guerre, par son style dynamique, son modernisme, son colonialisme, son anti-humanisme, sa morale sportive. Il était au moins un pas vers un balzacisme nouveau.
Il y eut plus de vie et de présence encore chez J.-H. Rosny, probablement la plus opulente nature romancière de cette époque. Le départ de J.-H. Rosny fut magnifique et l’auteur du Termite, de Daniel Valgraive, de Nell Horn, des Xipéhuz et de Vamireh, paraissait dans les dernières années du XIXe siècle destiné à occuper triomphalement la place que celui du Docteur Pascal et des Quatre Évangiles n’arrivait pas à remplir : celle du romancier d’un monde laïque, de raison et de science, raison d’ailleurs aventureuse et poétique, science subtile, engageante, hardie, fulguration d’hypothèses qui ne sentent pas l’école primaire, et qui sont d’un homme, comme on dit, averti. Ni dans l’ordre du style ni dans l’ordre de l’imagination, aucune des ressources normales du roman ne lui manquait. Ce qui lui manqua, ce fut cette volonté de créer, d’inventer, cette rupture de l’artiste avec son passé, si forte chez un Flaubert et qu’on retrouve chez Daudet, jusqu’à Sapho. De bonne heure il s’est répété, et à partir de 1912 environ, soit après la Vague rouge, sa production s’épanouit surtout en quantité.
Le naturalisme documentaire reste florissant et solide. On ferait du roman documentaire un tableau qui prendrait presque les proportions d’une encyclopédie. Georges Lecomte avec les Cartons verts (administration) et les Valets (parlementaires), Léon Frapié avec ses romans de l’institutrice, en fourniraient des exemples. On en ferait d’ailleurs toute une bibliothèque, et l’on sait comme ils ont continué à donner, comme ils abondent dans le courrier des académiciens Goncourt, qui les avaient d’abord favorisés. C’est d’ailleurs après 1914, que le roman documentaire aura son spécialiste le plus vigoureux, le plus original, le mieux muni d’expérience précise, avec Pierre Hamp et son cycle de la Peine des Hommes.
C’est au naturalisme documentaire qu’il faudrait rattacher Gustave Geffroy, l’auteur d’un minutieux roman sur la vie de l’ouvrière parisienne, l’Apprentie (1904), et Lucien Descaves, qui fut, au temps du naturalisme, poursuivi pour Sous-Offs, et dont la Colonne (1902) et Philémon (1913), romans d’un vétéran de la Commune, sont d’une riche épaisseur de mémoire parisienne.
On verra l’une des nouveautés curieuses du roman des milieux dans le roman du milieu, entendons le milieu des hors-la-loi et des mauvais garçons, écrit dans un esprit de sympathie, complice et ironique, et dont l’initiateur semble être Jean Lorrain. Charles-Henry Hirsch, avec le Tigre et Coquelicot (1905) et Eva Tamarches et ses Amis l’a popularisé. Mais il est surtout représenté par deux poètes : le parfait Charles-Louis Philippe de Marie Donadieu (1904), et de Bubu de Montparnasse (1906) et après la guerre Francis Carco.
Les hasards de l’évolution littéraire et les idées reçues de l’usager du roman font que le roman n’est plus dit documentaire dès qu’il concerne la bourgeoisie et les classes aisées ; il devient alors roman psychologique, ou roman romanesque, ou chronique de la société. On ne voit pas très bien pourquoi le tableau de la bourgeoisie appartient à une autre classe du roman que le tableau du peuple et précisément Zola fit scandale en les traitant de la même façon et en les mettant à la même échelle. On peut admettre cependant que l’aisance, le genre de vie bourgeois, permettent des complications sentimentales et intellectuelles conformes à la tradition de notre littérature d’analyse morale et contribuent à créer pour leurs usagers une catégorie particulière du roman.
De l’abondante et inégale production d’Abel Hermant, la moindre partie est restée en vive lumière, et mérite cette considération durable. Ce sont d’abord les romans dialogués de la Carrière (1894) et des Transatlantiques (1897) dont la verve satirique a fait époque. Ce sont aussi les deux incomparables Courpière (1901 et 1905) et les Confidences d’une Biche qui datent du temps de l’affaire Dreyfus, et offrent un dur tableau de la vie mondaine, et aussi demi-mondaine, à cette époque, constituant le romancier dans une fonction de moraliste mondain, où il y a de la complicité et de l’amertume, quelque pédantisme de précepteur normalien à une table noble, la clairvoyance dans l’insolence et un art étonnant du portrait. C’est tel roman d’une force et d’une sobriété classiques comme la Discorde. La partie de son œuvre à laquelle Abel Hermant a donné le plus de soin et qu’il préfère, c’est l’autobiographie transposée qu’est en trois parties la Journée brève, et qu’il publia après la guerre. Les lecteurs n’ont pas ratifié cette préférence. Mais on peut hésiter. De la passion où fut écrit ce roman d’un double idéal de l’auteur, quelque chose subsiste dans ces trois volumes qui ne sont pas évidemment écrits pour la foule mais qui sont écrits, et sans doute trop écrits. Il y a aujourd’hui dans les lettres des hermantiens, un peu rares, mais dont l’espèce a chance de durer très longtemps. Tous les romans de l’auteur qui comptent comportent plus ou moins des clefs, sont des biographies transposées, comme la Journée brève est une autobiographie transposée. Rien qui favorise mieux une chapelle posthume que la recherche des clefs, dont la connaissance conférera des grades en hermantisme comme elle en confère en stendhalisme. Et cette chapelle sera desservie par le clergé des amateurs de style. Celui-ci est d’une élégance un peu pastichée, mais la République traditionnelle des Lettres serait bien malade, s’il ne gardait des amis.
La technique précise et sûre que Hermant met dans son style, son dialogue, ses portraits, Marcel Prévost l’emploie surtout dans la facture de ses romans. Ils lui ont valu un succès solide et durable. Ses lecteurs et surtout ses lectrices se renouvellent sans faiblir depuis plus de quarante ans. On ne consultera pas ses romans comme on consultera ceux d’Hermant, pour y trouver des mémoires qui servent à l’histoire de la société, mais, dans la mesure où la bourgeoisie française comporte une société des femmes, une République des femmes, comme des mémoires bien établis pour servir à l’histoire de cette République. Dans sa trentaine de romans, ce qui ne la concerne pas est factice, ce qui la concerne est vivant. En 1894, les Demi-Vierges n’ont pas seulement apporté un mot heureux, comme le Demi-Monde de Dumas, elles ont été l’une des découvertes du roman. Avec les Vierges fortes et les Anges Gardiens on en ferait volontiers une trilogie ou plutôt une quadrilogie, car les Vierges fortes ont deux parties, où se reconnaîtrait le meilleur de Prévost : caractères intéressants, histoire contée avec une lenteur habile, moralité finalement traditionnelle, que l’auteur prend à tâche d’obtenir par des moyens périlleux qui plaisent au lecteur. Comme l’auteur du Demi-Monde à son théâtre, l’auteur des Demi-Vierges a annexé à son roman un cabinet de direction de consciences féminines, d’où les Lettres à Françoise, c’est-à-dire à la jeune fille bourgeoise française. Elles sont agréables et judicieuses.
Le roman d’Hervieu, d’Hermant et de Prévost est évidemment respectueux de tout ce qui est respectable. Mais tout de même ce sont là, ou ce furent, des écrivains de gauche, d’esprit laïque. Ils militèrent tous trois dans le parti de la révision à l’époque de l’affaire Dreyfus, et leurs romans sont, comme l’on dit, agnostiques. Bien que l’un d’eux au moins, Marcel Prévost, ait été élevé par les Pères, les questions de religion comptent peu ou point pour eux. Nous sommes à l’antipode de Feuillet et de Bourget. C’est d’ailleurs dans la direction catholique de ceux-ci que s’engage la plus grande partie du roman bourgeois ou du roman de bonne compagnie.
René Bazin et Henry Bordeaux ont écrit sur des thèses congénères leurs romans de défense sociale et religieuse. Bazin a eu deux ou trois fois le bonheur et l’intelligence d’écrire des romans dont le sujet était dans l’air politique et social, et de s’en tirer fort bien : celui de la propriété menacée avec la Terre qui meurt (1898), celui de la question alsacienne avec les Oberlé (1901), celui des institutrices laïques et chrétiennes de l’Ouest avec Davidée Birot (1912) ; c’est sérieux, élevé, émouvant, avec un sentiment poétique des choses de la terre et des choses de l’âme. Bordeaux a touché à plus de matière romanesque, mais ses meilleurs romans sont ceux où l’homme de loi se manifeste, où il y a une thèse à défendre, sur la famille (les Roquevillard, 1906) le souvenir des morts (le Barrage, 1927) la religion (le Chêne et les Roseaux) et même le rapprochement des races en Syrie dans l’ingénieux et tendancieux roman de l’occupation française qu’est Yamilé sous les Cèdres.
Bazin et Bordeaux romanciers sont portés par un fort courant de cette fin du XIXe siècle, celui dont témoignent surtout Brunetière, Bourget, Barrès, et que d’un mot familier à Brunetière on peut appeler le mouvement d’utilisation du catholicisme. Quelles que soient leurs expériences personnelles, ils font sentir et connaître le catholicisme comme système de conformismes et de cadres extérieurs bien plutôt que comme appel au secret de l’âme. Un contemporain de Bourget, le Vaudois Édouard Rod, a mis au contraire dans ses romans sévères (les deux Michel Teissier de 1893 et 1894, le Ménage du Pasteur Naudié de 1898) l’accent sur la tragédie intérieure et l’inquiétude protestante. La place que le calvinisme tiendrait chez Rod, un jansénisme héréditaire semblerait le tenir chez Édouard Estaunié. Mais nous quittons ici le plan proprement religieux. Estaunié est devenu le romancier d’un mystère, d’un secret, d’une angoisse, d’une tragédie intérieure qui ne concernent plus une religion révélée. Le roman devient par lui un mythe au moyen duquel la vérité cachée de l’homme et des choses est opposée à leur apparence, à ce que nous les croyons être, à ce que nous nous croyons être. L’Ascension de M. Baslèvre (1921) et l’Appel de la Route (1923) sont excellemment nommés : roman de l’ascension d’un être mécanique et froid, d’un haut fonctionnaire, touché par la présence spirituelle d’une femme, roman d’un appel qui convoque obscurément pour une atroce tragédie une famille sérieuse de province. Il semble que l’effort de ces romans consiste à chercher un équivalent laïque à la grâce. Avec cela l’auteur qui nous apporte une telle impression de vie intérieure ne laisse pas l’impression (exception faite de deux romans plus ou moins autobiographiques de jeunesse, l’Empreinte et le Ferment) qu’il écrive des romans personnels.
Le type de la vocation du roman personnel, on le trouvera par exemple chez Huysmans qui n’a jamais pu que romancer ses expériences en les déléguant à des sosies, Folantin ou Durtal. On trouverait chez Jules Renard un exemple aussi typique de cette vocation. Maintenant que nous possédons l’étonnant Journal, nous rattachons les romans de Renard à cette attention perpétuelle et maniaque de l’écrivain à lui-même, aux autres à travers lui-même.
On s’étonne que dans le Journal, Jules Renard ne parle jamais de Jules Vallès. Est-il gêné par l’existence de Vallès, que certainement il n’a pas imité, mais avec qui il partage une nature commune d’écrivain et d’homme. Le cas et le style de Poil de Carotte étaient déjà ceux de l’Enfant. Enfants de gauche, comme Henri Brûlard, et même littérature antisociale, explosif dans les bases, comme dit Flaubert, les racines, comme dit Barrès, les assises de la famille et de la société bourgeoises. Tirer de l’autobiographie vulgaire un Brûlard, un Vingtras et un Poil de Carotte, c’est un tour de force d’expérimentation littéraire comme l’expérience qui convertit en liquide l’air que nous respirons. Et la critique, le service des ponts et chaussées de la littérature, admire qu’ils soient trois, entre lesquels une route suit, dans la géographie du XIXe siècle, une pente si naturelle de terrain.
Renard n’a peut-être écrit qu’un seul vrai roman, un chef-d’œuvre ; l’Écornifleur, histoire d’un observateur à l’œil clair et dur qui vit en parasite, en exploiteur littéraire et en critique social dans une famille bourgeoise ; l’œuf de l’analyse pondu par le génie immanent des lettres françaises, dans une bonne chenille bourgeoise où il se développe et qui le nourrit sans se sentir détruire. Dans Ragotte et Nos Frères farouches, ce sont des paysans, domestiques et voisins de Renard, à Chitry, qui tiennent la place des Vernet de l’Écornifleur et qui sont pareillement utilisés, exploités, analysés, décomposés, déchiquetés en une dentelle incroyablement dure et sûre, transparente et légère, d’attitudes, de mots, d’idées. Ce vieux mot écornifleur n’est guère resté dans notre langue que parce que La Fontaine l’a appliqué précisément au renard, et le malin le savait bien. Les quinze volumes de l’œuvre de Renard resteront l’un des procès-verbaux les plus parfaits d’un des témoins les plus malins dans tous les sens du mot, y compris le Malin, que notre littérature d’analyse ait déchaînés sur les hommes.
