Histoire de la littérature française (Thibaudet, 1936)/II
LA GÉNÉRATION DE 1820
Mais ces deux noms, et un certain dialogue Lamartine-Musset, ont créé une équivoque, donné même l’occasion d’un contresens. L’Enfant du Siècle a plus ou moins symbolisé le jeune homme malade de corps et d’âme, malade du mal du siècle : le Poète mourant de Lamartine, le Joseph Delorme phtisique de Sainte-Beuve, le Rolla suicide de Musset, les gémissements de poètes obscurs qui ne se résignent pas au rôle de minores. Or ce ne fut là qu’une mode passagère, une maladie de croissance de la poésie. Cette mode ne fait qu’effleurer Lamartine, ne touche point Hugo, ni le Sainte-Beuve critique.
Bien au contraire, voici la génération de beaucoup la plus puissante, la plus chargée de vie et d’œuvres qu’il y ait dans les quinze générations littéraires des cinq siècles, la plus douée de forces créatrices et de génie. À la charnière des deux siècles, dans les quatre ans qui vont de 1799 à 1803, naît une portée de géants rabelaisiens, Balzac, Hugo, Dumas. Cette, portée de géants, avec Lamartine, son précurseur de quelques années, et George Sand, la mère de ces compagnons, va donner le ton, de 1820 à 1850, aux trente ans que dure le zénith de la grande génération (à la manière dont on a dit le grand siècle en parlant du XVIIe, le grand homme en parlant de Napoléon.) Victor Hugo, ne sachant où placer le Satyre dans la Légende des Siècles, se décida au dernier moment à lui donner ce titre de hasard Seizième Siècle, Renaissance. Il eût été plus juste de l’appeler Dix-neuvième Siècle, Romantisme.
Il est certain qu’une partie de ces forces ont été gaspillées et déviées, comme au XVIe siècle, et à toutes les époques de dynamisme effervescent. Ce qui nous importe, c’est la présence de cette énorme et exceptionnelle énergie, et de la génération littéraire la plus pleine succédant à la génération littéraire la plus creuse.
Une génération de guerre saisit de son énergie une génération de paix. La génération de 1820 est la dernière génération de la monarchie traditionnelle, elle occupera exactement les trente années de paix solide, constructive, florissante, qui ont coïncidé avec le règne des deux branches de la maison de Bourbon. La génération de la sécurité a succédé à celle de l’insécurité. Les grandes carrières de lettres, cette abondance pleine, puissante et régulière d’œuvres qui caractérise la littérature, cette facilité dans la production, cet appel d’air du public, ce dynamisme général d’une société qui se refait : toute la littérature est prise dans l’entrain de rythmes constructifs.
Non que le public littéraire de 1820 soit très nombreux, les écrivains les plus célèbres n’atteindront que de modestes tirages. Mais il est de qualité, attentif, enthousiaste, abondant en femmes d’esprit et de goût. Le succès qu’il a fait en 1820 à une plaquette de vers lyriques, les Méditations, reste à peu près unique dans l’histoire littéraire. La cour, les salons, les journaux, témoignent également de cette attention donnée aux lettres. On dirait que les lettres vont prendre pour la génération de 1820 la place qu’occupaient, pour la génération de 1661, la théologie et la religion, et ce sont les auditoires de Bourdaloue que rappellent à la Sorbonne ceux de Villemain et de Cousin. À la génération sacrifiée de la Révolution et de l’Empire, succède, dans les lettres, une génération couronnée.
Deux sortes de techniques importent à la littérature : les techniques proprement littéraires, et les techniques matérielles qui servent à la propulsion et à l’expansion de la littérature.
La révolution des techniques littéraires entre 1820 et 1840 ne peut-être comparée qu’à celles du XVIe siècle. Bien que les amis de Victor Hugo lui aient offert un exemplaire de Ronsard in-folio avec cette inscription : « Au plus grand inventeur de rythmes que la poésie française ait eu depuis Ronsard », c’est moins dans l’invention de techniques nouvelles que dans une manière extraordinaire et hors de pair de se servir des techniques anciennes (auxquelles il y avait peu de chose à ajouter) que consiste la supériorité créatrice de la poésie lyrique romantique. Pour ce qui concerne le roman, cette génération en a créé, au contraire, de toutes pièces les techniques, avec Balzac, Dumas, George Sand, Mérimée, à un point tel que c’est par la déficience ou le refus des techniques et de la construction, non par leur impossible perfectionnement, que le roman cherchera dans la suite à varier ou à progresser.. Si cette génération n’a pas trouvé pleine réussite au théâtre, elle l’a trouvée au moins dans la construction théâtrale dont Scribe est en France, avec Corneille, le plus grand technicien. Les techniques de la prose égalent en originalité créatrice celles de la poésie, et Chateaubriand toujours grand, docile et habile disciple, ne dédaigne pas de se mettre à l’école de la prose des auteurs de 1830 pour porter à son point de perfection celle des Mémoires d’outre-tombe. Quand la génération des Parnassiens, de Dumas fils et de Flaubert arborera le drapeau de la technique, ce sera précisément dans cette technique qu’elle apparaîtra le mieux comme une génération d’épigones.
Les techniques matérielles sont celles de la librairie, de la presse, et des périodiques. On verra dans une autre partie de ce travail, quelles dates capitales ont été pour elles 1815, 1830-1834, comment la littérature a été orientée et modifiée par l’ampleur brusque donnée à ces moyens de diffusion. On ne trouverait l’équivalent de cette révolution des techniques matérielles que dans l’histoire de deux autres générations littéraires : celle de 1515, la première qui ait été labourée et façonnée par les habitudes et les conséquences de l’imprimerie ; celle de 1914, destinée à être marquée par le cinéma. Évidemment tout n’est pas produit net pour la littérature dans cette révolution technique, et Balzac a fait dans les Illusions perdues un tableau terrible, et d’ailleurs exagéré, des ravages produits par le journal déjà parmi les jeunes auteurs de la Restauration.
On y pense et on en parle d’autant mieux qu’on n’a pas connu personnellement la Révolution Française, qu’on ne la connaît que par ses parents, et qu’entre les parents et les enfants cette différence contribue déjà à établir un fossé plus large qu’à n’importe quelle époque antérieure. Un contemporain a fait remarquer que durant les quelques mois qui précèdent la Révolution de 1830, dans l’opposition contre Polignac, le Globe et le National, journaux et équipes de jeunes qui n’ont pas vu la Révolution, prennent une position anti-dynastique, dont le Journal des Débats, organe de MM. Bertin qui avaient vingt ans en 1789, se trouve gardé par leur expérience de jeunesse, laquelle leur défend « d’aborder avec une sorte de familiarité irréfléchie ces terribles questions qui touchent à l’existence même des peuples et des rois ». C’est cette familiarité qui conduira la génération des enfants du siècle à la Révolution de 1848, les fera jouer, avant 1848, à la Révolution Française, comme ils avaient joué avant 1830 à la Révolution, encore plus éloignée dans le temps, d’Angleterre.
La familiarité de cette génération avec l’idée de révolution politique nous importe ici moins que sa familiarité avec les idées de révolution littéraire. Poésie, théâtre, roman, philosophie, histoire, entre 1820 et 1830, entrent dans la carrière avec un programme plus ou moins révolutionnaire, en rupture avec quelque tradition. L’analogie entre le romantisme en littérature et la Révolution en politique est un lieu commun d’alors, et les deux mouvements, les deux décrochements, déterminent des coupures analogues dans la suite française.
La monarchie de 1830 fut d’un certain point de vue la monarchie des professeurs. Non des professeurs dans leur chaire, mais des professeurs hors de leur chaire. C’est de leur chaire que les trois orateurs de la Sorbonne, Guizot, Villemain, Cousin, s’élancent les premiers vers la tribune et les grands bureaux. La place restait ainsi libre pour un Sainte-Beuve, simple journaliste, et cependant personne n’a plus déploré que lui « la retraite brusque et en masse de toute la portion la plus distinguée et la plus solide des générations déjà mûries, des chefs de l’école critique, qui ont déserté la littérature pour la politique et les affaires. Les services que ces hommes éclairés ont rendus en politique peuvent être reconnus, mais sont incontestablement moindres que ceux qu’ils auraient rendus à la société en restant maîtres du poste des idées… Leur retraite pour tout dire, a fait trouée au centre ».
Les poètes, heureusement, étaient restés. De 1830 à 1840, la production de la poésie lyrique et épique dépasse, par la qualité et l’importance, en ces dix seules années, celle de la littérature française dans les deux siècles et demi qui les ont précédées. Déjà cependant Lamartine à la Chambre, Victor Hugo dans sa poésie sociale, se désignaient un horizon supérieur au livre et à la lyre. Mais à partir de 1840, la trouée au centre apparaît dans la poésie, à son tour, aux yeux de tous, comme dix ans avant dans la critique aux yeux de Sainte-Beuve : Lamartine a publié son dernier livre de vers, Hugo aussi, son dernier avant l’exil. En 1843 il va quitter le théâtre, et s’il écrit le roman des Misères, il le gardera en portefeuille. C’est que Lamartine fait de la « grande opposition », que Hugo est pair de France comme Cousin et Villemain, et comme le Chateaubriand de la Restauration. La trouée au centre, due à la course vers la tribune et le pouvoir, est d’ailleurs accompagnée d’un fléchissement aux ailes. Vigny cesse de publier, Musset bientôt n’écrit presque plus de vers.
La littérature d’idées en 1830, la poésie après 1840 perdent donc ceux qu’on était habitué à tenir pour les chefs de file. Mais il n’en va pas de même du roman. Jamais les romanciers n’ont été plus féconds, et d’abord les chefs de file, Balzac, George Sand et Dumas. Avec Eugène Sue, éclate la révolution du feuilleton. Ce que Sainte-Beuve appelle le poste des idées tombe partiellement entre les mains de ces romanciers, car c’est la grande époque du roman philosophique, idéologique et social ; entre les mains des entrepreneurs de presse, Girardin et Véron ; entre les mains des théoriciens, sociaux. La trouée au centre, l’émigration des élites vers la politique, appellent à la place de ces élites une cavalerie légère d’idées, ou une cavalerie d’idées légères, qui ne laisse pas de produire de 1840 à 1848 une littérature intéressante, mais qui, comparée à celle de la décade précédente, manque de ce qui s’appelle la classe. Jamais, peut-être la critique sérieuse n’a plus parlé de décadence. Elle a même — et c’est un de ses produits nets — analysé profondément l’idée de décadence. Les articles que Sainte-Beuve donne alors à la Revue des Deux-Mondes reviennent sans cesse là-dessus. C’est l’époque où Nisard écrit son Histoire de la Littérature Française. En poésie, le frêle renouveau classique de 1843 doit être tenu pour la conscience de ce malaise ou de cette carence, autant ét plus que pour une réalité positive.
Qu’avait été la génération de 1789, la génération Napoléon-Chateaubriand-Staël, sinon celle de la Révolution ? La génération de 1820, littéraire, politique, civile, sociale, économique, elle, n’a pas à digérer l’Empire : l’Empire tombé n’est qu’une aventure et un hasard éclatant qui ne recommencera pas, que nul, sauf les demi-soldes, et les agités ne songe à recommencer ; elle a à digérer la Révolution, la Révolution dans les classes et les cadres, la Révolution dans les biens, la Révolution dans les personnes, la Révolution dans les esprits. Le roman de Balzac n’est-il pas le procès-verbal, la description physiologique de cette digestion ? Et la carrière de Lamartine ? Et la vie de Victor Hugo ?
C’était la génération de 1789 qui avait légué au XIXe siècle littéraire ce problème, cette tragédie de la Révolution. De même que la génération de 1636, celle de Corneille, avait imposé pour un siècle et demi au centre de la civilisation française le point de vue du roi, la pensée centrée sinon par le roi du moins sur le roi, pareillement la génération de 1789 place sur les grands chemins des lettres, Sphinx sur la route de Thèbes, le fait de la Révolution. Bonaparte, Chateaubriand, Mme de Staël, avaient vécu la Révolution, vécu dans la Révolution, étant portés et commandés par elle comme par une nature. Un seul était artiste, tenait les clefs des écluses, Chateaubriand. Il y personnifiait, et seul, la littérature, la grande nature littéraire. Avec lui c’était la littérature qui était partie pour l’Amérique en 1791, sur le thème d’un « Lafayette et moi », qui en 1800 était revenue d’émigration avec la « Révolution et moi » de l’Essai et du Génie, et qui, depuis le jour de 1811 où il commencera ses mémoires, réglera sa vie passée sur un « Bonaparte et moi ». Déjà donc le principe de Révolution est incorporé aux lettres comme le principe d’autorité le fut après 1635. Mais enfin, avec Chateaubriand et Mme de Staël, cette génération, tout en ayant vécu la Révolution du dedans, l’avait pensée et mesurée du dehors. Elle était tombée dans la Révolution. Elle n’y était pas née. La génération suivante d’écrivains sera la première génération née dans ou après la révolution. La révolution littéraire ayant suivi d’une génération la révolution politique, prendra cette révolution politique comme une sorte d’Ancien Testament qui symbolisera la Révolution de l’esprit, la révolution des lettres, la révolution du goût.
C’est en 1830 que vient au premier plan ce sentiment profond d’une liaison entre la révolution littéraire et la révolution politique. Évidemment l’idée de ce parallélisme était ancienne. Elle remplissait en 1800 la Littérature de Mme de Staël, qui se trouvait d’accord avec Bonald pour voir dans la littérature « l’expression de la société ». Mais sous la Restauration le romantisme, révolutionnaire par sa forme, était conservateur par les idées de ses poètes, par leurs traditions de famille, l’accueil des salons, la bienveillance du pouvoir, le prestige de M. de Chateaubriand qui le maintenait comme on dit, à droite. D’autre part les libéraux et ce que Mme de Girardin appellera la jeunesse Touquet (du nom du libraire qui lançait les éditions populaires de Voltaire) restent attachés à la forme et aux idées de leurs maîtres du XVIIIe siècle, à l’esprit des idéologues ; 1830 mettra fin à ces contradictions de surface, fondra dans le métal de la Révolution à majuscule ces trois révolutions, si différentes par leurs origines et leur personnel, la Révolution française, la Révolution de Juillet, la Révolution du romantisme.
L’ode de Lamartine sur les Révolutions mettrait à ce tournant la grande marque décorative. La poésie de Victor Hugo en vivra. Il est remarquable qu’au retour de Lausanne, ce soit dans cette langue et ces métaphores de la Révolution que Sainte-Beuve exprime sa rupture avec l’ennemi, la Montagne, fasse son discours-programme de modérantisme classique. Cette mode de la référence révolutionnaire, qui correspond à un mode de penser et de vivre la littérature, se terminera à peu près avec la vie de Chateaubriand (1848), qui en aura fourni curieusement la mesure. Sa fin coïncidera déjà un peu avec la fin du romantisme littéraire, révolutionnaire après 1843, et ensuite et surtout avec la fin de la Révolution politique « jouée », qui a pour premier acte l’Histoire des Girondins, pour deuxième acte la Révolution de Février, pour troisième acte les trois mois au pouvoir de Lamartine, pour quatrième acte la présidence du Prince, et pour catastrophe du cinquième acte le coup d’État. La mythologie littéraire de la Révolution disparaît en 1851. Aussi, quand Victor Hugo écrit à Jersey, en 1854, la Réponse à un Acte d’Accusation et Quelques mots à un autre, où cette mythologie s’extravase dans une sorte de création hindoue, l’antidate-t-il ingénieusement de vingt ans, de Paris, de 1834, de la pleine bataille romantique, dont elle figure en effet la synthèse.
Sainte-Beuve portera la mélancolie de sa victoire. La génération des enfants du siècle trouve dans l’année médiane du siècle en 1850 son chemin creux d’Ohain. Ils ont passé sur les corps de leurs camarades et les survivants restent affaiblis, désorganisés. Dans la génération bilatérale de 1820, l’un des deux partis est le parti vaincu, le parti romantique ; s’il est vaincu il n’est d’ailleurs pas détruit. Le parti du XVIIIe, blessé lui aussi, se maintient mieux, fournit même une partie de son armature à la génération succédante. Le recul seul, la comparaison entre les générations qui l’ont précédée et celles qui l’ont suivie, a permis depuis de classer, de juger et de mesurer cette génération des enfants du siècle. Elle mériterait qu’on l’appelât la grande génération, comme ont dit le grand siècle.
LE ROMANTISME
Mais les deux termes ne parviennent à la grande existence littéraire que le jour où il deviennent adversaires. Ils se posent en s’opposant. Cette opposition est un « message » de l’Allemagne, du réveil allemand. En 1814, Adolphe de Custine écrit d’Allemagne à sa mère : « Les dénominations de romantiques et de classiques, que les Allemands ont créées depuis plusieurs années, servent à désigner deux partis qui bientôt diviseront le genre humain, comme jadis les Guelfes et les Gibelins ».
La République des lettres a pris une figure analogue à la figure de la République tout court, soit de l’État, de la vie politique. Depuis la Restauration il y a eu en général, dans nos villes et nos villages une division en partis politiques, en clans rivaux, qui n’existait pas dans la France d’avant 1789. On a été blanc, ou bleu, ou rouge. On a été de droite ou de gauche. On était en 1830 du parti de la résistance ou du parti du mouvement. Bref, les partis se sont formés. Des idées qui n’étaient pas courantes autrefois, celle de Révolution, celle de la Restauration, sont devenues des façons habituelles de penser la vie politique. Or il en a été de même de la vie littéraire. La lutte du classique et du romantique a pris le même caractère. Il y a aujourd’hui des antagonismes, des différences, des camps adverses, des natures ennemies là où il n’y en avait pas autrefois. Un certain goût commun, formé par les disciplines classiques, a disparu. Un goût romantique commun ne lui a jamais succédé. Le monde littéraire a gagné en variété. Il n’y a plus seulement un public, il y a des publics. Cette diversité de goûts qui règne aujourd’hui, cette netteté et cette vivacité des partis littéraires, c’est au romantisme qu’il faut en faire remonter l’origine.
Nous ayant habitués à un pluralisme contemporain d’idées et de tendances esthétiques, il nous a accoutumés à un pluralisme analogue dans l’espace et dans la durée.
Dans la durée, dans la révélation et l’exploration de la durée, l’influence du romantisme n’a pas été moins grande. Le sens de l’histoire, la révélation du passé comme d’une troisième dimension, sont entrés dans nos manières de penser et d’écrire. Il ne s’agit pas seulement ici de l’effort plus ou moins réussi par lequel le roman historique, le drame historique, Alexandre Dumas ou Victor Hugo, ont habitué le public à s’intéresser d’une manière pittoresque et vivante aux choses du passé. Nous faisons bon marché de ce côté du romantisme. Il s’agit bien plutôt de la manière dont, depuis une centaine d’années, nous avons contracté une certaine habitude de penser historiquement, de voir les choses de la littérature, de l’art, de la politique, de la science, de la philosophie, dans leur succession et, comme disent les Allemands, dans leur devenir. On a admis de plus en plus, avec plus ou moins d’excès ou de raison, que les grandes idées, les grands thèmes de l’art et de la politique, les programmes des écoles, les plateformes des partis, n’ont de valeur que pour un temps, pour une ou deux générations, qu’ils sont bientôt déclassés, qu’ils deviennent des obstacles au progrès et le ralentissent après l’avoir déclenché. Les vers de Lamartine :
Marchez, l’humanité ne vit pas d’une idée,
Elle éteint chaque soir celle qui l’a guidée,
Elle en allume une autre à l’immortel flambeau,
Chaque débutant, dit-on souvent, fait aujourd’hui son roman, comme au XVIIIe siècle il faisait sa tragédie. Mais il y a cette différence que le moule tragique, l’idéal tragique, la personnalité de Corneille et de Racine écrasaient l’auteur, le réduisaient au rôle de copiste. Au contraire, le genre romanesque, beaucoup plus souple, permet de produire authentiquement une personnalité sincère et vive. Depuis cent ans que la production du roman se succède chez nous, avec une puissance et une continuité d’élément, nous ne remarquons nullement en elle cet épuisement rapide et ce formalisme vide qui ont caractérisé la tragédie du XVIIIe siècle.
Voilà quelques-unes des marques qu’a laissées le romantisme dans notre vie littéraire d’aujourd’hui. Il a été la grande révolution littéraire moderne. On a parlé souvent de réactions contre le romantisme. On a donné ce nom à des mouvements comme le Parnasse, le réalisme, le naturalisme, le symbolisme, le néo-classicisme. Mais il ne serait pas difficile de montrer qu’ils sont bien plutôt des décompositions ou des transformations du romantisme. Une dernière réaction sera-t-elle la vraie ? Il y aurait lieu de craindre alors qu’en détruisant le romantisme elle ne détruisît simplement la littérature, qu’en emportant le mal, elle emportât le malade.
LAMARTINE
Lamartine ne publia les Méditations qu’à trente ans. Mais précisément leur poids et leur qualité sont faits d’une durée vraie, lente, régulière, de saisons qu’elles ont derrière elles. Ou mieux, de deux durées qui se croisent et qui s’accordent.
Reconnaissons d’abord que sur les vingt-quatre pièces il n’en est que quatre qui réalisent encore pour nous, avec une pureté intacte, cette note de poésie pure, ce son, comme écrit Lamartine lui-même dans une lettre intime, « pur comme l’art, triste comme la mort, doux comme le velours » qui lie le sens lamartinien de Méditations à un sens musical (celui du mot dans les programmes de concert) et qu’évoque, dès qu’on le prononce, dans le souvenir de tous, le titre célèbre : ce sont l’Isolement, le Vallon, le Lac de B… (devenu plus tard le Lac tout court) et l’Automne, quatre thèmes en stances pour l’amour et la solitude. C’est la fine pointe sous laquelle une poésie moins pure fait poids et nombre. Lamartine, qui a généralement été un juge de sa poésie plutôt partial contre lui, a toujours distingué dans son œuvre poétique la qualité exquise et la quantité nécessaire. Il a toujours tenu la poésie vraie, la « poésie même » comme un état précaire de grâce qu’il est téméraire de consolider en habitude.
Du côté inverse, rejetons les pièces insignifiantes sur lesquelles on est tenté de laisser le signe brutal de Souday ; le Soir, le Souvenir, la Gloire, la Prière, l’Invocation, le Golfe de Baïa, les Chants Lyriques de Saül, l’Hymne au Soleil. Restent une douzaine de poèmes considérables qu’on peut appeler les Méditations moyennes, qui sont encore très supérieures à toute poésie publiée depuis 1700, qui nous mettent exactement dans la meilleure atmosphère de 1820, et qui ont compté pour la part principale dans le triomphe de Lamartine.
Ce sont des discours religieux, et précisément les discours religieux qu’on attendait, ceux d’un Génie du Christianisme dans la langue des beaux vers. D’une part la forme voltairienne de l’épître et du discours en vers, d’autre part la poésie sentimentale et spiritualiste du Génie, tous deux amenés à une fusion transfiguratrice, à la poésie d’une restauration, à la restauration d’une poésie, dans la double aurore historique de la Restauration et du Romantisme. Sans l’espérance, disait Héraclite, vous ne trouverez pas l’inespéré. La poésie inespérée des Méditations, sans effort et d’un mouvement indivisé, conclut une grande espérance.
La voix du temps, la voix des femmes, la voix des salons disaient : « Il nous faut un Génie du Christianisme en poésie ». Elles disaient aussi : « Ah ! si Byron était chrétien ! il nous faudrait un Byron chrétien ». L’ordre des Méditations a été très soigneusement établi. Ce n’est pas un hasard si l’Homme, soit l’Épître à lord Byron, y succède immédiatement à l’Isolement, à la grande vue solitaire d’horizon. Lamartine imagine dans l’Homme ce Byron français, repenti et chrétien appelé par les Salons. On sait que le vrai Byron en sourit.
Autant que les Harmonies, les Méditations poétiques auraient pu porter l’épithète et religieuses, Elles vont à un public religieux, et elles contiennent toutes les directions religieuses du lyrisme et de l’épopée lamartiniennes. C’est le thème de l’ange tombé qui anime toute la pièce À Byron. Dans les grands discours de l’Immortalité, la Foi, la Prière, le Temple, Dieu, Lamartine (qui avait perdu depuis longtemps la foi positive) parait écrire pour un public autant que pour lui, et l’on ne s’étonnera pas que la Poésie Sacrée, la dernière Méditation, dithyrambe à M. Eugène Genoude, soit froideur et pensum. La note religieuse vivante et précise des Méditations n’est nulle part mieux donnée que dans le beau poème de la Semaine Sainte, où l’on ne trouve rien de l’émotion rituelle et chrétienne d’une semaine sainte, mais un tableau délicat et très vrai de ces retraites où M. de Rohan, le futur cardinal, conviait les jeunes conservateurs de sa génération, dans son château de la Roche-Guyon, et où l’exquise chapelle dans la grotte parait l’oratoire fait sur mesure pour le Génie du Christianisme et les dévotes de M. de Chateaubriand.
Pèlerinage d’Harold.
Lamartine confesse dans une lettre à Virieu que sur cinquante pièces il n’y en a que quinze à lire. Mais même le remplissage contribue ici à nous donner le sentiment de la nappe de poésie, de la présence diffuse et divine à laquelle il fait allusion quand il dit des Harmonies : « J’en ai écrit quelques-unes en vers, d’autres en prose, des milliers d’autres n’ont jamais retenti que dans mon sein. » Celles qui sont écrites dans les quatre livres de 1829 sont des iles, des îles dans une abondance, une liquidité et une lumière italiennes. L’Invocation du début, écrite à Santa-Croce, met sur tout le volume ce sceau d’une église d’Italie. L’Hymme de la Nuit, l’Hymne du Matin paraissent Nuit du Guide, Aurore de l’Albane. Avec l’Hymne du Soir dans les Temples, dédié à la princesse Borghèse, le poète monte à de grandes orgues, fait rouler dans les voûtes un chant plein et vain. Non les voûtes gothiques : « La Cathédrale (gothique), dira plus tard le commentaire de la pièce, n’est qu’un vaste sépulcre, tout y est tombe, tout y gémit, rien n’y chante. Les voûtes sonores des églises d’Italie chantent d’elles-mêmes, ce sont les temples de la Résurrection ». Le Paysage dans le Golfe de Gênes, l’Infini dans les Cieux, Désir, le Premier Regret étalent avec une volupté noble ou une mélodieuse mélancolie le pli et la lumière de la nature italienne. Mais les îles c’est bien cette quinzaine de poèmes dont Lamartine a fixé le nombre, et que nous retrouvons sans peine.
La Bénédiction de Dieu dans la Solitude, écrite à Saint-Point, est peut-être la poésie la plus pleine, la plus ubéreuse de Lamartine, du propriétaire, du chef de famille et du poète, et dont on touche les profondeurs de santé et de tradition : de grosses racines humaines sous un feuillage qui vibre avec la présence des siècles, le simple tableau d’une journée patriarcale à la campagne, l’acte de vivre solennisé longuement par une musique sans fin, et l’épaisseur ici bien sentie des milliers d’Harmonies non écrites sous l’Harmonie chantée. — L’Occident, strophes de bronze et d’or, paix du jour sur la terre et dans l’âme, — l’Hymne à la Douleur, chef-d’œuvre de la poésie morale et des beaux vers gnomiques, — Jehovah ou l’Idée de Dieu, oratorio qui s’émeut lentement jusqu’à l’épanouissement d’une fin splendide. — Le Chêne où la poésie suit la vie végétative, cachée, lente et longue de l’arbre, — l’Humanité morceau de grande peinture bolonaise, avec son merveilleux portrait de vierge, ses vers suaves et caressés, l’hymne à la Vierge-Mère d’où naît l’homme-esprit, — l’Idée de Dieu et son finale de lumière et de foi, le Souvenir d’enfance ou la Vie cachée, confidence abondante et pleine comme l’eau qui coule, apogée, dans toute la poésie française, de l’épître familière, poésie d’arrière-saison qui est notre Vieillard du Galèse et où tient toute cette poésie des racines terriennes, cette gentilhomie (comme on dit prudhomie) de campagne, qui repassera dans Mistral et aussi dans Barrès, Éternité de la Nature, Brièveté de l’homme, ode pure qui n’est surpassée en France par aucune autre, roseau pensant de Pascal agrandi par le lyrisme jusqu’à l’ampleur du chêne et de l’olivier. — Milly ou la Terre natale, encore une de ces épîtres où Lamartine est le maître, et le seul (il avait publié un volumes d’Épîtres plus tard fondu dans les poésies et on en a tiré encore de ses papiers tout un paquet inédit adressé à son beau-père Montherot), abondance de terre agricole qui prend naturellement avec ses vers nombreux la forme des sillons pressés et parallèles, — le Cri de l’âme, sincère et véhément, qui répond à son titre : il semble que dans la volupté de l’été toscan (presque toutes les Harmonies sont écrites l’été et l’automne) un amour, inoccupé de femmes, se tourne en ivresse mystique, se développe dans la vision de Dieu et fuse dans un panache de clarté, — le Tombeau d’une Mère, poignant comme le Crucifix, — Pourquoi mon âme est-elle triste ? méditation lyrique dont la force est faite non de sa matière, qui est pauvre avec une langue et une poésie indigentes, mais de son mouvement oratoire, l’esprit banal ayant rencontré un des grands courants de l’âme humaine, et le suivant à pleines voiles. — Novissima Verba, écrits à Montculot, le sermon de Bossuet transposé sur le mode lyrique, une réflexion de l’homme sur lui-même, grave, régulière, et qui coule comme un fleuve précipité et grossi pendant une nuit d’hiver, pas de sentiments rares ou neufs, mais la route royale du cœur humain, — l’interpellation à l’Esprit Saint, dont la fin hors d’haleine est faible, mais où il semble qu’en achevant les Harmonies, en les publiant l’été de 1830, le poète demande pour le prophète politique de demain l’investiture et le sacrement.
