Histoire de la Révolution française (Michelet)/Livre XX/Chapitre 1

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LIVRE XX




CHAPITRE PREMIER

LUTTE DES DEUX POLICES. — LES SAINT-AMARANTHE. CALOMNIE CONTRE ROBESPIERRE (13-14 JUIN 1794).


Exécution de la loi de Prairial. — Robespierre s’absente du Comité, du 3 prairial au 5 thermidor. — Il prêche aux Jacobins contre l’indulgence. — Les Comités cherchent à l’attaquer. — Robespierre jeune. — La maison Saint-Amaranthe. — Robespierre se défend par la Terreur. — Toute-puissance de son bureau de police. — Les Comités le dépopularisent par la grande fournée de ses assassins.

La loi votée, tels furent la terreur et le tremblement où tombèrent ses adversaires que pas un n’osait plus coucher dans son lit. Plus de soixante députés n’eurent plus de domicile fixe jusqu’au 9 thermidor. À peine venaient-ils à la Convention, et ils ne s’asseyaient guère, croyant toujours que les portes allaient se fermer sur eux. Bourdon (de l’Oise) tomba malade, ayant comme reçu sa sentence, ressentant l’agonie et les affres de la mort.

Quelle fut la terreur aux prisons ! on le devine aisément, quand on songe que celui même qui devait appliquer la loi, Fouquier-Tinville, en était lui-même terrifié. Il se voyait précipité dans une telle mer de sang qu’il n’en surnagerait jamais. Nous avons dit ses liaisons secrètes avec les indulgents, son dîner chez Lecointre avec Merlin (de Thionville) ; on a vu que, suspecté, il lui fallait subir un adjoint, c’est-à-dire un surveillant dans l’affaire de son parent Camille Desmoulins.

Quand il reçut sur la tête ce pavé de prairial… éperdu, il se confia au Comité de sûreté, dit à ses patrons qu’il ne savait comment faire. Ils convinrent que la loi était inexécutable et lui enjoignirent de l’exécuter. Quand il revint (à minuit), toute la Seine lui semblait du sang.

Les exécutions devaient se faire désormais au faubourg Saint-Antoine. Les charrettes n’avaient plus à traverser les passages étroits du Pont-Neuf, des rues du Roule et Saint-Honoré. L’échafaud ne serait plus serré de la foule. C’était l’émancipation de la guillotine. Elle allait respirer d’un grand souffle exterminateur, hors du monde civilisé, n’ayant plus à rougir de rien.

Mais le tribunal était plus choquant que la guillotine. Ceux qui y virent fonctionner cette machine de prairial furent saisis [d’horreur. Des juges de 1793, qui vinrent comme observateurs, n’en purent supporter la vue. On avait exclu des jurés tout ce qui avait encore quelque indépendance, Antonelle, Naulin, par exemple, et même on les fît arrêter[1]. L’ancien tribunal, en 1793, tout en prodiguant la mort, sérieux par le péril et la grandeur de la crise, motivait souvent ses jugements d’une manière digne et noble. Par l’organe du président, du chef du jury, il adressait parfois des paroles honorables aux condamnés. Les juges, hommes convaincus, même dans leurs adversaires qu’ils envoyaient à la mort, respectaient la conviction. Il suffit de citer les considérants d’Antonelle dans son verdict contre le Bordelais Ducournaud, l’un des brillants enfants

de la Gironde ; il reconnaît hautement et ses services, et son courage, son esprit étincelant. Cet hommage de la vérité par la bouche de la mort était beaucoup, entre Français. La plupart voulaient bien mourir avec leur principe vaincu, mais voulaient mourir honorés.

Le tribunal de prairial, exécrable par sa rapidité furieuse, le fut encore plus par l’insulte, les lâches et les basses risées. Dumas était ricaneur. Le premier des jurés, Vilatte, le seul du moins qui fût lettré, ex-prêtre et régent de collège, jeune, écervelé, libertin, imitant les élégantes légèretés de Barère et autres grands seigneurs du temps, jugeait la montre à la main et, dans ces fournées terribles de cinquante hommes à la fois, ne pardonnait pas aux mourants de le faire dîner trop tard.

Nul doute que l’idée adoptée alors et devenue fixe ne fût la proscription absolue de tous les suspects. Il fallait le dire. Il valait mieux imiter la franchise de Sylla. Mais ces comédies de juges, de jurés, cette dérision de justice, voilà qui était horrible.