Ce cas d’une littérature romanesque qui bourgeonne sur un journal intime, nous l’avons rencontré chez les Goncourt et chez Loti. Il est lié, lui aussi, à notre relief littéraire. En comparant ici Renard aux Goncourt et à Loti, on mesurera ce qui reste chez ceux-ci d’un conformisme de caste qui a disparu dans Renard. Le cas de Barrès se rattache en somme à la même famille monumentale de la littérature. Et à plus forte raison le cas d’André Gide.
Chez Gide comme chez Barrès on trouve un élément littéraire capital qui n’existe pas du tout chez Jules Renard. Ils sont en un sens bien plus littérateurs, bien plus proches d’Anatole France que Jules Renard. En effet, ce qui bourgeonne sur leur exigence de journal intime ou de Cahiers, ce ne sont pas seulement des romans aux trois-quarts autobiographiques, ce sont des mythes.
Les Trois Idéologies de Barrès ont séduit par leurs mythes. Et la Lorraine elle-même est créée par lui comme un mythe. Gide a écrit des mythes purs, plus subtils et plus sèchement allégoriques dans le Voyage d’Urien et dans le Prométhée mal enchaîné. En 1913, il conçoit ses Caves du Vatican comme un mythe, un mythe caricatural, un énorme Daumier à la manière de Bouvard et Pécuchet, où apparaît à nu la dure clairvoyance à la Renard qu’il avait révélée dans le livret de Paludes. Le thème profond des Caves semble celui d’un homme mûr qui court après sa jeunesse, comme on dit — et pas seulement après la mienne, a-t-il ajouté — et qui y court en deux temps, d’abord en déclassant et en caricaturant dans les trois-quarts de sa « sotie » tout ce qu’il voit dans le monde d’automatisme et de vieillissement (sauf lui-même, et c’est une faiblesse : Flaubert se voulait concerné par Bouvard et Pécuchet) ; ensuite en convoquant sur le curieux et suggestif portrait de Lafcadio son idée et ses idées et sa mémoire de la jeunesse, ce qu’il réussit au point que Lafcadio devint l’un des héros où se reconnut et où s’aima plus ou moins la jeunesse d’après-guerre. La réussite des Caves dans la génération qui eut vingt ans en 1914, l’adoption de Lafcadio par la jeunesse d’après-guerre, fut un des succès décisifs de Gide. En même temps, toute son œuvre antérieure arrivait à une brusque lumière et une influence immense se déclenchait.
Gide consacra plusieurs années aux Faux-Monnayeurs, le seul de ses récits qu’il ait consenti à intituler roman. Ce livre singulier et plein étonna, d’un étonnement mêlé de réserves, Gide s’était pris à ce moment d’une passion singulière pour les faits-divers, intérêt qui s’était déjà manifesté dans ses Souvenirs de la Cour d’Assises ; il construisit son roman autour de deux faits-divers, qui avaient occupé la chronique vers 1910, une bande de jeunes dévoyés du Quartier Latin qui avait émis de fausses pièces, et un suicide d’élève au Lycée de Clermont, connu d’après des articles de journaux, et même une interpellation de Barrès à la Chambre, qui le racontaient assez inexactement. Et ce ne fut pas une construction réussie. Mais à cette construction centrale s’accolèrent des récits, des figures, des portraits, des événements tirés plus librement d’une réalité et d’une autobiographie transposées, des dialogues, des morceaux de journal, ce qui donna un ensemble singulièrement intelligent, mais presque exclusivement intelligent, ce qui n’est évidemment pas la qualité la plus nécessaire d’un roman. Il ne faudrait pas les séparer des Thibault de Roger Martin du Gard, qui furent écrits presque en liaison avec les Faux-Monnayeurs, et qui présentent les qualités et les défauts absolument opposés, ce qui fait un couple contemporain, contrasté et amical des plus curieux dans le paysage du roman.
Les Faux-Monnayeurs trouvèrent d’ailleurs auprès d’une jeunesse « inquiète » (ce fut de 1920 à 1930 une épithète rituelle, homérique) un accès extraordinaire. Ils ont contribué, d’une manière que nous ne jugerons pas ici, à en fixer pour un temps ce que Barrès appelait la sensibilité. Le roman de Gide ne fait que très modérément sa partie dans une histoire du roman français. Mais il la fait très puissamment, comme celui de Barrès de 1890 à 1902, dans une histoire des influences. Les Faux-Monnayeurs ont agi en fonction d’idées, comme des mythes : la vocation de faiseur de mythes que Gide avait essayée au temps du Voyage d’Urien était bien celle vers laquelle le poussait sa nature, et par laquelle après de singuliers et vivants détours, il a trouvé le meilleur de son influence actuelle.
Le Voyage du Centurion d’Ernest Psichari, autobiographie d’un jeune officier catholique, histoire d’une conversion et d’une campagne en Afrique, reste un livre témoin du mouvement littéraire catholique qui a suivi la séparation de l’Église et de l’État. Le Jean Perbal de Louis Bertrand, dont le dernier volume a paru sous le titre discutable de la Nouvelle Éducation sentimentale et qui aura sans doute une suite abondante pourrait bien rester comme un des témoins les plus instructifs et les plus intéressants de la vie d’un intellectuel, d’un normalien, d’un écrivain, durant cette génération. Cette autobiographie romancée qui a eu peu de succès reste très supérieure aux autres romans de Bertrand, même à Mademoiselle de Jessincourt.
Le roman artiste se marie d’ailleurs fort bien à l’autobiographie ; cet habit peut sembler, sur le corps de l’auteur, aussi transparent qu’un autre. Anatole France en devient et en reste pendant toute cette période le chef et le patron, et quand Barrès se préoccupe de France, ce sont bien deux natures du roman qui s’opposent comme deux natures de la politique. On verrait une antithèse analogue, dès les bancs de l’École Alsacienne, entre André Gide et son camarade de classe — le premier de la classe — Pierre Louys.
Il y a en effet un roman artiste, qui est une manière de roman du premier de la classe. Aphrodite en fournirait presque le type. Dans une littérature où il y a Salammbô et Thaïs, soit Corneille et Racine, Aphrodite fait figure de tragédie de Voltaire. Il est curieux qu’il ait subsisté, pour un certain public, comme une manière de roman nudiste sous des bijoux, qui se passerait dans un Marseille d’autrefois ; le meilleur roman de Pierre Louys, serait plutôt la Femme et le Pantin, d’une belle narration sèche, et pas plus truqué en somme que tous les romans français à l’Ollé ! Ollé ! qui se disent espagnols, et que nous n’avons pas qualité pour démentir.
Louys fut avec Régnier et Maindron un des trois gendres de Hérédia, et la noble maison du conquistador bibliothécaire peut passer, dans cette génération, pour la maison même du roman artiste. La Double Maîtresse et le Passé Vivant peuvent valoir pour des chefs-d’œuvre du genre ; et de ce genre le second de ces romans fournirait peut-être la clef psychologique — psychologie du don de vivre en sympathie avec le passé. Les romans de Régnier sont d’ailleurs fort inégaux. On trouvera moins de style et plus de vie dans ceux de sa femme, Marie de Hérédia, qui a pris ou repris son nom de Gérard d’Houville à un de ses ancêtres normands : son Séducteur est la plus vive et la plus colorée évocation de Cuba, et Tant pis pour toi a été trop vite oublié. Les romans historiques de Maurice Maindron, et particulièrement ceux qui se passent au XVIe siècle, Saint Cendre, et Blancador l’Avantageux mènent le lecteur dans une véritable boutique d’antiquaire érudit.
Les romans rares d’Élémir Bourges sont sortis d’un atelier aussi laborieux, mais plus moderne. Le Crépuscule des Dieux transporte curieusement un thème des Rois en Exil sur le plan tragique où se croisent des influences livresques et musicales, celles des dramaturges anglais du XVIe siècle et celle de Wagner. Ce grand tableau de musée, de même que son pendant, les Oiseaux s’envolent et les Fleurs tombent, a depuis poussé au noir. Mais ce n’est pas cette expression-là qu’on emploierait pour indiquer que René Boylesve n’a pas conservé toute la faveur qui l’accueillit de son vivant. On fera bon marché de ses romans libertins comme la Leçon d’Amour dans un Parc, et le titre seul du Parfum des Iles Borromées peut enlever à des délicats le goût de l’ouvrir. Mais Boylesve, comme un fruit des longs automnes de sa Touraine, a mûri jusqu’au bout. Les romans de ses dernières années seraient presque ses meilleurs, et sa Madeleine est une des femmes les plus délicatement étudiées du roman de ce temps. L’Enfant à la Balustrade mérite de rester comme un des récits les plus purement filés de la vie provinciale.
La greffe de la riche province sur la bourgeoisie aisée et sur les agréments mondains du XVIe arrondissement est sensible dans le style et l’art d’un Boylesve. Le roman ou le conte artiste de son contemporain Marcel Schwob formerait avec lui un de ces contrastes qui sont la vie même de Paris. L’érudition de Schwob ressemble bien moins à la riche Armada des Hérédiens qu’au magasin de l’antiquaire dans la Peau de Chagrin. Les routes de mer et les routes de terre y ont apporté les pièces rares mises en œuvre dans le Roi au Masque d’Or et les Vies Imaginaires ; c’est d’un style pur et beau, mais ces contes se sont refroidis, presque autant que toute cette joaillerie allégorique que le symbolisme trouve dans l’héritage du Parnasse, et qu’il liquide à perte : le Miroir des Légendes de Bernard Lazare, le Conte de l’Or et du Silence de Gustave Kahn. Trois antiquaires juifs de la rive gauche.
Nous avons dit qu’il y avait une exception. Serait-ce Henri Duvernois, le Duvernois de Faubourg Montmartre, et d’Edgar ? Pas tout à fait : d’abord Duvernois est surtout un conteur, un conteur de la chronique parisienne, mais celle des irréguliers à la manière du Capus d’Années d’Aventure. Ensuite, lui aussi a été porté sur la pente dramatique. L’exception, c’est Proust. Avec Proust, pour la première fois Paris a eu son romancier intégral, son Balzac à lui. Mais bien que Proust appartienne en réalité à cette génération, sa présence et son action sont tellement liées à la génération suivante qu’on se sent en conscience obligé de l’enrôler dans ceux de 1914.
Il y a d’ailleurs Paris et Paris. Sur la rive gauche commence ou finit la province. On ne confondra pas le roman parisien de rive gauche avec le roman parisien de rive droite. Jean de Tinan, le romancier de Penses-tu réussir et d’Aimienne, ces reportages autobiographiques délicieux, mourut très jeune ; il était parti pour créer le style d’une bohème lettrée, qui se galvauda et tomba en Willy ; mais l’École Normale de la rue d’Ulm fournit son climat aux principaux crus de cette rive. Depuis la génération de 1830, celle d’About et de Sarcey les romanciers ne lui ont jamais manqué, même et surtout quand ils emportaient sur la rive droite, comme Hermant et Lemaître, la tradition de la maison. Or au début du XXe siècle, ce milieu produit son roman propre, authentique et autochtone : c’est le Jean-Christophe, de Romain Rolland.
Jean-Christophe a inauguré ces romans-cycles du XXe siècle, qui tous ont pour objet d’embrasser en une somme l’expérience d’une vie. À la différence de la plupart des autres, Jean-Christophe n’est pas centré sur une autobiographie, mais sur une biographie, ou plutôt sur des morceaux de biographies de musiciens allemands, que Rolland a réunis par une adroite et heureuse soudure autogène. Le musicien Christophe vit, il est ému et il émeut, et ce héros franco-allemand d’avant 1914 eut la chance méritée de susciter dans toute l’Europe d’immenses sympathies. Par ce détour du musicien allemand, Rolland a fait mieux qu’enregistrer ses expériences individuelles. Il a stylisé l’expérience d’un intellectuel — dans le sens spécial que l’affaire Dreyfus avait donné à ce mot : un normalien très cultivé, idéaliste à la manière de Jaurès, un croyant de la civilisation avec ce sentiment du trésor commun de l’humanité, naturel à un humaniste normalien, et qui incarne la belle vocation de la rue d’Ulm : écrire sur les grands hommes. Jean-Christophe fait une sorte de suite à cette Vie des Grands Hommes (Tolstoï, Beethoven, Michel-Ange) entreprise par Rolland chez Péguy, et son musicien allemand est pris dans cet ordre de la grandeur, repensé du dehors. L’Allemagne de Rolland est une par l’intelligence : une Allemagne de boursier d’études. Et la France aussi. Même les épisodes passionnés (il y a de très belles pages dans le Buisson ardent) sont pris dans un bain d’intelligence. Aucun des dix volumes de Jean-Christophe ne rend mieux ce ton de rive gauche que celui qui s’appelle la Foire sur la Place : tableau de l’intrigue parisienne vue de la Montagne Sainte-Geneviève, décrite, jugée et réprouvée du haut d’une chaire, et tableau qui devient très intéressant dès qu’on y voit le signe de la mésentente nécessaire des deux rives : il serait tellement dommage qu’il n’y eût qu’un Paris !
