Histoire de la Révolution française (Michelet)/Livre XXI/Chapitre 2

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CHAPITRE II

MOUVEMENT DES DEUX PARTIS. — RORESPIERRE AU COMITÉ. (1er-5 THERMIDOR, 19-23 JUILLET 1794).


Attitude menaçante des robespierristes. — Les Comités subordonnent le bureau de police robespierriste. — Robespierre revient au Comité, accuse Carnot. — Essai de rapprochement. — Quelles têtes demandait Robespierre.


Robespierre avait perdu beaucoup de sa force morale. Ses forces matérielles étaient tout entières.

Ni lui ni ses adversaires ne voulaient agir. Ils s’en tenaient aux paroles. Aux dénonciations plus ou moins directes des Jacobins contre les comités répondaient dans la Convention les allusions de Barère.

Mais, quelque éloignement qu’eût Robespierre pour en venir aux actes, le parti pouvait dépasser son chef. Ce parti était comme ivre de la bataille de Fleurus. La poudre lui montait à la tête. Si Saint-Just avait brisé l’épée de la coalition, comment Henriot et ses braves ne briseraient-ils pas à Paris la plume des comités ?

Henriot était terrible. Dans Paris, hors de Paris, on le rencontrait partout, caracolant, sabre nu, avec ses gens en moustaches, sur les routes, allant dîner à Charenton, à Alfort ; ils couraient quatre de front, renversant tout sur le passage, jurant, sacrant, croyant sabrer les ennemis de Robespierre.

À la Commune, Payan, tête bien autrement saine, homme du Midi pourtant, tout nouveau dans le parti et brûlant de fanatisme, n’était pas maître de son impatience. Il lui arriva (fin messidor) de convoquer à la Commune, sans motif bien déterminé, les quatre ou cinq cents membres des comités révolutionnaires. Que voulait-il ? qu’aurait-il fait ? Le Comité de salut public fut plus ferme qu’on ne l’aurait cru ; il agit comme il avait fait (4 novembre) contre Chaumette, il annula la convocation.

Le Comité, pour affaiblir Henriot, avait fait partir de Paris une bonne moitié des canonniers des sections. Avec l’autre moitié pourtant, avec la gendarmerie, avec la facilité de tirer de la Commune l’ordre de battre le rappel, Henriot restait formidable.

Un autre élément militaire, infiniment combustible, était la création nouvelle de la plaine des Sablons, la jeune École de Mars. Trois mille enfants de sans-culottes, garçons de seize à dix-huit ans, en costume demi-romain, y campaient et s’exerçaient, chauffés à blanc par David et par Lebas. C’était certainement pour prendre influence sur cette école que Lebas était resté à Paris, au lieu d’aller avec Saint-Just. Son caractère jeune et chaleureux devait lui donner action sur ces tous jeunes militaires ; il ne pouvait manquer de leur communiquer quelque chose de son fanatisme pour Robespierre, fanatisme ardent, sincère, d’autant plus contagieux. Il y avait à parier, en cas de collision, que la garde nationale se diviserait, mais que l’École de Mars mettrait du côté de Robespierre le poids de son enthousiasme et de ses trois mille baïonnettes. Étrange situation ! la décision du grand coup qui allait trancher la chose pouvait, comme en juin 1848, se trouver aux mains des enfants !

Les comités, contre ces forces, n’étaient pas même sûrs de la police du Comité de sûreté, dont le chef Héron était entièrement aux ordres de Robespierre.

L’ordre légal et le pouvoir de présenter des décrets, c’est tout ce qu’ils avaient en mains. Ils ne pouvaient comploter qu’à la tribune et dans l’opinion.

Ils firent quatre choses d’une décision vraiment vigoureuse, hardie :

1° Vadier proposa, l’Assemblée vota qu’avant deux mois tout laboureur, tout artisan sortirait de prison, et de plus les détenus d’avant la loi de Prairial. Ce mot établissait bien que la loi robespierriste était le cachet de mort qui maintenant fermait les prisons, qu’elle seule y avait mis l’inscription : « Plus d’espérance. » La Terreur se trouvait nommée du nom même de Robespierre.