La multiplicité des mains par qui la chose passait faisait précisément la nullité des garanties.

Qui devait alimenter le tribunal ? Le Comité de sûreté. Qui l’alimentait lui-même ? Une commission établie au Louvre qui choisissait dans les prisons, dressait les listes des morts, les envoyait au Comité. Le Comité les signait, les donnait le soir à Fouquier-Tinville.

La responsabilité se trouvait ainsi divisée. Elle était triple, elle était nulle.

La commission disait : « Nous pouvons aller grand train ; le Comité reverra, et après, le tribunal. »

Le Comité disait : « Nous pouvons signer toujours ; la commission a examiné, et le tribunal jugera. »

Le tribunal à son tour : « Ceux que la commission et le Comité ensuite ont déjà jugés accusables sont très bons à condamner. »

Au total, la responsabilité majeure devant le public tombait sur le Comité de sûreté. Et c’est ce qu’il sentait de plus machiavélique dans la loi de prairial.


Les listes lui arrivaient du Louvre. À lui de les envoyer promptement au tribunal. Il se trouvait lancé par la loi robespierriste dans une voie d’accélération qui devait en peu de temps l’écraser sous la haine publique et le livrer aplati au couteau de Robespierre.

Lui cependant, que faisait-il ? Il s’était retiré chez lui, le lendemain de la dispute (23 prairial), disant : « Je ne suis plus rien », et se lavant les mains de tout ce qui s’allait faire.

La plus cruelle dénonciation eût été moins forte qu’une telle absence. Les comités trahissaient donc, puisque l’incorruptible n’y pouvait plus mettre les pieds ? Toute responsabilité tombait sur eux maintenant. Tout pouvoir lui restait à lui. Au fond, qui gouvernait ? Sa loi. Il n’allait plus au Comité de salut public, mais gardait la signature, signait chez lui (nombre d’arrêtés existent signés de sa main). Couthon siégeait à sa place, et à l’autre Comité Lebas et David. Il tenait toujours la Commune, les prisons, les tribunaux, par Payan, Herman, Dumas. Chaque soir, il arrivait aux Jacobins redoutablement encadré entre Dumas, président, Renaudin et autres jurés du tribunal révolutionnaire. Qui ne sentait, en le voyant au milieu de tels acolytes, que cet homme retiré, ce rêveur, ce philosophe, ce moraliste inoffensif, qui ne se mêlait plus de rien, c’était lui qui tenait le glaive ?

Était-ce une illusion ? Non, Robespierre prenait soin d’établir par ses paroles qu’en effet la voie orthodoxe était dans l’accélération des jugements révolutionnaires. Chaque soir, ou lui ou Couthon faisait aux Jacobins un discours contre l’indulgence. Chose étrange après l’indulgence dont Couthon fit preuve à Lyon. Tout s’oublie si vite en France, l’audace des contradictions est si légèrement passée aux hommes de tribune par un public prévenu, que c’était précisément sur ce terrain de Lyon que Robespierre s’établissait hardiment, assurant que la commission temporaire avait été trop indulgente, qu’elle n’avait persécuté que les patriotes. L’indulgence de Marino ! l’indulgence de Collot d’Herbois ! l’indulgence de Fouché ! (Discours du 10 juin, 9, 11, 14 juillet.)

Les Comités, poussés ainsi, acceptèrent l’horrible gageure. Seulement, comme ils savaient que l’abîme, dans cette voie, allait les dévorer bientôt, ils ne perdirent pas une heure pour fouiller sous sa cuirasse, s’il n’y avait pas quelque jour pour lui plonger le poignard.

Robespierre, politiquement accepté et désiré, n’était pas aisément prenable.

Mais, moralement peut-être, s’il offrait la moindre prise, on pouvait espérer le perdre.

La grande joie de nos pères, l’éternel sujet des anciens noëls, des vieux fabliaux, c’est le prêtre convaincu d’être homme, le saint pris en flagrant délit. Tartufe est le sujet chéri dont la France s’est toujours égayée, bien avant Molière.