Les deux volumes des Harmonies sont dans l’œuvre de Lamartine ce que sont les deux volumes des Contemplations dans l’œuvre de Hugo, son été, son testament poétique, son long et plein dialogue avec la vie, les hommes et Dieu, et aussi une somme lyrique par laquelle le poète se débarrasse d’une partie de lui-même pour entrer dans l’ordre de la grande maturité, monter à l’Acropole homérique, s’achever dans l’épopée, dans une Odyssée de l’âme et des destinées humaines.
Lamartine a eu beau le transporter et l’idéaliser dans les Alpes qui flottaient par dessus la Bresse à ses yeux de Maconnais, Jocelyn qui a pour origine un épisode révolutionnaire de l’histoire de Milly, pour héros Dumont, curé de M. de Lamartine (et qui, non plus que lui, ne l’oublions pas, n’avait la foi) Jocelyn reste le poème de cette épaisseur même de tradition locale, chrétienne, sur laquelle est porté le génie de Lamartine (et dans laquelle il descend de vastes racines.) Le poème de l’âme devient poétiquement humain parce qu’il est ici le poème de l’homme de l’âme, sous sa forme la plus élémentaire, ordinaire et simple, le préposé à l’âme dans chaque village, le curé de campagne, tel qu’il existe idéalement, — et l’âme en acte consiste dans la croyance en une existence idéale. Mais l’âme n’est pas donnée, portée par une facilité. L’âme se crée par le sacrifice, par l’effort qui remonte une pente, cette pente même selon laquelle elle est tombée. L’épopée lamartinienne a pour thème la lutte contre cette même facilité dont Lamartine a passé pour le héros et la victime. L’âme en tant qu’elle se souvient des cieux, l’étincelle divine qui retourne au foyer, c’est Jocelyn prêtre, moins par la vocation de la foi que par la vocation du sacrifice, sacrifice au bonheur de sa sœur, puis existence menée en sacrifice et en expiation pour Laurence, amour militant qui traverse l’amour souffrant pour aller à l’amour triomphant. Mais l’âme a un double sens et vit sur un double registre. Il y a l’âme individuelle de l’homme et l’âme collective de l’humanité, et cette âme collective de l’humanité pour le chrétien s’appelle l’Église. De ce point de vue, la scène centrale de Jocelyn serait la scène de la prison, la transmission du clerc au clerc, de l’âme à l’âme (thème du Crucifix), et, par un sacrifice nouveau, l’âme individuelle qui rallie l’âme de l’Église, de l’humanité, de la remontée collective vers Dieu ; seulement toute cette grandeur symbolique, cette matière épique et mystique de Jocelyn, elle n’est guère plus extérieurement visible dans le poème que l’âme dans le corps. Le poète n’émeut, ne veut émouvoir que par des corps individuels, vivants, par les êtres qu’il peint, l’anecdote qu’il raconte, la tragédie à laquelle il participe. Jocelyn, dans une lettre à sa sœur, se compare assez, maladroitement à Faust. Le passage est manqué, mais l’idée subsiste. Le poème de Jocelyn, que Lamartine a conçu comme la conclusion et le dernier épisode de l’épopée cyclique, contient bien une spéculation faustienne sur la nature et les destinées de l’homme. Mais rien de cette spéculation faustienne ne transgresse le cadre, le corps, l’émotion, l’intimité d’un Hermann et Dorothée français. Lamartine a réalisé cet équilibre sans qu’il y ait rien d’apparent dans le dessein, de tendu dans l’effort. « Je ne pense jamais, disait-il, mes idées pensent pour moi. » Dans Jocelyn il a senti pour une idée, et une idée a pensé pour lui.
Il faut admirer la grandeur du mythe, la force et le poids des idées. Cédar, l’ange tombé par amour, mais qui pourrait dire comme le théologien : « Mon amour c’est mon poids » réalise une idée de l’homme, celle qui circule à travers la poésie et la vie de Lamartine, et qu’il lui importait d’exprimer une fois dans sa totalité. Cette idée il ne l’a pensée religieusement que pendant son voyage dans la terre mère des religions. Devant les pierres de Balbek, il y a ajouté la vision d’une humanité matérialiste, maîtresse des forces de la nature et qui ne s’en sert que pour opprimer et jouir. Quelques salutaires persécutés, gardiens des fragments d’un livre révélé, maintiennent dans l’ombre un royaume de Dieu. Ces fragments du Livre primitif sont un chef-d’œuvre de poésie gnomique, forte, simple, classique, d’une pureté et d’un poids, d’une perfection de style inégalés ailleurs par Lamartine. Mais le chœur célèbre des Cèdres du Liban n’est qu’une Harmonie, inférieure à d’autres.
La Chute et non les Martyrs, voilà l’épopée exactement préparée et annoncée par le Génie du Christianisme. Le thème est celui de la religiosité romantique, la lutte contre l’esprit du XVIIIe siècle, sous sa double apparence : l’Encyclopédie et la sensualité. L’encyclopédie : la domination de la nature par l’homme sans maîtrise correspondante de l’homme sur sa nature ne peut qu’engendrer une culture monstrueuse, et le mythe de la Chute a posé dès 1838 les problèmes angoissants devant lesquels l’Europe s’interroge aujourd’hui. La sensualité : on s’est étonné, du tableau factice, naïf et tératologique que fait Lamartine de la vie luxurieuse de ces maîtres de la nature. Il l’a prise simplement dans le Cloaque Maxime où aboutit le sensualisme du XVIIIe siècle, chez le marquis de Sade lui-même dont les œuvres, lues à vingt ans chez son ami Guichard de Bienassis, terrifièrent les deux jeunes gens.
Évidemment, il ne faut pas demander à la Chute d’un Ange ce qu’on trouve en Jocelyn, de l’humanité actuelle et des caractères. Les êtres n’y vivent que symboliquement. Mais le style poétique est généralement, quoiqu’on en dise, d’une fermeté plus constante que celui de Jocelyn. C’est un style de poète orateur. Depuis quatre ans Lamartine s’est rendu à la Chambre maître de l’art de la parole. Cela se reconnaît dans sa poésie.
et les Psaumes.
La poésie lyrique avait toujours répondu chez Lamartine à un état de grâce précaire. Il songea longtemps qu’après les Méditations, œuvre de son printemps, les Harmonies, œuvre de son été, il trouverait les sources lyriques de son automne dans des Psaumes, soit dialogues de l’âme et de Dieu, plus près de la Bible que ceux que Victor Hugo entretiendra plusieurs années à Guernesey, mais, comme ceux-ci, testament d’une pensée qui fut toujours religieuse. Les travaux forcés de la copie, l’automatisme de la prose, l’en empêchèrent, sauf un jour de ses vendanges de Milly, en 1857, où devant la maison de son enfance, inhabitée depuis des années, il écrivit la Vigne et la Maison, Psaumes de l’Âme, la dernière grappe tiède et dorée, à la treille défeuillée. Aucun poète n’a écrit de pareils vers à soixante-sept ans. Ils valent le Crucifix. Il suffit d’ailleurs d’ouvrir au hasard les vingt-huit volumes du Cours familier de Littérature pour sentir que si la nappe poétique ne jaillit plus, elle subsiste sous terre. Deux ans après, le Quarantième Entretien en donnant à Mireille l’investiture du poète de Jocelyn, marque une date d’or dans l’histoire du génie poétique.
Mais le terme de poésie a un autre sens que celui d’une nature, à savoir le sens d’un art, d’une technique. Ce sens il le prend quand nous parlons de Malherbe, de Racine, de Baudelaire, du Parnasse, de Valéry. Dès lors tout un hémisphère de la poésie doit se former, se connaître, s’éprouver, se fortifier contre Lamartine. Dans la Société des esprits que forme la poésie française, on ne peut séparer Lamartine de la réaction anti-lamartinienne qui fera la poésie originale du Second Empire. Il faut accepter le poète avec ses impossibilités et ses ennemis. Il fut un temps où il triomphait dans l’unanimité. Il fut un temps où il était universellement démodé. Triomphe et refus de Lamartine appartiennent aujourd’hui non plus à des générations qui se succèdent et se contredisent, mais à des catégories coexistantes et nécessaires de la complexe poésie, la catégorie de l’inspiration et la catégorie de la technique.
ALFRED DE VIGNY
Moïse est le mythe du génie. Écrit peut-être dans les Pyrénées, il dit l’homme en méditation sur la montagne, et l’on remarquera l’intention de le placer en tête des Poèmes Antiques et Modernes, comme l’Isolement était placé en tête des Méditations. Deux Solitudes, celle de Lamartine une solitude sentimentale, celle de Vigny la solitude du génie, celle de Lamartine sous le rayon direct du lyrisme, celle de Vigny sous le rayon réfléchi du mythe. Si tout est dépeuplé autour de la première, c’est qu’un seul être lui manque. Si un être, si un autre cœur, manque à la seconde, c’est qu’elle est environnée d’un peuple, que le génie est marqué de solitude pour le service et la lumière de ce peuple. Aucun choix n’était plus heureux pour incarner le mythe du génie, pour fondre en or le sceau de la cléricature, que celui de Moïse, le prophète de la terre promise, qui n’y entre pas, parce qu’il doit vivre, comme le sage de Platon, non dans les réalités, mais dans leurs idées.
Eloa est le mythe du mal. D’une larme du Christ, un ange-femme est née. La vocation de la pitié lui fait aimer l’ange du mal, qui la séduit et par ses mensonges, et par sa vérité, et par lui, et par elle, et qui l’entraîne. Le couple est, en principe, purement humain : thème éternel de l’innocente et du séducteur, Marguerite et Faust, et Vigny étale dans Eloa son jeune poème, comme Musset le sien dans Rolla, thème classique de la plus humble romance. Mais par la multiplication poétique, par l’espace où il s’accroît en progression géométrique, le thème devient mythe. Née de la pitié du Christ, non de sa colère, ou de sa justice, ou de son sacrifice, Eloa ne connaît devant le mal du monde que le sentiment du Christ devant le mal humain, la pitié. Le mal n’est pas un froid absolu, c’est un climat. Il a ses fleurs, celles que chantera Baudelaire, celles qu’évoque Satan :
Il est fait d’un complexe, les replis, les charmes et la perfidie du serpent. Vigny a renoncé à donner une suite à Eloa, le Satan sauvé qu’il projetait. Hugo l’a fait à sa place dans la Fin de Satan.
La Condition humaine.
Ils sont devenus les poèmes les plus durablement lumineux, les étoiles fixes de notre poésie. Ils ne le doivent pas à la pureté de leur langue, souvent incertaine, mais bien d’abord à celle des vers extraordinaires, qui pendent çà et là en grappes de Chanaan. Ensuite à leurs profondes racines dans un cœur d’homme : les deux apologies pour le silence, la Mort du Loup et le Mont des Oliviers, sont vraiment un testament du poète, qui a su lui-même se taire, maintenir derrière les barrages de granit la vie intérieure attestée par le Journal. Enfin, à leur passage de l’homme à l’homme par la voie royale, celle du mythe et du symbole.
La Maison du Berger, dont les strophes s’épaississent comme une futaie, n’est pas seulement un symbole, mais une architecture de symboles. Ses trois parties suscitent trois couples d’oppositions : le chemin de fer social et la maison du berger de l’individu — la politique et la poésie — la nature et la femme. Devant la société, la politique et la nature, le silence. Mais aux êtres, à la poésie, à la femme, la tendresse. La machine banalise l’esprit, la politique abêtit l’homme, la nature ignore le cœur ; le poète, devant elles, est le Loup, garde le silence par lequel dans le Mont des Oliviers, il répondait au silence de Dieu. Mais la Maison du Berger c’est la liberté, la poésie c’est la pensée en sa perle, la femme c’est la pitié d’Eloa, dont Eva a gardé la meilleure part, celle-là même que lui rend le poète quand il se détourne de l’inhumaine et trop divine nature :
Plus que tout votre règne et que ses splendeurs vaincs
J’aime la majesté des souffrances humaines
Le monde de Vigny est un monde sans Dieu, la conscience de Vigny est la conscience tragique d’un monde sans Dieu. Elle le mène à un désespoir, mais à un désespoir actif, chez ce silencieux le désespoir même du Taciturne : on n’a pas besoin d’espérer pour entreprendre. L’entreprise subsiste hors de l’espoir, et une partie des Destinées met en symboles l’entreprise humaine.
La Bouteille à la Mer et l’Esprit pur reprennent cette strophe de sept vers de la Maison du Berger qui fait la plus belle et l’originale réussite lyrique de Vigny. La Bouteille à la Mer est le poème de l’entreprise humaine en tant qu’elle s’attache à ce qu’il y a de plus immatériel et qu’elle vit et meurt pour les idées. L’idéalisme de Vigny, ne prenons pas cela pour un mot conventionnel. Il ne ressemble pas à celui des poètes, mais à celui du philosophe. La vingt-sixième et dernière strophe de la Bouteille à la Mer commence par ce vers :
Le vrai Dieu, le Dieu fort est le Dieu des idées
Le recueil des Poésies, l’œuvre et la vie d’Alfred de Vigny sont tendus par la dialectique héroïque grâce à laquelle cet ennemi d’un Dieu donné, d’un Dieu non cherché, ni voulu, parvient à la notion platonicienne d’un Dieu vrai et fort, lieu des idées, comme l’espace est le lieu des corps. Le Poète de l’Esprit pur est l’homme des idées et mieux encore le Chevalier des idées. Les idées de Vigny gardent la marque de l’outil intérieur et de la tension triste qui les créèrent. Mais sa vocation était de les créer en poète, de porter des mythes comme le « fablier » La Fontaine portait des fables. Il en a ébauché encore beaucoup d’admirables dans le Journal d’un Poète, qui contient tout un carton de dessins, de poèmes. Malheureusement ce qu’on nomme l’inspiration était chez lui précaire, l’ardeur juvénile à fondre un morceau en un seul jet s’affaiblit de bonne heure. Les circonstances de la vie et le goût du silence firent le reste.
VICTOR HUGO
Victor Hugo appartient par son père à une famille de paysans lorrains (canton de Baudricourt), que son grand-père, artisan adroit et commerçant habile, menuisier et forestier, amène à l’aisance, son père et ses deux oncles, tous trois soldats de la Révolution et officiers de l’Empire, à l’honneur et à l’éclat ; — par sa mère Sophie Trébuchet il descend de bourgeois et d’armateurs nantais. Né à Besançon le 26 Février 1802, le dernier de trois garçons, son enfance nomade suivit les garnisons de son père : Corse, Île d’Elbe, Naples. Deux séjours ont de l’importance : celui des enfants Hugo à Paris dans le grand jardin des Feuillantines pendant trois ans (1808-1811), les deux années d’Espagne, 1811 et 1812, où le général Hugo a suivi le roi Joseph. À Paris de 1812 à 1818, les trois enfants firent de bonnes études, mais surtout de la littérature. À seize ans, Victor Hugo a écrit une tragédie, a obtenu une mention de l’Académie pour une ode, a fait couronner des poésies aux Jeux Floraux de Toulouse, et il fonde à dix-sept ans la première en date des jeunes revues le Conservateur littéraire (1819-1821) mis habilement dans le sillage du Conservateur politique de Chateaubriand. Les dissentiments de ses parents, qui vivent séparés depuis 1812, lui ont imposé une adolescence pénible, donné le besoin et la volonté de se faire une situation par la littérature, seul métier dont il entend vivre (il le pratiqua toujours avec une extrême probité, mais un sens des affaires très avisé). Une femme et des enfants (il avait fait à vingt ans, venant de perdre sa mère, un mariage d’amour, avec une amie d’enfance, Adèle Foucher) — la position politique de sa famille (sa mère s’était déclarée royaliste en 1814 par haine du général, puis le général s’était rallié à Louis XVIII), — l’exemple des deux grands aînés, — Chateaubriand et Lamartine, — sont à l’origine de son royalisme juvénile, royalisme de carrière et de raison qui ne s’empara pas plus du cœur de Victor que du cœur de la France. Dès 1822, les Odes le présentent comme le poète officiel et sérieux de la dynastie. Mais aussi il veut, avec fermeté et persévérance, un grand état d’homme de lettres complet, fournissant tout, saisissant le filon du jour, réussissant en tout, supérieur dans tout : le roman avec Bug-Jargal et Han d’Islande, le théâtre avec Amy Robsart et Cromwell, la critique créatrice avec les préfaces, la poésie classique avec les Odes, la poésie romantique avec les Ballades. À vingt-huit ans c’est un chef d’école ou, plus précisément un chef : il publie à la fois les Orientales et le Dernier Jour d’un Condamné, et remet à la Comédie-Française Marion Delorme, dont le gouvernement interdit la représentation. 1830-1831 montrent à nouveau la même ambition triple, avec Hernani, Notre Dame de Paris et les Feuilles d’Automne : grande année, grand tournant.
La bataille d’Hernani passe pour l’Austerlitz du romantisme. Notre-Dame de Paris deviendra par son pittoresque une des œuvres les plus populaires de Hugo, et les Feuilles d’Automne marquent son entrée dans la Grande poésie personnelle philosophique, politique. En même temps, ses vrais sentiments politiques se manifestent. Ils tournent autour de Napoléon. L’Ode à la Colonne, en avait été l’acte de naissance, le IVe acte d’Hernani est l’acte de l’idée impériale. En 1831, dans une lettre au roi Joseph, il s’offre au service du duc de Reichstadt. La mort de Napoléon II le met en état de disponibilité politique, le rejette dans un napoléonisme idéal (comme Chateaubriand est resté émigré dans un légitimisme décoratif), le laisse pour plusieurs années très hostile à Louis-Philippe, qui lui rend le service d’interdire en 1832 le déplorable Roi s’amuse, et qu’il insulte dans des vers qui restent secrets. Mais à partir de 1834 il se rapproche du jeune duc d’Orléans, surtout, en 1837, de la duchesse d’Orléans, qui le fera nommer pair de France en 1845 et en faveur de qui il parlera courageusement, monté sur une borne, pendant les journées révolutionnaires de 1848.
De 1831 à 1840 sa vie littéraire est dominée par les quatre recueils des Feuilles d’Automne, des Chants du Crépuscule (1835) des Voix intérieures (1837) des Rayons et les Ombres (1840) qui correspondent au quasi-silence lyrique de Lamartine et de Vigny, à l’échec poétique de Sainte-Beuve, le constituent prince du lyrisme de son temps. Sa vie théâtrale est moins heureuse : le grand projet d’un théâtre à lui, de l’histoire de France mise abondamment en drames pour le peuple par un nouveau Shakespeare, n’aboutit pas. Si Lucrèce Borgia (1833) réussit, Marie Tudor (1833) et Angelo (1835) échouent, les grands triomphes sont pour Vigny et Chatterton, Dumas et la Tour de Nesle. Ruy Blas joué à la Renaissance en 1838, connaît cependant un grand succès, reste en somme le seul drame en vers de Hugo qui ait réussi. Sa vie sentimentale enfin n’avait pas échappé aux révolutions de la trentaine : le plus intime de ses amis Sainte-Beuve avait rompu avec lui après une aventure célèbre, un drame de foyer conjugal, où presque tous les torts étaient du côté du critique. Dans son ménage, le malaise, même la mésentente sexuelle avec une femme qui lui a déjà donné ses quatre enfants, est une des causes de sa liaison, qui débute en 1833, avec l’ancienne maîtresse et modèle de Pradier, Juliette Drouet. Du relèvement, de l’éducation, de la création d’une femme par l’amour et le génie, cette liaison, qui durera jusqu’à la vieillesse et la mort, reste d’ailleurs un émouvant modèle et un magnifique monument.
En 1838, Hugo fait son premier voyage en Allemagne. Ses préoccupations politiques, dont Ruy Blas est le mythe, auront pour manifeste en 1841 le discours de réception à l’Académie, en 1842 le Rhin, en 1843 les Burgraves, la seconde pièce impériale de Hugo après Hernani, soleil couchant plus beau que le soleil levant, mais Waterloo dramatique treize ans après Austerlitz. La vie de Hugo, la quarantaine venue, atteint elle-même un rayonnement impérial. Sa maison de la place des Vosges est une capitale littéraire. Son masque de marbre contracte une ampleur césarienne. Il voit loin et fort. En 1842, la mort du duc d’Orléans laisse entrevoir à brève échéance une minorité, une régence. La réussite parlementaire de Lamartine, à qui on offre portefeuille et ambassades et qui se réserve pour mieux que cela, le souvenir de Chateaubriand, indiquent à Victor Hugo les voies possibles d’un poète vers les sommets. Il se tient en disponibilité sept ans. Il cesse de publier. Il sentait que les Burgraves l’avaient diminué devant la foule, qui n’aime pas les échecs. 1843 était en outre l’année terrible pour une autre raison qu’un échec au théâtre : nouvelle mariée, la plus aimée de ses enfants, la plus fille de son père (Cette Léopoldine est fille de Césars, dit Sainte-Beuve dans Lyre d’Amour) Léopoldine Vacquerie, se noie à Villequier pendant que son père voyage dans les Pyrénées avec Juliette. Ce fut la plus grande douleur de son existence. Deux ans après, le jour anniversaire, en 1845, de la mort du duc d’Orléans, et sur la prière de la duchesse, Louis-Philippe, d’ailleurs malgré lui, nomme Hugo pair de France. Mais la destinée s’acharne : Hugo comptait faire au Luxembourg des débuts et une carrière éclatante, quand un scandale — flagrant délit d’adultère avec Mme Biard — le condamne au silence pendant deux ans, et il ne monta enfin à la tribune que pour démontrer qu’il ne serait jamais orateur. Cependant s’il ne publie pas, il écrit en hâte les manuscrits, amorce avec Pauca Meæ les Contemplations, avec Aymerillot et le Mariage de Roland la Légende des siècles, avec les Misères les Misérables.
La Révolution de 1848 l’atterre. Mais le gouvernement de Lamartine, l’établissement du suffrage universel, donnèrent d’abord à cette Révolution figure de romantisme au pouvoir. Les électeurs de Paris envoyèrent Hugo à l’Assemblée Constituante, puis à la Nationale, il y siégea à droite, soutint de son journal l’Événement, et de son vote, la candidature de Louis-Napoléon, défendit la politique du Prince-Président à l’Assemblée, d’ailleurs maladroitement (Hugo était le contraire d’un parlementaire). Tout son passé le portait en effet à devenir l’un des hommes représentatifs du futur Empire : l’amour sincère du peuple, la philanthropie autoritaire, la politique mondiale d’utopiste et de rêveur, étaient autant de traits communs au vicomte Hugo et au Prince-Président. Dans son ministère Louis-Bonaparte aurait donné volontiers un portefeuille au poète. Son entourage l’en dissuada. Frappé immensément dans un immense orgueil et une immense ambition, Victor Hugo se précipita avec une sombre fureur, dans le seul parti qu’il ne se fût pas aliéné, l’extrême-gauche, et, éloquent pour la première fois, engagea à la tribune une lutte sans merci contre le gouvernement.
Le récit du coup d’État qu’il écrivit en 1852 et ne publia que vingt ans après, l’Histoire d’un crime, n’est qu’un roman de propagande. Il est d’ailleurs exact qu’il se conduisit avec courage au 2 décembre. Il partit pour Bruxelles, déguisé en ouvrier, Morny l’ayant laissé évader d’un cœur léger, l’aimant mieux dehors que dedans.
L’état de détresse et de colère dans lequel il arriva à Bruxelles s’exprima dans le pamphlet de Napoléon le Petit et dans les premières pièces des Châtiments qu’il acheva à Jersey où il s’établit en 1852, pour passer en 1856 à Guernesey. Dans cette solitude des îles, où sa famille et Juliette Drouet l’avaient accompagné, où la production régulière, six heures de travail chaque matin, était devenue la vraie substance de sa vie, où la méditation de la mer et de Dieu, de la vie et de la mort, l’occupaient puissamment, il atteignit une force surhumaine d’expression et de création. S’étant apparemment purgé de ses rages dans l’explosion volcanique des Châtiments, installé dans l’exil, il ajouta aux pièces lyriques qu’il avait en portefeuille de quoi faire les Contemplations (1856). Il écrivit sa Chute d’un Ange avec la Fin de Satan et Dieu, il devint le poète épique de la Légende des Siècles, reprit les Misères pour en tirer les dix volumes des Misérables, se divertit dans les Chansons des Rues et des Bois en répandant parmi les étoiles les gaillardises de Béranger, écrivit le roman de l’Océan avec les Travailleurs de la Mer, le conte fantastique démesuré de l’Homme qui rit, se fit une vie puissante, prestigieuse, de prophète dans une île où se mêlaient les images de Patmos, de Sainte-Hélène, du Grand Bey. Un sculpteur divin avait pris sous son ciseau la pierre de sa destinée.
Il s’était fermé courageusement par un vers des Châtiments le chemin du retour. Il revint à Paris le surlendemain de la proclamation de la République, porta pendant le siège, et même après le siège, le képi de garde national, fut élu député de Paris, à l’Assemblée nationale, entre Louis Blanc et Garibaldi, démissionna bientôt, n’ayant guère de langage commun avec l’Assemblée de Bordeaux, pas plus d’ailleurs qu’avec la Commune et les partis qui se formèrent et s’affrontèrent dans la République. Elu sénateur de la Seine, il parla peu au Luxembourg. Il y représenta deux idées : l’amnistie, qu’il réclama inlassablement pour les condamnés de la Commune, et l’anticléricalisme, qui lui donna une figure d’ancêtre dans les guerres religieuses de la République.
Il écrivit encore après 1871 l’Année Terrible, l’Art d’être Grand-Père, Quatre-vingt-treize, Religion et Religions, plusieurs belles pièces de la Légende comme le Groupe des idylles, le Cimetière d’Eylau. Mais ce sont là des exceptions : presque tout ce qu’il publia était tiré des manuscrits de l’inépuisable exil, surtout des années cinquante. Lui même régla par testament la publication des œuvres posthumes, laquelle devait s’échelonner jusqu’en 1902, époque de ses cent ans, mais n’est pas encore terminée.
Les deuils s’étaient acharnés sur lui. En 1871 et 1873 moururent ses deux fils, compagnons de son exil. Sa dernière fille, qui lui survécut, Adèle, était folle depuis l’exil, enfermée, comme son oncle Eugène. Juliette Drouet l’accompagna presque jusqu’au tombeau. Mais les deux enfants de son fils, Georges et Jeanne, fleurissaient sa vieillesse. Tout le monde littéraire et républicain passait par son petit hôtel de l’avenue d’Eylau, où il tenait à peu près, comme il le fit toute sa vie, table ouverte, avec une bonne grâce de gentilhomme. Paris l’enveloppait d’une gloire immense, monumentale.
Il mourut à quatre-vingt-trois ans, comme Voltaire et Gœthe. Ses obsèques civiles appartiennent aux pompes et au culte républicain, où elles créèrent le même éclat que la fête de l’Être Suprême sous la Convention. Il est de ces hommes étranges, qui, selon sa propre expression, enivrent l’histoire. Le demi-siècle qui s’est écoulé depuis sa mort a été aussi riche que le temps de sa vie en débats passionnés sur sa personne, sa place et sa gloire. « Enfin, disait en 1885, le poète qui allait lui succéder à l’Académie, il a désencombré l’horizon ! » Leconte de Lisle ne s’est jamais plus solidement trompé que ce jour-là.
Un romancier comme Balzac, un poète dramatique comme Shakespeare ou Molière, Corneille ou Racine, s’accommodent parfaitement d’un maximum de situation et d’un minimum de présence. Leurs personnages sont présents pour eux. La personne de Balzac laisse souvent (sans doute à tort) les délicats aussi froids que la personne de Victor Hugo. Mais ce qui nous importe chez lui, c’est le père Goriot, c’est Madame de Mortsauf, ce n’est pas M. Honoré. Au contraire, Hugo est un lyrique personnel, le plus grand des lyriques personnels, à la personne de qui, à tort ou à raison (plutôt à tort) on ne parvient pas généralement à s’intéresser, et il n’arrive jamais de rêver.
théâtrocratique.
Pièce n’est pourtant pas très exact. Le théâtre consiste dans le dialogue. Et Hugo, au théâtre comme à la ville, est l’homme du monologue, de la tirade, de l’interpellation, de la fusée lyrique où l’on est seul, où l’autre est muet, ou se borne au Mais…, vite écrasé, du mort au whist. Les apostrophes de Milton, de Saint-Vallier, de Ruy Blas, le monologue de Charles-Quint, les Quatre Jours d’Elciis, le Satyre devant l’assemblée des Dieux, ou l’Homme qui Rit devant celle des pairs d’Angleterre, voilà l’attitude à laquelle le ramène invinciblement son mouvement naturel. C’est le Delmar de l’Éducation sentimentale. « Brasseur anglais, il invectivait Charles Ier ; étudiant de Salamanque maudissait Philippe II ; ou, père sensible, s’indignait contre la Pompadour, c’était le plus beau ! Les gamins, pour le voir, l’attendaient à la porte des coulisses. On disait : Nôtre Delmar. Il avait une mission, il devenait Christ. »
Le génie trouve évidemment à devenir dieu plus de difficulté que le cabot. Hugo y est presque arrivé, cependant, en 1885, et, comme disait Royer-Collard de M. Pasquier quand il fut fait duc, cela ne le diminue pas.