2° Ils déclarèrent supprimé, réuni à la police du Comité de sûreté le bureau cl’Herman, c’est-à-dire la police robespierriste. Coup d’audace, inexplicable jusqu’ici ; mais ce qu’on vient de dire de l’attitude de Paris aide à le comprendre ; Robespierre y consentit-il ? Cela n’est pas impossible.

3° Ces deux mesures les auraient perdus, comme indulgents, s’ils n’y avaient joint deux mesures terribles. Le 2 thermidor, les deux comités réunis, ayant sous les yeux les noms de tous les détenus, prirent cent trente-huit noms, les plus aristocratiques. Ce sont les exécutés des 4, 5, 6 thermidor. Amar, Louis, Dubarran, Voulland, Ruhl, signèrent pour le Comité de sûreté ; Collot et Billaud pour le Comité de salut public, et Couthon encore. Ils envoyèrent cette liste à Robespierre et le rirent signer[1].

Avec cela ils étaient couverts. S’il les accusait d’indulgence, ils tiraient leur liste, disaient : « Votre police a glané, a pris quelques têtes nobles… Nous, d’une fauchée ou deux, nous avons fait voler la tête même de l’aristocratie… De quel côté est l’indulgence ? »

4° Ils gardaient encore pour défense une proposition, violente en apparence, sage peut-être en réalité ; c’était de ne plus concentrer à Paris les jugements, les exécutions, de créer des tribunaux ambulants. Nul doute que l’horreur n’eût été moins grande. Rien n’était plus choquant, plus funeste à la République, que de centraliser la mort au point le plus lumineux de la France, au centre du monde civilisé.

Des mesures si vigoureuses avertissaient fortement le parti robespierriste, le poussaient vers l’action. Qu’il la voulût, et prochaine, une chose le fit assez connaître : des poudres destinées à l’armée du Nord s’étant présentées pour sortir à la barrière de la Villette, un officier d’Henriot, commandant du poste, prit sur lui d’empêcher la sortie. Pourquoi retenir ces poudres, si l’on ne voulait s’en servir ?

D’où partirait l’étincelle ? Des plus jeunes peut-être, de l’École de Mars. Ce que le Comité craignait le plus, c’était qu’on ne persuadât aux élèves qu’il se défiait d’eux, et que, par là, on ne les poussât peu à peu à l’action.

Il fit une chose très habile. Les canons que laissaient à Paris les canonniers qui partaient, il les envoya à l’École, les remit aux élèves pour leurs exercices. On a vu déjà plusieurs fois le goût tout particulier de nos soldats pour l’artillerie. Tour des soldats, de seize ans, c’était amour, c’était folie ; les canons, reçus aux Sablons, furent tendrement accueillis, amicalement hébergés, flattés, caressés, embrassés. La chose aussi était sensible à la vanité de l’École ; les élèves, décidément, étaient donc des hommes, des hommes sûrs et de confiance. Ils se regardèrent dès lors comme la garde constituée de la Convention.

Les plaintes que fit Couthon aux Jacobins, et sur l’inutilité de l’École et sur ces canons confiés, indiquaient la mauvaise humeur des robespierristes, mais n’étaient pas de nature à leur concilier les élèves.

Tout cela le 5 thermidor. Ce même jour, le Comité dénonça à la Convention les poudres arrêtées, envoya les canons à l’École, et le soir, non sans étonnement, il vit arriver Robespierre.

Que voulait-il en revenant au milieu de ses ennemis, après cette longue absence ? les tromper ? gagner du temps jusqu’au retour de Saint-Just, qui revenait de l’armée, et sans lequel il ne voulait point agir ?

Je ne le crois pas. Son caractère était autre ; il ne voulait point l’action. Ce qu’il voulait, c’était d’essayer encore une fois s’il exercerait sur eux cette fascination si puissante à laquelle ils cédaient toujours, et qu’ils avaient subie encore le soir du rapport sur la Mère de Dieu, s’il tirerait d’eux, sans combat, par simple intimidation, le prix capital du combat, l’abandon de quelques-uns des Montagnards et, par suite, la rupture de cette ligue des comités et de la Montagne qui faisait la force de ses ennemis.