On est devenu assez injuste en France pour Jean-Christophe, aujourd’hui délaissé, en partie parce que l’œuvre littéraire considérable qui a suivi (Colas Breugnon, l’Âme enchantée) a déçu — en partie parce que la signification du nom de Rolland comme « intellectuel » a rejeté dans l’ombre sa signification de romancier, — en partie enfin parce que d’autres romans-cycles l’ont obscurci. Mais enfin il a été le premier, et, qualités, défauts et rive gauche, on retrouvera quelque chose de Jean-Christophe dans l’autre cycle qui a pris sa source rue d’Ulm, le fleuve en cours des Hommes de Bonne Volonté.
C’est à cette rue de la rive gauche qu’il faut rattacher, au moins par l’un d’entre eux, Jérôme, l’œuvre des Tharaud.. À l’opposé du flux oratoire de Rolland, les Tharaud sont des techniciens lucides qui ne laissent rien au hasard, qui manquent d’invention mais organisent admirablement la matière que les inventeurs (ils courent les rues) leur apportent, et pourraient s’appeler les maîtres du produit fini. Et voilà bien un acquis normalien. Leur trilogie juive carpathique, l’Ombre de la Croix, Un Royaume de Dieu, la Rose de Sâron, est un chef-d’œuvre d’évocation, de narration et de rendu.
Le roman régional s’est accru naturellement, après 1885, du roman colonial. Ici encore, il y aurait lieu à une carte ou plutôt à un planisphère littéraire où ne seraient point seuls Robert Randau pour l’Afrique du Nord, Marius-Ary Leblond pour l’Océan Indien, Jean Ajalbert pour l’Indo-Chine et, pour tout ce qui dépend du ministère des Colonies, Pierre Mille, père de Barnavaux.
LA CRITIQUE
La génération de 1850, avec sa forte volée de normaliens, aurait dû être une grande génération critique, et le chef de file de ces normaliens, Taine, avait été désigné par Sainte-Beuve comme son successeur. Il y eut des déceptions.
des normaliens.
En même temps que Sainte-Beuve dans le Moniteur puis dans le Temps, que Scherer dans le Temps, que Montégut dans la Revue des Deux Mondes, les lecteurs des années soixante avaient à leur disposition hebdomadaire la critique de Cuvillier-Fleury dans les Débats, d’Armand de Pontmartin dans la Gazette de France, de Barbey d’Aurévilly dans le Pays. Il n’y a rien à dire, non plus qu’à lire, de Cuvillier. Pontmartin était un gentilhomme comtadin, légitimiste en critique littéraire comme ailleurs, qui ne manquait pas de verve, encore moins de prétentions, et qui a réuni ses articles dans plus de volumes de Samedis que Sainte-Beuve n’en a donné de Lundis. On prendra peu au sérieux cette critique de relations et de parti, mais on y trouvera des pages amusantes, pas trop indignes d’un compatriote de Roumanille et il reste au moins de lui un assez succulent tableau des gens et des mœurs de lettres à Paris, vus par un provincial clairvoyant, qui s’appelle les Jeudis de Madame Charbonneau. Verve… pas prendre au sérieux… amusant… ces indications doivent être reportées à la troisième puissance sur Barbey d’Aurévilly, dont les recueils d’articles abondants, sous le titre Les Œuvres et les Hommes charrient dans un torrent de vie et d’images les magnifiques aperçus, les partis pris, les absurdités. D’un Scherer à un Barbey, l’amateur de critique pouvait évidemment passer par tous les climats, et toutes les flores. Mais enfin tout cela, en 1869, ne pouvait que faire sentir et voir plus vide la place que laissait Sainte-Beuve.
En fait elle n’a jamais été, depuis, bien remplie, et l’héritage critique de Sainte-Beuve ressemble à l’héritage poétique de Victor Hugo, à l’héritage romanesque de Balzac. Cependant parmi les jeunes gens qui allaient débuter après 1870 et prendre rang dans le mouvement de 1885, on trouve une monnaie de Sainte-Beuve qui est fort honorable, un groupe solide de critiques éminents, à la mort desquels se sont posés des questions de succession aussi difficiles qu’à la mort de Sainte-Beuve.
En maintenant la distance convenable, Brunetière pourrait avoir été le vrai successeur de Sainte-Beuve, avec la souple et vivante carrière de qui sa ligne droite nous offre d’ailleurs un contraste parfait. Au contraire de la plupart des autres critiques, il n’a jamais voulu être que critique — joignant d’ailleurs à la critique des livres, celles des idées, des mœurs et des lois. Il s’est fait de la critique une idée paradoxalement haute : impérialiste. Sainte-Beuve avait donné aux trois professeurs de 1830 le nom de régents. Brunetière est entré d’une manière fanatique dans cette vocation de régent. Il y a porté une volonté et un courage inflexibles. Il n’a jamais eu qu’une tribune, la Revue des Deux Mondes où il avait su entrer par la très petite porte, et laissait croire à Buloz qu’il serait un autre Planche : il savait combien il importe à l’autorité d’une critique d’être domiciliée en son hôtel. Comme les Régents, il a été un très grand professeur, ayant réussi à l’École Normale bien mieux que Sainte-Beuve. Comme les Régents il a gouverné plus ou moins l’Académie Française. Comme les Régents il a aspiré à un rôle de politique, même de doctrinaire, qui s’est terminé sur un échec, sur l’éternelle mésentente en France de la « Doctrine » et du pays. Et plus que les Régents, autant que Taine, il a apporté des idées et des forces nouvelles en critique.
D’abord il est le seul critique, après Sainte-Beuve, dont on ait l’impression qu’il connaisse la littérature française par le dedans, ainsi qu’un pays, et comme un bourgeois sa ville, ou, mieux, comme un instituteur secrétaire de mairie sa commune. Il y a ses amis et ses ennemis. Il dit : « Ce coquin de Fénelon ! » et il cherche dans le dossier de Baudelaire si rien ne permettrait de le déclarer interdit de séjour. Mais plus encore que des ennemis il a des idées, et plus encore que des idées, il a une idée. Et même il n’a eu qu’une idée, ce qui est admirable chez un critique. Et encore une vieille idée, celle de Voltaire et de Nisard, soit la primauté du XVIIe siècle, le XVIIe siècle défendu contre le XVIIIe siècle, contre le romantisme, contre ce qui, dans le XVIIe siècle, faisait prévoir la menace du XVIIIe siècle et du romantisme, — le XVIIe siècle retenu et considéré surtout dans ses deux états purs, Boileau et Bossuet, c’est-à-dire le classique et l’oratoire, norme et santé. Par rapport à ces normes sont diagnostiquées les maladies éternelles de la littérature française, le burlesque, le précieux, le romanesque, auxquelles se sont ajoutées, depuis, le romantique et le naturalisme. Il y a dans Brunetière du médecin de Molière. Au grand siècle il s’est peut-être appelé Gui Patin.
De cette idée, la primauté du XVIIe siècle, il était naturel qu’il tirât les idées des raisons de cette primauté, celles-ci : le XVIIe siècle croyait aux genres, pratiquait les genres distincts, tranchés, rationnellement définis ; le XVIIe siècle était chrétien et français.
Brunetière est devenu dès lors le critique des genres. Il a eu une idée puissante et originale des genres, il y a cru comme à des idées platoniciennes de la littérature, mais en critique, c’est-à-dire qu’il ne pensait pas que les intérêts de la littérature fussent liés à leur fixité, il croyait au contraire que l’intérêt de la critique consistait à les voir et à les suivre dans leur évolution. Débarrassée d’un appareil un peu artificiel et des métaphores darwiniennes, l’hypothèse de l’évolution des genres, qu’il développe dans le livre de ce nom, et qu’il appliqua à la critique et à la tragédie, a beaucoup moins échoué qu’on ne l’a dit ; elle reste une hypothèse d’usage et de travail.
Le XVIIe siècle chrétien, la littérature classique établie sur des valeurs catholiques, ce point de vue littéraire a fini par devenir chez Brunetière un point de vue dogmatique. Ce critique littéraire a donné le premier exemple d’une conversion littéraire : converti de Bossuet, comme il y a des convertis de Bloy ou de Claudel. Par lui surtout, le XVIIe siècle, dans les toutes dernières années du XIXe siècle, au moment de l’affaire Dreyfus, a été incorporé comme noyau à une sorte de bloc d’idées de droite, et muni d’un aiguillon militant.
Le XVIIe siècle français c’est la littérature française d’avant les grandes influences étrangères, celles du Nord. Et dans celles que la littérature subit alors, l’italienne et l’espagnole, Brunetière ne voit guère que l’ennemi. Au contraire de Sainte-Beuve, Brunetière fréquentait peu les classiques de l’antiquité. Au contraire de Taine, il n’avait que peu de contact avec les littératures étrangères. Il a donné à la critique un caractère spécifiquement, bourgeoisement français, français avec défiance, dans un esprit agressivement réactionnaire. C’est un type — un personnage du Landerneau littéraire à la manière substantielle dont on est dans Balzac un personnage d’Angoulême, d’Issoudun, ou du Cabinet des Antiques. Il ne faudrait pas cependant que ces récurrences du XVIIe siècle chez Brunetière nous fassent oublier qu’il a été longtemps le critique littéraire courant de la Revue des Deux Mondes. Il a dû par conséquent faire œuvre de critique actuel, dire son mot sur la littérature de son temps. Et la critique contemporaine forme bien le tiers de son œuvre. Il est ici très inférieur à Sainte-Beuve lui-même (je ne parle pas de Taine qui n’a jamais osé s’exprimer sur ses contemporains). Il avait plus de raison que de goût, manquait absolument, en esthétique du moins, de sensualité, et bien que la conscience et l’intelligence aient fait de lui un excellent directeur de revue, il semble avoir été fort dépaysé par la littérature qui n’est pas faite, mais se fait. Son Roman naturaliste est extrêmement court : on y verra surtout la défense du « roman de la Revue » par le « nouveau Planche ». Sa campagne frénétique contre Baudelaire n’a desservi que Brunetière. Et ses conseils aux créateurs n’ont produit que la « tragédie en prose » dont il avait passé la consigne à Paul Hervieu. Le caractère reactionnaire et sans vues de sa critique contemporaine n’a pas finalement arrangé ses affaires auprès du grand public, encore moins auprès des auteurs.
Il est évidemment moins lu aujourd’hui que Sainte-Beuve. Pour le lire, comme on le doit, avec intérêt et profit, il faut aimer son style, si singulier, si personnel sous ses apparences de pastiche du XVIIe siècle, un style non seulement oratoire, mais parlé, gesticulé, où se gardent toutes vives les passions, les manies de l’auteur, un style dynamique, qui, d’un index lancé en vrille, va toujours à l’assaut de quelque chose ou de quelqu’un, et sur la robe antique duquel on peut lire Argumentabor.
En principe les Contemporains relèveraient de l’exemple des Essais de psychologie contemporaine de Bourget. Lemaître est un de ces normaliens émancipés, promis de bonne heure à la littérature, dont la solide culture forme un acquis, un passé, qu’ils respectent, mais qui ne les intéresse plus bien profondément, et par dessus lequel ils sont impatients de sauter pour entrer dans le contemporain. De cette littérature contemporaine, Lemaître sait comprendre, sentir, juger au moins les chefs de file et les arrivés. Il les caractérise avec pondération, finesse, esprit, sans y porter d’ailleurs le long rayon, le rayon jaune, de Sainte-Beuve. Son étiage c’est Sully-Prudhomme et Paul Bourget : rien donc de révolutionnaire, et il n’a jamais découvert personne, ou ses découvertes ont été malheureuses. Mais, même quand il s’agit d’écrivains qu’il ne goûte pas, comme Zola, ses exposés sont intelligents, lumineux, spirituels, et les mots de fin et d’exquis viennent naturellement aux lèvres du lecteur. Tels éreintements de Richepin et d’Ohnet restent des chefs-d’œuvre du pamphlet littéraire, à mettre à côté du Pontmartin de Sainte-Beuve. Son Renan, qui lorsqu’il parut dans la Revue Bleue le rendit célèbre en une journée, montre bien ses limites, et que Renan ou Taine c’était trop fort pour lui. Mais l’essentiel, pour triompher, était de faire « dépasser » Renan par le lecteur et surtout par la lectrice : un Renan pour les dames chez qui Renan dînait.