Quand Lamartine demandait que le tombeau de Napoléon portât ces trois mots : À Napoléon seul ! il marquait la différence qu’il y a entre un génie qui est seul et un génie qui n’est pas seul. Il n’existe pas plus de Lamartine seul que de Louis XIV seul. Mais il y a Hugo seul. Il y a Hugo qui parle seul, et devant lequel une partie de la postérité est prise de la même inquiétude ironique qui entoure dans la rue le passant qui se parle haut à lui-même. Quand Hugo va à l’absurde, c’est par le chemin ou nous y allons tous quand nous parlons seuls, quand nous sommes seuls, quand cessent de fonctionner nos réducteurs et nos accommodateurs sociaux. Son monologue parmi les vivants ressemble alors à son monologue parmi les morts quand parlent pour lui, quand parlent en lui, les tables tournantes de Jersey. Cette souveraineté du monologue est d’autant plus frappante qu’elle est juxtaposée sans s’y mêler à une personnalité commune et dialoguante, celle d’un homme d’esprit, d’un homme du monde parfait, d’un causeur charmant, d’un ami attentif et généreux, d’un fils admirable, d’un père affectueux, d’un amant aussi délicat que tendre. D’autant plus frappante aussi, et plus originale, que le monologue hugolien, qui est bien le monologue du théâtre, c’est le monologue pour autrui, le monologue qui suppose autour du parleur l’élément, l’aliment et l’aimant d’une foule, des foules, des peuples, des êtres, des vivants et des morts, de Dieu. Alors, quand Hugo écrit Choses vues pour lui seul, non pour un théâtre, et sans l’interposition d’Olympio, quand il est Hugo seul pour lui et non Hugo seul pour les autres, quand donc son monologue est pur, nous le voyons aussi lucide, aussi clairvoyant, aussi fin que lorsqu’il cause en 1830 avec Sainte-Beuve, à l’Académie avec Cousin ou Royer-Collard, à Guernesey avec le jeune Stapfer. Ceci c’est l’homme qu’il est, ce n’est pas le génie qui l’habite, Olympio, le génie tantôt supérieur, tantôt inférieur à l’homme, qui ne relève pas des mêmes mesures, et qui s’arrange de lui comme il peut.
Or aucune littérature n’est plus sociable, plus sociale, que la littérature française, n’a mieux qu’elle lié partie avec l’esprit de société, n’admet moins le monologue dans la rue, dans le livre, au théâtre. Le même paradoxe qui a fait de Napoléon un empereur français a fait se tenir en français le monologue hugolien, a préposé Napoléon et Hugo à la plus grande extension, à la plus grande transgression d’une force française. Ils nous ont été donnés bien plus que nous ne les avons produits : durs à absorber, à digérer. C’est cette difficulté de digestion que Lamartine, dans le discours sur le Retour des Cendres, indiquait en prophète au Français moyen du Juste Milieu. Le Retour des Cendres avait lieu vingt-cinq ans après le départ du vivant et huit ans avant le retour de l’héritier. Il posait comme l’indiquait Lamartine, une présence redoutable de Napoléon. Mais s’il y avait en 1840 en France un napoléonisme latent et couvé, y avait-il, y aura-t-il jamais un hugolisme littéraire français ? Hugo dès 1843, n’avait-il pas été, littérairement, installé dans une fonction de Hugo seul ? À partir de 1852 l’exil ne l’avait-il pas entouré de la nuée visible de cette solitude, et des signes éclatants du monologue ? Ne l’avait-il pas diminué en tant que présence, en donnant un piédestal à sa situation ? La fin de l’influence, la tension et la permanence du monologue, les scrupules de cette sociabilité qui forme le secret séculaire et le liant de la littérature française, ont donc diminué de plus en plus la présence. La situation reste indestructible, monumentale.
Le Poète sans message.
De 1822 à 1830, la poésie du romantisme, ce sont trois grands poètes, Lamartine, Vigny, Hugo, classés assez manifestement par l’opinion à part et au-dessus des autres. La précocité de Hugo est telle qu’il est à peine besoin de tenir compte de sa différence d’âge, de douze ans avec le premier, de cinq ans avec le second. Or, si nous comparons l’auteur des Odes et Ballades et des Orientales avec l’auteur des Méditations et celui des Poèmes antiques et modernes, nous sommes frappés de ceci, que des trois, il est le seul qui n’apporte pas ce que nous devons appeler, parce qu’il n’y a pas de mot pour remplacer cet apport anglais, un message. Une âme neuve et profonde s’insinue, pour les pénétrer, les amollir, les rendre fusibles, conquérir les jeunes gens et les femmes, dans les vers de Lamartine et de Vigny. À côté de leurs poèmes sentis et confiés, ceux de Hugo paraissent voulus et proclamés, sont d’un jeune homme studieux, probe, ambitieux, précocement mûri et pondéré, qui a une carrière à faire, et qui la fera, car il a d’excellents principes, comme on disait alors : principes politiques et religieux, mêmes principes poétiques. Rien de plus raisonnable, de plus sage, que son idée de l’ode, et son ambition, qui est d’un grand disciple : « Il a pensé que si l’on plaçait le mouvement de l’ode dans les idées plutôt que dans les mots, si, de plus, on en asseyait la composition sur une idée fondamentale quelconque qui fût appropriée au sujet, et dont le développement s’appuyât dans toutes ses parties sur le développement de l’événement qu’elle raconterait, en substituant aux couleurs usées et fausses de la mythologie païenne les couleurs neuves et vraies de la théogonie chrétienne, on pourrait jeter dans l’ode quelque chose de l’intérêt du drame, et lui faire parler en outre ce langage austère, consolant et religieux dont a besoin une vieille société qui sort encore toute chancelante des saturnales de l’athéisme et de l’anarchie. »
Ces lignes de la préface de 1822 sont parfaitement lucides. Il s’agit de faire plutôt que de dire quelque chose de nouveau, de donner un modèle de l’ode animée par une seule « idée », de développer, de transporter dans des vers la matière et l’esprit du Génie du Christianisme, d’adresser à la société de la Restauration non ce que le poète a besoin de dire, comme Lamartine et Vigny, mais ce que cette société a besoin d’entendre ou plutôt désir d’entendre, ce qu’elle demandera au théâtre et à la tribune, et ce que l’ode, en attendant le théâtre et la tribune qui conviendraient mal au débutant de vingt ans, s’efforcera, avec ses moyens propres fort intelligemment compris, de lui donner. Déjà, situation d’une poésie plus que présence d’un poète.
De là les Ballades et les Orientales, le dépaysement dans le temps et le dépaysement dans l’espace, qui sont moins d’un poète conquérant que d’un technicien en disponibilité. Elles font, dirait-on presque, avec Cromwell qu’elles précèdent et suivent, une sorte de trilogie, la trilogie de l’essai, du métier, de la technique. Cromwell est célèbre par sa préface : mais toute la production hugolienne jusqu’en 1829 a l’apparence d’une préface, d’une introduction poétique à la poésie, d’une introduction dramatique au drame, d’une ouverture. L’entrée lyrique du vrai Hugo date des Feuilles d’Automne. Et alors les quatre recueils des Feuilles d’Automne, des Chants du Crépuscule, des Voix intérieures, des Rayons et les Ombres, de 1831 à 1840, vont former une Histoire de dix ans poétique, un tout, une coupole sur quatre piliers, le premier massif du vrai monologue hugolien, du monologue d’Olympio parmi les vivants.
Or Lamartine et Dumas sont (avec Balzac quand il écrivit les Misères, puis les Misérables) les seuls rivaux auxquels Hugo ait pensé pour considérer leur secret, pour établir entre eux et lui une ligne de comparaison, pour leur reconnaître, sur un point, une supériorité à laquelle il ne pouvait pas atteindre. Il ne paraît jamais avoir éprouvé ce sentiment à l’égard de Sainte-Beuve, il n’a pas eu devant son intelligence l’idée d’une valeur qu’il eût à envier, aussi bien au critique qu’au poète. Il a pu s’inspirer de Joseph Delorme dans les Feuilles d’Automne, comme il s’inspirera de Leconte de Lisle dans la Légende des siècles, ou des Émaux et Camées dans les Chansons des Rues et des Bois, avec l’allure de quelqu’un qui reprend son bien, qui aurait pu inventer cela tout aussi bien qu’eux, et qui en tout cas l’exécute mieux. Peut-être, après tout, l’auteur des Misérables a-t-il pensé de même (à tort) au sujet de Balzac. Mais le poète et l’orateur ne l’ont pas pensé au sujet de Lamartine, l’homme de théâtre ne l’a pas pensé au sujet de Dumas. Il a vu en eux de grands pays, dont il était séparé par des frontières naturelles, par une nature de frontière qu’il sentait en lui ; il se définissait en les reconnaissant.
Qu’à vingt-cinq ans de distance, la même image soit imposée, soit tirée de l’inconscient de Hugo pour lui servir, de son côté, de borne frontière marquée de ses armes, c’est au moins un renseignement considérable. Si nous relisons encore cette ode de 1830 et ce court poème de 1854, nous y reconnaissons une confrontation de ceux qu’on peut appeler deux princes du dialogue avec un prince du monologue.
D’autres, c’est l’Autre, en 1845. Mais l’image de Sainte-Beuve se superpose à peu près à celle par laquelle Hugo lui-même rendait la même opposition dans l’ode des Feuilles d’Automne. Laissons les vaisseaux et les cygnes. À côté de la vocation de Lamartine au dialogue, voilà la vocation de Hugo au monologue. Vocation d’autant plus singulière qu’il possède tous les dons qui le conduiraient à ce dialogue, si un mouvement irrésistible et absolu comme celui de la mer ne les déversait incessamment du côté du monologue.
S’agirait-il en effet du monologue par obscurité, difficulté de s’exprimer complètement, de celui auquel étaient contraints, ou Ballanche, ou ce Quinet dont Cousin disait : « Il est de ceux à qui Dieu a dit : Tu ne te dégageras jamais ! » Bien au contraire ! De tous les écrivains français Hugo nous paraît à la fois l’auteur le plus clair dans l’expression et le rhéteur le plus puissant dans l’accumulation. Il n’est pas seulement clair, il redonde et accable de clarté.
S’agirait-il du monologue par isolement, particularité extrême, nature de « pas comme les autres » à la manière de Gérard de Nerval ou de Baudelaire ? Pas du tout ! Autant que Lamartine, et plus que Vigny, Hugo a trouvé ses thèmes poétiques dans les émotions, les sentiments, les idées les plus communes, dans le pain quotidien de la vie humaine : l’amour, la famille, les enfants, la patrie, et les grands intérêts politiques et religieux sont proclamés chez lui par un haut-parleur qui ne fait qu’amplifier, recouvrir d’inépuisables images ce que pense l’homme moyen, transformer en cygnes sauvages et en aigles inabordables les oiseaux de la rue.
S’agirait-il du monologue par distraction, par oubli d’autrui, par égocentrisme monstrueux ? Encore moins. Hugo est dans la vie un homme courtois, poli, spirituel, prudent, très curieux de ses intérêts littéraires et financiers, et très habile dans leur gouvernement, exempt de cet illusionnisme des biens de fortune où vécurent Lamartine et Dumas, fin observateur, connaisseur en tout, et d’une forte attention à la vie.
S’agirait-il, à la table de travail, du monologue par abandon à la phrase, à la pente de la parole intérieure et aux chevaux de la pensée ? Absolument pas. Hugo est resté l’ouvrier poète. Cousin disait de lui à Sainte-Beuve : « Hugo dérange toutes les idées qu’on se fait du poète lyrique. On est accoutumé à définir le poète lyrique une chose légère. Au lieu de cela on a dans Hugo une pensée calculée, compliquée, qui manœuvre en toute chose. » Et Sainte-Beuve lui répondait : « Oui, il fait une ode comme on ferait une serrure ! une serrure savante, mais c’est de la mécanique ». Le vert de gris, et d’Institut, mis à part, ces propos ne manquent pas de pertinence. Hugo est un grand homo faber, et l’homo faber est toujours tiré plus ou moins hors de lui par l’appel et l’exigence de la matière à ouvrer. En dehors de la littérature, Lamartine ne possédait qu’une technique, qu’il avait d’ailleurs apprise : celle de la diplomatie, technique morale et politique. Les techniques extra-littéraires de Hugo étaient au contraire des techniques de la main, celles même de son grand-père de Nancy, le dessin et la menuiserie. Cousin et Sainte-Beuve nous représentent deux natures d’intellectuels qui s’étonnent devant une nature d’ouvrier. Et, précisément, chez le Hugo de 1820 à 1830, la nature ouvrière, technicienne, dominait tout. Qu’est-ce que cette nature ouvrière, sinon la soumission à la matière, l’esprit lesté, guidé par la matière, en dialogue avec elle, en attention à elle ? Sainte-Beuve estimait dans les Ballades un art de verrier. « Ce sont des vitraux gothiques… on voit sur la phrase poétique la brisure du rythme comme celle de la vitre sur la peinture, et il n’y a pas de mal à ce qu’on la voie. » Les Odes et les Orientales ouvrent un atelier de peintre décorateur. Ce grand ouvrier, ce patron des ateliers romantique et du Parnasse, ne perd jamais le contact avec la matérialité et la précision : le contraste reste entier avec l’immatérialisme et l’imprécision lamartiniennes.
Voilà donc bien des conditions qui éloigneraient Hugo du monologue, et qui en effet l’en éloignèrent plus ou moins jusqu’en 1830. Mais, de plus en plus, à partir de 1830, il est conduit, contraint, condamné au monologue, comme penseur — le Penseur.
On remarquera, entre parenthèses, que la légende qui fait de Victor Hugo un verbal qui ne pense pas est due à des hommes qui sont eux-mêmes mangés par la copie, comme Faguet, ou par la vie de relations, et à l’intérieur de qui il ne reste à peu près rien. « Le voilà seul avec lui-même, disait Capus d’un de ceux-là, c’est-à-dire vraiment seul ! » Le contraire même de la solitude monstrueusement peuplée de Hugo. Aussi bien, aucun philosophe n’a-t-il, au sujet de Victor Hugo, donné dans ce lieu commun de publiciste.
Ce climat propre de sa vie intérieure, ce monologue qui fait la condition de son génie, Hugo l’a peint dans un morceau extraordinaire, qui tient presque dans son œuvre, comme formule de son secret, la place de la Nuit de Décembre dans Musset et celle de la Vigne et la Maison dans Lamartine, l’une et l’autre expériences réelles, comme on sait, et non fictions. C’est la Tempête sous un crâne des Misérables. On dirait qu’il y a en effet des climats sous son crâne, comme chez Pantagruel et chez le Satyre. Musset et Lamartine rendent leur solitude par un dialogue entre eux et leur âme de poète, Hugo l’expose en un monologue. On y trouverait presque le procès-verbal authentique de la naissance du monologue hugolien : Jean Valjean cédait « à cette puissance mystérieuse qui lui disait : Pense ! comme elle disait il y a deux mille ans à un autre condamné : Marche !… Il est certain qu’on se parle à soi-même ; il n’est pas un être pensant qui ne l’ait éprouvé. On peut dire même que le Verbe n’est jamais un plus magnifique Mystère que lorsqu’il va, dans l’intérieur d’un homme, de la pensée à la conscience et qu’il retourne de la conscience à la pensée. C’est dans ce sens seulement qu’il faut entendre les mots souvent employés dans ce chapitre, il dit, il s’écria. On se dit, on se parle, on s’écrie en soi-même, sans que le silence extérieur soit rompu. Il y a un grand tumulte, tout parle en nous, excepté la bouche. Les réalités de l’âme, pour n’être point visibles et palpables, n’en sont pas moins des réalités ». Réalités. Il existe une réalité intérieure de Victor Hugo, comme il existe une situation extérieure de Victor Hugo. Ce sont deux puissants dieux.
des années trente :
Feuilles d’Automne.
Parmi ces destins, il y a précisément cette teinte sérieuse d’un arbre qui, à vingt-huit ans, sent déjà son automne à ses responsabilités, à ce poids intérieur que révèle la pièce liminaire, que précisent le second poème, À Louis Boulanger, et tant d’autres, la Rêverie d’un Passant à propos d’un Roi, Ce qu’on entend sur la montagne. Beaucoup des pièces du recueil sont adressées à quelqu’un, Boulanger, Sainte-Beuve, un neveu, un ami, la femme ou la fille du poète. Mais on remarquera combien elles semblent les concerner peu, passer au-dessus de leur tête, ne leur demander que l’occasion d’un monologue, manquer de cette interpellation et de cette prise directe qui chez Lamartine vont vraiment de l’homme à l’homme et maintiennent sur un poème les esprits d’un dialogue ; les deux morceaux les plus caractéristiques de ce monologue sont la Pente de la Rêverie, et la Prière pour Tous.
La Pente de la Rêverie a la même valeur de procès-verbal que la Tempête sous un crâne : procès-verbal, le 28 mai 1830, d’une vision totalitaire du monde, d’une hallucination de la plénitude, où l’histoire humaine est vue et sentie à la manière d’une cathédrale gothique, à la fois dans son ensemble et dans le détail indéfini de ses pierres sculptées. Par cette Pente de la Rêverie, on entre à l’intérieur du poète comme on chemine dans les membres et dans la tête d’un colosse de bronze. Hugo y trouve pour la première fois son thème éternel. Trois moments, un jour de pluie, au printemps, dans cet appartement de la rue Jean-Goujon où il est allé chercher la campagne et la verdure. Ses enfants, Léopoldine et Charles, jouent dans le jardin, les oiseaux chantent, la Seine, Paris, le dôme des Invalides s’étalent. Voilà le premier plan, la première vie, le premier Hugo, familier. Puis ce plan s’efface. Un second lui succède : les amis, amis littéraires, amis peintres — soit l’école où il règne, le monde des lettres, des idées, de la gloire, cette famille selon l’esprit dans laquelle se fond la famille selon la chair. Tels sont les deux premiers Hugo, nature normale de poète, et qui se retrouveraient à peu près chez tout poète normal, qui ne sont pas du Hugo seul, qui en seraient même à peu près le contraire. Puis, brusquement, à une dénivellation, comme au sommet d’un col une face nouvelle de la terre, s’étale le troisième Hugo, le Hugo visionnaire, sans commune mesure avec les précédents, Hugo l’unique, Hugo seul, ou mieux Hugo peuple, Hugo peuplé, Hugo élément, un Hugo dans lequel les barrières physiques cèdent, l’écrou du corps et du cerveau se desserre, la représentation n’est plus obstruée par l’attention au fait, toute la mémoire d’un passé humain, présente derrière l’écrou, comme l’eau derrière la vanne, se répand, inonde, coïncide avec les siècles, les générations, les Solymes, les Tyrs, les Carthages, les Romes, et l’histoire humaine et la durée cosmique boivent comme une goutte d’eau la vie d’un homme. Ce thème du plan impersonnel qui succède au plan personnel reparaîtra dans la dernière pièce des Contemplations. Il est alors devenu, dans la solitude de l’exil la vocation quotidienne de Hugo. Mais cette vocation propre de Guernesey est présente dès les Feuilles d’Automne, que Hugo a écrites de vingt-six à vingt-neuf ans, et où le prophète, le visionnaire débute.
La Prière pour tous, banalisée pour avoir traîné ses fragments dans les recueils enfantins, s’allonge vers le même orient que la Pente de la Rêverie. Si l’on compare aux odes des années vingt ce poème de 1830, et précisément parce qu’il semble appartenir à la même famille de sujets, on reconnaîtra le changement de climat, — les thèmes de Magnitudo Parvi, Léopoldine, celle que Sainte-Beuve appelait la fille des Césars, prenant déjà, comme si elle était de l’autre côté de la tombe, figure d’intercesseur et d’ange entre son père pensif et la foule des vivants et des morts.
Et sur quelle pièce, datée de novembre 1831, se terminent les Feuilles d’Automne ? Vingt ans avant le coup d’État, sur la première pièce des Châtiments, la carte d’Europe animée, flamboyante, ruisselante de noms de villes devenus diamants pour la monture de la rime, peuples vengés, rois au pilori, marqués, armoriés à l’épaule, carcans, et le dernier vers notifiant la naissance de cette Muse.
Et j’ajoute à ma lyre une corde d’airain !
La dernière pièce des Voix intérieures, achèvera sur le même profil le recueil de 1837. À la nouvelle Muse, à la Jeune Parque, qui sent son destin et qui veut sortir, aller, le doigt du poète dit : Reste encore, il n’est pas temps.
Aie au milieu de tous l’attitude élevée
D’une lente déesse, à punir réservée,
Qui, recueillant la force ainsi qu’un saint trésor,
Pourrait depuis longtemps et ne veut pas encor !
Dans les Chants du Crépuscule, tonnent sur Paris, à travers les tours ajourées de l’ode, les cloches civiques, nationales, humaines. Aucun autre recueil de Hugo, si ce n’est les Châtiments, n’a plus la figure d’un recueil politique. Les premières pièces d’amour à Juliette y mêlent leur cloche d’argent, mais le futur pair, émule de Lamartine, le poète proclamateur et prophète a pris toute sa stature.
Voix pareille à la sienne et plus haute pourtant,
Comme la grande mer qui parlerait au fleuve.
Comme la Pente de la Rêverie, c’est là, dans les quatre recueils des années trente, un poème cardinal, un poème-gond, sur lequel roule lentement la porte de la destinée hugolienne, et que paraphrase, par ailleurs, la préface du dernier recueil, de celui dont une pièce a popularisé le nom d’Olympio, dont le titre lui aussi indique un thème de dialogue inégal entre le passé et l’avenir : les Rayons et les Ombres. Ce portrait du poète idéal, tracé dans cette préface, le 28 avril 1840, c’est déjà le portrait même de l’auteur des Contemplations, le portrait du poète de Guernesey.
« Il aurait le culte de la conscience comme Juvénal, lequel sentait jour et nuit un témoin en lui-même, le culte de la pensée comme Dante qui nomme les damnés ceux qui ne pensent plus, le culte de la pensée comme Saint-Augustin, qui, sans crainte d’être appelé panthéiste, appelle le ciel « une créature intelligente. » Juvénal et Dante sont de ces pré-Hugo qui se réincarneront dans l’exil de 1851, et dans William Shakespeare. Saint-Augustin est désigné ici comme un génie précurseur du théologien de la Bouche d’Ombre et de Dieu. Ce poète composé de Juvénal, de Dante et de Saint-Augustin, quelle sera sa mission poétique ? La trilogie épique de Guernesey. « Ce que ferait ainsi dans l’ensemble de son œuvre, avec tous ses drames, avec toutes ses poésies, avec toutes ses pensées amoncelées, ce poète, ce philosophe, cet esprit, ce serait, disons-le ici, la grande épopée mystérieuse dont nous avons tous un chant en nous-mêmes, dont Milton a écrit le prologue et Byron l’épilogue : le Poème de l’Homme. »
En novembre 1849, sortant d’une séance de l’Assemblée, c’est sous le titre et dans le tutoiement À Olympio qu’il note :
Parmi ces hommes fous et vainement sonores,
Grave, triste, et rempli de l’avenir lointain,
Tu caches ou tu dis les choses du destin ;
Car le ciel rayonnant te fit naître, ô poète,
De l’Apollon chanteur et de l’Isis muette.
Admirables personnifications, comme celle de Proserpine dans les Contemplations ! Entre cet Apollon du poète et cette Isis du penseur, auxquels l’exil donnera leur structure et leur profondeur, il y a un hiatus, il y a l’absence d’un médiateur, d’un liant, d’un troisième terme, de ce qui eût fait à l’Assemblée l’orateur, dans le lyrisme familier le Lamartine, au théâtre le Dumas : l’absence de la Vénus charmeuse et du Mercure insinuant. Mais quel Apollon que celui de la Légende, quelle Isis que celle de Dieu !
Si j’appelle Rouen, Villequier, Caudebec,
Toute l’ombre me crie : Horeb, Cédron, Balbeck.
Le poème à deux tours, la Notre-Dame de l’exil, qui s’achève par Ce que dit la Bouche d’Ombre et À celle qui est restée en France, apporterait en somme le même message que le poème à quatre tours des années trente, si tout de même deux éléments nouveaux, inattendus, excentriques, non donnés dans les destinées de 1840, n’étaient intervenus à Jersey, pour lever cette poésie au-dessus d’elle-même, la situer, dans la vie même, sur un seuil surhumain analogue à celui que Hugo, avec les Burgraves, avait cru trouver dans la scène : la mer et les morts.
Devant l’élément avec lequel il va cohabiter dix-huit ans, le poète prend conscience et possession de son monde intérieur comme d’un élément aussi. Cette pente de la rêverie qu’il avait suivie vingt ans auparavant aux Champs-Élysées, elle quitte sa nature de pente sur la terre pour devenir un lit sans bornes sous la mer. Du visionnaire par accident la solitude fait un visionnaire ordinaire. L’état mystique de la Pente de la Rêverie s’amplifie, s’approfondit, touche aux enfers et au ciel avec Ce que dit la Bouche d’Ombre. Et Coré qui devient Proserpine, symbole de cette poésie transfigurée, c’est une pièce des Contemplations.
Hugo sent son élément intérieur assez puissant pour tenir tête à l’autre élément, dialoguer avec lui, l’écouter, lui répondre, l’interpeller. La mer, en fortifiant sa cage thoracique, lui donne l’habitude de ce dialogue rugissant. On se moque souvent du poème Ibo, de la prétendue contradiction entre l’idée et le rythme, du délire prophétique qui y roule. Bien à tort ! Écrit au dolmen de Rozel, Ibo est encore un poème-gond, le poème d’une transfiguration, et dans l’énergie ramassée de sa courte strophe, le moment même où la figure de Hugo passe de David d’Angers à Rodin :
J’irai lire la grande bible,
J’entrerai nu
Jusqu’au tabernacle terrible
De l’inconnu,
Jusqu’au seuil de l’ombre et du vide,
Gouffres ouverts
Que garde la meute livide
Des noirs éclairs,
Jusqu’aux portes visionnaires
Du ciel sacré,
Et si vous aboyez, tonnerres,
Je rugirai.
Chez l’auteur des Châtiments ce n’est pas une gasconnade, puisque les Châtiments ont fait entrer le rugissement dans la poésie, et que ce rugissement de Jersey a pour basse et pour contrepoids le rugissement de la mer. Quelques pièces des Châtiments ont été écrites à Bruxelles. Mais leur torrent prophétique et leur tempête, leur nature physique, le volume de leur cri n’existeraient pas sans le dialogue et la lutte de la voix humaine et de la mer, pareils au dialogue et à la lutte de Jacob avec l’ange. L’exil a fait un Hugo plus ou moins manichéen, a imposé à l’auteur de la Bouche d’Ombre, de la Fin de Satan, des Misérables, la présence du mal comme celle de la mer, ainsi que d’un élément encore, d’un élément qu’incarnent pour l’exilé le régime de décembre, la force au service du crime politique, le règne de Bonaparte, et devant les cris duquel l’exilé se sent les poumons assez forts pour rugir le bien. Le thème cosmique et métaphysique d’Ibo élève au carré le thème politique des Châtiments, la force du rugissement qui répond à la clameur aboyante.
Avec la mer, les morts. En 1853, quand Hugo vient de terminer les Châtiments, Delphine de Girardin, en visite à Jersey, initie la famille Hugo aux tables tournantes. La première voix d’outre-tombe qui leur parle est celle de Léopoldine. Les morts de l’histoire suivent et mènent pendant des mois leur dialogue, en milliers de vers hugoliens, avec Hugo. La conscience de Hugo faisait les questions, son inconscient, télépathiquement, par l’intermédiaire de Charles et des siens, répondait. Cette explication naturelle, la vraie, paraîtra aussi surhumaine que l’explication surnaturelle. Les poèmes du sous-produit hugolien, attribués par Hugo aux tables, sont un phénomène unique dans l’histoire de la poésie, même de l’humanité. Hugo, lui, ne s’est jamais arrêté à une explication naturelle. S’il a mis fin aux séances et aux dictées, crainte de révolutions intérieures trop violentes (peut-être songeait-il à son frère mort fou, et à ses enfants ; seule, une folle, la filleule de Sainte-Beuve, devait lui survivre), il n’a jamais douté que les morts, que les voix de Dieu, que Dieu lui-même, ne lui eussent parlé. Il a écrit lui-même sur des photographies extatiques de lui : Victor Hugo causant avec Dieu. D’où les échos de ces causeries dans ses poèmes, le second tome des Contemplations, de Pauca Meae à Au Bord de l’Infini, livre de la mort et des morts. Le poète visionnaire est maintenant un poète habité, un poète-monde. Ses poèmes comme ses romans prendront, à son image, figure de mondes. Sa triple épopée et les Misérables seront des mondes. Comme la dernière pièce des Feuilles d’Automne posait, prenant date, le premier jalon de la poésie satirique, les Burgraves, les poèmes épiques de 1845 avaient bien posé les premiers jalons de la poésie épique. Mais comment croire qu’elle eût percé, cette poésie, après 1853, tant de routes dans l’espace sans ce renfort, sans cette découverte et cette présence de la mer et des morts ?
de la Poésie.
La production poétique de Hugo pendant ces neuf ans représente à peu près le double de celle qui avait précédé et qui suivra : les Châtiments, les Années funestes, la plus grande partie des Contemplations, la Fin de Satan, Dieu, la Légende des Siècles, les Quatre Vents de l’Esprit, la plus grande partie de Toute la Lyre et d’Océan.
Il faut y ajouter les Chansons des Rues et des Bois publiées en 1865, mais presque toutes écrites en 1859, l’année de cet Orphée aux Enfers, qui va donner leur style aux dix dernières années de l’empire, le style où l’on s’amuse, où les dieux de l’Olympe s’amusent. Hugo a toujours été extrêmement attentif aux courants littéraires, et le poète de l’exil et du rocher, si la politique eût tourné autrement, quel poète de la présence il eût fourni à Paris ! De l’œuvre de l’exil, on peut dire que, tandis que le pourâna épique se rattache au mysticisme de 1848, la poésie proprement Second Empire ce sont les Châtiments de l’absence, les Chansons de la présence. Parmi l’œuvre poétique de Hugo, Alphonse Daudet, qui est resté jusqu’au bout l’ancien secrétaire de Morny, le délégué des Vingt ans en 1860, n’admettait et n’aimait que ces deux livres, ces deux versants de la poésie impériale.
de quatre mondes.
Car le mot c’est le Verbe, et le Verbe c’est Dieu
Le verbe de saint Jean, c’est le Logos, non le mot. Mais Hugo seul avait droit à ce contre sens et à ce calembour. Il lui donne l’être, comme le Christ à Petrus petram.