Il venait armé, ayant acquis une nouvelle prise sur eux. L’occasion qu’il attendait de pouvoir attaquer Carnot et le Comité, il l’avait en mains. « Pourquoi avait-on affaibli l’armée de Fleurus, pourquoi n’avait-on pas suivi la victoire ? » Saint-Just s’en plaignait amèrement dans ses lettres. Il revenait les mains pleines d’ordres de Carnot qui pouvaient servir à lui faire son procès.

On avait, il est vrai, pris des places maritimes, Nieuport, et dans cette ville une forte garnison anglaise ; mais c’était là justement ce qui accablait le Comité. Le représentant Choudieu, tout hébertiste qu’il était, n’avait pas cru devoir suivre le décret qui défendait de prendre aucun Anglais vivant. Il avait sauvé cette garnison, et le Comité l’approuvait.

Le texte de Robespierre était trouvé : on ménage l’Angleterre… On mollit, on se relâche… On fait sa cour à l’ennemi, etc. Il se mit à rappeler les crimes de Pitt, la guerre que l’Angleterre faisait à la Révolution par toute la terre, demanda si les rois ménageaient les patriotes, s’attendrit sur leurs victimes… Les larmes lui vinrent[2]

En d’autres temps, on eût pris ces larmes pour hypocrites ; mais alors, chez les politiques mêmes, malgré le machiavélisme voulu et prémédité, il y avait un fonds remarquable de candeur. Ces larmes que le Comité n’avait pas prévues le touchèrent lui-même ; les plus ennemis de Robespierre, ceux qui désiraient sa perte, se souvinrent qu’en ce grand homme, tout dangereux qu’il était, subsistaient pourtant la garantie la plus sûre et le palladium de la Révolution.

Les uns et les autres, il faut le dire, et Robespierre et ses ennemis, portaient la France et la liberté dans le cœur.

Une vive intuition, trop vraie, leur traversa l’esprit, que par leur dispute acharnée ils perdaient la République ; que, Robespierre leur manquant, les comités entamés ne se défendraient pas longtemps ; que, les comités brisés, la Montagne en minorité, serait dévorée par la Plaine ; que la Convention elle-même succomberait à la réaction.

Collot d’Herbois, homme mobile, de sensibilité facile, se jeta presque aux genoux de Robespierre et le pria d’avoir pitié de la patrie.

Robespierre était-il maître de les écouter ? Cela est douteux. Il était un système autant qu’un homme vivant. Ce grand procès d’épuration où nous l’avons vu se lancer, sa fatalité était de le suivre. Quand ses haines lui auraient permis de revenir en arrière, il avait mis dans les cœurs une si incurable défiance qu’entre lui et bien des hommes il n’y avait de traité que la mort. Les représentants des missions de 1793 étaient revenus sur leurs bancs poursuivis par des millions d’accusateurs qui, derrière, poussaient Robespierre, lui constituaient bon gré mal gré une royauté judiciaire, lui dressaient un trône de fer pour juger la Convention.

Lui-même d’ailleurs, né monarchiste, comme la France de l’Ancien-Régime, entraîné (mais assez tard) vers l’idéal républicain, l’état des mœurs, la corruption, la discorde, l’avaient déjà découragé. Il doutait, pour le moment, du gouvernement collectif ; il le rejetait du moins dans l’avenir, ne croyait pas que le pays pût se guérir sans l’intervention spéciale d’un médecin unique qui lui appliquerait les sévères remèdes dont il avait besoin. Ses amis, aidés ainsi par les circonstances, avaient réussi enfin à le convertir à la dictature. Elle lui apparaissait comme un mal nécessaire. Pour l’asseoir, cette dictature, il fallait d’abord renverser les dictateurs existants, je veux dire Carnot pour la guerre et Cambon pour les finances, enfin les deux comités.

Donc nulle paix n’était possible. « Que demandez-vous ? » dirent-ils. À cela il ne pouvait répondre ; il eût dit, s’il eût été franc : « Vos têtes d’abord. »

Il ne pouvait que leur nommer celles qui devaient tomber dans la Convention. Quelles étaient-elles ? Si l’on en croyait la liste écrite par la Commune le 9 thermidor, on n’eût demandé (outre cinq membres des comités) que les représentants Léonard Bourdon, Fréron, Tallien, Panis, Dubois-Crancé, Fouché, Javogues et Granet.