Des quatre livres que Lemaître eut à écrire, comme conférencier, à partir de 1907, pour les lire devant un public mondain, trois, le Rousseau, le Chateaubriand, surtout le Fénelon, restent circonscrits dans ce genre de limite. Mais le Racine est presque resté un des classiques de la critique française. Il a installé Racine comme Sainte-Beuve avait installé Port-Royal. Il a réussi un composé où collaborent le génie des lettres françaises et le XVIIe siècle, le sens des hommes et des femmes, et celui du théâtre, qui manquait à Saint-Beuve.
de la critique universitaire.
Rémy de Gourmont en fut pendant vingt ans la personnalité la plus considérable. À vrai dire, ce bibliothécaire libertin appartient à la descendance de Bayle plutôt que de Beyle, et la formule du Dictionnaire historique et critique est assurément celle qui eût le mieux convenu à son érudition, à sa fantaisie, à ses chemins tortueux, à ses débouchés imprévus. Comme Bayle, on le voit en liaison avec une époque. Le génie immanent de notre géographie littéraire donne exactement à Gourmont le climat de 1889, l’a bâti logiquement au confluent du naturalisme et du symbolisme, avec l’À Rebours d’Huysmans pour lieu de culte, le Flaubert de Saint Antoine et de Bouvard pour ancêtre. Il a un sens très vif de la bêtise, flaire la stupidité, qui l’attire, et il jette sur le convenu, l’officiel, le succès, des rayons de cruelle lumière. Mais précisément le critique en lui intéresse surtout comme destructeur et négatif. À ce fils spirituel du XVIIIe siècle sont remarquablement étrangères la verve et la sympathie créatrices d’un Diderot. Les deux Livres de Masques, galerie de portraits du tout-venant symboliste, d’un symbolisme où Philothée 0’Neddy prendrait rang sur le même panneau que Victor Hugo et Sainte-Beuve, témoignent de son échec dans la critique des contemporains, qui tourne ici à la critique de clan. Dans le passé non plus il n’a classé ni déclassé personne. Sa littérature de roman et de théâtre ne compte pas, et de Sixtine, roman de la vie cérébrale, on peut dire qu’il était qualifié pour écrire ce roman, mais non qu’il l’ait réellement écrit. Il y a un autre côté mort dans ses livres, une érotique sèche, alambiquée, réfrigérée, celle du diable au sabbat. Avec cela, la quinzaine de volumes où sont recueillis ses critiques, ses essais, ses réflexions sur les livres, les hommes, l’époque, ont, comme rayon de bibliothèque, admirablement tenu, tenu selon la manière des Lundis. Ils les doivent à la présence presque constante de l’intelligence, à un don de l’analyse et, pour employer son mot, de la dissociation des idées, à un contrôle dur et méprisant des idées reçues, à un sens subtil des dessous, dessous de la langue, de la pensée, de la littérature, des sentiments et des mœurs. Anatole France et lui avaient fini par sympathiser, et leur littérature à tous deux est en effet une littérature de point final, une nourriture d’extraits, une expérience sur des confins. Seulement France participe peu aujourd’hui à notre dialogue, alors que Gourmont en serait encore ; France n’aurait rien à nous dire, tandis que le coin des dissociations gourmontiennes nous reste cher, pour n’avoir pas été remplacé.
Il y eut en particulier, avant la guerre, un dialogue Gourmont-Gide, qui tourna à l’aigre, et qui contenait en puissance une curieuse guerre religieuse entre un huysmansien et un protestant. Gourmont et Gide, contemporains, appartiennent également à la formation symboliste, anti-scolaire, et leur esprit critique à tous deux relève également d’un essayisme libertaire. Les romans de Gide, comme les romans de France, sont des mythes, qui bourgeonnent sur une intelligence, et aussi, comme ceux de Loti des épisodes personnels qui bourgeonnent sur les inquiétudes d’un journal intime. On pourrait les appeler également des expériences, — des expériences, c’est-à-dire, au sens de Montaigne, des essais. Les cinq ou six volumes de critique littéraire de Gide, sont pris dans un bloc multiforme et nuancé d’essais. Nul aujourd’hui ne représente mieux que lui ce qu’on pourrait appeler depuis Montaigne le complexe français de l’essai.
C’est précisément ce climat de l’essai qui a modifié les positions de la critique, l’offre et la demande auxquelles elle répond, et qui sont le plus éloignées qu’il est possible, paradoxalement et instructivement éloignées, de celles de Brunetière, et pareillement éloignées aussi de ce que France et Lemaître appelaient, contre Brunetière, leur critique impressionniste. Il ne s’agit plus d’une critique objective, qui détermine des valeurs en soi et des « importances », mesure ces importances par des critères (influence, nécessité, bienfaisance, fonction sociale, place dans l’évolution d’un genre). Il ne s’agit pas non plus de cette critique impressionniste à la Lemaître et à la France, qui dit agréablement ce qui plaît ou déplaît au critique, sans plus de raison impersonnelle qu’il n’y en a dans le J’adore et le Je déteste des femmes. Il ne s’agit pas davantage de la croyance au bon goût, de la recherche de ce bon goût, telles que les pratiquait la critique traditionnelle. Il s’agit de ce que nous nous hasardons à appeler la critique de nourritures.
Il ne s’agit plus ici d’André Gide, qui n’a représenté avant la guerre qu’une critique de goût et de nourriture solitaires : d’où peut-être jusqu’en 1914, sa situation mineure, en marge, son public et son influence limités. Le premier plan non dans la critique purement littéraire, mais dans cette critique générale par laquelle le détail de la critique littéraire est renouvelé et commandé, appartient d’un côté à Barrès, à Maurras, d’un autre côté à Péguy, et à leurs groupes.
Barrès tient ici une place de grand chef, distant, à la manière de Chateaubriand. Comme il n’a guère apporté à la critique littéraire que quelques intuitions, il n’y a pas lieu d’en tenir grand compte. Tout autre fut le rôle de Maurras. Il fut pendant dix ans critique littéraire de métier, recenseur de livres et d’idées. L’affaire Dreyfus le tourna de plus en plus du côté de la politique, le mouvement nationaliste de 1900 à 1908 lui donna une influence, une école, et la fondation de l’Action Française, quotidienne en 1908, une tribune. Le mouvement d’Action Française eut pour chefs des littérateurs ; Maurras, Daudet, Bainville. Dans l’ordre du temps, il est commandé (et recommandé à l’attention des lettres) par une Littérature d’abord ! Maurras a même été, en matière de critique littéraire, le seul écrivain de son temps qui ait vraiment fonctionné comme chef d’école ; la thèse de Pierre Lasserre en Sorbonne sur le Romantisme français, la Revue Critique des Idées et des Livres, le mouvement néoclassique, les Jugements de Massis, en ont témoigné. Mais cette critique est toujours restée en liaison étroite avec un traditionalisme, avec la notion, le sentiment vif et militant d’un héritage français à connaître, à délimiter, à maintenir, à défendre, notion qui a joué au début du XXe siècle un rôle analogue à celui de l’esprit français dans la critique et dans l’influence de Nisàrd, mais cette fois avec une dimension politique, le souci de nourrir une doctrine, d’établir des disciplines, d’employer l’intelligence, de contribuer à une restauration.
Du point de vue de la seule critique littéraire, on ne saurait comparer en importance l’influence de Péguy à celle de Maurras. Il n’y a même en somme pas un des Cahiers de la Quinzaine en qui l’on puisse reconnaître une œuvre de critique littéraire pure. Et cependant, Péguy et l’équipe des Cahiers, née, comme l’Action Française, de l’atmosphère de l’affaire Dreyfus, ont apporté dans l’atmosphère de la critique des éléments importants.
D’abord par ce que l’on pourrait appeler l’entrée de Péguy. Nous nous apercevons à distance qu’il y a eu une entrée de Péguy un peu à la manière dont il y a eu une entrée de Rousseau. Il a été le premier normalien (sinon le seul) qui soit sorti de la rue d’Ulm en gardant une nature populaire intacte, une peau de sanglier imperméable à l’esprit de la maison, un sens terrien hostile à un humanisme traditionnel, un œil rebelle à la lumière d’atelier. On a comparé l’échoppe des Cahiers à un brûlot amarré aux flancs du vaisseau de haut bord de la Sorbonne. Le « péguysme » a contribué autant que l’école d’Action Française à forger l’épouvantail du lansonisme et à déclencher une offensive contre les maîtres officiels.
En second lieu par l’équipe, d’ailleurs divergente (en rosace, eût dit Proust) des Cahiers. C’est là qu’ont été posées certaines questions dont on a vécu, qu’a été engagé un dialogue qui importe à la critique, que se sont battues des natures et des familles d’esprits — Péguy, Halévy, Sorel, Benda, — que, venus de plus profond encore, de vieux antagonismes français ont été ramenés au jour, comme celui des cornéliens et des raciniens, des rousséliens et des voltairiens, qu’un problème de Michelet, un problème de Hugo, ont pu être posés en termes neufs, dans le sens et dans la mesure où ils intéressent non pas une idée du beau ni même du vrai, mais une idée de la France. Avec Péguy, la critique de nourritures communie avec les substances nourricières physiques produites par le cultivateur de la terre de France, avec le blé de Beauce et le vin de l’Orléanais. « Rien de noble, a dit le bourgeois et l’héritier Barrès dans Un homme libre, ne fut pensé en dehors d’un fauteuil. » Il n’y a pas de fauteuil dans une maison de paysan, et il n’y en avait pas aux Cahiers. Péguy ne se supportait assis que sur une chaise. Le péguysme donne droit de cité à une critique de la chaise, distincte et même ennemie de la critique de la chaire, professorale, et de la critique du fauteuil, académique. Si la critique professorale et académique, Brunetière, Lemaître, Faguet et la suite, est florissante jusqu’à Péguy, et en décadence après Péguy, il semble que Péguy y soit tout de même pour quelque chose. Surtout il est pour quelque chose dans les produits, d’ailleurs assez complexes et troubles, qui les ont remplacées.
La critique de nourritures implique une critique de parti, une prise de parti, des choix de partisan, la volonté d’une foi, un « quelque chose » d’abord, qui n’est pas la littérature. Elle a pris vers 1910 avec l’école d’Action Française, un parti politique bien éclairé, et la réaction de gauche n’a pas équilibré cette action de droite. Et aussi et surtout elle a pris un parti, des partis religieux.
Cela dit, et quelles que soient les nécessités inférieures du journal, la critique des journalistes professionnels, des publicistes, a pris après la guerre une importance qu’elle n’avait pas toujours eue. La retraite de la critique universitaire vers l’histoire littéraire a tourné automatiquement au bénéfice du journalisme de profession. La place que Paul Souday prend donc dans la critique littéraire, tient dès lors à des raisons, à des fonctions, analogues à celles qui ont favorisé son adversaire Bremond. Une lecture abondante, une érudition très suffisamment tenue au courant, un vieil humanisme d’élève des prêtres, et surtout un talent remarquable de journaliste et de polémiste, ont fait de Souday pendant dix ans la figure la plus voyante et même la plus populaire de la critique. Il a donné sa forme, son champ de bataille, son retentissement à l’opposition entre droite et gauche, en littérature et particulièrement en critique. Il a eu la chance d’écrire et de briller juste au moment où il était paradoxal dans les lettres de se comporter en anticlérical, en républicain indéfectiblement laïque. Ses partialités apportaient un contre-poids intéressant au déversement de la République des Lettres vers la droite et vers le catholicisme.
Souday ne représentait pas une critique de durée (ses meilleurs articles n’ont pu tenir le volume), mais par excellence une critique militante. Il entretenait dans la critique un esprit et un ton militants, qui pour diverses raisons sont un peu tombés après lui, et dont Fernand Vandérem qui les représentait avec lui et volontiers contre lui, garde encore la tradition. C’est en grande partie Souday et Vandérem qui permettraient d’écrire une histoire militaire des campagnes critiques depuis la guerre, campagnes de droite et de gauche, campagne de la poésie pure, campagne des manuels, campagne autour de Valéry. Souday avait trouvé pour son confrère le diagnostic de « grabugiste professionnel », dont lui-même pouvait prendre sa part. Le grabuge manque aujourd’hui dans la critique de journal : désintérêt ?