Surprendre ce personnage blême en quelque chose d’humain, quelque chose qui ressemblât au bonheur, au plaisir, c’eût été un coup vainqueur ! Il ne donnait pas grande prise. Épuisé de plus en plus, maigri, le sang altéré, il marchait deux heures par jour, d’un pas rapide et sauvage. Que fallait-il à un tel homme ? Il était tellement attentif à ne pas toucher d’argent que, la pension faite à sa sœur, le reste au linge, sans doute au vêtement, et des sols donnés aux petits Savoyards, il n’avait exactement rien. Il ne pouvait payer Duplay. Il lui devait quatre mille francs au 9 thermidor.

Où allait-il ? À Monceaux, parfois aux Champs-Elysées, seulement pour les deux heures de marche qui lui étaient nécessaires. On entrait —il ? Parfois chez quelques artisans, pour se populariser, chez des menuisiers de préférence, en souvenir de l’Émile.

On le voyait entrer parfois chez une marchande de tabac de la rue Saint-Honoré ; c’était très probablement une sainte de la petite église. Nul autre délassement. Un intérieur fermé et sombre. On supposait, à tort peut-être, qu’il lui fallait une femme, et l’on attribuait ce rôle à Cornélia Duplay. D’autres disent que, se rendant justice, il n’eût associé personne à sa triste destinée, et qu’il voulait la marier à son frère. Ce qui est sûr, c’est qu’elle veillait inquiétèrent sur ses jours ; instruite par la mort de Marat, elle ne laissa pas arriver à Robespierre la jeune Cécile Renaud.

Robespierre, peu attaquable en lui-même, pouvait l’être en sa famille, qui fut son fléau. Sa sœur, l’aigre et triste Charlotte, avait trouvé un amant. Et quel ? Le mortel ennemi de Robespierre, Fouché, revenu à Paris et logé dans un grenier de la rue Saint-Honoré, tout en lui creusant sous les pieds des mines chez les Jacobins, avait eu l’idée hardie de se glisser dans sa famille, de surprendre ses secrets. Ce grand homme de police, malgré sa figure atroce qui faisait frémir l’amour, avait imaginé de faire l’amoureux de la sœur de Robespierre. Séparée de lui dès longtemps, rien du présent ne pouvait être su par elle. Elle ne pouvait trahir que son passé, ses précédents. Très éloignée de son frère, n’ayant le moindre accès chez lui, si elle avait affronté la porte de la maison, elle eût été arrêtée net par un terrible cerbère, l’intrépide Mme Duplay, et Cornélia Duplay se serait plutôt fait tuer sur le seuil.

Restait le frère de Robespierre. C’est par lui qu’on trouva prise.

Robespierre jeune, avocat, parleur facile et vulgaire, homme de société, de plaisir, ne sentait pas assez combien la haute et terrible réputation de son frère demandait de ménagements[2]. Dans ses missions, où son nom lui donnait un rôle très grand et très difficile à jouer, il veillait trop peu sur lui. On le voyait mener partout, et dans les clubs même, une femme très équivoque.

Il avait vivement embrassé, par jeunesse et par bon cœur, l’espoir que son frère pourrait adoucir la Révolution. Il ne cachait point cet espoir, ne tenant pas assez compte des obstacles, des délais qui ajournaient ce moment. En Provence, il montra de l’humanité, épargna des communes girondines. À Paris, il eut le courage de sauver plusieurs personnes, entre autres le directeur de l’économat du clergé (qui plus tard fut le beau-père de Geoffroy-Saint-Hilaire).

Dans la précipitation de son zèle anti-terroriste, il lui arriva parfois de faire taire et d’humilier de violents patriotes qui s’étaient avancés sans réserve pour la Révolution. Dans le Jura, par exemple, il imposa royalement silence au représentant Bernard (de Saintes). Cette scène, très saisissante, donna aux contre-révolutionnaires du Jura une confiance illimitée. Ils disaient légèrement (un des leurs, Nodier, le rapporte) : « Nous avons la protection de MM. de Robespierre. »

À Paris, Robespierre jeune fréquentait une maison infiniment suspecte du Palais-Royal, en face du Perron même, au coin de la rue Vivienne, l’ancien hôtel Helvétius. Le Perron était, comme on sait, le centre des agioteurs, tripoteurs de bourse, des marchands d’or et d’assignats, des marchands de femmes. De somptueuses maisons de jeu étaient tout autour, hantées des aristocrates. J’ai dit ailleurs comment tous les vieux partis, à mesure qu’ils se dissolvaient, venaient mourir là, entre les filles et la roulette. Là finirent les constituants, les Talley ranci, les Chapelier. Là traînèrent les Orléanistes. Plusieurs de la Gironde y vinrent. Robespierre jeune, gâté par ses missions princières, aimait aussi à retrouver là quelques restes de l’ancienne société.