Cette liste visiblement n’indique que ceux qu’on croyait obtenir ; les noms les plus forts y manquent. On n’y voit pas Billaud-Varennes, son vrai rival de terreur, Bourdon le rouge, son redoutable interrupteur, Lecointre, qui avait dressé son acte d’accusation (Robespierre le savait) dès le 25 prairial, Merlin (de Thionville), dont il haïssait tant la popularité militaire. La longue queue des dantonistes et des hébertistes y aurait passé de droit. Celle des maratistes aussi : Ruamps, pour le cri décisif qui arrêta la loi de Prairial ; Bentabole, pour sa vive et audacieuse opposition en plusieurs moments très graves ; Sergent (qui l’assure dans ses notes), mais pour quel grief ? Était-ce pour les comptes de la Commune, vraiment impossibles à rendre ?… Quand on voyait menacés des hommes aussi inoffensifs que Sergent et Panis, ces lointaines antiquités de 1792, qui pouvait se croire en sûreté ?

Si les comités consentaient à entamer de nouveau la Montagne, s’ils livraient à Robespierre l’Assemblée qui venait de leur accorder des votes pour se garder de Robespierre, ils livraient leurs propres gardiens, ils se livraient eux-mêmes.

Ils montrèrent plus de fermeté qu’on n’eût attendu. Élie Lacoste articula simplement et fortement leur principal grief, cette absence dénonciatrice qui jetait sur les Comités la responsabilité de toutes les mesures révolutionnaires. Robespierre promit que, pour cacher du moins devant l’Europe la division intérieure du gouvernement, Saint-Just concerterait avec les Comités un rapport général sur la situation.

Les uns et les autres, s’étant approchés et vus, avaient bien mieux senti qu’ils étaient inconciliables. Lesquels trouveraient les premiers le moment d’accabler les autres ? C’était l’unique question…

La seule nouvelle cependant que Robespierre était revenu au Comité, l’assurance que Barère donna à l’Assemblée que le gouvernement avait retrouvé la plus complète unité, terrifia la Montagne, spécialement les cinq ou six qui croyaient périr les premiers. Couthon, dans ses homélies aux jacobins, disait toujours cinq ou six. Tallien, Fouché, Bourdon, Fréron, Lecointre, assiégeaient les Comités : « Nous livrerez-vous ? disaient-ils. — Jamais. — Eh bien, attaquons. — Pas encore. »

Ils résolurent, voyant que les Comités ajournaient toujours, de faire leurs affaires eux-mêmes et, s’ils ne pouvaient accuser, de poignarder le tyran.

  1. Les listes de messidor et thermidor ont été généralement détruites, sans doute par les comités, et probablement parce qu’elles ne portaient pas la signature de Robespierre. Herman, son homme, qui faisait signer ses listes au Comité de salut public, se gardait bien de faire signer son maître. — On n’a conservé que trois listes : 1° celle des cent cinquante-quatre (20-22 messidor), principal monument des conspirations des prisons fabriquées par Herman ; 2° la liste des cent trente-huit (2 thermidor), où les deux comités tirent signer Robespierre avec eux ; enfin une liste (du 3 thermidor) contenant trois cent dix-huit noms, signée d’Amar, Vadier, E. Lacoste, Voulland, Ruhl et Barère, Collot, Billaud, Prieur. Ces deux listes, chargées de noms aristocratiques, furent gardées par les comités, sans doute pour prouver au besoin qu’on les accusait à tort de faiblesse et d’indulgence. — Tel est le résultat de la recherche que M. Lejean a bien voulu faire pour moi aux Archives.
  2. C’est Carnot lui-même qui a donné ces détails. {Revue indépendante, X, 525, 25 juin 1845.)

    Ils sont présentés d’une manière très hostile ; il semble que Robespierre

    pleure précisément de ce que le sang n’a pas été versé. On n’indique pas le

    jour, mais il n’y en a qu’un possible. Après la prise de Nieuport (30 messidor, 18 juillet), Robespierre vint une seule fois au Comité (5 thermidor, 23 juillet).