Il y a dix ans que Hugo a renoncé au théâtre, renoncé à projeter ses visions sur la scène qui n’a pu porter la vision des Burgraves. Mais, dans les îles, c’est lui-même qui devient un théâtre, c’est son monde intérieur qui devient un monde dramatique. Comme le dernier mot de Napoléon avait été Armée, Hugo eut dans son agonie de mai 1885 pour dernier vers :
C’est ici le combat du jour et de la nuit.
Que te sert, ô Priam, d’avoir vécu si vieux ?
Les œuvres poétiques d’après 1860, l’Année Terrible, l’Art d’être grand-père ont fait à Hugo une gloire, dans le Paris des années soixante-dix : elles n’ajoutent à sa poésie qu’une digne vieillesse, comme le feraient les quelques pièces de la Légende qui sont de cette époque, s’il n’y avait pas le Cimetière d’Eylau et les Sept Merveilles du Monde.
Il est puéril de se demander si Hugo est ou non le plus grand poète de la langue. Mais on peut bien l’appeler, dans tous les sens du mot, le plus grand phénomène de notre littérature. Sa situation présente reste probablement, avec celle de Balzac (et pour les mêmes raisons, leur qualité de porteurs de mondes, leur figure d’atlantes, de pâtres promontoires au chapeau de nuées) la plus haute et la plus solide du XIXe siècle. Son avenir sera en partie commandé par le morceau de paysage littéraire que le XXe siècle, quand il se sera écoulé, aura ajouté au massif du XIXe siècle et des précédents, quand auront pris figure les modifications du rivage, les nouveaux promontoires et leurs nouveaux chapeaux. Ronsard a été déclassé au XVIIe siècle non seulement à cause de l’évolution de la langue, mais parce que le XVIIe siècle avait la force de faire autre chose, de le faire aussi bien, et que la méconnaissance, la perte de Ronsard, comme il y a la perte du Rhône, étaient une condition de cette réussite : un demi-siècle après la mort de Ronsard, se levait le Cid. Mais rien depuis un demi-siècle n’a menacé Hugo de ce bienheureux déclassement. Rien n’en menace le XIXe siècle. André Gide a mis beaucoup de sens et de bon sens, dans le « Victor Hugo, hélas ! » par lequel il répondait à une enquête sur le plus grand poète français. Opinion nuancée, juste et sincère d’un écrivain de la génération à laquelle il incombait d’obscurcir Hugo, comme la génération de Corneille avait obscurci Ronsard, et dont, en 1935, nous devons reconnaître, elle doit reconnaître, qu’elle ne l’a, hélas ! pas obscurci.
CÉNACLES. ATELIERS. ARTISTES.
Nodier, Hugo.
Le cénacle, c’est un nom ésotérique qui désigne simplement l’entourage d’un poète qui reçoit. Le premier cénacle fut celui de la Muse Française, recueil de vers et de prose qui dura un an, de Juillet 1823 à Juin 1824, et qui eut pour rédacteurs principaux les deux frères Deschamps, Emile et Antony, poètes estimables, qui n’ont pas donné à leur revue un nom qui convînt à leurs poésies, puisque leurs vers ne sont guère que des traductions de l’espagnol, de l’italien et de l’allemand. La Muse était un recueil très éclectique. Les derniers classiques y écrivaient, Brifaut et Baour-Lormian. On n’y trouvait pas Casimir Delavigne, dont la gloire, en 1820, équilibrait, avec les Messéniennes, celle de Lamartine, mais bien trois Languedociens, Soumet, Guiraud, Jules de Rességuier, nés avant 1790, poètes de Jeux Floraux. Hugo, Vigny, y écrivaient aussi, Et surtout on se rencontrait chez les Deschamps.
Quand la Muse cessa de paraître, en Juillet 1824, il y avait quelques semaines que le cénacle Deschamps était devenu moins utile. Charles Nodier, Bisontin singulier, érudit, imaginatif, auteur d’aimables contes, venait d’être nommé bibliothécaire de l’Arsenal. Il y ouvrit un salon où régnèrent avec bonne grâce Mme Nodier et surtout Marie Nodier, sa fille. Les soirées de l’Arsenal devinrent pendant dix ans le rendez-vous de toute la littérature romantique, et surtout de la jeunesse. Poètes, peintres, amateurs, étrangers, s’y pressèrent, y discutèrent, y dansèrent. Ce monde ouvert et libre faisait pendant et contraste au monde des salons fermés ; Musset en fut l’enfant gâté, le prince charmant. Mais on ne peut pas dire que ces rencontres dans ce milieu de passage aient eu une influence littéraire.
Le vrai cénacle romantique se tint dans le salon rouge de Victor Hugo, rue Notre-Dame-des-Champs. C’est de là qu’est sortie la littérature doctrinale du romantisme de 1827, tel qu’il s’exprime dans les manifestes et les préfaces — celle de Cromwell surtout. Sainte-Beuve, Vigny, Dumas, Musset, Balzac, les Deschamps, Tarquety, Boulay-Paty, des artistes, Delacroix, Devéria, Boulanger, David d’Angers, sont assidus, et la société n’a rien d’un groupe fermé : tout poète, surtout tout admirateur, y est le bienvenu. Les séances importantes du Cénacle consistent dans les lectures d’œuvres nouvelles. En juillet 1829, Victor Hugo lit chez lui Marion Delorme, et huit jours après Vigny convoque les poètes pour une lecture de son Othello. Le 30 Septembre 1829, a lieu la célèbre lecture d’Hernani, devant une soixantaine d’amis, effectif ordinaire de ces réunions. Un littérateur remuant, aigri et pointilleux, Henri de Latouche, publia alors en octobre dans la Revue de Paris, l’article, qui fit du bruit, sur la Camaraderie littéraire, où il dénonçait le péril du cercle fermé et de l’encensoir mutuel. Des polémiques s’ensuivirent. Et après 1830 les amitiés se défirent. Les brouilles mutuelles de Hugo, Vigny, Sainte-Beuve, les ironies de Musset, les rivalités de théâtre, les dissentiments politiques, désorganisèrent le Cénacle ; le romantisme brilla plus que jamais, mais ce ne fut plus, au sens précis et technique du mot, une école.
Le Radeau de la Méduse au salon de 1819 et les Massacres de Scio au salon de 1824 avaient révélé dans un grand éclat une peinture nouvelle. Mais c’est le salon de 1827 qui, la même année que la préface de Cromwell, met à l’ordre du jour la question du romantisme en peinture, la liaison et l’identité des deux romantismes plastique et poétique, moins encore par le Christ au Jardin des Oliviers et le Marino Faliero de Delacroix que par deux toiles aujourd’hui déclassées, qui excitèrent un immense enthousiasme chez les poètes, la Naissance de Henri IV par Eugène Devéria, et le Mazeppa de Louis Boulanger, jeune peintre de vingt-et-un ans. Le Cénacle s’ouvre aux artistes et Boulanger devient une manière de peintre officiel de Victor Hugo. Bientôt, quelques jeunes gens créent la vignette, la gravure et la lithographie romantique : Alfred et Tony Johannot, Jean Gigoux, et surtout Célestin Nanteuil. Et Hugo lui-même ne sera pas l’un des moindres dessinateurs du romantisme.
La vieille rue du Doyenné, sur l’emplacement de la place du Carrousel actuel, sert ici de point de repère, parce que Gautier, Gérard et leurs amis y habitent ensemble, que c’est à peu près là que prirent forme et tradition la vie et les habitudes d’artistes libres, excessifs, truculents, ce qu’on a appelé la première bohème : les poètes et les peintres y sont mélangés et le genre rapin y domine ; — le bourgeois y devient le monstre, y prend une figure puissante et fantomatique de tête de Turc comme l’infâme pour Voltaire, Pitt et Cobourg pour la Révolution. Cette façade provocante du romantisme, cet appel aux fenêtres, n’ont rien de commun, rien que de contraire, au grand salonnier qu’est M. de Lamartine, à l’homme du monde qu’est le comte de Vigny, au père de famille irréprochable qu’est Victor Hugo, au dandy des cafés à la mode qu’est Alfred de Musset, à l’intellectuel pauvre qu’est Joseph Delorme. Mais les ateliers et le Doyenné ont fourni le bataillon sacré de la première d’Hernani. Ils tiennent plus ou moins dans le romantisme la place des vainqueurs de la Bastille parmi les patriotes de la Révolution, ils fournissent au romantisme ces excentriques et ces ratés sans lesquels il n’y aura désormais pas d’école littéraire vivante.
Mais les vrais maîtres de la rue du Doyenné furent Théophile Gautier et Gérard de Nerval — G. G. comme ils signèrent quand ils collaboraient.
Les mœurs : n’entendons par là rien d’excessif. Gautier fut toute sa vie un bon tâcheron littéraire, très rangé, très dévoué à une famille qu’il dut faire vivre de très bonne heure, plutôt malchanceux et dupe de son bon cœur et de sa bonne foi. Dans ces limites de prudence et de sécurité, c’était un grand rapin. « Le rapin, dit-il, dominait en nous le poète, et les intérêts de la couleur nous préoccupaient fort. » Dans le temps comme en dignité, on ne lui enviera pas le titre de premier rapin des lettres françaises ; ce n’est pas rien.
Il l’est par ses paradoxes. Du paradoxe évidemment un peu conventionnel et domestique, mais enfin qui a un style, une continuité, et qui est excitant, surtout quand on le recueille dans les propos de Gautier plutôt que dans ses livres, et dans ses articles, où il écrit sous l’œil du directeur et de l’abonné. Imprimé ou oral, il y a un Galderana qui est encore cité, discuté, vivant. En matière de métier artistique et littéraire, il y a toujours un « Gautier disait que » qui excelle à accrocher une discussion, et en lequel subsiste peut-être le plus connu de l’artiste qui écrivit la valeur de cent volumes.
Il l’est par sa bonne humeur, la manière si française dont il accorde l’enthousiasme et le scepticisme. Cette sympathie ironique avec laquelle nous parlons de l’école du Doyenné, c’est lui qui en a créé le style, dans Les Jeune France, tableau savoureux, amical et clairvoyant de la vie des jeunes romantiques d’extrême gauche, procès-verbal aussi de la liquidation du groupe. Avec le Daniel Jovard, des Jeune France, Gautier a créé un type littéraire plus solide et plus substantiel que les ombres découpées ironiquement et du dehors par Musset, les Dupont et Durand, Dupuis et Cotonet : vraie peinture, chez Gautier, avec la troisième dimension et le modèle.
Il l’est par les idées. Gautier est le délégué du romantisme aux idées d’artiste. L’art se suffit, comme au temps de Malherbe. En 1830, à dix-neuf ans, Gautier publie son premier volume de vers, qui sont les vers d’un album d’artiste, impressions nettes, colorées, où rien n’outrepasse le cadre voulu, et qui tournent absolument, délibérément le dos à ce romantisme d’idées, à ce romantisme politique qui va déborder dans la grande transgression de Lamartine, de Hugo, de Vigny, même de Sainte-Beuve (ce Sainte-Beuve qui, lui, devient à ce moment Saint-Simonien et entre dans les sociétés secrètes). En plein soleil de Juillet, c’était chez Gautier un beau paradoxe que d’écrire : « Aux utilitaires utopistes, économistes, Saint-Simonistes et autres qui lui demanderont à quoi cela rime il répondra : le premier vers rime avec le second, quand la rime n’est pas mauvaise, et ainsi de suite. — À quoi cela sert-il ? Cela sert à être beau. N’est-ce pas assez ? » Un système de vie, où la raison d’être de certains hommes, de certaines vocations, soit la beauté pour elle-même et par elle seule, Gautier l’a formulé dans deux romans, dont le premier fut célèbre et a eu des suites littéraires importantes : Mademoiselle de Maupin et l’Eldorado ou Fortunio. Comme le hobereau qui appelait Dieu le gentilhomme de là-haut, et au contraire en somme de Hugo pour qui le poète est Dieu, Gautier écrira : « Dieu n’est peut-être que le premier poète du monde. »
Il l’est par le style enfin. C’est un lieu commun que d’appeler le style de Gautier un style de peintre. Mais il y a là une limite aussi bien qu’une qualité. Gautier passe à bon droit pour l’écrivain romantique qui, après Victor Hugo, connaît le mieux la langue, en use avec la plus impeccable sûreté. Mais cette sûreté peut aussi bien s’appeler de la facilité, et une facilité dont il abuse quand il entre dans la description, dans une reproduction qui n’est pas créatrice, dans une fonction, comme il dit, de bon daguerréotype littéraire. Styliste, poète, romancier, voyageur, c’est toujours du côté de la création qu’il rencontre ses limites.
Ajoutons que ce romantique peintre tente d’être aussi, comme ses contemporains, un romantique oratoire. Ses deux grands morceaux de poésie romantique, Albertus et la Comédie de la Mort, restent des monuments distingués, d’abondance souvent vaine, et d’éloquence refroidie. Dans le poème court, au contraire, Gautier excelle, par le pittoresque, la mise en valeur lumineuse et bien poussée moins des beaux mots que des mots justes, des qualités classiques à la Boileau. On ne s’étonnera pas que les peintres l’inspirent heureusement, que ses Terze Rime, son Ribeira et le Triomphe de Pétrarque soient de somptueux chefs-d’œuvre, que les vers rapportés d’Espagne, España, soient des morceaux fortement copiés de nature espagnole. Les Émaux et Camées, petites pièces agréables et grêles, ont été longtemps l’objet de malentendus, et louées pour des qualités de plastique parnassienne qu’elles ne possèdent pas : simples cartes de visite bien gravées, cornées de temps en temps chez la Muse par un poète qui ne veut pas cesser les relations, il ne faut pas leur sacrifier le plein, le vif, l’aventureux de la vraie poésie de Gautier, celle de sa jeunesse.
Gautier est grand et fort, mais en vers comme en prose, on en a vite fait le tour. Le peintre manque de musique et d’au-delà. Ce cercle d’idées limité aux lettres, à l’art, au noir sur le blanc, à la ligne et a la couleur, ne va pas sans automatisme, sans monotonie, sans tout-fait et sans prévu. Gautier est un bourgeois de la République des Lettres, le buveur d’apéritifs et le Homais du Landerneau littéraire. Nous le disons avec une conscience d’autant meilleure que nous voudrions qu’on entendit tout cela en termes d’éloge et de sympathie. À qui manquent le sens de Gautier, et de l’amitié pour Gautier, manque un certain quartier de bourgeoisie, de familiarité, d’habitude, de républicanisme municipal dans la République des Lettres.
Il y a d’abord chez Nerval l’homme du Doyenné, l’ami de Gautier, le pur artiste et le conteur parfait. Personne en 1832 ne racontait avec plus de bonne grâce que l’auteur de la Main enchantée, mélange de sorcellerie et de bouffonnerie historiques exactement dans la ligne du style des Jeune France. Dix ans après, Nerval devient fou, d’une folie illuminée, mystique et tendre qui laisse subsister en lui l’artiste, et si bien que le roman de cette folie, les Filles du Feu, soit surtout Angélique et Sylvie, est un des chefs-d’œuvre du récit français. L’évocation du Valois dans Sylvie et dans Angélique a créé littérairement la poésie de l’Île-de-France. Sylvie est restée à la féerie ce que Paul et Virginie fut à l’exotisme. Angélique et Aurélia sont touchées de plus près encore par les esprits de l’illusion et de la folie. Le monde extérieur devient pour Gérard une projection du monde intérieur, la vie est submergée et transfigurée par le rêve, et la transmutation des créatures de chair en créatures de rêve devient l’alchimie propre à cette nature de poète, doucement et divinement déréglée.
Les créatures de chair, c’était une créature, une actrice, Jenny Colon, dont la liaison avec Gérard est restée assez mystérieuse pour que sa réalité soit remplacée pièce à pièce par les substitutions du rêve. Le rêveur alors devient l’initié. Toute une partie de l’œuvre de Gérard, Aurélia, le Voyage en Orient, les Illuminés, ressemble à une représentation, à un déroulement de mystères d’Eleusis, soit les aventures de l’âme sur la terre, à travers des symboles qui sont beaux et qui regardent l’homme avec des regards non seulement familiers, mais bienveillants. La folie de Nerval a eu des moments atroces, et finalement celui de son suicide. Mais seuls les intervalles ou les moments lucides et doux de cette folie ont mis au poète la plume à la main, sont passés dans ses livres, se sont vêtus de cette prose fine, délicate et tempérée. Il est le seul écrivain chez qui la folie, ou plutôt le souvenir et l’ombre de la folie, se soient présentés sous la figure d’une Muse, d’une inspiratrice et d’une amie.
Et voici enfin dans le poète de l’Île-de-France le cor enchanté de la forêt germanique. Ce frère de Novalis est le seul romantique qui ait bien connu et senti l’Allemagne, dans sa langue, dans sa légende et dans sa musique. Il s’est connu chez lui dans Faust. Il en a écrit la meilleure traduction, qu’admira Goethe. Il a eu le sens du lied et de la ballade allemande, très différente de la ballade d’artiste à la Victor Hugo. Toute une nature du Nord, qui va de Paris à Vienne, et qui a le Rhin pour axe, peut tenir Nerval pour son poète.
Ce pays il l’a parcouru, et de ses récits de voyage sur le Rhin et en Autriche la bonhomie fine et poétique peut faire suite à ses tableaux de l’Île-de-France. Mais par delà l’Allemagne, le visionnaire, l’initié était appelé par l’Orient. Le Voyage en Orient n’est pas une suite de notes authentiques : il est en partie imaginé, refait, fabriqué, à la manière qui sera celle de Barrès, mais tout cela par un artiste intelligent et impeccable. L’Orient de Nerval est resté frais, musical, féerique, Orient de poète plus encore qu’Orient de voyageur, Orient qu’il a vu comme il l’a rêvé.
Enfin, quand la folie toucha Nerval, le toucha avec délicatesse et caprice, mit sur sa pensée des demi-teintes et du crépuscule, la fondit, à des intervalles, dans l’état fluide de la mentalité primitive et de l’extase mystique, il écrivit les douze sonnets des Chimères qui sont sans commune mesure avec le reste de ses vers, et même avec sa littérature, et en qui se lève, à la main d’un initié antique, l’épi éleusinien de la poésie française. Ils ont exactement le genre d’obscurité et le style de clarté-de ces guides d’outre-tombe, par les prairies et les fontaines symboliques, qu’on a retrouvés, gravés sur des plaques d’or, dans les sépultures pythagoriciennes. On n’en épuise pas la musique, et un curieux miracle a voulu que cette musique radiante fût enfermée, comme chez Mallarmé, dans la forme stricte et plastique du sonnet. Les Chimères montrent, en plein romantisme, la route au symbolisme et à la poésie pure, comme elles montraient à Nerval, dans Foutre-tombe, la route des initiés.
LE THÉÂTRE ROMANTIQUE
La révolution romantique n’est pas une révolution sans doctrines. Depuis la Littérature de Mme de Staël, et sans compter le préromantisme, dont on ne sait pas jusqu’où il remonte, elle a été préparée par un quart de siècle de manifestes. Or manifestes, littérature dogmatique, critique, polémique, concernent pour les trois quarts le théâtre. On sait l’importance du Cours de Littérature Dramatique de Schlegel, traduit par une cousine de Mme de Staël en 1814. L’opinion littéraire est pour ou contre Shakespeare, pour ou contre le théâtre espagnol et allemand, pour ou contre la tragédie, pour ou contre les unités. Bientôt le libraire Ladvocat commence la traduction des Chefs-d’œuvre des théâtres étrangers, qui deviendra pour les romantiques une véritable Somme dramatique. Le mot théâtre avait eu en France jusqu’en 1815 un sens français ; il s’y entend, à partir de 1815, avec un sens européen. Le romantisme débute dans ce sens élargi, dans cet appel d’air.
romantique.
Si Dumas faisait mal le vers, il fit dans la Tour de Nesle, supérieurement la prose. Weiss a eu le courage de dire que dans la Tour de Nesle il y a un style, « un style trouvé ». Il faudrait modifier la définition de Buffon. Le style de théâtre est ici le mouvement que les actes mettent dans les paroles et les paroles dans les actes. Il a l’éclat, le mouvement, la rapidité de l’épée. Il lui est arrivé ce qui est arrivé au songe d’Athalie ou au récit de Théramène, mangés par le cliché et la parodie, dont il faut les nettoyer pour les admirer. Un connaisseur de style encore supérieur à Weiss ne s’y est pas trompé. C’est Victor Hugo. La Tour de Nesle a appris à Hugo qu’on pouvait faire du drame en une prose qui valait les vers, et la Tour de Nesle de 1832 lui inspira Lucrèce Borgia de 1833, sans compter Marie Tudor, autre très grande dame.
Antony a créé en effet cette réalité dramatique simple et souple qui s’appelle la pièce, la pièce moderne en prose, qui deviendra vingt ans après, avec la génération qui succèdera, la langue moyenne et définitive du théâtre. Antony pourrait s’appeler la pièce des deux Dumas, et c’est dans le théâtre du fils bien plus que dans celui du père qu’elle s’est continuée. D’ailleurs Dumas n’en présente pas seulement dans son drame la pratique, mais aussi la théorie. Il a osé avec succès, dans le IVe acte, lier, comme Modère dans le Misanthrope, des scènes de discussion littéraire à l’action, les faire comme Molière contribuer à l’action, Si le génie dramatique, le sens de l’avenir dramatique, suffisaient pour faire un chef-d’œuvre dramatique, la place d’Antony serait à côté du Cid, d’Andromaque, de l’École des Femmes. Or Antony ne se joue plus, ne se lit plus, ne vit plus. Car une création dramatique ne vit que si par un hasard aussi exceptionnel que la naissance de jumeaux, elle est accompagnée d’une création correspondante et égale de style.
Comme Dumas essaye d’hugoliser dans Charles VII, Hugo essaiera dans ses drames en prose de dépasser Dumas sur son terrain. En vain. Le Je suis ta mère, Gennaro ! de Lucrèce Borgia, c’est le même explosif qu’Elle me résistait,… avec cette différence que dans Lucrèce Borgia la poudre est mouillée. Tous deux s’acharneront, Hugo cherchera à avoir un théâtre à lui, et en 1848 Dumas réalisera ce rêve avec son Théâtre Historique. Il est certain qu’il y avait dans les dix-huit ans de la Monarchie de Juillet la place d’un Shakespeare français, romantique et moderne, lequel, en tombant du vraisemblable dans le vrai et du possible dans le réel s’est cassé en morceaux.
Le Roi s’amuse semble écrit exprès pour le briser sur le pavé. Mais Ruy Blas (1838) qui fut et qui est encore le principal succès dramatique de Victor Hugo, et les Burgraves (1843) en restent deux morceaux considérables, et les plus éclatants. Les invraisemblances de Ruy Blas ne l’empêchent pas d’être plein de mouvement et d’idées dramatiques, et son IVe acte a créé pour un demi-siècle tout un style de la comédie en vers. Les Burgraves sont comme Hernani une grande date : celle où le public, qui attend depuis quinze ans le Shakespeare promis, prend acte de son absence sous cette armure surhumaine d’airain, de pierre, d’antiquité qui descendit, à grand bruit de vers éclatants, sur la scène du Théâtre-Français en février 1843, comme celle d’Eviradnus, mais qui ne vainquit pas, laissa le trône à une sagesse pratique et vulgaire, et rentra, comme Barberousse, aux solitudes. Le torrent de la poésie déchaîné dans Hernani s’agrandit ici à la mesure du Rhin, le son du cor devient celui d’une immense ballade germanique qui se résout en figures sans commune mesure avec la nature du théâtre. Les Burgraves, qu’on n’a jamais pu ranimer sur la scène, fût-ce celle d’Orange, tiennent dans le monde du Théâtre-Français une place monumentale. C’est un cénotaphe à la ressemblance des tombeaux de Charlemagne et de Napoléon, la cuve de porphyre où il n’y a rien que cette idée possible d’un Shakespeare romantique français, l’un de ces autels de pierre que fit élever Alexandre quand il fallut reculer et que la conquête de l’Inde lui fut refusée par ses soldats, c’est le Moscou de la grande armée du drame, l’acte enfin de démesure napoléonienne le plus authentique de Victor Hugo. Un peu plus, et l’on penserait au Nemrod de la Fin de Satan.
Les morceaux du Shakespeare brisé ne sont pas du tout épuisés avec Dumas et Hugo. Vigny et Musset y ont leur part.
Le théâtre en vers de Musset n’a aucune importance dramatique. Il y a dans À quoi rêvent les jeunes filles quelques-uns des plus beaux vers qu’il ait écrits. Mais on ne peut tenir ces deux actes que pour une sonate de poésie. La Coupe et les Lèvres mène pendant cinq actes un superbe poème oratoire dont certains cris sont demeurés fameux. Comme celui d’Hernani, l’élan de la Coupe part des inévitables Brigands. Le héros aventurier Frank a le malheur de laisser planter par une courtisane le premier clou de la débauche sous sa mamelle gauche. On serait tenté de voir dans la Coupe un anti-Marion Delorme, et l’on remarque que la réhabilitation de la courtisane est tentée par le chaste poète de 1829 et sa condamnation prononcée par le poète débauché de 1832. Mais cela, dans Musset, se passe aussi loin du théâtre que Rolla. Et nous ne disons rien de sa troisième comédie en vers, Louison, écrite beaucoup plus tard, et insignifiante.
Mais enfin, tout bien pesé, Lorenzaccio reste le plus shakespearien des drames romantiques. Il l’est trop, et l’on sent bien qu’il n’existerait pas si Shakespeare n’avait écrit Hamlet. Mais il existerait encore moins si le poète n’avait mis dans Lorenzo, grand cœur frappé comme Frank par la débauche, quelque chose de cette amertume et de ce remords de dieu tombé qui va faire le style de sa vie. Et surtout il y a la vie du style.
Musset a créé dans On ne badine pas avec l’Amour et dans cet On ne badine pas avec ses masques qu’est Lorenzaccio, comme Dumas et Hugo dans la Tour de Nesle et Lucrèce Borgia, une prose du drame romantique, qui d’ailleurs ne survivra guère aux années trente, une prose qui prend tous les tons, tantôt dense, fulgurante et nue comme une lame, tantôt riche, résonnante, indéfinie comme des bois de musique. Qu’elle ait si peu duré, qu’elle ne se soit pas maintenue contre la souveraineté du vers, cela est remarquable. Hugo n’a plus donné de drame en prose après Angelo, qui n’est pas bon, Dumas, qui occupera le théâtre jusqu’à sa mort, cessera de bonne heure après Kean d’apporter ses soins au style. Et Lorenzaccio n’a pas de suite dans l’œuvre de Musset.
Lorenzaccio ne fut d’ailleurs jamais mis à la scène avant la fin du XIXe siècle et, malgré les adaptations et les coupures, y échoua. Au contraire On ne badine pas avec l’Amour et les Caprices de Marianne, parce qu’ils n’ont que deux actes, que les parties de comédie en sont exquises, que le sujet tient au cœur de l’art et de l’homme, sont restés deux joyaux de la Comédie-Française. Ces deux pièces romantiques ont occupé au théâtre la place d’un classique. Elles y rendent exactement et purement le son de ce que les classiques appelaient le cœur humain. La meilleure pièce que Victor Hugo ait faite après sa retraite, la seule qu’il détachera de son Théâtre en liberté pour la publier de son vivant, ce sont les Deux Trouvailles de Gallus où il paraît avoir voulu refaire On ne badine pas avec l’Amour. Or malgré toute la poésie, l’éclat et l’esprit dont elles débordent, les Deux Trouvailles ont complètement échoué quand la Comédie-Française a voulu les représenter. La comparaison des pièces de Hugo et de Musset, dont aucune n’était faite pour la scène, et de leurs deux fortunes sur la scène, nous instruit excellemment de ce qui est viable ou non au théâtre.
Le Juste-Milieu au théâtre s’appelle Casimir Delavigne. Il touche à tous les genres, sinon avec invention, du moins avec adresse, avec le flair des sujets et des moyens. Louis XI (1832) et les Enfants d’Edouard (1833) furent deux triomphes qui s’expliquent, le premier par l’existence d’un caractère et d’un rôle, le second par le thème des Deux Orphelins, et la réunion de ce fonds de mélodrame à un bon fond historique. Delavigne n’est pas un sot, et il sait, quand il le faut, apporter quelques scènes maîtresses, quelques répliques qui font battre quatre mille mains, au secours de son ordinaire qui est la convention tenace, la langue délavée et la versification mitée.
d’un grand empire.
STENDHAL
de Stendhal.
des deux natures de la prose.
avec la société de son temps.
L’attitude des romantiques qui consiste à être le Napoléon de quelque chose devant la glace, rien qui soit plus opposé à Stendhal ni qui attire davantage ses nasardes. Il existe un plan où Stendhal fournirait au Premier Consul ce contemporain de lettres que Racine donne à Louis XIV. De Racine et Shakespeare à la Chartreuse de Parme, l’œuvre de Stendhal est une sorte de retour au zéro, au point d’un départ manqué ou dévié en 1800, à la netteté, à la précision et à la franchise d’une génération militaire. Mais de 1809 à 1815 les Stendhals éventuels étaient aux armées : la littérature fut la chose de l’émigration, de l’arrière, de la Restauration et des femmes.
et la musique de son temps.
Entre les deux parties de Racine et Shakespeare Stendhal avait publié, en 1825, une piquante et brillante Vie de Rossini qu’on ne peut pas séparer de ses deux brochures critiques. Sa passion pour la musique italienne, ses conversations dans les loges de la Scala et les salons de Milan, l’avaient rendu sensible au renouvellement constant du goût musical, qui change à chaque génération, et qui, sur le devant de la même loge, n’est pas le même chez la grand’mère, la mère et la fille : Il avait vu la conquête si rapide de toute une génération par la musique de Rossini. Il revit ce mouvement dans les lettres et transporta ces vues sur la littérature parisienne. Le romanticisme lui parut le goût des hommes de son temps, le classicisme le goût de leurs arrière-grands-pères. Il réussit dans ses deux brochures ce même sujet qui fera le titre d’un livre manqué de Doudan : Les Révolutions du Goût.