La maison où il jouait était tenue par deux dames royalistes, fort jolies, la fille de dix-sept ans, la mère n’en avait pas quarante. Celle-ci, Mme de Saint-Amaranthe, veuve, à ce qu’elle disait, d’un garde du corps qui se fit tuer au 6 octobre, avait marié sa fille dans une famille d’un nom fameux de police, au jeune Sartine, fils du ministre de la Pompadour, que Latude a immortalisé.

Mme de Saint-Amaranthe, sans trop de mystère, laissait sous les yeux des joueurs les portraits du roi et de la reine. Cette enseigne de royalisme ne nuisait pas à la maison. Les riches restaient royalistes. Mais ces dames avaient soin d’avoir de hauts protecteurs patriotes. La petite Saint-Amaranthe était fort aimée du jacobin Desfieux, agent du Comité de sûreté (quand ce Comité était sous Chabot), ami intime de Proly et logeant dans la même chambre, ami de Junius Frey, ce fameux banquier patriote qui donna sa sœur à Chabot. Tout cela avait apparu au procès de Desfieux, noyé en mars, avec Proly, dans le procès des hébertistes.

Robespierre était très parfaitement étranger à ce monde-là, tellement que sa bête noire était justement cet être à deux têtes, gasconne-autrichienne, Proly et ce Desfieux, qui intriguaient contre lui. On se rappelle qu’en octobre, dans un moment où sa popularité était menacée, le Comité de sûreté lui rendit le service de mettre en prison Desfieux, qui fut à grand’peine délivré par Collot d’Herbois. Desfieux ayant été exécuté avec Hébert, le 24 mars, Saint-Just transmit une note contre la maison qu’il fréquentait au Comité de sûreté, qui, le 31, fit arrêter les Saint-Amaranthe et Sartine. (Comité de sûreté, registre 642, 10 germinal.)

Mais Robespierre jeune, aussi bien que Desfieux, était ami de cette maison ; c’est ce qui, sans doute, valut à ces dames de rester en prison assez longtemps sans jugement. Le Comité de sûreté, auquel il dut s’adresser pour leur obtenir des délais, était instruit de l’affaire. Il avait là une ressource, un glaive contre son ennemi. Admirable prise ! La chose habilement arrangée, Robespierre pouvait apparaître comme patron des maisons de jeu !

Robespierre ? lequel des deux ? On se garda de dire le jeune. La chose eût perdu tout son prix.

Il fut bientôt averti, sans doute par son frère même, qui fit sa confession. Il vit l’abîme et frémit.

Alla-t-il aux comités ? ou les comités lui envoyèrent-ils ? On ne sait. Ce qui est sûr, c’est que, le soir du 25 prairial (14 juin), deux choses terribles se firent entre lui et eux.

Il réfléchit que l’affaire était irrémédiable, que l’effet en serait augmenté par sa résistance, qu’il fallait en tirer parti, obtenir des comités, en retour de cette vaine joie de malignité, une arme réelle qui lui servirait peut-être à frapper les comités, en tout cas à faire un pas décisif dans sa voie de dictature judiciaire.

Lors donc que le vieux Vadier lui dit d’un air observateur : « Nous faisons demain le rapport sur l’affaire Saint-Amaranthe », il fit quelques objections, mollement, et moins qu’on ne croyait.

Et le même jour il fit donner par le Comité de salut public à son bureau de police le droit nouveau de traduire les détenus au tribunal révolutionnaire.

Ainsi ses deux hommes à lui (et tous deux d’Arras), le chef de division Herman et le souschef Lanne, allaient se trouver investis d’un droit que, seul jusque-là, le souverain Comité de sûreté exerçait au nom de la Convention, — droit qui différait infiniment peu de celui de vie et de mort.

L’expérience, faite en petit d’abord, in anima vili, sur les galériens de Bicêtre, était heureusement choisie pour effrayer peu. Le Comité de salut public, tout entier, signa l’autorisation. Il était fort effrayé de la retraite de Robespierre et croyait peut-être le rappeler par cette concession.