Ou crise d’autonomie dans la République des Lettres ? Les disputes proprement littéraires, les disputes où l’accent était mis sur la littérature sont de plus en plus absorbées par les disputes politiques et sociales, et mangées par elles. Dès qu’elle quitte sa recension des livres nouveaux, la critique journalière ne trouve plus à sa porte la banlieue verte, les promenades d’idées, les jardins d’Académus, les terrains de sport pour les équipes littéraires, mais la banlieue industrielle, la lutte finale, l’atmosphère ligueuse. Il y a eu après la guerre ce qu’on a appelé la crise du concept de littérature. Mais cette crise était encore une crise littéraire. Comme en 1830, en 1850, en 1885, subsistait le vieux concept des révolutions littéraires en isme. Il n’y a plus aujourd’hui de révolutionnaires littéraires, il n’y a que des littérateurs révolutionnaires, les uns pour qui la révolution est à droite, les autres pour qui la révolution est à gauche. L’entrée massive du concept de révolution matérielle, politique, sociale, dans la conscience européenne, a déclassé comme un luxe dans la République française des Lettres, le concept de révolution littéraire. La critique littéraire pure manque dès lors de matière actuelle, de grands problèmes et de grands débats.
BARRÈS
Sous l’Œil des Barbares, livre des vingt ans non seulement de Barrès, mais de la génération qui est sa contemporaine, est l’hyperbole de cette vie solitaire, d’où naît l’orgueil paradoxal d’une adolescence froissée qui se redresse en défi. Dans cette première partie de la trilogie du Culte du Moi, où culte n’est pas un vain mot, s’expose et s’exprime un moi ouvert à des cultes et créateur de cultes. Dès Un Homme libre et surtout avec le Jardin de Bérénice, ce culte prend forme : culte des valeurs héritées, et, plus précisément, de l’héritage, affecté d’un exposant littéraire et mystique, et qui dégage un rayonnement indéfini.
Car, avec sa poussée de plante et ce matérialisme élémentaire sans lequel il n’y a pas d’artifex, Barrès ne consent pas à concevoir cette collectivité, à laquelle il entend se donner, et dont il entend jouir, comme une abstraction de légiste, d’orateur, de sociologue, d’écrivain. Il faut à ce moral un physique, un corps : non seulement Bérénice, mais un homme populaire, un César, qui dans un pays monarchique incarnera la nation. De là le boulangisme de Barrès, la ténacité de son césarisme latent. De là, mieux encore, et avec plus de patience et d’originalité, sa création de la Lorraine.
Quels thèmes ? Le thème de l’opposition ou du dialogue entre la province et Paris — le thème du conflit, dans la cité, des héritiers et des hommes nouveaux, conflit exprimé par les deux groupes en lesquels se partagent les sept Lorrains déracinés qui « viennent à Paris » : les aisés, qui ont des vertus héritées, et les pauvres, qui, obligés de faire eux-mêmes leur vie, la font mal, tombent dans l’assassinat, ou dans les vilains métiers, — le thème de l’État, Varennes détournant un Lorrain du roi, le Panama le dégoûtant de la République, l’éducation universitaire le contraignant à regarder vers Paris, à se déraciner, pour servir un État de légistes, et le Roman de l’Énergie Nationale finissant par une carence, une angoisse, de vains appels. Ajoutons-y des thèmes de style, le tableau de la classe de philosophie du lycée de Nancy dans les Déracinés, la Vallée de la Moselle, dans l’Appel et surtout, dans Leurs Figures, les tableaux immortels des assemblées politiques au temps de Panama. C’est l’œuvre centrale de Barrès, écrite d’enthousiasme à trente ans. Avec intelligence et souplesse, ensuite, il développe, il annexe, il aménage une admirable carrière littéraire. Il sait populariser ses idées sans trop les vulgariser (si ce n’est peut-être dans une fabrication comme celle de Colette Baudoche). Les Amitiés Françaises n’ont vieilli ni plus ni moins que les Amitiés Chrétiennes de Chateaubriand, car elles prennent place sur le même rayon avec assez de sincérité et de suc pour ne point être vues comme une imitation.
Leurs Figures furent d’abord le titre d’articles de journaux sur le Panama, que l’on compara à du Saint-Simon, en partie parce que Barrès avait imité Saint-Simon, avec bonheur, le recoupant par Michelet (Chateaubriand pratiquait aussi ces méthodes de style composite) : les reportages si partisans du procès de Rennes en 1898, ceux des séances d’une commission parlementaire, appelé Dans le Cloaque, sont des Choses vues de grande classe. Mais le labeur courageux et ingrat de Barrès pendant cinq ans dans la Chronique de la Grande Guerre a été littéralement dévoré par les événements, il ne laisse aucun solde substantiel : travail pour la victoire, qui arriva, mais la littérature vaincue d’avance.
Il aimait d’ailleurs jouer les parties difficiles. Toujours comme cela arrive à Chateaubriand, la vie politique de Barrès a relié tant bien que mal trois défaites retentissantes, trois engagements sur le mauvais cheval, défaite du boulangisme en 1889, défaite des conservateurs au temps de l’affaire Dreyfus, défaite de l’expansion rhénane et du lotharingisme militant après la guerre. Il semble qu’un bon sens à la Grévy ait manqué à ce poète. Cependant quand les historiens ont suivi de près la vie politique de Chateaubriand, ils n’ont pas eu de peine à y reconnaître la persévérance d’une idée, d’une idée animatrice qui a survécu au vicomte. On écrira un jour la vie politique de Barrès. Il y aura un chapitre sur Barrès socialiste (1892-1897). Et l’on reconnaîtra peut-être que l’idée née avec Barrès sur les marches de Lorraine était une manière de national-socialisme, fort antisémite, où, avec quelque artifice, on discernerait dès la fin du XIXe siècle chez un écrivain français bien des thèmes apparus brusquement en Allemagne après la mort de Barrès. L’auteur des Bastions de l’Est a eu sa guerre en 1914. Il a son Allemagne en 1934. C’est d’ailleurs en Allemagne qu’il rencontra toujours, à l’étranger, le plus d’attention et de commentateurs.
Sur le mot barrésien d’idées lorraines, nous contestons très fort encore aujourd’hui. Y a-t-il, comme il le pensait, une vérité française et une vérité allemande, deux idéologies qui, comme les deux prières, ne se mêlent pas ? Ou bien n’y a-t-il, dans l’ordre politique et moral, qu’une vérité ? Barrès n’a jamais employé le terme de pragmatisme. Il n’en reste pas moins un des fondateurs et l’un des plus puissants vulgarisateurs de ce pragmatisme européen, dont les mystiques totalitaires tirent aujourd’hui les plus implacables conséquences. « L’intelligence, quelle petite chose à la surface de nous-mêmes ! » a dit cet homme si intelligent, si peu intellectualiste, si ennemi, en somme, de l’intellectualisme !
Comme Chateaubriand, Barrès a été agrandi immensément par son œuvre posthume. Du doctrinaire de la Terre et des Morts survit une voix d’outre-tombe. Il n’eut pas le temps d’écrire ses Mémoires, qu’il commençait l’été d’avant sa mort. Mais leurs matériaux, ses carnets, ses Cahiers, publiés plus ou moins complètement, le maintiennent sur l’horizon, comme Victor Hugo après 1885, et l’on se demande si aucun apprêt public à la Rousseau ou à la Chateaubriand aurait jamais valu ces notes au jour le jour, ce journal d’une âme, cet enregistrement d’une vie à laquelle continue de s’enrouler et de répondre la nôtre.
LES DISSIDENTS
Son vers a l’inflexion des voix qui se sont tues ou qui n’ont pas encore parlé. Il ne ressemble, ce vers, à rien de ce qu’on a fait avant lui, à rien de ce qu’on fera après. Tout vers paraît dur à côté de cette moelle de sureau. L’homme sans volonté, le pécheur à vau-l’eau qu’il fut, étaient peut-être nécessaires pour que se formât cette neige et se déposât cette matière poétique allégée.
La musique intérieure le porta comme Nerval vers l’habitude de la poésie populaire. C’est même à cette poésie populaire bien plutôt qu’à un Parnasse historique qu’il faut rattacher les Fêtes Galantes, où, comme les jeunes gens de Sylvie, il a pris le costume du XVIIIe siècle et de la Comédie Italienne. Ces couleurs, ces taches pourpres et roses, mordorées et rouillées (dans l’inventaire de son mobilier de jeune marié nous trouvons un Monticelli) voilà les vêtements dans l’armoire magique. L’amour s’en habillera l’année d’après avec la Bonne Chanson. Reconquête obscure alors ignorée par tous, peut-être même par l’auteur, du cœur poétique de la France ! Mais XVIIIe siècle galant, jeune amour, c’est encore l’appui sur quelque matière, d’où, au cours de l’exode avec Rimbaud, le poète s’évade en 1874 par les Romances sans Paroles, point le plus haut de la fusée verlainienne. La poésie se dénude et se dissout dans l’éther. Après les Romances, faudra-t-il dire ce que nous dirons après les Illuminations que le jet d’eau qui montait n’est pas redescendu ?
Non. Car voici que Verlaine devient un grand poète catholique. Verlaine est ici à Baudelaire ce que Baudelaire était à Chateaubriand ou à Lamartine. Christianisme décoratif d’artiste chez les romantiques ; christianisme janséniste d’un descendant de Racine chez Baudelaire ; mais, avec Verlaine, c’est le christianisme populaire du païen évangélisé par saint Martin, et que l’apôtre des Gaules a transmis, par les siècles fidèles, au curé de paroisse ou à l’aumônier de prison. La poésie chrétienne de Verlaine, il ne la veut et ne la sent pas seulement chrétienne, mais catholique, française, cléricale, la poésie d’un pauvre diable de baptisé et de converti, poésie que le calvinisme et le jansénisme repousseraient absolument. Un biographe de Verlaine, ayant été se documenter auprès du prêtre qui l’assista à sa mort n’en reçut, avec les banalités de politesse, que cette réponse : « C’était un chrétien, Monsieur. » Sinon avec la même autorité, au moins du même fonds, nous dirons : C’est un poète chrétien.
Poésie pure, poésie populaire, poésie chrétienne : par ces trois pas, faits alors dans une ombre absolue, sans public, Verlaine, parti du Parnasse, s’avance pour ouvrir les écluses de la poésie qui vient, et qui enveloppera le Parnasse, sans d’ailleurs le submerger, lui ajoutant même des sédiments inattendus, que représenterait peut-être la poésie de Mallarmé.
« Céder l’initiative aux mots » la déclaration est de Mallarmé lui-même. L’ancêtre romantique, le tétrarque parnassien, le symboliste hermétique, jouent leurs trois parties sur la même ligne, à travers la durée de trois écoles.
Le théâtre a débuté sur le chariot de Thespis, la machine à vapeur par le couvercle qui remue sur la marmite quand l’eau bout. Pareillement l’initiative cédée aux mots, ce sont d’abord les bouts-rimés, soit les ponts de phrases établis entre des rimes données. Il y a un minimum de bouts-rimés dans toute poésie française. Mais Hugo est venu. Un poète s’est rencontré, qui, comme l’araignée jette de sa substance un fil entre deux points solides proches, a toujours pu lancer un pont d’images et de logique entre deux belles rimes, revêtir d’une cristallisation intelligible les mots que leur poids de musique faisait descendre incessamment sur lui. Les mots chez Hugo sont chez eux comme les abeilles dans la ruche, et ils y bâtissent un miel autonome. Évidemment leur initiative est réduite chez Banville : réduite surtout à la rime. Mais Banville se fait le metteur en place, le théoricien amusé, parfois clownesque, de cette initiative. Mallarmé en devient le mystique.
Dans la poésie pure de Mallarmé, l’initiative est cédée aux mots comme, dans la mystique du pur amour, l’initiative est laissée à Dieu. Au principe d’un poème il y a bien un schème, un ton émotif, un vide réceptif, une disponibilité, comme au principe du pur amour il y a toujours l’individu. Sur ce schème, pour le faire passer à l’être, agissent l’incantation et la magie transfiguratrice des mots, que le poète convoque, et à l’opération de qui il s’abandonne. Mais tandis que les mots débordaient chez Hugo en un fleuve puissant et s’épandaient chez Banville en une rivière facile, ils gouttent chez Mallarmé sous un climat inhumain, forment lentement les stalactites d’une poésie miraculeuse.
Impuissance ? C’est bientôt dit. Tout grand timide est un grand amoureux. Comme Thalès pouvait faire des affaires, Mallarmé pouvait se montrer poète facile : une influence, un changement de vie, des commandes, auraient déclenché en lui un funambule de la rime, un chroniqueur indéfini en vers à la manière de Ponchon. Vers de Circonstance nous indique de quoi il était capable. Mais la crainte du verbe, le respect des mots avait un sens pour lui, comme la crainte et le respect de Dieu pour un mystique. Et puis il y avait son horreur maladive du cliché. Il a symbolisé sa poésie dans Hérodiade, la vierge qui se retire de la réalité, de l’échange, du convenu et de l’Autre, comme Narcisse. Les mots n’ont plus valu pour lui par leurs liaisons, mais par leurs affinités secrètes, par leurs mouvements allusifs, par leur inaptitude au langage spécial et leur capacité de langage pur. Le sort que l’abbé Bremond a fait à la « fine pointe » de saint François de Sales en matière d’états mystiques, il faut le faire à la fine pointe mallarméenne en matière de poésie pure : les mots, la musique, les rimes sont là pour désigner et affiner, autant qu’une extrême poésie, une poésie extrême, extrémiste, exténuée, après laquelle il n’y a plus rien.