De sorte qu’on dirait volontiers en empruntant ses expressions ou ses cadres au plus grand des disciples de Stendhal, Taine, que le roman stendhalien a pour ses trois dimensions la race sociale de son héros, le milieu humain dans lequel il vit, et le moment, soit la Chronique, dans laquelle il est pris.
Mais le si de « Si je m’étais présenté à Polytechnique », « Si j’étais riche » c’est, pour un homme qui a ses vingt ans sous le Consulat, soit sous le régime de la carrière ouverte aux talents, un si superficiel, un si commandé lui-même par un si plus profond, celui-ci : Si je voulais vraiment, si j’avais eu, si j’avais de l’énergie ! La présence, le degré ou l’absence de l’énergie, voilà ce qui fait une destinée. Le jeu comporte une direction, ou un dessous des cartes, qui est l’énergie. Et voilà pourquoi Stendhal devait naturellement trouver son grand sujet et sa grande œuvre dans le roman de l’énergie, le Rouge et le Noir.
Il y a, pour Stendhal, un journal officiel de l’énergie, qui est la Gazette des Tribunaux. Pendant toute une génération, depuis le Rouge et le Noir jusqu’aux Misérables, en passant par le Vautrin de Balzac, les tribunaux, les prisons, les bagnes, les échafauds offriront aux romanciers des exemples de l’énergie humaine. En lisant la Gazette, Stendhal a été frappé par l’histoire d’un de ses compatriotes dauphinois, le séminariste Berthet, condamné à mort et exécuté pour avoir tiré un coup de pistolet sur une dame de la haute bourgeoisie, dans la maison de qui il avait été précepteur. Il lui a paru que Berthet exprimait admirablement l’énergie d’un jeune homme ardent, exigeant et pauvre dans la société de la Restauration, en ces années explosives de 1829 et de 1830. Stendhal venait décrire avec Armance le roman de l’absence d’énergie, et d’abord de l’énergie virile, chez un descendant délicat et fin des grandes familles, un épigone, un héritier. Le Rouge et le Noir, la peinture de l’énergie, le caractère de Julien, voilà le pendant et l’antithèse d’Armance. Le Blanc et le Bleu (bleu au sens des guerres républicaines) ferait un titre commun aux deux romans. Et nous dirions aujourd’hui l’héritier et le boursier.
Seulement, le sous-titre d’Armance, c’était : Quelques Scènes d’un salon en 1827, c’est-à-dire un petit monde cantonné et précaire, tandis que le sous-titre du Rouge, Chronique de 1830, cela signifie la France, toute la France de 1830. Et les promesses de ce sous-titre sont tenues, ce qui fait qu’Armance est infiniment dépassée par le Rouge, roman-clef d’une époque, d’un pays.
La France de 1830, province et Paris ! C’est une idée familière à Stendhal que la province apporte à Paris ses remontes d’énergie. La première partie du Rouge est un tableau de la société et des milieux provinciaux ; la seconde, un tableau parisien, que Stendhal réussit d’ailleurs moins bien : l’accent reste sur la province. Julien Sorel est le délégué à l’énergie provinciale, à l’énergie d’un montagnard, le délégué du talent à la carrière, des classes pauvres à la conquête du monde. Double conquête.
D’abord la conquête des places, de la fortune, du pouvoir. Sous Napoléon, Julien Sorel eût été du Rouge, c’est-à-dire soldat, colonel à trente ans, et, à quarante, général comte Sorel, s’il n’eût pas été tué. Sous la Restauration il ne peut arriver que par l’Église, par le Noir. Il sera séminariste.
Puis la conquête des femmes, la conquête par les femmes. Les deux maîtresses de Julien, Mme de Rénal et Mathilde de la Mole sont aussi vivantes et aussi célèbres que Julien. Mais Stendhal les a voulues solidaires de la fortune de Julien, existant par lui et pour lui.
À cette même fortune, à ce même élan, est liée dans le roman la peinture de la société sous la Restauration : société de province, avec M. de Rênal et Valenod ; — monde de l’Église avec les abbés du séminaire, l’évêque d’Agde, Frilair : le Rouge et le Noir est le premier grand roman de psychologie non religieuse (Stendhal est tout à fait étranger au sentiment religieux) mais cléricale, qui ait été écrit, et on ne lui trouverait peut-être de précurseur que dans ce remarquable Rouge et Noir du XVIIe siècle qu’est le Paysan parvenu de Marivaux ; — société mondaine et politique de Paris, où Stendhal est moins heureux, et laisse davantage à faire à ses successeurs.
MÉRIMÉE
Ce n’est pas qu’il ait tellement parcouru la planète, ni même l’Europe. Quelques tournées, rapides en Angleterre, en Espagne, en Italie, en Grèce, rien des longs voyages et de la grande enquête de Custine, d’Ampère ou de Xavier Marinier. Mais il exerça un métier qui l’attacha au voyage continu et créateur en France : celui d’inspecteur des Monuments Historiques, service que plus que personne il mit debout quand tout y était à créer, où il fut un très grand fonctionnaire, couplé ici avec Viollet-le-Duc comme il l’est ailleurs avec Stendhal, doué d’un flair d’archéologue incomparable, un des chefs de file de ce grand mouvement d’inventaires français qui marque le règne de Louis-Philippe. D’autre part il fut un grand cosmopolite en esprit. Il avait le don des langues, lisait le russe comme l’espagnol, se débrouillait dans tous les idiomes, portait dans sa riche mémoire un extraordinaire atlas européen. Il n’hésitait pas à fabriquer dans la Guzla, de faux chants populaires ; mais c’est d’abord qu’il était curieux, qu’il aimait voir vivre un pays avec ses mœurs originales ou bizarres, ses costumes, ses façons particulières de se nourrir, de sentir l’honneur, ou d’aimer. Enfin le voyage dans l’espace se doublait pour lui du voyage dans la durée. L’archéologie est à la croisée des deux chemins. Il écrivit des livres d’érudition sur l’histoire romaine et sur l’histoire russe, plutôt en vue de ses ambitions académiques que par vocation historique, car c’est la partie la plus médiocre de son œuvre, et sa collaboration ne porta pas bonheur à la Vie de César de Napoléon III. Il n’en trouve pas moins dans l’histoire la troisième dimension de son style du voyage.
Mérimée a écrit un roman à la manière de Walter Scott, Chronique du Règne de Charles IX, et un autre livre à dimension de roman, Colomba. Or plutôt qu’un roman Colomba est une nouvelle longue, composée à la manière de la nouvelle mériméenne, dont l’auteur avait déjà, cette année 1840, écrit les principaux chefs-d’œuvre. Et de la Chronique à Colomba on est bien passé, en quinze ans, d’un monde du récit dans un autre, on a vu naître de Mérimée la nouvelle, très loin du conte du XVIIIe siècle, sauf de certains contes de Diderot. L’optique de la nouvelle comporte généralement, comme mise au point, la présence ou le passage d’un voyageur, d’un témoin qui raconte, d’un curieux qui observe, d’un artiste qui peint. Dans le roman, même s’il n’est pas roman-fleuve, le romancier se jette à la nage, épouse un courant, dérive sur un bateau ivre ou lance un bateau-pont. L’auteur de nouvelles, lui, reste sur le rivage, avec son chevalet et sa toile, ou s’il le quitte, ce n’est que jusqu’aux saules de Galatée, et se cupit ante videri. Les nouvelles de Mérimée sont bien moins une Comédie ou une Tragédie ou une Idylle humaine que des Scènes de la vie cosmopolite, l’album d’un voyageur qui, comme Baudelaire, aurait vu partout le spectacle ennuyeux de l’immortel péché, si d’abord ce spectacle n’était retenu par Mérimée pour son divertissement et celui du lecteur, si ensuite Mérimée agnostique, que ses parents n’avaient même pas fait baptiser, ne restait étranger à toute idée du péché, qu’il arrive même, par un tour de force, ironique et volontaire, à éliminer complètement de sa nouvelle espagnole des Âmes du Purgatoire.
La philosophie de la nouvelle de Mérimée reste celle du conte de Voltaire : les hommes sont des mécaniques tristes ou des pantins comiques ; idées, morale, sentiments sont relatifs au climat, à l’époque, aux usages, et les pages de Montaigne sur la diversité des coutumes fourniraient la graine de nouvelles à la manière de Mérimée. Le négrier Ledoux de Tamango, le lieutenant Roger de la Partie de Trictrac, les Corses de Mateo Falcone et de Colomba, le José de Carmen, ont leur honneur et leur morale à eux comme le drapier de la rue Saint-Denis et le garde national. Des goûts et des couleurs… Or les goûts et les couleurs ce sont des manières de monuments historiques. Si on est inspecteur des monuments historiques et artiste, on en fera un admirable musée, et les nouvelles de Mérimée sont en effet un musée des passions humaines.
Les passions c’est d’abord l’amour. Il ne semble pas que Mérimée ait eu beaucoup à se plaindre de l’amour. Mais il paraît bien que dans ses nouvelles il cherche à se venger de lui. Quelque figure qu’il prenne sous les climats divers, il ruine et tue l’homme. La nouvelle de Mérimée épouse presque toujours, comme celle de Maupassant, la pente d’une humanité qui se détruit, ou plutôt qui se détruirait si l’inspecteur des monuments, le conservateur du musée n’était là pour la recueillir, l’éclairer et vous en faire les honneurs. La société, les lecteurs et, dans ses quinze dernières années, la cour impériale, curieux de ces honneurs, abondèrent autour de Mérimée. Il eut la gloire, il réussit sa vie comme il réussissait son œuvre.
Ses nouvelles n’ont pas bougé, leur prose, à la fois sans style et sans absence de style, a traversé, d’un élan sûr, la durée. Beaucoup plus que le roman de Balzac, elles ont arrêté un genre à un point de perfection, l’ont proposé à l’imitation. Mais c’est qu’il s’agit d’un genre plus court et plus tôt arrivé que le roman, d’un genre qui n’est pas un monde, et qui coïncide non avec un élargissement et un découverte du monde, mais avec une réduction, un classement et une utilisation du monde.
À Colomba nous ne connaissons aujourd’hui qu’un défaut, un beau défaut : c’est d’avoir duré. On a contesté la vérité du détail et des mœurs. Mais ce n’est point de ne pas ressembler à la vraie Corse, dont il ne nous soucie pas, que nous lui faisons grief. C’est de trop ressembler à la Corse de Colomba, vraie ou fausse, en tout cas devenue lieu commun. Nous y voyons le type des livres trop parfaits, devenus exemplaires, dont l’interprétation et l’éclairage ne se renouvellent plus : le contraire même de la Chartreuse de Parme, qui un an auparavant n’avait pas eu de succès.
Nous retrouvons ici la distance entre Stendhal et Mérimée. Stendhal a, moins que Mérimée, travaillé dans la perfection. Mais d’abord il a fait des romans, et il y a, du roman à la nouvelle, la différence de ce qui est un monde à ce qui est dans le monde. Et puis il règne, tandis que Mérimée est resté sur les marches du trône. On est stendhalien : c’est une nationalité reconnue, et qui figure sur les passeports. On n’est pas mériméen. Mérimée nous contraint à l’admirer, mais nous invite à le classer. L’exilé de Guernesey a joué au courtisan de Compiègne le mauvais tour de refaire l’Enlèvement de la Redoute dans le Cimetière d’Eylau. Il l’a écrasé sous la charge des quatre-vingts escadrons. Que voulez-vous que nous y fassions ? Il y a la prose, mais il y a la poésie. Colomba c’est l’île incomparable, mais prenons le bateau et nous arrivons à la Chartreuse de Parme et la Chartreuse c’est le continent et le continent c’est l’Italie. Le nom de Mérimée nous évoque en même temps la rare qualité du contenu et la proche présence des limites.
ALFRED DE MUSSET
Le dialogue passionné que le premier tiers du XIXe siècle a institué entre l’esprit du XVIIIe et le romantisme s’est exprimé surtout dans la prose. Mais la poésie n’y a pas échappé. Alfred de Musset y est pris tout entier.
Comme Mérimée il est né dans la grande bourgeoisie parisienne. Son cœur et ses sens seront souvent dupes des femmes, son esprit ne sera jamais dupe des hommes. Il a les dons d’analyse et de lucidité.
Il le tint, mais ne s’y tint pas, et il n’y tenait pas. Il est le seul des romantiques qui ne se soit jamais soucié de garder et d’embellir une attitude, ce qui paraîtra d’autant plus singulier qu’il possède autant qu’aucun le don oratoire. D’abord c’était un homme du monde, à qui le genre du cénacle, les naïvetés et le bousingotisme des milieux romantiques déplaisaient. Il leur préférait la société de jeunes viveurs amoureux et riches, la poésie des anciens, Régnier, Molière, même Voltaire. Tel Byron. Lui qui ne se souciait pas de ressembler à Byron est le seul poète français dont la manière et la vie en suggéreraient quelque idée. Dès juillet 1830, dans les Secrètes Pensées de Rafaël, il se débarbouillait du romantisme et de la lie de vin de ce cortège bachique qu’il avait mené.
Non lui, qui écrit par caprice et qui est tout en tournants, mais son génie immanent paraît vouloir que ce poète parisien, le seul Parisien authentique et traditionnel du romantisme avec Mérimée (qui a des parties d’un Musset sage et buveur d’eau) devienne pour un demi-siècle le poète de Paris. Et Paris ce sont les femmes, et c’est le théâtre. Mais un autre génie, un malin génie brouille les cartes.
Mais brusquement les chefs romantiques se mettent à faire comme Ulric. C’est autour de 1834 que Victor Hugo devient l’amant de Juliette Drouet, Vigny de Marie Dorval, Musset de George Sand. Comme au temps des Méditations, ces amours ont de grandes conséquences littéraires, et aucun n’eut de conséquences plus célèbres que les amours de Lui et Elle.
Le voyage d’amour en Italie, l’infidélité de George, les réconciliations et les ruptures, sont à l’origine des quatre Nuits, soit trois dialogues du Poète et de la Muse dans les nuits de Mai, d’Avril et d’Octobre et, dans celle de Décembre, dialogue du poète avec son double. Musset est resté longtemps « le poète des Nuits ». Il ne semble pas qu’il y ait lieu de reviser ce jugement. Si on a gardé (mais tous ne l’ont pas gardé) un sens pour l’oratoire, pour le développement, pour le vers parlé, clair et pressé comme la prose, illuminé de poésie à son faîte, comme la houle sous le soleil, on mettra les Nuits très haut. Si on veut suivre le conseil de Verlaine et tordre le cou à l’éloquence, il faudra étrangler les quatre cygnes sublimes.
BALZAC
Comme l’expose la lumineuse préface de 1842 à la Comédie Humaine, la matière de cette Comédie, soit la nature sociale, c’est la nature animale, plus quelque chose. « L’État Social a des hasards que ne se permet pas la Nature, car il est la Nature, plus la Société. » La dualité des sexes ne joue que peu ou point en histoire naturelle, elle joue profondément en matière sociale. La nature sociale comporte en triple réalité des hommes, des femmes et des choses, soit de l’outillage, meubles, maisons, villes, modifications de la planète par l’homme. Les historiens, dit Balzac, ne nous ont que peu ou point représenté cette nature sociale. Balzac cite comme exemples, et comme ses précurseurs, ce qu’a fait l’abbé Barthélémy pour les Grecs, et ce qu’a fait Alexis Monteil dans son Histoire des Français des divers États. Walter Scott incorpora au roman une histoire des Écossais des divers États, et, dit Balzac, élevant le roman à la valeur philosophique de l’histoire, y a réuni à la fois « le drame, le dialogue, le portrait, le paysage, la description, le merveilleux et le vrai, ces éléments de l’épopée». Dans l’ordre du roman, c’est le roman de Walter Scott qui a appelé à l’être le roman de Balzac. Balzac en effet ne devient lui-même, ne naît au Balzacisme, qu’après avoir mis en roman à la Scott le sujet le plus scottien de l’histoire de France, la guerre de l’Ouest sous la Révolution, avec le Dernier Chouan, qu’il s’en va écrire à Fougères même, dans son décor, en 1827, et qui lui met la palette et le ciseau en main, l’assure de sa technique, l’établit dans la peinture des milieux et dans la concurrence à l’état civil.
et des femmes.
Qu’il y ait eu au XVIIe siècle liaison entre le roman et les femmes-auteurs, — qu’au XVIIIe la Nouvelle Héloïse ait déclenché au cœur des femmes un enthousiasme et un attendrissement torrentiels, que l’amour partagé des sexes ait fourni le pain ordinaire du roman, rien de tout cela ne diminue l’originalité avec laquelle Balzac a introduit dans le roman le monde autonome des femmes, et dans le monde des femmes, le roman. Sainte-Beuve l’a constaté, et, en partie parce que Volupté avait laissé les femmes indifférentes, il ne l’a pas pardonné à Balzac.
Les romantiques lisaient des dictionnaires. Trois femmes bien plus âgées que Balzac et qui étaient la mémoire vivante, imaginative aussi, de la Révolution et de l’Empire, Mme de Berny et Laure d’Abrantès, plus tard Mme de Castries ont été pour lui les dictionnaires vivants, intelligents, tendres, perspicaces de leur temps. Sa recherche du temps perdu, sa présentation du temps actuel, l’exploration de la nature humaine se sont faites avec de nécessaires collaborations féminines. Comme la nature de Gœthe, la Comédie Humaine a ses « mères ». Mais surtout elle a un Père.
de la Paternité.
Non seulement parce que le Père Goriot contient déjà la plupart des personnages-clefs de Balzac, Vautrin, Rastignac, Bianchon, le ménage Nucingen, mais parce que le Père Goriot, c’est d’abord le personnage du titre, et le mystère de la paternité. Montaigne disait qu’il aimait mieux avoir un enfant de l’accointance des Muses que de celle de sa femme. Mais la seconde des deux accointances est le symbole charnel de la première, comme la tradition fait symboliser par le couple du Cantique des Cantiques l’union de Dieu et de son Église. Le Père Goriot ne pouvait être créé que par le père du Père Goriot, le « Christ de la paternité » par le génie de la paternité et la paternité du génie. « Quand j’ai été père, dit Goriot, j’ai compris Dieu ». Voilà un mot extraordinaire qui nous met aux sources de la création balzacienne. La présence de Dieu, le consentement à Dieu sont aussi évidents, aussi nécessaires, aussi absolus dans l’œuvre de Balzac, pleine comme un jour de la création, que l’absence, l’inexistence de Dieu dans l’œuvre de Proust, procès-verbal d’un monde qui se détruit. Concurrence à l’état civil est le terme extérieur et conventionnel qui implique, dans l’intérieur et dans le réel, la collaboration avec le Créateur, et cette Imitation de Dieu le Père latente dans la Comédie Humaine.
Goriot est un vaincu de la paternité, parce que père selon la chair, père selon les individus, père selon l’égoïsme. Le terme de « Christ de la paternité », s’entend de sa passion, de ce que lui font souffrir les deux filles pour lesquelles il s’est fait victime holocauste. Il a aimé ses filles totalement, puissamment, esclave de leurs volontés et de leurs passions, et c’est pourquoi il meurt désespéré, détruit. Balzac écrit à Mme Hanska de Massimilla Doni, de Louis Lambert et du Chef-d’Œuvre inconnu, qu’ils représentent « l’œuvre et l’exécution tuées par la trop grande abondance du principe créateur ». Et l’insistance avec laquelle il a repris ce thème montre à quel point il éprouvait là un danger de sa propre nature. Pareillement chez Goriot la fonction humaine et morale de la paternité est tuée, elle aussi, par l’abondance de ce principe créateur, qui est pour l’homme un don terrible si une discipline n’intervient pour le réduire, le tenir et l’utiliser. Si la production de Balzac n’a pas mal tourné comme a fait celle de Goriot, si le principe créateur a fait vivre l’œuvre et l’exécution au lieu de les tuer, cela tient à ce qu’elles ont été sauvées par deux dons aussi extraordinaires chez lui que celui de la création : l’œuvre, sauvée par le don de spécialité, l’exécution sauvée par le don de volonté
La pension Vauquer n’a pas été seulement décrite et construite par Balzac comme un nœud d’humanité, mais comme un nœud ou un carrefour dans l’ordre de la spécialité. Vautrin et Rastignac y sont attirés, imposés par le même appel d’air que Goriot. Si on voit dans la paternité de Goriot un symbole de la paternité créatrice du génie, on en verra dans Vautrin l’énorme parodie satanique. Les substructions de la Comédie Humaine sont des substructions chrétiennes, celles d’un monde où le diable existe, où l’enfer existe. Entre les visions qui apparaissent avec Balzac dans l’univers littéraire il y a l’enfer social, les bas-fonds des capitales, les bas-fonds de la nature humaine, les bagnes. Le bagne a son héros comme l’enfer de Milton l’avait en Satan. Au moment de l’arrestation de Vautrin-Collin « le bagne avec ses mœurs et son langage, avec ses brusques transitions du plaisant à l’horrible, son épouvantable grandeur, sa familiarité, sa bassesse, fut tout à coup représenté dans cette interpellation et par cet homme, qui ne fut plus un homme, mais le type de toute une nation dégénérée, d’un peuple sauvage et logique, brutal et souple. En un moment, Collin devint un poème infernal où se peignirent tous les sentiments humains, moins un seul, celui du repentir. Son regard était celui de l’archange déchu qui veut toujours la guerre ». Nous voilà dans le laboratoire de la spécialité. On aurait une vue profonde sur le système de la Comédie Humaine si l’on, mettait bout à bout, dans un Répertoire des Thèmes balzaciens tous ceux où paraissent des images ou des réalités d’ange, depuis le poème angélique de Seraphita jusqu’à César Birotteau, où le parfumeur est désigné, bizarrement, semble-t-il, comme un « ange », l’ange de la probité commerciale, comme Goriot est le Christ de la paternité. Être un ange, pur ou déchu, c’est être un archétype. Le don de spécialité se confond, de loin, avec le don de penser angéliquement.
Le premier ouvrage écrit par Balzac, c’est, à l’âge de quatorze ans, un Traité de la Volonté qu’un de ses professeurs confisqua et détruisit. Il est remarquable que, chez les deux grands fondateurs et instituteurs de la littérature française, celui du théâtre et celui du roman, Corneille et Balzac, la critique reste en arrêt et en méditation devant un mystère et une mystique de la Volonté. Mais chez Corneille nous ne constatons qu’un résultat, une pointe éclatante dont la base et les origines demeurent dans l’ombre, tandis que chez Balzac, comme à l’intérieur d’une statue colossale, nous circulons du haut en bas d’une nature.
D’abord la nature du romancier. Balzac manquait absolument de facilité et d’improvisation, portait ses œuvres dans sa tête pendant des années, les écrivait avec des efforts et une tension prodigieuses, accumulant les plans, les essais, les brouillons, les épreuves refondues. Si la volonté tient une telle place dans son monde, c’est d’abord qu’elle en occupait une dans sa fabrication de ce monde. Il a tout vu dans cette volonté dont il était si riche comme les mystiques voient tout en Dieu, dont il sont pleins.
Ensuite et par conséquent la nature de l’œuvre. Dans le Médecin de Campagne, quand Genestas rencontre Benassis, il le regarde « habitué par les rapports qu’ils avait eus avec les hommes d’énergie que recherchait Napoléon, à distinguer les traits des personnes destinées aux grandes choses ». Voilà une notation extraordinaire, qui pourrait être de Stendhal parlant de Napoléon, mais il est bien plus beau qu’elle soit de Balzac reproduisant Napoléon et fidèle à la devise qu’il avait inscrite sur la statuette de l’empereur : « Ce qu’il a commencé par l’épée, je l’achèverai par la plume ». Comme Napoléon, Balzac a reconnu, recherché les êtres d’énergie destinés comme lui aux grandes choses. Il en a fait la grande Armée du roman.
Les personnages de Balzac ou tout au moins la plus notable partie d’entre eux, semblent faits avec des concentrations, des défaillances, des oppositions, des équilibres, de la volonté, comme les tableaux d’un grand coloriste avec le langage des couleurs, ou comme l’œuvre de Michel Ange avec le langage des mouvements. C’est en fonction de leur force de volonté que les gens de lettres sont conçus et groupés dans ce roman de la littérature que sont les Illusions perdues, entre d’Arthez, le héros de la volonté d’une part, et d’autre part le journaliste Lousteau, ou le poète facile et féminin qu’est Rubempré, dont sa sœur Ève dit : « Dans un poète il y a une jolie femme de la pire espèce ». Cette jolie femme, Balzac l’a reconnue dans le Canalis, c’est-à-dire le Lamartine, de Modeste Mignon, à cette réserve près que cette fois elle est de la grande espèce. Comment une volonté peut être brisée, c’est l’histoire du Colonel Chabert. L’équilibre mystérieux d’une volonté ordonnée et « d’arthézienne » d’artiste, d’une volonté dévoyée de reître, portées par le même arbre généalogique, ce sont les deux frères Bridau. Le niveau des volontés chez les trois Tourangeaux subalternes et honnêtes que sont les trois frères Birotteau, le militaire, l’ecclésiastique et le commerçant, montre trois épreuves du même être, de la même volonté, encadrée et disciplinée, modifiée de trois manières par des milieux différents (Birotteau eût été sans doute un des héros de la première des Scènes de la vie militaire, les Soldats de la République). La déchéance de l’homme féminisé et dissous, Lucien de Rubempré, qui ne vit plus que par la volonté d’un autre, Vautrin, — lequel a pour fonction et mission d’avoir de la volonté pour deux — ne se comprend pleinement que comme un des épisodes centraux de cette épopée de la volonté.
Les réalistes ont d’ailleurs un représentant dans la génération de Balzac : Henry Monnier. Pour saisir dans son acte flagrant cette opposition des deux natures, d’une énergie que la volonté concentre et d’une énergie que la caricature dissout ou dégrade, il faudrait suivre la manière dont Balzac a pu reprendre et refondre en les virant du négatif au positif des sujets de Monnier. En voici deux exemples instructifs sur lesquels nous insisterons parce qu’ils nous mettent au cœur du laboratoire où la nature a institué l’expérience balzacienne.
De son expérience d’employé de ministère, Henry Monnier a tiré les caricatures et les types de ses Employés. Il a créé ce comique administratif français que devait reprendre Courteline. Quand en 1877 Balzac reprend ce sujet des Employés, il fait la part large à l’invention de Monnier, et introduit dans son roman Monnier lui-même sous le nom de Bixiou. Par lui et d’autres le comique administratif, d’ailleurs un peu lourd et engorgé, coule à pleins bords dans les Employés. Mais jamais Balzac n’eût pris la plume pour écrire sur un ministère un roman d’humour gratuit et de démolition comique. Un ministère, une administration, sont des constructions. Balzac est, dans sa partie, un constructeur de la race des Colbert et des Napoléon. Il écrira un roman de constructeur. Le sujet des Employés c’est l’histoire du plan Rabourdin, et cent ans après les Employés, les principaux articles du plan Rabourdin figurent encore en première place dans tous les projets de réforme administrative, dans, le Video meliora des professionnels de la chose publique. Balzac a donné la vie au plan Rabourdin, en le liant à l’histoire du ménage Rabourdin. Il a fait détruire la création de Rabourdin par les infiniment petits de ministère et par le monde d’Henry Monnier. Mais le roman d’un ministère ne pouvait être pour le romancier constructeur que le roman d’un intérêt d’État, et le personnage central une incarnation des intérêts de l’État. Le roman des employés, pourrait aussi bien s’appeler les Bourgeois, les petits bourgeois du quartier Saint-Paul, le milieu où se recrutent les employés. Que l’on compare aux bourgeois de Monnier, les « tarets » de Balzac. Les tarets qui rongent les digues de Hollande sont des figures à peu de chose près semblables à celles des sieurs Gigonnet, Mitral, Baudoyer, Saillard, Gaudron, Godard et compagnie, tarets qui d’ailleurs ont montré leur puissance dans la trentième année de ce siècle. Il ne s’agit même plus d’Henry Monnier : le bourgeois de Flaubert lui-même n’est plus qu’une silhouette à côté des trois dimensions et de la pleine pâte du bourgeois balzacien, à côté surtout de sa force telle qu’elle éclate dans sa révolution à lui, celle de 1830 ; Balzac s’est trouvé à point pour capter cette force non à l’origine mais au moment de sa plus puissante et de sa plus originale explosion. Le bourgeois de Balzac c’est le bourgeois de Monnier, plus un certain nombre de choses, au premier rang desquelles est justement la puissance. Notons que Madame Bovary, roman de la dégradation de l’énergie, finit juste au moment où le sujet deviendrait proprement balzacien, quand Homais fait une clientèle d’enfer, et vient de recevoir la Légion d’Honneur. La vraie légion d’honneur, pour le bourgeois, est la légion de la Comédie Humaine.
Le dignus intrare du bourgeois dans la Comédie Humaine peut être lié à une dimension morale comme il l’est ordinairement à une dimension sociale. Après avoir roulé des années dans sa tête le sujet de César Birotteau sans se décider à entreprendre l’histoire d’un boutiquier médiocre où il ne voyait encore qu’un sujet pour Henry Monnier, Balzac déboucha brusquement dans la vérité balzacienne, tint César Birotteau, le jour où il en eût découvert l’idée maîtresse, celle d’un martyr de la probité commerciale comme Goriot est un Christ de la paternité. Cela veut dire que le sujet de César Birotteau ne devient balzacien que le jour où il passe du négatif au positif, de la silhouette ironique au modelé substantiel, avec les mêmes repoussoirs et les mêmes contre-parties que Goriot. Birotteau et Pillerault impliquaient de l’autre côté de la moralité commerciale Nucingen et du Tillet : « Nucingen et Birotteau, écrit Balzac, sont deux œuvres jumelles». Il s’agit d’ailleurs ici de la Maison Nucingen écrite tout de suite après Birotteau pour pousser et achever la contre-partie.