Énorme concession. Et elle ne suffit pas. Cinq jours après le Comité fut forcé de donner à Herman le droit d’interroger tous les citoyens dénoncés qui arriveraient à Paris. C’étaient (moins les accusés d’Arras et d’Orange) tous les accusés de la France qui devaient passer devant lui. Herman, par ce droit d’examen préalable, était constitué réellement une espèce de grand juge ou dictateur judiciaire [3].

L’extrait de l’arrêté du Comité qui autorisait Herman et Lanne à faire leur enquête à Bicêtre fut signé de Robespierre, qui fît signer avec lui Barère et Lindet. Lanne devait procéder à Bicêtre avec l’accusateur public. Mais celui-ci, Fouquier-Tinville, étonné de la forme insolite d’un tel acte, ne voulait bouger qu’avec une nouvelle autorisation, celle du Comité de sûreté qui n’osa la refuser.

Seize noms de galériens étaient écrits sur l’arrêté ; mais on y lisait de plus : « Et tous autres prévenus d’avoir pris part au complot. Un blanc restait que Lanne et Fouquier pouvaient remplir comme ils l’entendraient.

Lanne, dans son premier appétit, ne voulait pas moins que trois cents têtes ! Où trouver tant de galériens ? Ce fut Fouquier, si on l’en croit, qui, sagement, humainement, obligea Lanne d’abord de se contenter d’une trentaine, auxquels, peu de jours après, on en ajouta autant.

Pendant que Fouquier et Lanne instrumentaient à Bicêtre, le Comité de sûreté faisait son rapport à l’Assemblée sur les cinquante personnes qu’on présentait comme complices de l’assassinat de Robespierre et de Gollot, et des tentatives corruptrices du baron de Batz. Avec Ladmiral et Cécile Renaud se trouvaient en tête les Saint-Amaranthe. — Violent, cruel coup de parti, de placer juste au milieu des assassins de Robespierre ces femmes royalistes qu’on disait ses amies, pour que leur exécution l’assassinât moralement.

L’homme qui se mit en avant pour le Comité et parla fut Élie Lacoste, le même qui, le 5 thermidor, tint en face contre Robespierre et articula en sa présence les griefs du Comité.

Le rapport était un poème, où le petit banquier de Batz élevé au rôle immense du Génie du mal, avec vingt millions en guinées, des manufactures d’assignats, etc., travaillait de trois façons, meurtre, corruption, banqueroute. Ce poème, par voie d’épisodes, rattachait au fil principal des groupes accessoires d’accusés, des royalistes de renom : Montmorency, Rohan, Sombreuil, le municipal Michonis soupçonné d’avoir essayé de faire échapper la reine, etc.

Il y en avait quarante-neuf. Tant de personnes en manteau rouge, cela paraissait suffire pour la pompe du spectacle Le Comité de sûreté n’en attendait pas davantage.

Mais, la veille au soir, Fouquier, attentif à flatter ses maîtres, dit en entrant au Comité : « J’en envoie près de soixante ! » On cria bravo. Et on le cria bien plus quand on lut l’ingénieuse composition de la queue de liste. Fouquier y plaçait quatre ennemis personnels de Robespierre, les municipaux Marino, Soulès, Froidure et Dangé, de sorte que l’immense hécatombe, ouverte par ses assassins, se fermait par ses ennemis.

C’étaient des noms populaires. Soulès, ami de Chalier, est nommé dans son testament. Marino fut le vengeur de Chalier à Lyon. On reprochait à Marino d’avoir commis la faute grave d’arrêter un député ; la Convention pouvait croire qu’on le punissait pour elle. Président de la commission temporaire de Lyon, ami de Fouché, Marino passait pour avoir faibli vers la fin. Robespierre ne perdait pas une occasion de dénoncer la mollesse de cette commission temporaire, de sorte que Marino semblait périr comme indulgent. Chose inquiétante pour tous. Qui était sûr d’être à la hauteur, si l’on notait de ce crime un homme qui avait envoyé dix-sept cents personnes à la mort ?