Un poète « chante » quelque chose. Et le poète épique commence toujours par nous dire quoi. À une interrogation sur ce qu’elle chante, la poésie de Mallarmé est aussi interdite et démunie que Cordelia devant Lear. Elle ne chante, ou elle ne dit, qu’elle-même. Elle est, elle tient par la vertu des mots. Flaubert rêvait d’un livre sans sujet qui tînt par la seule vertu d’un style. La dernière partie du XIXe siècle s’est ainsi, par quelques antennes, avancée vers le bord irrespirable de l’atmosphère littéraire.
Et voici que le grêle recueil, les deux mille vers de ce poète « impuissant » rejeté longtemps par la voix publique dans l’« incompréhensible » et l’« obscur » est un de ceux qui ont doublé le plus sûrement le cap des Tempêtes ; le cap de la postérité,
jusqu’au
Reflet du pâle Vasco.
Précisément, qu’on mesure la force incantatoire que conservent, que manifestent aujourd’hui ces neuf syllabes portées par le funambulisme de la rime, et qui, ayant percé à travers une durée, sont arrivées à signifier immensément, sont devenues claires et profondes universellement, ont réussi. On verra dans ce microcosme, dans cette goutte, dans cette vibration unique, toute la destinée de la poésie mallarméenne, sa fonction unique, le minimum de matière verbale sur laquelle pour s’élancer elle appuyait son pied nu : l’initiative cédée au mot, et, comme dans la mitrailleuse, récupérée des mots, le déclassement d’une poésie, l’aurore d’une autre, la transformation du but, de la substance et du goût poétiques par le levain d’une œuvre légère.
Dans l’œuvre de ce poète adolescent, les vers importent moins que la prose. Les poèmes en vers sont brutaux et grossiers, puissamment colorés, et les souvenirs de Hugo ou d’autres n’y manquent pas. Rimbaud ne les destinait point à l’impression, donnait le manuscrit à n’importe qui sans plus s’en soucier, ce qui nous en reste ayant été conservé par des amis étonnés, dont Verlaine. L’œuvre vraiment géniale de Rimbaud est faite de deux plaquettes de poèmes en prose, les Illuminations et Une Saison en Enfer, cette dernière imprimée — la seule de ses œuvres — par les soins de Rimbaud, qui d’ailleurs s’en désintéresse aussitôt et l’abandonne à l’imprimeur pour s’en aller sur la planète. La prose électrique et sèche des Illuminations n’a été mise à sa place qu’au bout d’un demi-siècle : visions de route, de campagne, de voyage à pied, d’alcools, qui pourraient passer pour le chef-d’œuvre de la poésie si la poésie se mesurait (comme il n’est pas impossible qu’elle le fasse un jour) à la somme de nouveauté cohérente qu’elle crée. Dans Une Saison en Enfer, digne de son titre, Rimbaud a jeté sur le papier en une langue ardente, nue, efficace, la confession désespérée d’un être sans amour et sans joie, dont les furieuses expériences ont échoué : détestation de l’Europe, et de ses lois par le poète qui l’a assez vue, et qui rentre dans l’état de nature, dans la lumière brute. Un pareil testament interdit toute littérature. Rimbaud allait passer plus tard pour avoir posé par les Illuminations et la Saison les colonnes d’Hercule du monde littéraire. Après tout, cette géographie est vraie.
LE SYMBOLISME
anciennes Écoles.
Il le désencombra surtout au profit de ces poètes nés après 1860 qui ont reçu plus tard le nom de génération symboliste, et en qui il faut se garder de voir trop expressément une réaction contre le Parnasse et contre le naturalisme. Par Verlaine et Mallarmé, leurs maîtres, d’un côté, par Hérédia d’autre part, on les trouve en liaison avec les Parnassiens. Et l’une des raisons pour lesquelles cette date de 1885 importe, c’est que, l’année précédente, un naturaliste des Soirées de Médan, Huysmans, publiait À Rebours, livre qui mit le public en état de disponibilité à l’égard de la nouvelle école poétique, et qui joua, dans une certaine mesure, le rôle préparatoire d’un Génie du Symbolisme.
Le Non ! du symbolisme n’a pas été très catégorique, ou bien a été crié confusément. Ce n’est pas par ce qu’il nie qu’il faut le définir, mais par ce qu’il apporte de nouveau. Or il produit trois poussées révolutionnaires, qui ont changé en France les conditions de la vie poétique. Du fait du symbolisme et des cinq dissidents pré-symbolistes, une poésie nouvelle s’est opposée non seulement ni surtout au Parnasse, mais à tout le bloc de la poésie française, de Ronsard à Hugo.
L’élan symboliste dura une quinzaine d’années, jusqu’en 1902 environ. Il est à son plein de jeunesse créatrice en 1890, quand paraît dans l’Écho de Paris, l’Enquête sur l’Évolution littéraire de Jules Huret. Après 1902 on se demande ce qui va remplacer le symbolisme. Un de ses représentants éminents, Henri de Régnier, entra bien à l’Académie en 1911. Mais cela ne signifiait point : « Symbolisme pas mort ». Au contraire.
On mettrait quelque ordre dans le tableau touffu des poètes de cette école en distinguant un peu artificiellement, comme il est inévitable, les militants, les alliés, les représentants, les héritiers et les encadrés du symbolisme.
On couplait volontiers, vers 1900, les noms d’Henri de Régnier et de Viélé-Griffin, qui contribuèrent à populariser le vers libre. Régnier nous paraît la personnalité poétique la plus complète, la plus souple et la plus variée du mouvement symboliste. Avec un vocabulaire pauvre, de la monotonie dans les tours, de la nonchalance, du hasard ou du remplissage dans ses thèmes, il séduit profondément par sa musicalité continue, son don extraordinaire de rendre moelleuse et sensuelle la substance verbale. Un opportunisme intelligent, sans abdication ni concession, lui a permis de passer d’un gracieux vers libéré plutôt que libre aux plus belles et aux plus solides formes du sonnet et de la stance.
Si Régnier a traversé le vers libre en hôte courtois, Viélé-Griffin l’a absolument habité, en a guidé et suivi la fortune. Odelettes, croquis légers du printemps de Touraine, confidences d’amour, récits tendres et tranquilles se développent en nuances gracieuses qui, sous le temps, ont passé.
En Valéry un homme s’est rencontré, doué d’une double faculté, ou de deux manies, qui jusqu’ici passaient pour des contraires. Deux extrêmes en lui se touchent. D’une part, le don intégral de la poésie pure, qui est, sous plusieurs formes, la grande découverte du symbolisme. D’autre part un sens singulier de la précision, l’habitude de concevoir toute opération de l’esprit comme une conquête du précis sur le vague. On songe au double attelage de la pensée bergsonienne, mais aussi au génie pictural de Léonard, au génie nécessaire de la musique.
Quand le sens de la poésie et le sens de la précision coexistent dans un même esprit, ils tendraient, semble-t-il, à réaliser en commun une même œuvre, une poésie précise. C’est exactement la partie qui fut jouée par l’ingénieux Sully-Prudhomme. Valéry joue la partie contraire. Il n’y a pas de poésie précise, il y a la poésie pure poussée à son hyperbole, et il y a la forme poétique, la rigueur poétique poussée à la même hyperbole. La machine à vapeur est employée à faire de la glace. C’est l’alliance d’une poésie pure et d’une technique pure. Position apparemment inhumaine, et à laquelle Valéry ne se serait probablement pas risqué s’il n’y avait eu le précédent de Mallarmé.
Dans le cas de Sully-Prudhomme, comme dans celui d’un philosophe ou d’un prosateur, la face de poésie et de mystère était la face interne, tournée vers le poète, possédée secrètement par le poète, la face de précision était la face externe, tournée vers le lecteur, obtenue avec effort pour sa commodité et son plaisir : la poésie était au principe, la précision au but. Dans le cas de Valéry, au contraire, la face de précision est la face secrète, celle qui adhère à l’esprit et à l’opération du poète, et la face de poésie pure, de musique, de disponibilité et de suggestion est la face orientée vers le lecteur, la face que sent et dont jouit le lecteur. La poésie de Sully-Prudhomme ressemble à une machine dont le conducteur humain est invisible. Dans la poésie de Valéry, la machinerie précise est dessous, la beauté humaine dessus : c’est l’Hadaly de l’Éve future.
Et l’on songe en effet, devant les vers de Valéry à cette douce, élastique et incorruptible matière du bras nu d’Hadaly. Valéry est de ceux sans lesquels une des cinq ou six pointes extrêmes du vers français n’existerait pas. C’est aussi, mais ce n’est pas seulement à la manière d’un mathématicien qu’il a introduit dans la poésie de nouvelles fonctions. Et les écoles ne sont pas vaines, il fallait tout le laboratoire et tous les sacrifices du symbolisme pour aboutir au Cimetière marin et à la Jeune Parque.
Un des lieux communs de la critique hostile au symbolisme consistait à lui reprocher d’être une école de poètes étrangers. Il y a là aussi un titre d’honneur. Il faut remarquer que c’est par le symbolisme que la Belgique, qui n’avait pas eu de poètes français depuis le temps des ducs de Bourgogne se trouva de nouveau incorporée à la poésie française. Charles Van Lerberghe, Max Elskamp, Albert Mockel ont apporté leur tribut. Les lieder nus, mystérieux et musicaux de Maeterlinck ont été célèbres avant son théâtre. Mais c’est bien dans les cadres du symbolisme, et comme un de ses représentants les plus grands, que s’est placé le poète des Flandres, Émile Verhaeren.
L’ampleur du mouvement symboliste est telle que nous pouvons y comprendre un ultra-parnassien comme Signoret, cigale folle de musique dans les pins d’Aix, et un poète aussi anti-parnassien que Francis Jammes. Le cas de Jammes est ici instructif. Lamartine d’abord, puis le Parnasse ont, en propageant leur manière parmi des milliers de poètes de province créé et perpétué longtemps un style provincial. Or Jammes est un poète de province qui aurait été rendu littéralement impossible par le régime parnassien et ne pouvait naître qu’enveloppé et autorisé par le climat symboliste. Ce poète, moins du vers libre que du vers libéré et assoupli, est sans doute avec Lamartine et Mistral la personnification la plus originale de la province poétique, dont un heureux refus de Paris, une spontanéité d’ailleurs bien gouvernée et finement avisée, une porosité et une fraîcheur d’alcarazas, lui ont fait garder, dans un coin de Béarn, comme Mistral dans son centre de Provence, les pentes, les plis, l’habitude, la familiarité.
LE THÉATRE
Vers 1890 une nouvelle génération dramatique, destinée à remplacer Augier et Dumas, Sardou et Labiche, Meilhac et Halévy, est appelée à la scène, et l’on ne conçoit même pas qu’elle puisse manquer au rendez-vous. Il y a un grand public pour le théâtre, la Comédie-Française et d’autres théâtres abondent en grands acteurs qui ne laissent à envier aucune des époques antérieures. Enfin les écoles littéraires nouvelles de roman et de poésie aspirent à conquérir la scène.
Cette conquête se fait-elle ? Le romantisme avait eu son théâtre, de 1830 à 1840, le réalisme bourgeois de 1850 à 1860. Mais ni le naturalisme ni le symbolisme n’arriveront à prendre pied sur les planches.
Les romanciers réalistes avaient essayé longtemps de retrouver sur la scène leurs succès de librairie, tantôt par des œuvres personnelles, tantôt en faisant adapter leurs romans au théâtre par des tâcherons. Généralement, et malgré quelques succès matériels comme l’Arlésienne de Daudet, l’Assommoir de Zola, ils n’y réussirent pas.
C’est cependant au mouvement naturaliste qu’avec de la bonne volonté et par déférence pour les synchronismes on peut rattacher d’une part le théâtre d’Henry Becque, d’autre part le Théâtre Libre.
Trois ans après, Becque donna la Parisienne, dont le titre parut avec raison de goût douteux, mais qui réussit passablement et même dura. À la différence des Corbeaux, la Parisienne n’a rien de révolutionnaire. C’est bien fait, et peut-être faux, comme de l’ancien vaudeville. On a remarqué qu’il y avait chez Becque un vaudevilliste qui s’ignorait. Disons un « labichiste ». Le dernier mot des Corbeaux, celui de Tissier : « Depuis la mort de votre père vous êtes entourée de canailles » était déjà le contraire d’un mot d’acteur à la Dumas ou même à l’Augier. C’était un mot spontané à la manière de ceux des égoïstes de Labiche. D’un certain point de vue tout technique, les Corbeaux sont les Petits Oiseaux de Becque, et la Parisienne un Plus Heureux des Trois. Mais Becque manquait de spontanéité. Après la Parisienne, il travailla quatorze ans aux Polichinelles, dont il ne laissa que la valeur de deux actes. Comme Lesage, et Balzac encore, il n’a fait qu’une pièce.