Henry Monnier a créé Joseph Prudhomme. Dans une bien curieuse lettre à Mme Hanska, Balzac juge que Monnier n’en a pas tiré un parti suffisant, que Prudhomme c’est tout le siècle, et il esquisse le plan de la pièce qu’il veut en tirer, de son Prudhomme à lui : car il le voit non dans le roman, mais sur le théâtre, où quinze ans après, en 1852, allait le mettre et le jouer Monnier lui-même. La comparaison entre le Prudhomme de Balzac et le Prudhomme de Monnier implique exactement les mêmes mesures et les mêmes contrastes que la comparaison entre leurs Employés. Il y a d’ailleurs dans le plan de Balzac quelque chose dont on demeure stupide. L’histoire de la famille Prudhomme y est à peu près celle de la famille Thiers. Rien n’y manque : les mines d’Anzin, les amours avec la belle-mère, et le garçon à marier s’appelle Adolphe. Or en 1830 le jeune et brillant ministre, l’élève et le favori de Talleyrand, n’a pas du tout ni dans son physique, ni dans son moral, cette figure de petit et grand Prudhomme que prendra pour la critique M. Thiers après 1871. Avec ses bottes de sept lieues on dirait que Balzac l’anticipe de quarante ans, comme il a d’ailleurs tout anticipé : hyperbole du génie constructeur.
Les natures-mères de la Comédie Humaine planent, au dessus de la région où se forment les types littéraires et où Monnier crée Joseph Prudhomme. Balzac a pourtant créé un type, un seul : Gaudissart. Le nom de Gaudissart s’applique aujourd’hui moins encore au commis voyageur qu’au genre commis voyageur, hilare et farceur, devenu aussi rare d’ailleurs que celui de Tartarin chez les Méridionaux. Or il semble que, pour faire de Gaudissart un type, l’opinion ait dû le réduire à la dimension de la caricature selon Monnier. Le vrai Gaudissart, celui de Birotteau et de l’Illustre Gaudissart est bien un personnage balzacien : un créateur, une force de la nature sociale, l’inventeur de la publicité moderne, et qui, s’il a pu être mystifié par les Tourangeaux comme Balzac lui-même l’a été par Monnier, reste un « as », il fait partie, comme les autres, de ce jeu d’as que Balzac tient dans sa main.
La vision de la « faculté maîtresse » que le roman de Balzac a suggérée à la critique de Taine, cet investissement d’un caractère par une passion unique, l’avarice chez Grandet, la mystique de l’argent chez Gobseck, la paternité chez Goriot, la luxure chez Hulot, l’envie dans la cousine Bette, la collection chez le cousin Pons, ce sont autant de concentrations d’énergie qui, à un moment privilégié, s’expriment et se libèrent en volonté. Toutes ces natures passionnées sont des natures constructrices et, notons-le, tout autant que Vautrin et Claës des natures solitaires. La construction suprême est pour eux une construction dans la solitude, comme le monument le plus démesuré des hommes est une pyramide dans un désert. Solitude criminelle ou solitude angélique, également solitude d’une volonté gratuite, qui, sous la figure d’une passion, se prend elle-même, comme chez Corneille, pour son objet. Et peut-être ce parallélisme tient-il à ce que les deux fondateurs habitent la même solitude. Il y a certes les amours de Balzac, les vingt mille lettres de lectrices reçues par Balzac, la torrentielle conversation de Balzac, la canne de Balzac, exactement le contraire du Larvatus prodeo que Corneille aurait pu emprunter à Descartes. Mais, comme c’était peut-être le cas chez Corneille, les passions solitaires des héros balzaciens symbolisent avec une solitude de Balzac, avec la solitude nocturne de Balzac dans son atelier de vie, son centre de « spécialité », sa forge cyclopéenne. Dans les substructions de la Comédie Humaine il y a une crypte : Comédie Individuelle, volonté autonome, énergie pure, don gratuit du génie.
Retenons le dialogue de Gobseck et de Derville dans Gobseck : « Nous sommes, dans Paris, une douzaine ainsi, tous rois silencieux et inconnus, les arbitres de vos destinées ». Gobseck ou l’usurier, aussi riche et aussi dur que Grandet, parisien en outre : « On ne va chez l’usurier que quand on ne peut aller ailleurs. » C’est pourquoi la quintessence de Paris se retrouve au café Thémis, près du Pont-Neuf : les usuriers s’y réunissent, « image fantastique où se personnifiait le pouvoir de l’or ». Le génie créateur et intuitif de Balzac dépasse tout, transcende l’état civil, quand il fait de Gobseck, né en 1740 (quatre-vingts ans en 1820, burgrave de Paris) le fils d’une Juive et d’un Hollandais, et qui a été marin et corsaire vingt ans ; corsaire sur le globe passé, par une promotion qui est une alchimie, corsaire sur Paris, père, dans ce monde alchimique, de la courtisane Esther Gobseck par la même nécessité qui fait d’Eugénie Grandet la page blanche d’un autre registre de l’or, la fille du Saumurois formé par une autre avarice, l’avarice de la province française, dont la langue est aussi différente de celle de Gobseck que la langue du juif Nucingen l’est de celle du Tourangeau Birotteau, — la poésie et le symbole de la Peau de Chagrin et des Études philosophiques abandonnant à regret Gobseck aux Scènes de la vie privée — et puis ce nombre des douze rois silencieux et inconnus de Paris… le treizième revient, c’est encore le premier, et c’est le seul : c’est Balzac.
Quand Balzac a écrit le roman de la paternité, le Père Goriot dont il dit qu’il est « si véritable que chacun peut en reconnaître les éléments chez soi, dans son cœur peut-être » le romancier n’a été si grand et n’est descendu si profond que parce qu’il avait vu la paternité à travers la « spécialité », c’est-à-dire qu’il l’avait placée dans le monde des essences, fait coïncider avec Dieu créateur, avec la « patrie », qui appartient à la même espèce que la paternité et qui vivra ou mourra avec elle. Les éléments du Père Goriot que Balzac pouvait reconnaître dans son propre cœur, c’était la paternité qui le liait à la Comédie Humaine, c’est cette « bonté » dans laquelle Lamartine voyait le principal trait de sa physionomie, une bonté créatrice, au sens ancien du mot bon ; « il n’y a rien d’égoïste dans ma vie, écrivait-il à Mme Hanska, il faut que je rapporte mes pensées, mes efforts, tous mes sentiments, à un être qui ne soit pas moi, sans cela je n’ai point de force ». Comme il lui fournit l’essence de la paternité, on ne comprendrait guère que le don de spécialité ne fournit pas à Balzac l’essence de la maternité. C’est le Lys dans la Vallée.
La Comédie Humaine impliquait la collaboration des femmes, une maternité du génie. Elle a l’une de ses origines en Mme de Berny, la Dilecta. Mme de Mortsauf ne ressemble pas précisément à Mme de Berny, mais elle incarne la maternité spirituelle de Mme de Berny. S’il eût été de la dignité d’Auguste Comte de lire des romans, on imagine que le Lys eût été pour lui un des grands livres de la religion de l’Humanité, le livre de la maternité spirituelle. Sainte-Beuve s’imaginait que le seul but de Balzac avait été de refaire Volupté. Nous ne dirons tout de même pas que le Lys soit à Volupté ce que les Employés sont aux bureaux et aux bourgeois d’Henry Monnier, mais enfin c’est dans la même voie qu’il faudrait chercher entre eux des rapports de hiérarchie. Le roman de Volupté appartient à la famille d’Obermann ; il exploite admirablement une aventure personnelle, mais comme l’œvre d’Henry Monnier, il ne dépasse pas le cercle d’une intelligence critique. Le Lys dans la Vallée y ajoute la dimension créatrice qui est une manière de dimension héroïque.
C’est la source mystique et c’est la direction du « christianisme » nouveau. On a beaucoup discuté la déclaration de Balzac dans la préface de la Comédie Humaine : « J’écris à la lueur de deux vérités éternelles : la Religion, la Monarchie », Il est exact que sous des influences familiales et féminines autant que par conviction, Balzac était à la fois légitimiste et (un peu comme successeur) admirateur de Napoléon, et qu’il pense la France monarchiquement. Mais, plus encore, bien qu’il n’ait pas la foi, il pense la Comédie Humaine, comme a été pensée la Divine Comédie, catholiquement.
Balzac, pas plus que Saint-Martin, ne ressent le catholicisme à l’état d’ombre, de dilution, de parfum d’un vase vide. Il est ici à l’opposé d’un Chateaubriand et d’un Renan. Sa direction est au contraire celle d’un hyper-catholicisme, d’un catholicisme immodéré. Dans la préface de la Comédie, il renvoie le lecteur à la lettre de Louis Lambert « où le jeune philosophe mystique explique, à propos de la doctrine de Swedenborg comme il n’y a jamais eu qu’une même religion depuis l’origine du monde », et il appelle Séraphita « la doctrine en action du Bouddha chrétien ». La Comédie n’adopte pas ce christianisme moyen mis en faveur à la fois par Chateaubriand, par des « prêtres éclairés » et par l’éclectisme, mais au contraire un christianisme éternel, plus intense, un foyer brûlant, mystique et paradoxal des religions, centre d’où les aperçoit, les reconnaît et les classe le don de spécialité. Balzac ne dirait pas comme le vers de Voltaire que chacun dans sa foi cherche en paix la lumière, mais : que chacun dans sa foi jouisse de l’intégrale lumière. Dans sa foi et aussi dans son métier. Pour le maître en sciences sociales que se déclarait Balzac « le christianisme, et surtout le catholicisme, étant, comme je l’ai dit dans le Médecin de Campagne, un système complet de répression des tendances dépravées de l’homme, est le plus grand élément d’Ordre social ».
L’ordre social ne fait qu’un avec l’ordre du monde, Balzac ne tient la religion pour une police que parce qu’il la tient d’abord pour une mystique. La Comédie Humaine est, elle aussi, et d’abord, une Divine Comédie. Balzac est plein de Dieu, avec bonne humeur et santé, spontanément, j’allais dire effrontément, parce qu’il est plein d’être. Il se connaît comme un passage de Dieu, dans son énergie créatrice, à travers une matière rebelle, non seulement à travers les passions, mais à travers une Passion. Balzac conviendrait avec Descartes que Dieu est d’abord Volonté, avec Bergson que Dieu n’agit pas facilement, que la vie, la pensée, la création, sont des pentes à remonter. Il n’y a pas de point de vue d’où la comédie humaine nous apparaisse plus intelligible que du point de vue de Dieu.
Aussi est-ce un grand contresens en matière de balzacisme que de prendre la Comédie Humaine par l’autre bout, celui de sa matérialité. Balzac le dit, et même l’excuse : « En me voyant amasser tant de faits et les peindre on a imaginé, bien à tort, que j’appartenais à l’école sensualiste et matérialiste, deux faces du même fait, le panthéisme. Mais peut-être pouvait-on, devait-on s’y tromper. »
Deux générations de critiques s’y sont en effet trompées. Le matérialisme de Balzac c’est un lieu commun de Sainte-Beuve, et le roman de bonne compagnie s’est épuisé à lui donner une contre-partie « idéaliste » ; la génération de 1850 a fait de Balzac le chef de file de la littérature sensualiste et « brutale » avec réprobation chez Weiss, avec admiration chez Taine. Les manuels de littérature ont gardé cette consigne. C’est un point de vue complètement épuisé. Brunetière déjà dans la seconde phase de ses opinions sur Balzac l’avait déclassé. On n’en trouverait aucun reste dans la critique contemporaine, de Curtius à Bellessort.
C’est que le monde de la Comédie est le plus vaste que l’art ait créé, et qu’il est difficile de tenir sous un seul regard, de comprendre sous nos idées du jour et de la nuit cet empire sur lequel le soleil ne se couche pas. Une fois reconnues les idées mères, celles qu’explique le don de spécialité, l’image la moins incomplète qu’on puisse donner de ce monde consisterait à regarder la vocation de Balzac comme une tentative de la nature, à moitié manquée comme toutes les tentatives de la nature, pour incarner en France un siècle, le XIXe. Comédie Humaine, oui, mais qui se manifeste dans les limites d’une Comédie Française et d’une Comédie Séculaire.
De cette vocation séculaire hérita Balzac. Un de ses romans de jeunesse, le Centenaire, est déposé en lui par ce génie de sa famille. L’héritier de ce centenaire, c’est le vieil antiquaire de la Peau de Chagrin. Et la Peau de Chagrin matérialise le dilemme de sa destinée : longue vie équilibrée et calme, ou courte vie consumée par la passion et le génie. Mais tout se passe comme si le dilemme avait été tourné : la courte vie d’un demi-siècle fut celle de Balzac, la vie d’un siècle, les trésors de l’antiquaire, l’héritage de la Tontine, appartinrent à la Comédie Humaine.
La Comédie Humaine est le témoignage et le musée vivant d’un siècle français. Et à vrai dire elle contient plus que ce siècle : elle a ses racines dans la génération de 1789, dans la Révolution française, et particulièrement dans la révolution économique, dans le transfert des propriétés. Elle raconte particulièrement l’histoire de la génération de Balzac, de celle qui, née avec le millésime du siècle, a vingt ans en 1820, et rencontre sa grande coupure en 1850, l’année où meurt Balzac. Mais coupure pour les hommes, non pour les choses, pour Balzac et non pour l’histoire ou la comédie de son siècle. On a remarqué plusieurs fois que la Comédie Humaine prévoit et préforme la société du Second Empire. La génération de 1850 est une génération balzacienne. Et Balzac continue à faire comprendre, à pénétrer, à aimanter la France de la génération de 1885. Le monde balzacien et le XIXe siècle, qui ont commencé en 1789, finissent en 1914. Avec la génération de 1914, la Comédie Humaine prend figure de roman ou de cycle historique.
Pas plus que Rembrandt, Balzac ne prend le saillant ou le typique tout faits, tels qu’ils sont exposés à la lumière. Pour Saint-Simon (le plus balzacien des écrivains français avant Balzac, comme Proust sera le plus balzacien après Balzac) les personnages saillants de sa Comédie de Versailles sont ceux dont la saillie est constituée officiellement par l’ordre politique qui gravite autour du roi, les saillants sont les importants. Entre le duc de Saint-Simon et Balzac, tout se passe comme s’il y avait une transition dans la génération antérieure à Balzac : celle du prophète de la société nouvelle, le comte de Saint-Simon. La parabole qui valut à Saint-Simon un an de prison au moment où Balzac écrivait ses premiers livres annule l’ordre de cour dans lequel vivait son ancien cousin pour lui substituer un ordre représentatif de la nation en travail. Les mille réformateurs de Saint-Simon qui sont des chefs, mènent aux mille de Balzac qui sont des types.
Il faut à cette évocation ce que Balzac appelle dans cette même lettre les ressources du conte arabe, les secours des titans ensevelis. Il s’agit là des personnages souterrains, géants, qui sont dans le bon et le mal comme les personnages d’un tableau dans l’ombre et la lumière. Plus loin que la parabole de Saint-Simon, la parabole de Balzac va chercher ceux qui réunissent et serrent des nœuds de force dans les ténèbres, êtres d’argent, de passion et d’action : les Vautrin, les Grandet, les Gobseck, les Nucingen. Puis ceux qui s’élèvent à ciel ouvert, les Marsay, les Rastignac qui, dans les Scènes de la Vie politique devaient faire partie d’un des derniers ministères de Louis-Philippe, le premier comme président du Conseil, le second, ayant épousé Mlle de Nucingen, comme sous-secrétaire d’État. Ils auront leur belle fortune sous le Second Empire. Puis les types de la vie et des passions, la montée et la descente des hommes et des femmes, l’opposition des natures complémentaires, Cet inventaire des situations humaines qui semble fait par un homme de loi attaché à l’inventaire des fortunes. Mais toujours ce contraste des titans ensevelis et des dieux lumineux, des obscurs et des radieux, qui, les premiers portant les seconds, gouverne toute la Comédie et dont le type serait fourni par des couples tels que l’antiquaire et Raphaël de la Peau de Chagrin, ou Vautrin et Lucien de Rubempré, ou Goriot et ses filles ; et tout se passe comme si le vrai et pur titan enseveli était Balzac dans sa nuit de travail.
Comme celle de la France elle-même, cette géographie a ses pôles, la vie privée et la vie publique, la vie de province et la vie parisienne, la vie matérielle et la vie mystique. Entre ces pôles, des routes qui sont les romans, dans leur histoire et leur durée. La Comédie comporte toute une géographie routière : les routes en hauteur, qui sont celles de l’ascension et de la dégradation sociales, les routes en longueur et en largeur, qui sont celles des provinces à la capitale.
La géographie routière en hauteur (qui va jusqu’à la mystique de Dante, puisque pour l’auteur de Séraphita les destinées sont des épurations) ne pourra être faite que sur le terrain, ou plutôt dans l’air, avec des observations de détail. En voici un exemple : on sait que Balzac a voulu faire de Mme de Beauséant le type de la grande dame. Il ne paraît pas à la majorité des lecteurs du Père Goriot qu’il y ait réussi. La lourdeur et la pédanterie de ses conseils à Rastignac lors de ses débuts dans le monde, son « Nous autres femmes… », entre pour beaucoup dans le reproche que la critique académique fait à Balzac de « ne pas savoir faire parler les duchesses ». L’ascension de Rastignac parait commencer à l’aide d’une poulie mal en point. Mais tout cela redevient vrai et singulièrement émouvant quand on songe que Balzac n’a pas inventé ce ton, que ce sont là les leçons, que c’est là le style des leçons qu’il a reçues de Mme de Berny, et qu’il a dû redemander à d’autres. La géographie, routière en hauteur de Balzac est faite de son expérience d’une vie, de l’expérience de sa vie, toujours sous pression d’une immense ambition. Pareillement sa géographie routière dans les autres dimensions. Stendhal l’avait peut-être précédé dans son intuition et du couple et de la circulation Paris-province. Mais il ne l’a pas précédé dans sa matérialité, sa géologie, son écriture aussi bien de la province française que de Paris. La province de Balzac, le Paris de Balzac, de quel poids ces mots restent-ils substantiels aujourd’hui !
est un jugement.
Ainsi Pierrette et les Illusions perdues sont en partie des romans sur la formation des cadres. Ils servent au moins autant que Z. Marcas (qui semblait à Gambetta et à ses amis prophétiser les « nouvelles couches » du discours de Grenoble) à éclairer la formation de ce personnel des intérêts, des légistes, des « tarets » triomphants, qui se trouvera à pied d’œuvre après 1830 pour Cointet, des Illusions, futur ministre du commerce, et pour Petit-Claud, d’Angoulême, qui deviendra « le rival du fameux Vinet de Provins et de Perrette ». La fortune de Vinet qui s’est élevée sur le martyre de l’orpheline Pierrette, prend dans Balzac, une force extraordinaire de symbole, et le mot qui termine Pierrette n’est pas une clause de style ou une conclusion banale : « Convenons entre nous que la Légalité serait, pour les friponneries sociales, une belle chose si Dieu n’existait pas ». On ne peut pas dire que, malgré les refontes successives de Louis Lambert, le Livre Mystique soit une des parties les plus réussies de la Comédie ; mais il est peu de titres qui y aient été exigés plus impérieusement que celui-là. Au risque d’une redite, ne terminons pas ce regard sur la Comédie sans en indiquer la flèche.
Restent les questions techniques, technique du roman, technique du style.
Balzac n’était pas toujours libre de donner à ses romans les dimensions qu’il voulait : les contrats avaient leurs exigences. C’est pourquoi la Comédie abonde en parties de remplissage. Mais il faut regarder les ensembles. Le fond de la technique de Balzac est la technique de Walter Scott qui, par les romantiques et lui, a régné sur le roman français jusqu’en 1850 : peinture solide et lente des milieux, expositions longues, intrigues fortement nouées, tantôt ralenties, tantôt précipitées, dialogue naturel et aussi littéraire, plus de puissance que de verve, et les qualités du conteur le cédant généralement à celles du romancier. Les Contes drolatiques n’étaient pas seulement une gymnastique de la langue, mais une gymnastique du récit qui n’a pas donné à Balzac tous les résultats espérés.
On sait quelles mailles le style de Balzac eut à partir avec les puristes. Le « Balzac écrit mal » n’est pas seulement une tenace tradition universitaire, mais aussi un point de départ de la réaction de Flaubert et de l’écriture artiste. Cette question ne se pose plus guère. Le style de Flaubert a eu aussi ses ennemis et l’écriture artiste son déchet. Le style de Balzac est un style de travail et de mouvement, qui est accordé au travail et au mouvement de son atelier de romans. Il tourne le dos à l’analyse et à la narration de Stendhal et de Mérimée, il appartient à la tradition oratoire et synthétique. Quand Balzac écrit à son amie qu’il a voulu écrire le Lys dans la Vallée dans le style de Massillon, ce qui lui a donné une peine inouïe, nous comprenons fort bien ce qu’il veut dire et la famille de style français dont il se réclame. Une force de la nature prend nécessairement un style de flux, un style de marche. La marche de Balzac dans son style est moins onduleuse que celle de Massillon, moins impeccable que celle de Rousseau, moins savante que celle de Chateaubriand, moins glissante que celle de Lamartine dans sa prose (le vrai successeur de Massillon celui-là !). Il s’avance dans un piétinement de chevaux et d’hommes en marche, puissant et non musical. Et l’oreille elle-même finit par reconnaître que c’est la Grande Armée qui passe.
GEORGE SAND
Son roman… L’unité n’a pas ici un sens limitatif. Un aimable hasard a fait que Rousseau devînt ici le patron de la petite fille de sa patronne Mme Dupin. Fille spirituelle de Rousseau, justification posthume de Rousseau, Aurore Dupin, quand elle eut produit les deux romans d’autobiographie transposée, ou idéale, ou chimérique, dont elle était naturellement grosse, Lélia et Indiana (à la manière de la Nouvelle Héloïse), partit pour une vocation de romancière indéfinie, toucha et occupa la Terre promise, avec ses raisins énormes de Chanaan (mais les plus gros raisins ne font pas le meilleur vin), dont Rousseau avait eu sur la montagne le spectacle, l’illusion ou le désir.
Mais de tous les grands romanciers de ce temps, elle est celle qui ressemble le plus aux grands poètes romantiques. La puissance poétique d’Indiana éclate comme la puissancè poétique de Notre-Dame de Paris. Le roman n’est pas seulement tropical par l’évocation des pays où il s’achève, tropical par l’excès de la passion éperdue qui y coule, il est tropical par la température de sa poésie. Il ne faut pas oublier à quel point les années 1830 à 1840 sont chargées de lyrisme : les romans de George Sand font leur partie, aussi bien que l’Ahasvérus de Quinet par exemple, dans ce paysage de végétation poétique exubérante.
Lamartine disait : « Mes idées pensent pour moi. » George Sand pourrait dire que ses romans pensent pour elle. Mais quand ses romans pensent, ils oublient de vivre. Les romans socialistes comme le Compagnon du Tour de France et le Péché de M. Antoine ne sont plus supportables. Elle n’écrit plus alors ses romans dans l’atmosphère tropicale de l’exubérante poésie romantique, mais sur un sol ingrat, dans des corons d’idées pauvres, habités par Michel de Bourges et Ledru-Rollin. Pour échapper à cette fadeur, il lui faut émigrer ; le mysticisme historique, l’idéalisme wilhelm-meistérien de Consuelo et de la Comtesse de Rudolstadt révèlent encore toute la puissance de cette imagination romancière, et de bons juges, qui les ont ouverts par hasard, les lisent encore aujourd’hui avec admiration.
LE ROMAN POPULAIRE
Elle est même née de l’industrie de la revue, dont l’initiateur fut le Docteur Véron, fondateur de la Revue de Paris, en 1829. Véron eut le premier l’idée de donner à ses lecteurs des romans qui paraissaient par morceaux dans des numéros successifs, et la formule « la suite au prochain numéro » ou « à la prochaine livraison » est de son invention. Buloz bien entendu, l’imita. Ils publiaient d’ailleurs des romans de valeur littéraire, en particulier ceux de Balzac. Ce que faisaient les revues de quinzaine en quinzaine, Emile de Girardin le fit quotidiennement quand il lança la Presse, en 1836. Le succès fut tel que les principaux journaux l’imitèrent. Un tableau du roman-feuilleton déborderait notre cadre. Nous ne retiendrons que les trois noms caractéristiques de Dumas, de Sue et de Soulié.
Sauf pour Monte-Cristo, l’idée du roman, le plan et la rédaction de premier jet sont de Maquet. Sur la maquette Dumas travaille, brode, s’amuse, jette la vie. Ainsi furent écrits la Reine Margot, le Chevalier de Maison-Rouge, Joseph Balsamo, le Collier de la Reine, la Dame de Monsoreau, Ange Pitou, les Quarante-Cinq, le Vicomte de Bragelonne. C’est Maquet qui découvre dans les Mémoires de d’Artagnan le sujet des Trois Mousquetaires et les esquisse. Mais c’est Dumas qui a l’idée de Monte-Cristo, et le rédige d’abord sans parvenir à sortir des impressions de voyage, qui étaient le genre favori de son génie. Il faut que Maquet intervienne, soustraie Monte-Cristo au démon museur et fabrique une charpente. Quand ils se sont séparés, en 1852, Maquet ne produit plus que d’honnêtes feuilletons, et Dumas que du fatras. Cette date médiane du siècle, où meurent Balzac, Sue, Soulié, est aussi celle de la mort de Dumas-Maquet, qui forment comme Erckmann-Chatrian un romancier indivisible.
Brunetière voyait dans Dumas un romancier bon nègre qui s’en donnait à cœur joie de mystifier les blancs. Quoi qu’il en soit de cette histoire des deux nègres, aussi vaudevillesque que celle des deux sourds, on peut voir dans Dumas-Maquet le maître de la plus vieille et de la plus universelle conception du conte, celle qui est destinée à faire oublier la vie réelle pour des histoires inventées. Balzac voulait écrire les Mille et une Nuits de l’Occident. Mais c’est Dumas et Maquet qui les ont contées, et il y fallait une goutte de sang africain. Le génie du récit dans les Trois Mousquetaires vaut le génie de l’action dans la Tour de Nesle. Et il y a un génie qui, chez Dumas, les soutient l’un et l’autre : c’est le génie de la vie, cette flamme et ce mouvement qui dans le couple Dumas-Maquet appartiennent bien à l’auteur des Mémoires et des Impressions de Voyage.
Mieux encore, il y a un romancier qui est devenu lui-même un type : c’est Paul de Kock, qui a créé le roman gai, en a jeté par centaines à un public avide, qui a encore des lecteurs, puisqu’on le réimprime toujours. Certain comique bourgeois, modérément égrillard, quand il apparaît dans la réalité, nous fait toujours dire : « C’est du Paul de Kock ».
Il y a deux disciples de Balzac à qui on reconnaîtra une véritable valeur : Léon Gozlan, dont le Notaire de Chantilly eut un succès non immérité, et Charles de Bernard, dont l’œuvre la plus célèbre est Gerfaut, mais la meilleure, les scènes de la vie de province du Gentilhomme campagnard. Appellera-t-on disciple de Dumas, ou son émule, l’étonnant improvisateur marseillais Méry ? Il a introduit dans la littérature parisienne Marseille et son humour, et il devrait rester de lui au moins la nouvelle de la Chasse au Chastre prototype de Tartarin.
De sorte qu’on ne peut comparer l’institution du roman par cette génération de 1820, que relaie la génération de 1850, qu’à l’institution du théâtre par les générations de Corneille, Molière et Racine. Il s’agit d’un genre dominateur, absorbant, qui crée un besoin, s’impose aux acteurs et au public, auquel se croiront obligés de sacrifier jusqu’à Taine, Renan et Renouvier, et qui inaugure dans la création littéraire presque un nouveau règne.
LES ROMANS DES POÈTES
et autobiographie.
En principe le seul roman que tout écrivain contienne en puissance, c’est l’autobiographie plus ou moins transposée. Tel est le cas de Rousseau, de Chateaubriand, de Mme de Staël, auteurs de Mémoires, qui ont écrit leurs romans de la même encre que ces mémoires. Tel est, dans une certaine mesure, le cas d’Alfred de Musset, de Sainte-Beuve, dont la Confession d’un Enfant du siècle et Volupté idéalisent une destinée ou une aventure personnelles.
La situation de Lamartine, de Hugo, de Vigny, de Gautier, devant le roman est différente. Ce qu’ils rencontrent sur leur route, ce n’est pas seulement la tentation ou la sommation de l’autobiographie romancée, c’est la présence de l’épopée, et c’est l’existence du roman historique.
Avant de faire du bon Walter Scott, Hugo, à vingt ans, en fait du mauvais avec Bug-Jargal et Han d’Islande. On est d’ailleurs au plein de la brève mode du roman terrifiant, et Bug et Han, résolument, en sont. Mais Notre-Dame de Paris, qui est de 1831, réalise un des modèles du genre, dans les limites du genre, et avec ses lacunes.
Les limites, les lacunes du roman historique, ce sont le défaut d’humanité, les attitudes conventionnelles des personnages, prétextes à récits bien faits, à costumes exacts, à décors éclatants. Les personnages de Notre-Dame, Esmeralda, Frollo, Quasimodo, Phœbus, Louis XI, ont exactement le même genre de réalité costumière que les personnages d’Ivanhoe. Mais d’autre part Notre-Dame, contemporaine de Delacroix, est peut-être le chef-d’œuvre littéraire de la peinture historique. La cathédrale de Paris, le Paris du XVe siècle, la Cour des Miracles, le Palais, cela déploie, dans la prodigalité de la toute-puissance, les moyens illimités de la peinture, du dessin, de l’eau-forte. De nombreuses Notre-Dame, illustrées par les meilleurs artistes romantiques et successeurs, ont paru du vivant de Hugo. Aucun de ses illustrateurs n’arrive même à approcher l’étonnant album du poète. Chef-d’œuvre de peinture des milieux, Notre-Dame est un chef-d’œuvre de style, une des créations de la prose française, et souvent un chef-d’œuvre de l’art du récit. Avec ses présences et ses absences, elle est restée le roman-type du romantisme.