Marino, peintre, artiste insouciant, loustic de profession, amusait beaucoup le peuple. Chose curieuse, il était assez aimé aux prisons. C’était lui qui, de bonne heure, en 1793, y avait organisé une sorte de mutualité, de sorte qu’un prisonnier riche, placé dans une chambrée, améliorait le sort commun et traitait ses camarades. On regrettait fort en prairial ces bonnes prisons de Marino-, la bonne chère, la fraternité que donnait cet arrangement. L’administration robespierriste avait craint que les riches ne prissent ascendant. Elle établit la stricte égalité, les tables communes, et tout aux frais de l’État. La nourriture fut détestable par la faute des entrepreneurs (non par celle de l’État qui payait beaucoup), les prisonniers étaient au désespoir, et l’amphytrion des prisons, Marino, sans doute d’autant plus regretté.

L’immoler à Robespierre, le faire mourir sous l’habit rouge des ennemis de Robespierre, c’était d’une cruelle astuce contre celui-ci.

Les robespierristes, certainement, n’avaient pas prévu ceci, mais ils le sentirent très bien. Dans le Journal de la Montagne, qui se faisait aux Jacobins, ils effacèrent de la liste les quatre noms des municipaux de Paris, restes de l’ancienne Commune qui avait laissé un tel souvenir.

  1. Chef des jurés révolutionnaires en 1793, Antonelle n’avait accepté cette ingrate et pénible fonction qu’à la condition d’entourer les jugements de la lumière la plus complète, de motiver solennellement les déclarations du jury ; il sentait que la Terreur, pour être efficace et forte, avait besoin de montrer à tous qu’elle était clairvoyante, de convaincre surtout les patriotes, d’assurer leur conscience. S’ils en venaient à douter de la justice nationale, tout était perdu. Au défaut d’une publicité spéciale, habile, que le gouvernement eût dû organiser lui-même et étendre jusqu’au fond du dernier hameau, le jury de 1793, peu satisfait de la sécheresse du Bulletin officiel, fit parfois imprimer ses considérants. La persécution commença ; les rois d’alors ne voulaient point de publicité ; ils firent rayer Antonelle de la liste des Jacobins comme ex-noble. Le Comité de salut public défendit au jury de motiver ses décisions. (Registres du Comité, 21 pluviôse.) Défense fort arbitraire, brutalement signifiée, prétendant « qu’on ne pouvait supposer aux jurés qui motivaient un but innocent ». Antonelle promit de ne plus motiver à l’avenir, mais publia un spécimen des motifs déjà prononcés : Déclarations motivées d’Antonelle dans diverses affaires. (Collection Dugast-Matifeux.) Cette brochure, rare et précieuse, mériterait d’être réimprimée. Elle est de nature à changer singulièrement l’opinion sur le tribunal de 1793. Il y a plusieurs acquittements motivés avec une équité éclairée et humaine. — Le tribunal révolutionnaire sera un jour l’objet d’une histoire spéciale. On y verra que beaucoup de condamnations furent l’application très dure, mais très littérale, des lois. M. de Malesherbes périt pour avoir envoyé de l’argent aux émigrés, ce qui entraînait la peine de mort. Madame Elisabeth, si l’on doit croire le royaliste abbé Guillon, avait fortement préparé la guerre civile à Lyon en 1790 ; elle disait : « Il faut la guerre civile. » (Guillon, Lyon, I, 67.) — Ce qu’on a dit des prisons, spécialement du Temple, mérite aussi un sérieux examen. Je lis dans les registres de la Commune (Archives de la Seine) qu’un horloger-mécanicien réclame 1 000 francs pour avoir réparé la mécanique d’une grande cage dorée où chantaient des oiseaux automates et dont Simon amusait le petit Capet. Un enfant pour qui on faisait cette énorme dépense était-il aussi maltraité qu’on l’a prétendu ?
  2. Il hasardait pour son frère une propagande audacieuse et maladroite, montrant aux officiers de Toulon des lettres de Robespierre, où il déplorait les excès des commissaires de la Convention ; lettres probablement fabriquées. Robespierre était très prudent, écrivait très peu de lettres et bien moins sur de tels sujets. Celles que Robespierre jeune écrivait du Jura à son frère semblent l’avoir été sous la dictée des aristocrates et dans leur style habituel : « Il existe un système d’amener le peuple à niveler tout ; si on n’y prend garde, tout se désorganisera », etc. Cela écrit le 3 ventôse ; au moment où l’on tuait Danton pour avoir voulu enrayer, on voulait enrayer soi-même.
  3. Archives, Registres du Comité de Salut public, 30 prairial.