À ce moment d’ailleurs, la formule naturaliste s’épuisait, et le théâtre avait le naturalisme derrière lui plutôt que devant lui. Les « tranches de vie » auxquelles Antoine ne tenait pas plus qu’à autre chose, tournèrent à la charge d’atelier. Il fallait du nouveau.
La plupart des écrivains dits symbolistes tentèrent le théâtre par des œuvres poétiques qui ne purent du tout s’imposer à la scène. La Gardienne d’Henri de Régnier n’est qu’un dialogue lyrique, mais Phocas le Jardinier de Viélé-Griffin, Saül et le Roi Candaule de Gide, le Cloître et Philippe II de Verhaeren, peuvent compter parmi les meilleures œuvres de leurs auteurs. Or la rampe les a cruellement desservis. L’effort d’Edouard Dujardin dans Antonia n’a pas réussi. En somme l’histoire spirituelle du symbolisme au théâtre tient dans ce qu’on pourrait nommer l’expérience Maeterlinck et l’expérience Claudel.
Notons d’abord que ces expériences partent du livre et non du théâtre. Ce n’est pas un cas isolé. De Rœderer à Vitet et de Clara Gazul à Cromwell, le théâtre romantique avait débuté par plusieurs années de stage dans le théâtre du livre. Mais il déboucha sur la scène, torrentiellement, avec Henri III et sa Cour, Hernani et la Tour de Nesle. On ne peut pas dire que le théâtre des deux écrivains symbolistes n’ait pas débouché, presque autant que celui de l’auteur de Cromwell : mais ce fut autre chose.
Seulement ce Flamand idéaliste était aussi un Flamand très positif, très entendu à faire leur part à toutes les justes matérialités, et il sut, à partir de Monna Vanna, entrer adroitement dans la matérialité de la scène. Il est avec Bataille un des deux écrivains venus du symbolisme qui aient connu de considérables succès dramatiques, dont les principaux sont Monna Vanna et l’Oiseau Bleu, sans compter celui dont il est redevable à Debussy. Mais il a rencontré ces succès sur une pente de facilité. Monna Vanna est une pièce inférieure, très sûre de ses effets, romantique au fond, d’une dramaturgie saine, mais un peu courte et dont la poésie, expresse et soulignée, manque de musique et de clair-obscur. Et l’Oiseau Bleu, la réussite la plus complète de cette période, peut passer pour le chef-d’œuvre du théâtre allégorique. Mais du symbole à l’allégorie, du symbolisme à l’allégorisme, de la Princesse Maleine à l’Oiseau Bleu, si le critique dramatique estime qu’il y a évolution, le délicat malheureux répondra : « Vous voulez dire déchéance ! »
Depuis Monna Vanna, la situation dramatique de Maeterlinck fut plus grande à l’étranger qu’en France, et l’Oiseau Bleu connut pendant plusieurs années un succès universel.
Maeterlinck écrivit pendant la guerre une courte pièce, très émouvante, presque un chef-d’œuvre, le Bourgmestre de Stilmonde. Mais au théâtre comme dans le reste de sa littérature, le Maeterlinck qui importe demeure celui de sa jeunesse symboliste.
Elle est prise entre deux chefs-d’œuvre, le premier drame, Tête d’Or, que Claudel écrivit à vingt ans, et le Soulier de Satin, écrit de cinquante à soixante ans. Dans Tête d’Or, il n’y a guère que le personnage de Tête d’Or et, dans ce personnage, qu’un état de grâce héroïque magnifié par une poésie qu’a frappée le coup de soleil des Illuminations. Mais Claudel jetait ce jour-là sur notre pont le plus gros paquet de mer poétique qu’il eût reçu depuis le Hugo de Guernesey. Dès ce début il possédait son instrument, ce verset claudélien qui nous fait penser à une traduction, à la traduction d’un texte trop fort pour les cordes humaines. Quant au Soulier de Satin, trente-cinq ans après Tête d’Or, c’est une évocation du XVIe siècle en Espagne, en Bohême, en Amérique, et qui forme, comme le Second Faust ou la première Tentation, une manière de monde, monde catholique, ou plutôt jésuite, ou mieux encore ignacien, planétaire comme l’apostolat des Jésuites ou comme la carrière du poète diplomate. Le matérialisme poétique de ce grand artiste catholique a fait de lui le poète de la matérialité du dogme, des dévotions, des sacrements, des images, de tout ce que la religion, étant humaine, peut ou doit comporter de corporel. La forme dramatique où s’est coulé spontanément son lyrisme le montre appelé par la matérialité de la scène. Sur un autre plan de vie, avec une carrière, en France, d’écrivain français, il eût peut-être mieux coïncidé avec cette matérialité-là, donné vraiment au symbolisme son homme de théâtre.
Cinq actes en vers : cela garda jusqu’en 1914 un peu du prestige de la séculaire tragédie. Les poètes de la génération précédente, romantiques et parnassiens, eurent encore dans les dernières années du XIXe siècle d’immenses succès de théâtre poétique. Richepin avec Par le Glaive et le Chemineau, Coppée avec Pour la Couronne. Et Rostand mit à ce théâtre un brillant point final.
Il y a trois points de vue possibles sur le cas Rostand. Celui des contemporains et du public de théâtre, qui lui ont conféré pendant quinze ans la plus vaste gloire de poète qui ait existé en France depuis Victor Hugo. Celui de ce qu’on pourrait appeler la littérature en marche, qui l’a déclassé violemment, en même temps et pour les mêmes raisons qu’Anatole France. Celui de l’histoire littéraire, qui a de quoi le reclasser.
Que Rostand comme France n’apportent rien aujourd’hui aux Français de vingt ans, ni à la femme de trente ans, c’est un fait, et si les enfants gardaient les goûts de leurs grands-pères il n’y aurait pas de littérature. Mais Rostand comme France apportent de l’intelligibilité dans les lettres françaises. Rostand y représente quelque chose. Il a tenu un mandat. Il l’a exercé brillamment, et jusqu’au bout. Le théâtre en vers a eu grâce à lui de grandes funérailles et des jeux funèbres somptueux.
Ses premiers essais sont ceux d’un bon poète de la fin du XIXe siècle, d’un bachelier de théâtre reçu brillamment à la Comédie-Française, sur un thème qui n’a pas besoin d’être neuf, les Romanesques. Puis, par deux fois, la pièce de poésie à quoi rêvent les jeunes gens pour Sarah Bernhardt : la Princesse lointaine et la Samaritaine. Et enfin Cyrano.
Il y a peut-être six pièces du XIXe siècle qui demeurent au répertoire du public avec l’approbation ou le consentement des lettrés, et personne ne doute que Cyrano en soit. Il lui suffira longtemps d’un grand acteur (qu’à vrai dire on trouve de plus en plus rarement) pour appeler les foules. Cyrano a tenu dans l’avenir mais il tenait tout du passé. Il y a un style Louis XIII, celui des Grotesques, que l’auteur de Marion Delorme avait d’ailleurs découvert tout seul sans attendre Gautier, et dont Ruy Blas et le Théâtre en Liberté, demeurent les chefs-d’œuvre jusqu’à Cyrano, qui les a assurément dépassés. Par Cyrano a passé, a débouché dans la lumière, a triomphé, la scène qui avait été arrêtée, et conduite dans un trou, ou contre un mur, par exemple dans le Tragaldabas de Vacquerie, Brunetière voyait dans le burlesque et le précieux des maladies toujours menaçantes de la littérature française, et il les poursuivait d’un doigt comminatoire, comme M. Purgon poursuit, par les tableaux des maladies qui l’attendent, l’indépendance médicale d’Argon. Et ce sont peut-être des défauts, mais Cyrano a fait au burlesque et au précieux le sort magnifique que la Physiologie du Goût fait à la gourmandise. Le burlesque et le précieux ont été pris dans un mouvement de rythme et de rimes, dans un élan physique, dans une allure dramatique, qui ont ajouté non évidemment à la pensée du théâtre, mais à sa joie, à sa santé, à sa tradition historique. Que maintenant il n’y ait pas plus d’humanité dans Cyrano que dans les Burgraves et dans le Chapeau de Paille d’Italie, d’accord. Ces pièces savent s’en passer, voilà tout.
De l’humanité, de l’histoire, cela même qui fait la solidité de la tragédie classique, Rostand essaie d’en trouver avec l’Aiglon : une erreur complète, qui a pesé plus que tout sur sa mémoire. On n’en dira pas autant de Chantecler, une des tentatives les plus courageuses du théâtre poétique français. Il n’y avait qu’un héros possible pour Rostand : lui-même, ou plutôt le Poète. Un grand poète incarné dans un grand acteur, et la nature animale fournissant au poète le secours et le détour qu’elle avait fourni aux clercs rusés qui ont fait tourner autour de Renard, c’est-à-dire de leur double, la société féodale, l’entreprise était hardie et belle. Poétiquement elle a réussi, et Chantecler est bien la seule œuvre vraiment grande qu’ait écrite Rostand. Dramatiquement il en alla autrement. Coquelin mourut avant d’incarner Chantecler. Rostand fut roulé à son corps défendant dans le pire torrent publicitaire qui ait submergé un poète. Les énormes maladresses de la pièce rappelèrent celles des Burgraves. Si l’Aiglon, c’était trop fort pour Rostand, Chantecler ce fut trop fort pour les planches. Mais Mallarmé eut admiré cette expérience sur les limites du théâtre. Parfaitement !
le théâtre d’idées.
Les auteurs et les amateurs de l’Œuvre entendaient substituer à ce qu’ils appelaient le théâtre naturaliste, et qui était plutôt une velléité de théâtre naturaliste, moins un théâtre symboliste qu’un théâtre idéaliste. L’Image, de Maurice Beaubourg, la première pièce française moderne qui ait eu à l’Œuvre un succès significatif, fut publiée avec une préface qui se terminait ainsi : « Par moi ou par d’autres, le théâtre idéaliste sera fondé ». En réalité la grande influence fut ici celle d’Ibsen. Antoine n’avait donné d’Ibsen que les Revenants, soit la pièce de l’hérédité, celle qui s’accordait le mieux avec le pli du naturalisme, et particulièrement avec la lecture de Zola. Mais l’Œuvre devint le théâtre attitré d’Ibsen, surtout de ses pièces nouvelles, jouées à Paris presque en même temps qu’en Scandinavie et en Allemagne. L’évolution naturelle qui ouvrait la succession du théâtre Augier-Dumas, l’échec de l’expérience naturaliste, l’appel d’air du symbolisme, renforcèrent l’influence d’Ibsen, non sur le public, qui lui resta toujours rebelle, mais sur les auteurs, qui ambitionnèrent la fonction d’Ibsen français. De là non un théâtre idéaliste (la formule resta mort-née) mais un théâtre d’idées.
La pièce d’idées succédait ainsi à la pièce à thèse de la génération précédente et, tout au moins quand elle réussit devant le public, elle en garda beaucoup de traits, et même de procédés. D’ailleurs, le chœur que l’auteur déléguait sur la scène de l’ancienne comédie attique pour exprimer son opinion personnelle, les Cléante et les Ariste de Molière, avaient donné depuis longtemps à la comédie son noyau d’idées. La pièce d’idées de la génération nouvelle a pris plus souvent, et avec plus de succès, cette forme précise, classique et didactique, que les formes spontanées, poétiques, shakespeariennes en somme, d’Ibsen et de Shaw, plus tard de Pirandello.