Les deux poètes ont pareillement réussi dans le roman et un certain parallélisme de leurs carrières se poursuivra. Ayant l’un et l’autre connu le succès d’un grand et beau roman historique, n’abandonnant ni l’un ni l’autre le roman historique, puisqu’en fin de carrière Hugo écrira Quatre-vingt-treize et que Vigny laissera derrière lui le beau roman inachevé et posthume de Daphné, ils ont suivi par ailleurs la marche de leur temps vers le roman moderne et vivant, témoignage de l’auteur sur lui-même, sur son époque, les problèmes et les hommes de cette époque. Ils l’ont suivie, ou plutôt ont voulu et pensé la guider en poètes. De là, pour ces poètes, les romans de leur destinée avec Alfred de Vigny, les romans de leur temps avec Victor Hugo.
Soldat et poète avec un orgueil et une sensibilité qui le rendaient infiniment vulnérable à tous les froissements qu’on risque dans ces deux carrières, Vigny a écrit avec Servitude et Grandeur militaires le roman de l’officier, avec Stello le roman du poète. À vrai dire Cinq-Mars rentrait lui aussi dans cet ordre de témoignages de l’auteur sur lui-même, puisque le comte Alfred de Vigny, qui avait la conscience et la fierté de sa noblesse dans tous les sens du mot, avait voulu y écrire le roman de la défaite de la noblesse par le dur génie de Richelieu et par les serviteurs de l’institution monarchique. Officier de l’ancienne armée royale, méconnu par ses chefs, frappé par la malchance, réfugié dans l’honneur solitaire, obligé moralement enfin à démissionner après la Révolution de 1830, qui achevait de le déclasser, il écrit dans les trois épisodes de Servitude et Grandeur militaires l’histoire d’officiers pareillement sacrifiés, héros malheureux de l’obéissance passive. Le capitaine Renaud est, à l’opposé du Philippe Bridau de Balzac, un des rares types militaires qui soient restés, le seul en tout cas dont on puisse dire qu’il a ajouté au moral de la carrière militaire. Il était dans la destinée de Vigny de susciter ces enthousiasmes et ces ferveurs, et Stello donna aux poètes un état non civil, mais poétique et idéal, analogue. Stello, soit le drame du Poète, le mystère du Poète, sous trois formes de gouvernement qui le méprisent et le sacrifient également, Chatterton dans l’État constitutionnel, Gilbert dans l’État monarchique, André Chénier dans l’État démocratique. Stello, soit aussi trois nouvelles historiques à thèse, a beaucoup plus vieilli que le roman contemporain de Servitude et Grandeur. L’histoire romancée, les caractères historiques célèbres du XVIIIe siècle et de la Révolution, également romancés, nous y paraissent terriblement faux. Mais de Stello Vigny, en portant au théâtre le premier épisode sous le nom de Chatterton, a tiré le plus grand triomphe public de sa vie, la gloire aussi d’avoir figuré pour sa génération le proclamateur des droits du Poète et le témoin de ses fatalités.
Vigny n’a guère cessé de se romancer lui-même, et l’auteur du Journal d’un Poète prendrait place dans la descendance, marquée plus haut, de la Nouvelle Héloïse et de René. Hugo s’est fort peu romancé lui-même : quelques pages à peine du Dernier Jour d’un Condamné et des Misérables sur ses jeunes amours, Walter Scott l’ayant inspiré jusqu’à Notre-Dame. Après 1843, quand il abandonne le théâtre, ou plutôt que le théâtre l’abandonne, Balzac, Sand, Soulié, succèdent à Scott, et Hugo décide d’écrire un roman balzacien sur son époque : ce sont les Misères, dont il avait conçu l’idée en 1830, qu’il rédige de 1845 à 1848 qui restent dans le tiroir jusqu’à 1862, date où il les reprend, les étoffe, y consolide l’élément balzacien, y ajoute habilement pour le gros public encore du sel, qui ne manquait d’ailleurs pas déjà dans les Misères. Cela devient les Misérables.
Le triomphe des Misérables fut immense, immédiat et il dure encore. C’est par les Misérables que le poète est resté en contact avec les foules, qui les retrouvent avec enthousiasme au cinéma. Ils le méritent. Hugo y a fondu à une forge de cyclope le roman de Paris, le roman d’aventures, le roman policier, le roman de la pitié humaine, le roman héroïque. Certes les Misérables n’eussent pas plus existé sans la production romanesque de la Monarchie de Juillet que Notre-Dame sans Walter Scott. C’est que Hugo est porté par le siècle. Mais ses créations ne ressemblent aux créations de personne, pas même à celles de la nature. Que ses personnages soient tout d’une pièce, que Javert soit le policier en soi, Thénardier le malhonnête homme en soi, Marius et Cosette la jeunesse en soi, nous n’en sommes pas choqués : leur vie hors le temps est une vie. Et c’est en partie grâce à ce procédé que Hugo a obtenu cette réussite unique dans le roman : créer un saint, Mgr Myriel. Il a incorporé dans le roman ce thème que Lamartine avait confié à l’épopée : l’ascension d’une âme, la libération de l’homme forçat par l’étincelle de la bonté, du sacrifice, et vraiment les Misérables tournent le dos aux héros de roman pour devenir presque un roman des héros. Autre paradoxe : les romans ce sont les femmes, le succès des romans est fait par les femmes. Or les Misérables sont un roman sans femmes : je veux dire sans amours autres qu’épisodiques et conventionnelles, comme celles de Marius et de Cosette. Le génie mâle de Hugo pense ici du roman ce que Corneille pensait du théâtre. Le roman héroïque est un roman viril. Et pourtant Hugo, grand amoureux, a écrit par milliers les plus belles lettres d’amour du monde.
L’amour a plus de place dans les Travailleurs de la Mer. Mais les Travailleurs, comme l’Homme qui Rit et Quatre-vingt-treize ce sont encore des romans de l’héroïsme : roman du sacrifice de Gilliatt, roman d’un Jean Valjean de conte fantastique, Gwynplaine, où Han d’Islande vient recouper les Misérables, roman du combat de grandeur entre le vieux chouan Lantenac et le jeune républicain Gauvain. Et toujours, dans les épisodes ou les descriptions célèbres, la couleur et l’eau-forte d’un style qui atteint la limite des forces de la langue, comme Valjean atteint celle des forces physiques quand il soulève la charrette, celle des forces morales quand après la tempête sous le crâne, il se dénonce.
On n’en dira pas autant de Gautier, romancier curieux, varié, en qui s’est incarné le romantisme flamboyant et court de l’école de 1830. Dans un genre tout à fait apposé, son roman fait pendant à celui de Vigny ; Vigny est le romancier du destin et des droits du poète, Gautier, avec plus de bonhomie et de scepticisme, le romancier du destin et des droits de l’artiste. Le mot artiste a pris avec lui un sens qu’il n’a plus quitté. Les Jeunes-France (1833) sont la confession d’un enfant non du siècle, mais de l’année, l’année 1830, enfant qui a « cru à Pétrus » et qui s’en débarbouille dans une cure d’ironie. Avec Mademoiselle de Maupin (1835) Gautier écrit le roman de l’artiste qui sacrifie sans peine, avec truculence et défi, la morale à la beauté, et dans l’Eldorado, qui devient ensuite Fortunio, le roman d’un rêve de fortune, de volupté et de beauté — le dernier de ses livres, dit-il, où il ait pu rester libre et ne pas se soumettre, pour le pain, au cant. Tout cela est assez oublié et on ne lit plus guère — et encore… — que le Capitaine Fracasse parce qu’il est sauvé par le style, par cette prose saine et succulente de Gautier, et aussi parce que c’est le bon roman picaresque d’un poète qui a compris fraternellement les poètes de ce temps de Louis XIII, où se passe Fracasse.
Ainsi donc tous les poètes romantiques se sont posé la question du roman, ont écrit des romans importants. Les précurseurs et les poètes du Parnasse, eux, ou n’y ont pas touché, comme Baudelaire et Leconte de Lisle, ou en ont fabriqué sans conviction comme Banville, qui au moins n’en fît qu’un, Marcelle Rabbe, Mendès qui en offrit tout un rayon, mais commercial, et Coppée, qui racontait en prose comme en vers tout ce qu’on lui demandait.
Le vrai roman parnassien, c’est le roman antique qui dérive plus ou moins de ce Tétrarque honoraire que fit Flaubert. Anatole France est aussi parnassien lorsqu’il écrit Thaïs que lorsqu’il compose d’après Gœthe son drame antique en vers, les Noces corinthiennes. L’œuvre la plus populaire, la seule populaire, du roman parnassien fut Aphrodite, écrite par un héritier du Parnasse, qui ne dépassa jamais son héritage, Pierre Louys, si ce n’est comme tirage en librairie ; cela ne va pas loin. Salué chef-d’œuvre par Coppée, il l’est resté pour les midinettes, ce qui lui a composé en somme une destinée assez logique.
LAMENNAIS ET LA LITTÉRATURE RELIGIEUSE
de la Littérature religieuse.
C’est la survivance d’un vaincu et de deux orateurs. Lamennais, Montalembert et Lacordaire qui nous fait prolonger cette deuxième période jusque sous le Second Empire. Mais littérairement sa sève, son originalité, sont à peu près épuisées dès 1833, après la condamnation de l’Avenir.
C’est un Breton, vivant parmi des croyants, pour qui la croyance fournit le seul air respirable, et qui, après une jeunesse sombre et labourée de doutes, fait sa première communion à vingt-deux ans, écrit tout de suite des livres de polémique chrétienne en collaboration avec son frère qui est prêtre, se trouve précipité dans le sacerdoce par l’exemple de ce frère et l’influence d’un militant chrétien, héros de l’émigration, l’abbé Carron. Il a voulu désespérément la foi, en a toujours été séparé par un intervalle tantôt imperceptible, tantôt béant. En ce cas Pascal disait : « Faites dire des messes et prenez de l’eau bénite ». Lamennais plus audacieux, plus romantique en somme, a voulu dire les messes et bénir l’eau, en vue du même but. Il dit sa première messe en 1815, à trente-quatre ans, livide et tremblant. Il écrit ensuite à son frère : « Je suis et ne puis qu’être désormais extraordinairement malheureux ». Il y eut trois visages successifs de ce malheur et de ces tourments.
Un exemple l’anime : celui de la réforme religieuse du XVIIe siècle. Il n’est pas janséniste, loin de là. Mais la première lecture d’enfance qui l’ait révélé à lui-même est celle des Essais de Nicole. Il a hérité d’une grande bibliothèque janséniste. Il admire Saint-Cyran ; Port-Royal n’est-il pas une création chrétienne, un édifice d’âmes, persécuté par le clergé et par l’État ?
Le souvenir le plus émouvant qu’il a laissé est celui du Port-Royal breton qu’il installa dans son domaine familial de la Chesnaie, sur les bords de la Rance, où passa une jeunesse fervente : Maurice de Guérin, La Morvonnais, Gerbet, Salinis, Lacordaire, Montalembert. Une partie du jeune clergé se tourne vers lui. Après 1830, les brochures et le Port-Royal breton ne suffisent plus à lui et à ses disciples. L’Avenir donne un organe à une doctrine nouvelle. Le salut de l’Église sera dans son alliance avec la liberté, surtout avec la liberté d’enseignement. Naguère à droite de Charles X, Lamennais se place maintenant à l’extrême gauche de Louis-Philippe. Il ne désespère pas d’y placer l’Église et le pape.
On a cessé de lire Lamennais, dont les écrits sont trop liés à leur temps. Mais son nom, son souvenir, restent vivants parce qu’il a fondé les théories et fixé les attitudes de la démocratie chrétienne. La suspension de son journal en 1831, puis la condamnation de sa doctrine par le pape en 1832 sont suivis en 1834 des Paroles d’un Croyant.
La séparation aussi de Lamennais et de ses amis. Aucun de ses disciples ne le suivit. Tous les rédacteurs de l’Avenir avaient fait leur soumission. Lamennais se jeta entièrement du côté du peuple, devint républicain, connut les amendes et la prison, fut loué de bouche dans son nouveau parti mais n’y suscita nul enthousiasme, y resta le Sacerdos in æternum, n’obtint pour les nombreux ouvrages qui suivirent que des succès d’estime, fut élu membre de l’Assemblée Nationale, où il passa obscurément, disparut dans l’ombre après 1851, et son corps fut mis, selon son vœu désespéré, dans la fosse commune en 1854.
Il en reste un souvenir, celui de la jeune et pure école de la Chesnaie. Il en reste surtout ceci, que de 1830 à 1835 la grande influence qui s’exerce sur la religion des romantiques est celle de Lamennais. Il entendit en confession Victor Hugo et, probablement, à Juilly, Sainte-Beuve qu’il voulait emmener à Rome avec lui. Volupté est écrit dans l’ombre de Lamennais, comme le Centaure dans l’ombre de Volupté, et dans cette ombre pousse aussi la première idée de Port-Royal. L’influence de Lamennais sur Lamartine est très vive à l’époque de Jocelyn, et après 1830 la religion de Lamartine ressemble en somme, dans le style jésuite, à ce qu’est dans un style sévère celle de Lamennais. Hugo pensera encore beaucoup à lui dans les Misérables. Leur évolution vers la gauche à tous, leur mort à gauche, sont celles de Lamennais. C’est peut-être en souvenir de son ancien confesseur et de son testament : « Je veux être enterré au milieu des pauvres et comme le sont les pauvres » que Victor Hugo a voulu son triomphe funéraire dans le corbillard des pauvres. Le prophétisme des Paroles d’un Croyant avait préfiguré les Châtiments. George Sand a écrit sinon sur Lamennais du moins autour de lui le roman de Spiridium, qui fit une forte impression sur Renan. Nous touchons à l’autre clerc breton.
Les deux plus grands écrivains qu’ait fournis au XIXe siècle la formation cléricale, Lamennais et Renan, ne sont pas demeurés dans l’Église. Les grands journalistes catholiques ont été des laïques. Il est resté aux clercs l’éloquence, laquelle agit fortement, mais se défend mal contre l’oubli.
Au contraire de Lamennais, Lacordaire ne devint grand qu’après sa soumission. On se rend compte en le lisant qu’il eût peu donné en dehors de la chaire chrétienne, de la conférence chrétienne, du dogme chrétien ; il reste le type de ces âmes qui ne peuvent vivre en dehors des certitudes puissantes, illuminées, décoratives et définitives. Il ne pouvait venir à la foi, et à la foi militante, et y rester, que par l’exigence intérieure d’une autorité infaillible qu’il subit, et à laquelle il participe. C’est un converti d’après la vingtième année. La formule de sa conversion, telle qu’il la donne en 1824, est capitale, et son raisonnement aura bien des suites : « La Société est nécessaire. Donc la religion chrétienne est divine, car elle est le seul moyen d’amener la société à sa perfection ». Mais son don oratoire de Bourguignon est équilibré et nourri par une vie intérieure, vivace et ardente. Né en 1802 il connaît de cœur le mal du siècle romantique, il en reste le délégué dans l’Église. Il institue le dialogue entre l’Église éternelle et ce mal.
Le dialogue, c’est ce qu’on appelait autrefois la conférence. « L’incomparable auteur de l’art de conférer », dit Pascal de Montaigne. Lacordaire, maître de la conférence, plutôt que du sermon, a rendu, semble-t-il, à ce terme tout son sens ancien, autant qu’il peut être rendu par un monologue et au nom d’une autorité. Il a conféré l’Église au siècle. Ce sont les auditeurs qui font les prédicateurs, a dit Bossuet. Les auditeurs de la Monarchie de Juillet, les romantiques, ont fait leur prédicateur, qui s’est adressé non à l’homme, ni au dévot, ni à la dévote, confessionnels et conventionnels, mais à l’homme de son temps tel qu’il était, tel qu’il l’avait senti en lui, tel qu’il l’avait combattu ou aidé en lui. Dans le métal de cette éloquence, il y a bien des éléments discutables, démodés, artificiels, mais il y a aussi la présence de cet or : les fragments épars de confessions, dont les exigences du genre oratoire n’éloignent qu’à regret Lacordaire.
Tout cela n’est pas une raison pour le relire beaucoup, trop lié à son temps et aux nécessités urgentes de l’action oratoire. Ses oraisons funèbres, ses hagiographies factices de Saint-Dominique et de Sainte-Madeleine, nous désignent, hélas ! les conventions comme le pôle opposé aux confessions, et qui les équilibre trop. Mais il a un don : celui des formules. Il est peu d’orateurs dont on puisse citer autant de phrases frappées en médaille, d’antithèses saisissantes et de définitions lumineuses.
LES RÉGENTS
Unique, mais explicable. La Révolution avait à peu près aboli pour quinze ans les études littéraires. La République politique avait interrompu cette République des Universités et des collèges qui, en France, a toujours tenu une place à côté de la République des Lettres, qui incarne une sorte de Conseil d’État dans l’institution parlementaire de l’esprit, et encadre cent mille enfants et jeunes gens dans un service civil ou une garde nationale de l’humanisme. Le rétablissement avait été lent ; il fut l’œuvre de l’Université impériale. Dès 1808 on recommença à faire, dans les lycées de Paris, d’excellente rhétorique. Le recrutement des classes moyennes de l’esprit, la conscription des bacheliers reprirent avec régularité. Mais l’influence des années creuses se fit sentir. Les maîtres qu’elles eussent formés firent défaut en 1820. Comme la Révolution ses généraux, déjà l’Empire, puis la Restauration, demandèrent leurs professeurs à la jeunesse. Il en alla des professeurs comme des écrivains. On repartait à neuf avec des cadres frais. Le besoin créa l’organe : une jeunesse sortie des écoles occupa beaucoup de postes de commande de l’esprit.
Elle les occupa avec dogmatisme. D’abord parce que la jeunesse est un âge dogmatique. Ensuite parce que le romantisme qui commande plus ou moins les courants de cette époque est pris de tous côtés dans un mouvement torrentiel et passionné. Enfin parce que cette jeunesse, comme c’est sa fonction, réagit de toutes parts contre l’époque précédente, contre l’esprit du XVIIIe siècle, contre un âge et une génération analytiques et critiques.
D’ailleurs, un genre nouveau était né à la fin du XVIIIe siècle : l’éloquence de la chaire professorale, inaugurée en 1786, par l’ouverture et le succès du Lycée, et qui avait retrouvé faveur sous le Directoire et le Consulat. Elle a ses lois. Des qualités d’acteur, une atmosphère d’allusions contemporaines, le don de savoir sans l’air d’avoir appris, celui d’apprendre bien aux autres ce qu’on vient d’apprendre soi-même bien ou mal, l’aisance dans la surface, une éloquence intermédiaire entre l’éloquence parlementaire et l’éloquence religieuse, y procurèrent de rapides et éclatants succès.
Le dogmatisme libéral donnera, dans les domaines de l’histoire, de la philosophie et de la littérature, leur marque commune à l’esprit et à l’influence des régents. Cet esprit, cette influence, se transmettent par l’éloquence. Les trois régents sont des hommes éloquents. Dès 1816, la parole sous toutes ses formes prenait à Paris un admirable éclat qui rappelait les grandes années du XVIIe siècle. Salons brillants, neuve éloquence parlementaire, il était naturel qu’à défaut de la chaire chrétienne qui n’avait plus de grands orateurs, la chaire universitaire convoquât, charmât, gouvernât un public de toute classe et de tout âge. La chaire fut le moyen de propagande de la Doctrine. En 1830, elle parut ensevelie dans son triomphe, puisque les trois régents entrèrent dans les grandes fonctions et cessèrent de professer. Mais leur gouvernement fut une suite de leur professorat, et l’éloquence écrite continua l’éloquence parlée. De ce gouvernement et de cette éloquence nous n’avons à retenir que ce qui importe particulièrement aux lettres, et ce que l’histoire, la philosophie et la critique tiennent de Guizot, Cousin et Villemain.
et Histoire-chronique.
D’abord, devant les changements extraordinaires qui en quinze ans ont bouleversé la France, le public exige une explication, une liaison, et, pour employer le mot alors en usage, des Considérations. Comme la guerre de 1914, la Révolution est suivie immédiatement, et dès son origine la littérature de l’émigration l’accompagnait déjà, d’une vue historique. En 1801 Lacretelle aîné, qui enseignera l’histoire à la Sorbonne, commence un Précis historique de la Révolution. La liaison de la monarchie de Richelieu et de Louis XIV à la centralisation jacobine et napoléonienne est faite judicieusement en 1818 par Lemontey dans l’Essai sur l’établissement monarchique de Louis XIV.
En second lieu, la renaissance du Moyen âge, qui rappelle alors la renaissance de l’antiquité au XVIe siècle, a naturellement son contre-coup sur l’histoire autant et plus que sur la poésie. De Genève et de Coppet, soit de la maison mère, vient en 1809, l’Histoire des Républiques Italiennes du sagace, mais peu évocateur Sismondi. Et en 1811 Michaud publie l’Histoire des Croisades, écrite avec ferveur, mais conscience, d’après les sources dont il publie une partie dans la Bibliothèque des Croisades, et d’après les lieux qu’il a visités et agréablement décrits dans les sept volumes de la Correspondance d’Orient ; Michaud était d’ailleurs poète et, manière de cèdre de la Vallée aux Loups, ses Croisades poussent très exactement dans l’ombre du chevalier du Saint-Sépulcre, François René de Chateaubriand.
Ainsi se forment une histoire-discours et une histoire-chronique. Sous la Restauration apparaît en Guizot un véritable chef de l’histoire-discours, en Barante un chef de l’histoire-chronique, en Augustin Thierry un grand agent de liaison de ces deux histoires.
Seulement, il ne faut pas oublier que Guizot se levait très matin, et qu’il savait beaucoup. Il n’apprit pas seulement l’histoire en l’enseignant, mais en lisant un nombre considérable de textes historiques, et surtout de mémoires, en dirigeant chez les libraires les grandes collections où ces textes étaient publiés et traduits. C’est appuyé sur des fondements solides que, par ses deux séries de cours, ceux de 1820 et ceux de 1828, il installe dans l’histoire une date, un acte, une œuvre.
Une date. Il a fait descendre dans l’histoire générale cet art et ce système staéliens des Considérations, qui ne sont autre chose que le principe de l’intelligibilité des faits, des catégories de l’esprit appliquées au divers de la durée historique. Ainsi faisait en Allemagne, à la même époque, Hegel, avec plus de génie créateur, mais avec un moindre sens du réel. L’Histoire du système représentatif, les Essais sur l’Histoire de France, l’Histoire de la Civilisation en Europe, ce n’est pas, comme la Philosophie de l’Histoire de Hegel, l’histoire de l’Idée, mais c’est l’animation et le classement de l’histoire par quelques grandes idées, celle de la féodalité, celle du gouvernement représentatif, celle de la classe moyenne, celle de l’équilibre entre les poussées de l’association et de la liberté. Il y a encore, à l’Académie des Sciences Morales, une Section de l’Histoire Générale et Philosophique. Nous ne savons plus guère ce que c’est. Mais si Guizot, dans cette chaire de la Sorbonne qu’il occupe, avec des interruptions dues à la politique, de 1812 à 1830, n’a pas créé le mot, il a donné l’exemple de la chose, il l’a établie avec une véritable puissance d’institution.
Un acte. Homme politique, Guizot n’a pas séparé l’histoire du passé qu’on expose, et l’histoire à vivre, à faire, à continuer. Il a demandé à l’histoire des instructions pour le présent. Comme il y avait la Doctrine du trône et de l’autel, il y eut pour lui la doctrine de la chaire et du pouvoir. Quand la chaire lui manqua, le divan des doctrinaires le suppléa, Royer-Collard au milieu, Guizot et les Broglie à côté de lui. Les Doctrinaires ont une doctrine de gouvernement fondée sur une certaine conception très sérieuse de la nature humaine, où le jansénisme de Royer s’accorde avec le calvinisme de Guizot et la religiosité de Necker, — sur une certaine idée de l’histoire de France, conçue comme une marche vers un libéralisme éclairé, surveillé, — sur une sympathie admirative pour les institutions anglaises, une fidélité genevoise à une sorte de doublet anglo-français de la sagesse politique. La révolution de Juillet, conçue strictement comme un 1688 français, fournira le couronnement, la confirmation puis la maison mère de ces vues. La Révolution de 1848, comme en 1877 le 16 mai, révéleront un malentendu entre ce groupe et le pays, rendront sensible dans ces idées une part étrangère, moitié d’outre-Jura et moitié d’outre-Manche, et que le Français moyen n’assimile pas.
Une œuvre. Si les Leçons du grand doctrinaire ont vieilli, c’est qu’elles ont été absorbées, assimilées dans ce qu’elles avaient d’assimilable. Mais il peut rester de lui cette grande Histoire de la Révolution d’Angleterre commencée en 1827, quand l’actualité lui désignait le mieux ce sujet (qu’il préparait d’ailleurs depuis plusieurs années par les traductions des Mémoires anglais de cette époque) et qu’il n’acheva qu’après 1848. D’une belle intelligence politique, elle abonde en narrations fortement déroulées, en grandes scènes à la manière classique. De Thou s’y trouverait de plain-pied.
pittoresque.
Il n’en va pas de même de l’Histoire du Consulat et de l’Empire que Thiers, éloigné du pouvoir, commença à publier en 1840, et qu’il mit près de vingt ans à écrire. Elle fut pendant un demi-siècle l’œuvre historique la plus célèbre de la France, le rayon indispensable de toute bibliothèque sérieuse, l’école des hommes d’État. Un soldat de Napoléon, le général de Pelleport, rédigeant au début du second Empire ses mémoires, écrivait : « L’un des grands regrets que je puisse éprouver aujourd’hui, c’est de penser qu’il me faudra peut-être mourir sans avoir lu dans Thiers l’histoire de notre immortelle campagne de Russie. Seul en effet, l’historien véritable et sérieux des armées de la Révolution et de l’Empire saura rapporter d’une manière complète et impartiale, et sans tomber dans le roman, cette grande phase de nos victoires et de nos revers. Que pouvons-nous raconter, nous autres acteurs partiels de ce long drame ? »
Quand Thiers entra, en 1863, au corps législatif comme député de l’opposition, le message de l’Empereur aux Chambres le salua comme « notre grand historien national ». Et après 1870 une partie de son prestige souverain lui vint de sa grande œuvre historique. Cette gloire ne s’est pas maintenue. On l’a décrété ennuyeux et poncif. Des études de détail l’ont ruiné sur bien des points. Et l’on a épuisé sur son style sans éclat ni ligne le vocabulaire du mépris.
Ce décri est injuste. Comme tableau d’un règne, l’histoire de Thiers n’a pas été remplacée. Ni surtout comme histoire de l’État par un homme d’État. Thiers avait dix-huit ans en 1815. Il a connu familièrement les hommes du premier Empire. Une partie de ces hommes formaient les cadres, dont il était, de la Monarchie de Juillet. Il a eu l’accès d’une immense documentation écrite et orale. Il a abusé des récits de bataille, mais ce sont les civils qui se moquent de ses récits et non les militaires. En ce qui concerne le gouvernement et la politique de l’Empereur, Thiers n’est pas un historien en chambre : il sait ce que sont les affaires, la diplomatie, l’administration, les bureaux. La clarté qu’il répand sur son sujet ressemble à la clarté que répandaient ses discours, et si c’est une clarté destinée aux ignorants, ce n’est pas une clarté d’ignorant. On peut sourire des gens qui aujourd’hui diraient n’avoir rien à apprendre dans Thiers. L’Histoire du Consulat et de l’Empire a vieilli en somme dans la même mesure que l’ouvrage de Sorel : c’est un vieillissement historique normal, qui ne saurait en détourner le lecteur intelligent. Quand on pense que l’œuvre napoléonienne de Frédéric Masson avait détrôné de son rayon de bibliothèque l’histoire de Thiers pour les générations d’avant-guerre, on n’est plus tellement fier de leur appartenir.
Thiers tout de même a manqué remarquablement de génie. Dans cette équipe des trois historiens nés, les deux Aixois en 1796 et 1797, le Parisien en 1798, tout le génie est allé à ce dernier, Michelet.
Guizot n’a évidemment pas le génie de Michelet. Mais qui ne connaît rien de l’histoire des Révolutions anglaise et française sortira de la lecture de Guizot avec des idées nettes et des données précises sur la première, de la lecture de Michelet avec un intérêt passionné pour la seconde, des clartés confuses, et le désir d’en chercher l’histoire ailleurs.
Il n’est pas seulement le grand animateur de l’histoire. Il en est le grand vivant. On ne connaîtra vraiment ce grand vivant, avec ses dessous ardents, sa géologie charnelle, que le jour où son immense Journal sortira des archives et du secret. La personne de Michelet apparaîtra. Mais pour le moment il reste celui, qui, ayant écrit : « La France est une personne », a réalisé mystiquement ce mot.
Il l’a pensée et vécue comme une personne dans son corps, dans sa durée et dans son âme. Dans son corps ; c’est le Tableau géographique qui sert d’introduction au deuxième volume. Dans sa durée : c’est l’histoire de France. Dans son âme : c’est le Michelet messianique. D’aucun écrivain moins que de Michelet, on ne dirait qu’il a laissé l’idée et l’être de la France tels qu’il les a trouvés.
Le Tableau a créé une habitude et un style de liaisons entre l’homme de génie et la terre qui l’a produit. Évidemment, rien n’est plus discutable que tant de rapprochements hâtifs et forcés qui y abondent et, dans un voyage à travers la France, Michelet ne laisse pas de rencontrer, comme son ennemi l’Anglais, la rousse acariâtre qui le fait généraliser sur une province. Voyez : « Même esprit critique en Franche-Comté ; ainsi Guillaume de Saint-Amour, l’adversaire du mysticisme des ordres Mendiants, le grammairien d’Olivet, etc… Si nous voulions citer quelques-uns des plus distingués de nos contemporains, nous pourrions nommer MM. Charles Nodier : Jouffroy et Droz. » Mais ces hypothèses, ces fantaisies, donnent le branle. Supposer de l’ordre, un ordre, entre des choses qui ne se précèdent ni ne se suivent naturellement, c’est souvent préparer les voies d’une science.
Cependant ce n’est pas à une science que le Tableau prépare les voies, c’est à des « vérités littéraires, c’est-à-dire vagues » (le mot est de Taine lui-même), celles dont Taine fera une des armatures de sa critique. Laissant le « moment » à l’Histoire, le Tableau crée une composition de la « race » et du « milieu ».
Le tableau de la Champagne, dans La Fontaine et ses Fables, l’un des morceaux les plus brillants et les plus lus qu’ait écrits Taine, sorte d’introduction littéraire à sa méthode, vient authentiquement de l’école de Michelet. Pareillement le Tableau, par l’intermédiaire de la Champagne de Taine, a engendré plus ou moins la Lorraine de Barrès. Quand Lavisse mettait très haut les pages sur la Lorraine, dans Un Homme libre, et y voyait un grand morceau de psychologie historique, c’était un peu parce que Lavisse reconnaissait ici la graine de Michelet, la progéniture de ce Tableau dont lui aussi avait subi si fort le rayonnement. Cela même qui, avec Lavisse avait passé dans l’œuvre des professeurs, produit, par Barrès, une immense postérité, toute littéraire, dont nous sommes.
Un tableau de l’œuvre de Michelet devrait être écrit comme le Tableau de la France lui-même, avec la même vue de complexité, le même voyage à la découverte dans une œuvre immense où il peut y avoir des parties irritantes, ou absurdes, mais où, pas plus que dans l’œuvre de Victor Hugo, il n’y a de parties mortes. La Bible de l’Humanité ne nous donne-t-elle pas l’idée d’une immense critique humaine, à la fois littéraire et historique, qui eût été à celle de Sainte-Beuve ce que la chaîne des Alpes est à la ligne de coteaux modérés ? On lit peu ce que Michelet a commencé de l’Histoire du XIXe siècle. Et pourtant quel livre révélateur que les Origines des Bonaparte ! Au-dessus il y a ces Origines du Droit Français qui sont comme le Mont-Beuvray de l’Histoire de France. Il existe certes un Michelet délirant, celui des Jésuites, de la Sorcière, de la Femme. Mais la tétralogie de la Mer, de la Montagne, de l’Oiseau et de l’Insecte abonde en pages miraculeuses. Il importe qu’elle ait été écrite par un historien, que la liaison de l’histoire de la nature et de l’histoire de l’homme ait été faite et sentie par un tel poète. Comme celle de Hugo et de Balzac, l’œuvre de Michelet reste un climat, un élément et un aliment, où l’on voyage moins qu’on n’y va pour se renouveler ou s’imprégner, comme à la montagne ou à la mer.
La même année 1847, commençait à paraître la troisième des Histoires qui appelaient si impérieusement une nouvelle révolution, celle de Louis Blanc, auteur déjà du long pamphlet qu’était l’Histoire de dix Ans. L’Histoire des Girondins n’est pas girondine, mais l’Histoire de la Révolution de Blanc est absolument montagnarde : elle avance comme une marche à la montagne, d’une ardente conviction, d’un grand style, mais déclamatoire et démodé. De cette histoire, et de toute une littérature de gauche et d’extrême gauche, parmi laquelle il faudrait citer le Napoléon anti-bonapartiste de Lanfrey, sortent plus ou moins en filets souterrains, des sources pérennes d’idéalisme et de mystique républicains, qui reparaîtront à la lumière vingt ans après 1848, donneront sa mystique au radicalisme de la Troisième République.
SAINTE-BEUVE
du siècle.
C’est qu’il n’est journaliste que comme Molière était acteur, — mais critique comme Molière était auteur. Il a rempli une moitié du champ de la critique, comme Molière a rempli une moitié du champ du théâtre. De cette moitié il a possédé toute la technique. Il l’a vécue dans son relief, ses problèmes — et comme les autres parties de la critique, critique des vivants, critique dramatique, n’ont pas eu leur Sainte-Beuve, il est resté le prince incontesté de son genre. La critique littéraire est devenue le jardin de Sainte-Beuve, comme le Théâtre Français est la Maison de Molière.
Ce qu’il a acquis ces années-là, est pourtant bien plus fécond, plus vivant, mieux doué de vitamines, que cet acquis des grands normaliens. Il fait campagne, vers 1830, dans une jeune école, parmi les généraux de vingt-cinq ans de cette armée de la Révolution romantique : campagne dans la poésie, campagne dans le roman, campagne dans l’amour. Les amours de Sainte-Beuve et d’Adèle Hugo l’ont marqué, et ont marqué dans la littérature, presque aussi fortement que les amours de Venise qu’a connues Musset, ou celles de Balzac et de Mme de Berny.
Plus loin, elles ont marqué dans la critique, dans le génie et dans les dessous de l’esprit critique en France. De Hugo à lui, Sainte-Beuve a senti ce que c’est que l’inégalité entre les êtres, quelle est la différence du lion au renard, et ce que le Connais-toi ! de l’esprit critique lui commandait d’abdiquer, et quelles compensations, quels bonheurs furtifs l’intelligence lui réservait, et le dualisme éternel des natures littéraires, le débat de Neptune et de Minerve au fronton de l’éternel Parthénon.
Le Barrès de l’Homme libre parlait avec colère de ceux qui veulent sacrifier la jeunesse de Sainte-Beuve à la maturité du lundiste. Sainte-Beuve l’eût approuvé. Il se résigna mal à la vocation et à la gloire solide dans lesquelles il fut précipité par une fortune qui ne l’avait pas consulté. Il souffrit de n’être que le délégué du public auprès des maîtres, de ne pas se sentir maître et créateur. Il éprouva assez peu par le dedans la portée et la force de sa critique créatrice. Il connut plutôt cette faculté critique à l’état de refoulements : refoulements d’un poète, d’un romancier, d’un moraliste.
D’un romancier. Volupté est le roman d’un Obermann cultivé et parisien, et surtout d’un critique, d’un témoin, d’un frôleur, d’un voluptueux d’épiderme, qui rôde indéfiniment autour des demeures, des amours, des énergies, de l’action et de la vie où il n’entrera pas. Son poids de vie intérieure vaudra toujours à ce livre, dans chaque génération, quelques douzaines de fervents (le côté d’Amiel). Le style est d’une harmonie composite et travaillée, de même que celui des vers de Sainte-Beuve, mais en prose il trouve la voie libre, et neuve. Nous ne nous étonnons pas qu’Amaury se fasse prêtre en 1830, comme il serait entré à Port-Royal en 1650. Sainte-Beuve serait le plus « clérical » des grands écrivains du XIXe siècle, si Renan n’existait pas. Il entre chez les auteurs comme il a pu pénétrer dans le cœur des femmes, par son génie de confesseur.
Plus que de poète et de romancier, sa vocation, à laquelle la critique le ramène par un détour, est d’un moraliste. Il se connaît lui-même de la substance dont sont faits les grands moralistes français, de Montaigne à Chamfort. La grandeur de sa critique, moins qu’au poète mort jeune, tient à cette tradition du moraliste venu de loin, et qui va loin. Voilà le sel antique, autochtone, qui a fait incorruptible cette critique hebdomadaire, et qu’on trouve à l’état natif dans les blocs de tant de Pensées, depuis celles de Joseph Delorme jusqu’à celles des Cahiers. Autant et plus qu’une vue sur la littérature, qu’une enquête sur les auteurs, la critique de Sainte-Beuve doit être tenue pour une enquête sur l’homme et sur les femmes, et sur lui-même, et sur les autres, et sur les natures d’esprits, et sur l’esprit de la nature humaine. Tout le contenu humain des lettres françaises aboutit à cet humanisme, comme le monde des sons, des mots et des rythmes aboutit à Victor Hugo. Le moraliste en Sainte-Beuve est encore supérieur au critique : celui-ci s’est souvent trompé, celui-là non.
De la critique des vivants, lui-même a dit, quand il était jeune, que c’était la partie la plus difficile et la plus noble du métier. Une partie, aussi, dans le sens de jeu. Comment a-t-il joué cette partie ?
Laissons de côté la littérature dramatique, dont il ne s’est pas occupé, sinon pour étudier en moraliste les classiques du XVIIe siècle. Il sentait dans ce monde joué un monde différent du monde de l’écrit, et qui relevait d’une autre optique, il refusait les servitudes sans grandeurs du métier que pratiquait Janin. Et puis le théâtre en tant que théâtre ne l’intéressait pas, bien qu’il y allât une fois par semaine. Il eût été, au XVIIe siècle, pour Nicole contre Racine, pour Bossuet contre Molière.
Mais la critique des poètes ? Lui-même est poète original, son Tableau de la Poésie au XVIe siècle représente une somme considérable de découvertes et d’intuitions poétiques. Cependant, en 1842, dans l’article dépourvu d’urgence sur Mademoiselle Bertin, il s’efforce de classer les poètes de son temps. Il distingue : 1° Le groupe hors ligne ; 2° le groupe de ceux « qui n’ont pas été au bout de leurs promesses et qu’aussi la gloire publique n’a pas consacrés » ; 3° Le vulgaire. Or, de la première classe, il n’y en a que trois : Lamartine, Hugo et Béranger. Musset n’appartient qu’à la deuxième, et Vigny n’est pas nommé, à plus forte raison Gautier. Gautier se confessait un jour : « Dire que j’ai cru à Pétrus ! » Il était excellent d’avoir cru quelques années à Pétrus Borel : il est bien grave d’avoir cru toute sa vie à Béranger. Sainte-Beuve n’a jamais, dans toute son œuvre, cité le nom de Gérard de Nerval qu’une fois, en écrivant le verbe ronsardiser ; et en ajoutant : « comme disait l’aimable Gérard de Nerval ». Il a salué les débuts de Banville, mais il a refusé d’écrire un article sur Baudelaire. Il a rendu justice à Marceline Desbordes-Valmore, mais d’abord parmi des Tastu et des Blanchecotte.
Il est encore plus grave qu’il ait passé à travers le roman, qu’il ait vu de très haut Balzac et Stendhal, comme des fabricants qui ne sont pas de son monde littéraire. Il a mieux parlé de Flaubert et de Fromentin. Mais enfin il ne lui est jamais arrivé de précéder, d’appeler de loin l’opinion. Ajoutons qu’il est de l’Académie en 1844, cinq ans avant les Lundis. Or l’Académie est une place déplorable pour la critique des contemporains. La règle de la maison l’oblige à ne parler de ses confrères qu’avec componction : il loue la poésie de Pierre Lebrun qui a son article dans les Lundis, descend à Viennet. Et qu’on lise dans les Lundis l’article triste ou plutôt le triste article sur la Poésie et les poètes en 1852…
Mais il ne faut pas surfaire la gravité de ces erreurs, limites ou petitesses. Même quand il est injuste envers les hommes ou qu’il se trompe sur les valeurs, Sainte-Beuve reste un grand critique, moins d’idées que de pensées : « Où classer, écrit-il, un écrivain chez qui on est sûr de ne rencontrer jamais ni la pensée élevée, ni la pensée délicate, ni la pensée judicieuse ? » Il est le critique des fauteurs qui sont parce qu’ils pensent. En dire du mal, dans le pays de Descartes, porterait malheur. Il n’est pas souvent de mauvaise foi, et s’il se trompe il ne cherche guère à tromper. C’est tout de même gagner dans la connaissance de Hugo, de Lamartine, de Balzac, que de savoir comment et pourquoi ils sont antipathiques, pour une partie de leur génie, à de grandes natures littéraires. Même quand elle n’est ni juste ni judicieuse, il est rare que la critique de Sainte-Beuve sur ses contemporains manque d’un certain pouvoir éclairant. Quelle critique d’ailleurs si étroite, si inique soit-elle, qui ne pousse d’un côté ou d’un autre sa pointe de vérité, lorsqu’elle est aiguisée par la malveillance ? N’oublions pas non plus à quel point il avait souffert d’avoir pratiqué, étant jeune, la critique contraire, cette « critique des beautés » qui était devenue, autour de Hugo, une critique publicitaire. La page de Heine sur le sultan du Darfour et son crieur l’avait cruellement blessé. Il avait cette marque à effacer comme Vautrin, même au vitriol.
Les limites du jugement de Sainte-Beuve sont des limites naturelles et elles circonscrivent, comme celles de la France, un pays harmonieux. Le cas de Baudelaire, qui aurait dû être son poète, et à qui l’homme arrivé refusa son audience, reste exceptionnel. Le tragique, pour Sainte-Beuve, pour ce moraliste, cet analyste, ce grand classique, fut de vivre parmi des natures d’écrivains qui personnifiaient ses impossibilités. D’abord ceux qu’il appelait les forts de la halle, Hugo, Balzac, Dumas. « J’admire aussi très volontiers la puissance, mais il faut pour cela que je sente avoir affaire à la véritable puissance de l’esprit, et non à je ne sais quelle force purement robuste de santé et de tempérament. Lequel a plus de valeur, Gengis-Khan traînant à sa suite toutes les hordes de l’Asie, ou M. de Turenne à la tête de trente mille hommes ? » Ensuite les auteurs à cœur innombrable, les natures de sentiment, d’illusions et de charlatanerie, fils et filles de la femme, les impossibilités de l’intellectuel, Lamartine « le plus sublime et le plus charmant des sots », George Sand « un écho qui double la voix », Michelet « nature de cuistre qui fait le pimpant ». — Enfin les décoratifs et les oratoires, la surface sociale, la croûte littéraire, l’autorité officielle, les « régents » de 1830, Villemain, Guizot, Cousin. Deux natures d’esprit étaient de sa famille, celle des moralistes et du XVIIIe siècle : Stendhal, d’abord. Mais le sens de la province et celui du cosmopolitisme manquaient complètement à Sainte-Beuve, et cet académicien choisissait ses relations. Stendhal par son ton impertinent lui déplaisait autant que lui déplaisait Gautier par le souvenir du gilet rouge. Ensuite Mérimée, mais avec celui-ci il eût donné plus qu’il n’eût reçu : « Mérimée se retient trop : il est trop exempt par système, il l’est à la longue devenu par nature. » Sainte-Beuve reste, dans la société des esprits, un célibataire soupçonneux.
On peut maintenir qu’exception faite de coups de pouce volontaires et forcés qu’on retrouvera jusque dans les Lundis (par exemple avec l’article sur Fanny) Sainte-Beuve exprime avec justesse et finesse son goût, et le goût moyen des honnêtes gens, et d’eux seuls, au cours d’une et même de deux générations sur lesquelles il n’est ni très sensiblement en avance ni manifestement en retard. Il s’est rendu compte de bonne heure que la température tropicale du romantisme ne lui permettait pas de jouer auprès des chefs de file le rôle d’un Boileau. Mais dès le début il s’était entièrement abstenu devant les manifestations romantiques à la fois les plus éclatantes et les plus discutables : celles du théâtre. Le théâtre de Hugo et de Dumas, a été pour lui comme s’il n’était pas, et la bataille d’Hernani s’est livrée en dehors de son horizon. De la poésie romantique il n’a pas été un critique-prophète, mais un critique éclairé. Il a contribué à attirer Marceline Desbordes-Valmore au rang qu’elle devait occuper. Il a sonné la diane du romantisme avec le XVIe siècle. Il a sonné sa retraite en 1843 avec la Fontaine de Boileau. Dans la mesure où le romantisme peut se comparer à la révolution politique de 1830, il en a été le Guizot.
Cette génération a été la dernière qui, malgré des émeutes momentanées comme celles des ateliers et des Jeunes-France, ait comporté des ordres réguliers et solides, où le ton ait continué à être donné par la masse moyenne des honnêtes gens, ces honnêtes gens auxquels s’agrègent les romantiques quand leur entrée à l’Académie indique que l’école est assimilée. Sainte-Beuve se tient obstinément dans la littérature classée, dans ce quartier des gens bien chez qui il laisse, comme carte de visite d’une hospitalité de château, cette Fontaine de Boileau. Le salon de Mme Récamier a pour lui plus d’importance que les cénacles, et le portera à l’Académie à quarante ans. De là un gauchissement très prononcé de sa critique. Non seulement le théâtre en est exclu, car le théâtre commande une pratique spéciale, où l’on doit prendre le tout venant et parler de tout le monde, où l’on ne choisit ni les auteurs, qui vous sont imposés, ni la salle, dont il faut comprendre l’optique. Mais encore une question considérable se pose après 1830, un Sphinx devant lequel Sainte-Beuve ne s’est point senti l’esprit, les forces et l’audace d’un Œdipe, le roman, qui bouleverse les hiérarchies consacrées, se pousse au premier plan, questionne et inquiète les honnêtes gens autant que les honnêtes femmes. Du côté du roman, ce suffrage universel de la littérature, Sainte-Beuve a trouvé ses limites comme Guizot du côté du peuple. Il n’a pas compris la révolution. Il n’a pas suivi. Il a dit de ce tiers état, avec méfiance : « Qu’est-ce que c’est ? » La critique des contemporains, chez Sainte-Beuve, c’est, en tout temps, la critique sans Balzac, et à partir de 1837, la critique sans Victor Hugo : horrible et large plaie que l’on fait à la pauvre haie. Mais qu’importe qu’elle soit sans Balzac, si elle est d’un autre Balzac, si elle est une Comédie Littéraire de la France ?
Cette perpétuité et ces lois, un Nisard, un Taine, un Brunetière en ont le sentiment comme Sainte-Beuve. Mais Nisard les voit sous forme de canons, Taine de physiologie, Brunetière d’architecture, Sainte-Beuve de géographie.
Une géographie, c’est-à-dire un donné où la raison certes travaille, mais où l’expérience, la découverte, ont leur part, où rien n’était prévisible, où la nature n’a jamais agi logiquement, où elle propose ses hasards à l’homme qui y ajoute, qui les fixe ou qui s’y fixe. La critique consiste à épouser cette géographie, à la suivre, à la refléter en y collaborant. À vingt-cinq ans le Sainte-Beuve des Pensées de Joseph Delorme prévoyait et dessinait, dans une page où le cours de la critique est comparé au cours d’un fleuve, le Sainte-Beuve des Lundis.
Un géographe et un promeneur intelligent. En 1830 triomphait une critique de la chaire. Ce jeune bourgeois de Paris, ce célibataire du Quartier Latin, lui substitue peu à peu une critiqua pedestris, qui circule dans les lettres françaises comme le bourgeois dans sa ville, comme le poète Delorme dans cette banlieue qu’il découvre et dépeint par petites touches. Il peut avoir ses préjugés, ses manies, ses envies, ses haines prudentes (celles de quelqu’un qui se bat sous le parapluie, qu’il n’oublie pas plus que le roi Louis-Philippe) mais il connaît toutes les maisons, tous les habitants, toutes les familles, chronique vivante de la cité séculaire.
Tel était déjà le caractère de son premier ouvrage, celui de son âge de vingt-trois ans, le Tableau historique et critique de la poésie française au XVIe siècle : livre aussi considérable en son genre que la Défense et illustration que Du Bellay publiait au même âge. Car Sainte-Beuve y découvre Du Bellay et Ronsard ignorés ou méconnus, comme Du Bellay et Ronsard avaient découvert Pindare, et il fait de cette découverte un point de perspective sur toute la littérature, puisque le romantisme, selon lui, reprend leur tradition. Le jeune critique étendait les dimensions de la grande poésie dans le temps, en amont jusqu’à Ronsard, en aval jusqu’à Hugo.
Dix ans de critique contemporaine suivirent. Ce n’était plus affaire de géographe ni de promeneur entre les maisons. Il fallait y rentrer, prendre parti. Non seulement entrer dans les maisons, mais comme le dit l’auteur de Volupté, dans les gynécées. Temps des Portraits… Le peintre Harpignies disait que la peinture de paysage était bien plus agréable que la peinture de portrait, parce que « le paysage ça ne rouspète pas » En tout cas le paysage c’est l’affaire du peintre géographe ou géophile, et promeneur. C’est à Lausanne que Sainte-Beuve deviendra décidément le grand paysagiste littéraire. L’hégire au Léman, de 1837, marque le grand tournant.
La géographie de la littérature française, Sainte-Beuve l’a vue comme Michelet, dans le Tableau, voit la France du haut de la Dôle ; il y reconnaît comme Èlie de Beaumont et Dufrénoy dans leur Explication de la carte géologique, un pôle de divergence et un pôle de convergence.
Au retour de Lausanne il s’établit dans le siècle. La bibliothèque Mazarine dont il est nommé conservateur, lui fournit un canonicat dans les livres. Les deux premiers volumes de Port-Royal et l’amitié de Mme Récamier le font entrer à l’Académie. En achevant le Port-Royal et en écrivant un second Port-Royal sur une autre période littéraire, s’il s’en trouvait une qui fût digne d’équilibrer celle-là, Sainte-Beuve n’allait-il pas réaliser avec sagesse et maturité le double monument de l’histoire littéraire française, son Massif Central et son Bassin Parisien ?
Onze ans après l’hégire à Lausanne, la Révolution de 1848 provoque, ou Sainte-Beuve croit qu’elle doit provoquer, l’hégire à Liège. Peu s’en est fallu que son cours de 1848-1849 à Liège ne lui donnât, comme celui de 1837, l’occasion d’un grand tableau de la vie littéraire de la France, cette fois au temps de Chateaubriand, de 1800 à 1848, soit l’histoire des générations préromantique et romantique, reprise, revécue, expliquée des templa serena de l’étranger par un homme qui en avait connu longuement les acteurs et les œuvres, un Port-Royal du XIXe siècle et du romantisme. Il n’en sortit apparemment que l’amorce inachevée de Chateaubriand et son groupe littéraire. Mais les morceaux du cours de l’ouvrage se retrouvèrent plus ou moins, comme Sainte-Beuve lui-même l’a dit, dans les Lundis.
La Révolution et le Second Empire confirmèrent son dessein, son programme. Elles firent de 1850 une coupure médiane du siècle, de la vie littéraire et de toute la vie française ; 1800-1850, l’entre-deux-coups d’État, du retour de Chateaubriand au départ de Victor Hugo, cela fit une figure de la durée française circonscrite, finie, et, pour Sainte-Beuve, une manière de littérature faite, comme celle du XVIIe siècle, une littérature faite que Sainte-Beuve associa à toute l’autre littérature faite depuis Malherbe.
Ainsi, sur une suggestion de Véron, directeur du Constitutionnel en 1849, naquirent les Lundis, commença et continua pendant dix-neuf ans (sauf une interruption quand Sainte-Beuve enseigna à l’École Normale) cette discipline forte, voulue et constante, le long article hebdomadaire, unique préoccupation de la semaine, fait de six jours d’exploration assidue dans un auteur.
La méthode, la présentation des Lundis ne rompaient d’ailleurs pas avec celles des Portraits ni même avec celles de Port-Royal et de Chateaubriand. Port-Royal était, surtout en ses parties restées les plus célèbres, fait de morceaux, de percées sur le XVIIe siècle, de portraits d’écrivains de premier ou de second ordre, le tout libre, discontinu, d’une forme déjà très lundiste ; et d’édition en édition, en l’accroissant de notes, de réflexions, de hors-d’œuvre, Sainte-Beuve lundisera de plus en plus. Pareillement le Chateaubriand et son groupe littéraire, autre tableau de groupe arbitraire et souple, où pouvaient entrer non seulement les amis, mais les contemporains de Chateaubriand, nous rend le grand paysage de sources où se forme et d’où coule le cours des Lundis. Si Sainte-Beuve le laisse inachevé, c’est, dit-il, que la suite en est dans les Lundis, avec d’autres cours d’eau, et qu’au fleuve unique a succédé le bassin. Voyez-la, cette suite, dès le 18 mars 1850, avec l’article sur les Mémoires d’outre-tombe, et même déjà dès le deuxième Lundi, celui du 8 octobre 1849, avec l’article sur les Confidences de Lamartine. Dans la préface de Septembre 1849, qu’il rédigeait pour le Chateaubriand à un moment où il avait déjà traité avec Véron pour entamer les Lundis à la rentrée d’octobre, Sainte-Beuve écrivait : « Dégagé de tout rôle et presque de tout lien, observant de près depuis bientôt vingt-cinq ans les choses et les personnages littéraires, n’ayant aucun intérêt à ne pas les voir tels qu’ils sont, je puis dire que je regorge de vérités. » Ce sont ces « vérités » sur la génération de 1820 qu’il va servir, après 1849, aux lecteurs du Constitutionnel.
Laissons de côté la question de l’envie, le péché capital dont on accuse généralement Sainte-Beuve. Mais en 1849 les grands poètes romantiques, qui avaient tous à peu près cessé de produire, pouvaient donner l’impression d’un groupe en liquidation. Il était même heureux qu’ils la donnassent, puisque cela ne pouvait qu’encourager la génération qui avait vingt ans en 1848, et lui permettre de tabler sur du neuf, de faire du neuf. Et les poètes romantiques ayant, comme leur père Chateaubriand, prétendu être des guides politiques, il apparaissait avec évidence en 1849 que cette ambition avait échoué, avait été une des causes de la Révolution de 1848. Cette Révolution « catastrophe immense dont nous faisons tous partie et dont nous sommes tous les naufragés » écrivait Sainte-Beuve en 1850, les esprits justes la considéraient maintenant comme un malheur, et l’infanterie, ou la garde nationale bourgeoise de ces esprits justes était faite précisément des lecteurs du Constitutionnel. L’impopularité de Lamartine avait commencé. Il y avait un monde, un public, pour lequel le terme de poète était devenu dérisoire. Sainte-Beuve ne pouvait tomber jusque là, mais l’investiture de Véron, les vingt-cinq ans qui l’avaient fait regorger non seulement de vérités, mais de rancunes, le mouvement public qui le portait, cela-même qu’on attendait de lui, allaient faire plus ou moins du Sainte-Beuve des Lundis un chef de réaction anti-romantique.
Et, ce qui est plus grave, de réaction anti-poétique. Évidemment, dans tout le cours des Lundis, Sainte-Beuve s’acquittera du nécessaire envers les poètes, les introduira avec bienveillance, surtout s’ils sont de second ordre et s’ils peuvent être introduits contre quelqu’un. Il découvrira même Théophile Gautier quand il s’agira de soutenir la candidature académique d’un romantique rallié, lui, à l’Empire… Mais sa malveillance contre Lamartine et Vigny ne désarmera pas. On sait son malaise et sa réticence devant Baudelaire. Et nous résumerons tout en l’irréparable de ces deux points : d’abord l’absence de Victor Hugo, exilé, pour les raisons qu’on sait, des Lundis ; et puis, dans l’article du 28 janvier 1850 sur Alfred de Musset, cette prévision : « Que restera-t-il des poètes de ce temps-ci ?… Un des poètes dont il restera le plus : Béranger… » Deux mois après, les Mémoires d’outre-tombe sont complètement sacrifiés à René. Il y avait chez Sainte-Beuve un bourgeois qui devait se sentir chez lui au Constitutionnel. Et l’auteur de Port-Royal finit quelque peu dans la peau de Béranger, ce que nous ne lui reprocherons pas trop, vu que ce fut presque le cas de Renan lui-même.
Sauf ces réserves, et d’autres (et il n’y a pas de beuvien sans réserves) les Lundis sont l’œuvre du plus sûr liseur qui ait existé. Dans les auteurs des trois siècles, de Rabelais à Lamartine, on peut être certain que la citation qu’il choisit est la meilleure, le trait qu’il retient le plus typique, et il faut avoir passé dans un sujet après lui pour voir qu’à la manière des anciens, il s’est levé le plus matin, a cueilli les plus beaux fruits. Et puis, il ne faut pas que le terme des Lundis nous fasse oublier celui des Causeries.
La plume à la main, Sainte-Beuve est en effet le grand causeur de notre littérature, aussi agréable que Voltaire, aussi fort que Diderot. Il le savait bien quand, se débarrassant, le vieux serpent, de ses peaux successives, romantisme, catholicisme, sentimentalisme, mysticisme, il se découvre pour sa forme dernière et plus vraie l’esprit analytique et la sensibilité du XVIIIe siècle.
Qu’importent alors les « théories » qu’on lui a prêtées ou par lesquelles il a caractérisé un moment ou une coupe de son éternelle mobilité ? Physiologie, histoire naturelle des esprits : ne laissons pas ces étiquettes se coller sur lui ; magicien et non théoricien ; réfléchissant, et non pensant ; promeneur et non professeur ; douteur et non docteur ; fils de Montaigne, le plus authentique du XIXe siècle. Mais, sous la causerie et l’esprit, toujours, le sérieux et le substantiel : jamais, comme dans Montaigne ou Diderot, de la pensée pour l’amusement, ni un jeu gratuit.
Ses erreurs, comme les leurs, nous instruisent. Ses lacunes ne nous gênent pas, puisqu’elles sont comblées par ses successeurs. Par lui, et par lui seul, la critique est devenue la dixième Muse, il y fallait d’ailleurs un poète, le passage du poète.
Descendant le plus authentique de Montaigne, Sainte-Beuve est comme lui un homme-dialogue. Dialogue de Montaigne et de Port-Royal, dialogue du XVIIIe et du XIXe siècle, de la raison classique et des liaisons romantiques. Un dialogue avec des partis pris et des affirmations, des amours et des haines, mais toujours maintenu à l’état de « causerie » non seulement avec le lecteur, mais avec soi-même, d’interrogation devant des problèmes sans cesse renouvelés. De ce point de vue, les Nouveaux Lundis ne paraissent pas si inférieurs aux premiers. Sainte-Beuve ne fut peut-être pas tout à fait le sénateur des Lundis, mais enfin les Nouveaux Lundis sont bien des Lundis de sénateur. L’histoire, la politique, en tirent des lumières nouvelles, la pensée du critique littéraire mûrit en pensée de critique social. Il est beau qu’il ait terminé sa vie d’écrivain, à peu près, avec un livre sur Proudhon, sur un dernier dialogue, d’une singulière élévation entre le bourgeois lettré, héritier de lettres, et l’écrivain peuple.
des Sages Lettres.