On ne voit pas trop quelles qualités de l’homme de théâtre manquent à Curel. Ses pièces sont solides, parfois puissantes ; les Fossiles et Terre inhumaine, l’une au début, l’autre à la fin de sa carrière peuvent passer pour des chefs-d’œuvre de facture. Il écrit un bon style de théâtre, franc, aéré, solide. Il a créé dans l’Envers d’une Sainte et dans l’Âme en Folie des figures de femmes bien originales, aussi vivantes que celles d’aucun dramaturge de son temps. Il a acquis progressivement son succès sur les résistances du public, sans lui faire de concessions trop sensibles, et en l’élevant à lui presque à la force du poignet. Et cependant il a vite daté ; l’entrée au répertoire ne l’a pas défendu. Il a gardé beaucoup plus de prestige parmi les gens qui lisent les pièces, et à l’étranger, que parmi les familiers de la scène. Il a pris figure d’un Sully-Prudhomme de théâtre. Cette destinée tient à la partie dangereuse qu’il a jouée : celle du théâtre d’idées. Les idées se remplacent automatiquement, tandis que les sentiments sont éternels. Les idées ont leurs spécialistes, les hommes de leur foyer. Elles ne passent guère chez les hommes de théâtre que comme leurs maîtresses d’un soir. Et le Repas du Lion, la Nouvelle Idole, la Comédie du Génie font vraiment ressembler la scène à l’école du soir. Qui dira de Curel : « C’est un primaire ! » parlera injustement, mais enfin sera compris, posera une base de discussion qui concernera Curel, et le théâtre d’idées…
La dramaturgie de dialogue et la dramaturgie de combat purent être comparées quand la même saison vit sur deux théâtres, en 1897-98, le Repas du Lion de Curel, et les Mauvais Bergers, pièce d’ailleurs remarquablement manquée, de Mirbeau, sur le même sujet : une grève. Mais c’est surtout dans les Affaires sont les Affaires (1903) et dans le Foyer (1908) que Mirbeau déchaîne sur les planches sa combativité de publiciste anarchique, incohérent et violent. Les Affaires sont les Affaires, où Mirbeau a créé avec Isidore Lechat une vivante et violente figure d’homme d’argent déchaîné sur la scène exactement comme il est déchaîné dans la société, ont mérité de rester à la Comédie-Française une des grandes pièces du répertoire, une des rares qui aient tenu depuis trente ans.
Le Passé en 1897, et le Vieil Homme en 1911 ne forment trilogie avec Amoureuse que si l’on prend pour fil conducteur une certaine autobiographie transposée de l’auteur (Un Homme léger était le titre primitif du Vieil Homme), les mémoires d’un cœur et d’un passage parmi les femmes. La Dominique du Passé est peut-être le chef-d’œuvre de ce qu’on pourrait appeler le portrait dramatique, c’est-à-dire d’un caractère complexe, présenté avec toutes les demi-teintes psychologiques du roman d’analyse, et qui prend vie par les meilleurs moyens dramatiques : situations signifiantes, action réelle, mots justes ou profonds, style littéraire, et parfois d’ailleurs plus littéraire que naturel. Les deux aînés de cette génération dramatique, Becque et Porto-Riche, non seulement en sont les maîtres, mais ils sont des maîtres.
Un livre de combat contre Porto-Riche a pour titre Le Racine juif. Ce titre n’est pas inexact. Porto-Riche, comme Mendès, était un de ces Juifs portugais de Bordeaux, délégués volontiers à une sensualité fiévreuse. Et l’on peut dire qu’Amoureuse a fondé un certain théâtre juif, qui trouva vite ses affinités et son terrain propre dans le groupe des Juifs du lycée Condorcet qui fondèrent la Revue Blanche. Ce théâtre sympathisa avec une théorie de l’amour nomade, polygamique et polyandrique, que Léon Blum, critique dramatique du groupe, exprima dans son livre Du Mariage, et que Tristan Bernard, humoriste du même groupe, illustra dans le roman d’Un Mari pacifique. Romain Coolus en fut pendant une dizaine d’années le dramaturge, de l’Enfant malade à l’Enfant chérie. Parmi ceux qui eurent vingt ans dans les toutes dernières années du XIXe siècle, ce théâtre à la fois très parisien et très juif, né fort naturellement sur la décomposition superficielle d’une grande capitale, accrut ses effectifs avec Francis de Croisset, autour de l’aimable Le Bonheur, Mesdames (1905), Nozière, plus scolaire, qui se spécialisa dans le libertinage genre XVIIIe siècle, André Picard, dont Jeunesse (1905) fut remarquée, Edmond Sée dont la Brebis (1896) est une des bonnes pièces de cette fin de siècle.
Bataille a débuté au théâtre par les pires fadaises symbolistes, avec la Belle au Bois Dormant, et pour telles dernières pièces d’avant-guerre comme le Phalène, il a suscité de la critique l’étiquette de « théâtre faisandé ». Entre les deux, il a écrit trois pièces originales, dont la seconde au moins mérite de rester, Maman Colibri, la Marche nuptiale, la Vierge folle. Comme Porto-Riche, il a créé des figures de femmes qu’on n’a pas oubliées, et sa Grâce de Plessans est d’autant plus vraie qu’elle est faite de contradictions, que ne comporte pas la logique, mais que supporte admirablement la vie. Il lui manque à vrai dire des dons de théâtre importants : celui du dialogue et celui de l’équilibre et de la progression des scènes. Personne mieux que lui n’illustre les périls où courait une génération qui ne partit pour le théâtre qu’après avoir jeté des coups de pied dans la vieille technique, et bousculé quatre S dont il n’était pas sûr qu’ils n’eussent du bon : Scribe, Sardou, Sarcey et la scène à faire. La poésie artificielle de Bataille n’apportait pas de compensation suffisante à cette faiblesse technique, et les pièces où il a visé le plus haut, comme les Flambeaux, comédie de l’homme de génie, sont naturellement les plus manquées. Ses pièces sociales de l’avant-guerre sont artificielles et comptent peu.
Bernstein peut passer au contraire pour un maître dans l’art de la « pièce », extrêmement habile à repérer chaque saison le sujet de la pièce à faire, technicien très sûr de théâtre, bien placé au contact de la scène et de la vie. Ses personnages principaux ont été longtemps des êtres tarés, violents et déchaînés. Le lieu commun qui faisait du théâtre de Bataille le théâtre faisandé était équilibré par le lieu commun qui faisait du théâtre de Bernstein le théâtre brutal. La place d’œuvre typique et de chef-d’œuvre occupée dans le théâtre de Bataille par la Marche nuptiale serait tenue dans celui de Bernstein par le Secret, où un portrait aussi original de femme est donné non plus du tout par des moyens littéraires, mais par des moyens de pure technique dramatique. Dans Samson, pièce de la Bourse, dans Israël, pièce du sang juif et du problème de race dans la société parisienne, dans Judith, pièce biblique dont la première moitié s’élève aussi haut, ou plus haut que le Secret, Bernstein a mis sur la scène, seul peut-être parmi ses nombreux coreligionnaires du théâtre, les souvenirs et les problèmes des enfants d’Abraham. Et ces sujets l’ont remarquablement inspiré. Depuis trente ans, avec sa pièce annuelle, il a connu peu d’échecs, et il a été très attentif à se maintenir dans le courant, dans les conditions du succès. Il ne s’est vraiment renouvelé depuis la guerre qu’avec Judith. Mais il s’y est essayé avec adresse et succès dans une série de pièces récentes, dont aucune ne ressemble à l’autre, ni à plus forte raison ne ressemble au légendaire théâtre brutal du Bernstein d’avant-guerre : la Galerie des Glaces, Mélo, Félix, Espoir. Le public les a fort bien accueillies, même et surtout la dernière, qui est du Brieux supérieur : elles occupent une place honorable ; si elles sont les bienvenues à une époque de théâtre pauvre, elles ne s’imposent pas avec le même allant neuf que le Secret, la Rafale ou Samson.
La comédie de Meilhac-Halévy, la revue de Marcelin tiennent comme leur principal champ d’observation le monde du plaisir : sinon « s’en mettre jusque-là », comme le baron de Gondremark, du moins s’y mettre, y circuler, informer le spectateur ; même, pour qu’il ait tout vu, le moraliser.
Le théâtre de Lavedan figure dans cette famille dramatique une sorte d’aîné. Aucun n’a trouvé en son temps plus de faveur dans le public parisien, pour son dialogue, ses mots, son sens du spectateur moyen, et aussi, et surtout pour son artificieux bilatéralisme. Lavedan a fourni au répertoire des Variétés quelques-uns de leurs grands succès, ses dialogues, mis en comédie, du Nouveau Jeu (1898) et du Vieux Marcheur (1899), portraits brillants et pétillants, l’un du jeune fêtard riche, l’autre du vieux sénateur libertin, plus riche encore. Mais au Théâtre-Français il donnait des pièces sociétaires où la morale tombait de haut, le Prince d’Aurec, le Marquis de Priola, le Duel, Servir, Catherine, d’ailleurs bien faites et installées solidement au répertoire de la Maison. Ce théâtre en partie double, conformiste à un bout de la rue de Richelieu, et libertin à l’autre bout, entre la chaire de Dumas fils et la « folie » de Regnard, paraîtra à l’historien aussi exactement bourgeoisie républicaine de 1900 que celui de Meilhac et Halévy était bourgeoisie impériale de 1867. Le monde est petit.
Même pli en somme dans le théâtre de Donnay qui eut Lysistrata (1892) et Éducation de Prince (1900) mais dont l’effort vers un théâtre élevé bifurque dans la direction du théâtre d’amour plutôt que dans celle du théâtre moral. Malgré une production abondante et brillante, Donnay est resté l’auteur d’Amants (1896) comme Porto-Riche était resté l’auteur d’Amoureuse. Comme Hervieu, il y a pris le parti de la femme, de la passion et du cœur. Comme Hervieu et Bataille, il a tenté sinon le théâtre d’idées, du moins la difficile « pièce de l’intellectuel » dans le Torrent. Son association avec Descaves a été en ce point assez heureuse dans la pièce social de la Clairière et dans la meilleure pièce franco-russe qu’on ait écrite, Oiseaux de passage.
Lavedan et Donnay seuls ont donné à la Vie parisienne une situation dramatique autonome, et qui compte dans l’histoire, la technique, la fonction normale du théâtre. Abel Hermant trouve au théâtre un grand succès avec les Transatlantiques. Les Transatlantiques, d’abord sujet de dialogues dans la Vie parisienne, marquent une date dans la Cosmopolis parisienne, au même titre que l’autre Vie parisienne celle de Meilhac, Halévy et Offenbach, et le meilleur du dialogue s’est retrouvé, même accru, dans la pièce. Mais l’observation critique et caricaturale d’Hermant a eu beau faire au théâtre cette belle entrée, ce ne fut qu’une entrée de visite. Il ne put jamais s’installer sur la scène comme chez lui. On n’en dira pas autant d’un autre auteur de la Vie parisienne, Pierre Veber, humoriste très fin, même créateur, mais qui préféra chercher au théâtre les succès faciles du vieux vaudeville, et les obtint.
Alfred Capus, journaliste, humoriste, et dialoguiste, n’est pas à proprement parler un auteur de la Vie parisienne. En partie parce qu’il la dépasse, mais non malheureusement comme homme de théâtre. Il eut plus d’esprit que personne en son temps, et nullement, comme Scholl, de l’esprit parce qu’il n’était pas intelligent, mais de l’esprit parce qu’il était intelligent et que son parisianisme était enté sur le porte-greffe provincial : le vrai Capus est d’abord l’homme d’esprit. C’est ensuite le romancier original d’Années d’aventure et des Scènes de la Vie difficile. Il avait moins le goût et le sens du théâtre que l’intelligence du théâtre, et il y revint brillamment, la moitié du temps. Il obtint, comme Sacha Guitry, la cote de sympathie personnelle. Il la dut à une philosophie originale, spontanée, déposée en lui, fort naturellement, par sa vie et par celle des siens, une vie extraordinaire, qui mériterait un narrateur plus qu’aucune des vies parisiennes littéraires de son temps. D’où une électricité suffisante pour animer ses pièces une saison, leur faire retrouver le succès heureux, et en somme la veine de son premier succès dramatique, la Veine (1901), mais insuffisante à les garder plus longtemps pour d’autres que pour ceux qui les relisent parce qu’ils aimaient Capus.
L’école de la Vie parisienne, et Capus, nous ont fait voir entre le livre et le théâtre une liaison plus étroite qu’aux époques précédentes, si ce n’est au temps du théâtre écrit de 1820. Cette remarque s’applique mieux encore à la carrière de trois auteurs qui ont donné des pièces célèbres sans vocation exclusive pour le théâtre, Georges Courteline, Jules Renard et Tristan Bernard.
Tristan Bernard.
Jules Renard est un des plus grands écrivains de son temps, et, comme Courteline, un des rares dont les œuvres complètes tiendront peut-être en bloc. Il a écrit dans son Journal le plus étonnant et le plus passionnant procès-verbal de la vie d’un littérateur qui existe, avec le Journal des Goncourt. Ses œuvres d’apparente fiction sont tirées plus ou moins de ce Journal, ou tout au moins de son histoire authentique. Et de ces fictions il a extrait encore, sans les diminuer et en y ajoutant la dimension du théâtre, des œuvres dramatiques qui n’ont pas bougé : Monsieur Vernet (1903), venu de l’Écornifleur, et Poil de Carotte (1900). Mais en 1897 il avait écrit pour le théâtre Le Plaisir de rompre chef-d’œuvre d’esprit pincé, sec et désabusé.
Tristan Bernard, au contraire de ses deux contemporains, a gardé la cloison étanche entre ses célèbres romans et un théâtre, abondant en quantité, en succès, en collaborateurs aussi, où se sont mises hors de pair Triplepatte, comédie de l’irrésolu, et le Petit Café, une pièce pour le Palais-Royal, qui a presque renouvelé le comique de situation.