Histoire de l’Affaire Dreyfus/T1/2

La Revue Blanche, 1901 (Vol.1 : Le procès de 1894, pp. 51–104).

CHAPITRE II

LE BORDEREAU

I. Mercier ordonne de découvrir le traître, 51. — Recherches infructueuses dans les bureaux de l’État-Major, 52. — II. Fabre et D’Aboville, 53. — Théorie de D’Aboville ; les deux officiers prennent la liste des officiers d’artillerie, stagiaires à l’État-Major, et s’arrêtent au nom du capitaine Dreyfus, 56. — III. Notes de Dreyfus, 57. — Bertin-Mourot et Roget, 58. — IV. Dreyfus est-il allé aux manœuvres ? 59. — V. L’écriture de Dreyfus semblable à celle du bordereau, 60. — VI. Boisdeffre et Gonse avertis de la découverte de Fabre et D’Aboville ; le Père Du Lac, 62. — VII. Mercier averti par Boisdeffre, 64. — VIII. Du Paty de Clam est chargé d’expertiser le bordereau, 65. — IX. Conviction instantanée de l’État-Major, 67. — X. Dreyfus, 68. — XI. L’antisémitisme au ministère de la Guerre, 71. — XII. Rapport de Du Paty, 73. — XIII. Le plan de Mercier, 76. — XIV. Mercier avertit le Président de la République, 77. — « Petit conseil » des ministres du 11 octobre, 79. — Objections d’Hanotaux aux poursuites, 80. — XV. L’expert Gobert au ministère de la Guerre, 81, — Cochefert, 84. — XVI. Hanotaux et Mercier, 85. — XVII. Départ de Mercier et de Boisdeffre pour les manœuvres de Limoges, 87. — Gonse et Gobert, 89. — XVIII. Le scénario de Du Paty, 90. — XIX. Expertise de Gobert, 91. — XX. Bertillon et Du Paty, 94. — XXI. Expertise de Bertillon, 96. — XXII. Dreyfus convoqué sous prétexte d’inspection générale, 99. — XXIII. Retour de Mercier, 100. — Conseil du 14 octobre au ministère de la Guerre ; l’arrestation de Dreyfus est décidée ferme, 101. — Le Président de la République, les ministres et Saussier sont laissés dans l’ignorance de la décision de Mercier, 103.

I

Mercier a ordonné de découvrir le traître.

Comme il a été décrété que l’inconnu appartient au ministère de la Guerre, l’enquête y est circonscrite. Le problème, affreusement simple, consiste à trouver une écriture similaire.

Les recherches durèrent exactement trois jours. Le 26 septembre, le général Renouard, faisant fonctions de chef d’État-Major, « en remplacement du titulaire[1] », avait montré le bordereau aux chefs de bureau et aux différents chefs de service. Tous ces officiers ayant déclaré « que cette écriture ne leur rappelait rien », Sandherr fit photographier la pièce par un agent sûr, Tomps, au service spécial du ministère[2]. Puis, le 4 octobre, Renouard avait distribué ces épreuves photographiques aux chefs des divers bureaux[3]. Ceux-ci s’appliquèrent aussitôt à comparer l’écriture du bordereau à celles des officiers placés sous leurs ordres ; ils ne remarquèrent aucune ressemblance qui permît d’autoriser le moindre soupçon.

Jusqu’à cette date du 28 septembre, la saisie du bordereau, qu’on appelait alors la lettre missive, n’avait été connue que des grands chefs et de quelques officiers. Dès que le bruit s’en répandit, l’émotion fut extrême. Comme les grands chefs, leurs subordonnés n’eurent pas un doute sur l’origine de la trahison : le traître était de la maison, l’un des leurs. Ils savaient que des fuites avaient été reconnues, depuis quelque temps, à l’État-Major ; deux des notes mentionnées au bordereau étaient relatives à des questions qui étaient à l’étude au ministère. Leur conviction fut instantanée.

Pendant les journées d’incertitude qui suivirent cette révélation, « un malaise poignant se fit sentir[4] », malaise intéressé et patriotique à la fois. « Chacun craint de se voir soupçonné de négligence et qu’une indiscrétion se soit produite dans son service. » Comme un nouveau plan de mobilisation est en élaboration, tout le travail commencé n’a-t-il pas été porté à la connaissance de l’ennemi ? On s’inquiétait des conséquences possibles de cette trahison ; tous maudissaient le traître inconnu, le vouaient à l’exécration.

L’idée ne vint à personne que le traître pouvait être un officier de troupes, ayant des relations dans les bureaux, et que l’enquête devrait s’étendre au dehors du cercle étroit de l’État-Major[5].

On cherchait avec angoisse, avec passion, mais avec conscience, brûlant de trouver, tremblant de faire erreur. Boisdeffre pressait Deloye, directeur de l’artillerie, qui fit de nombreuses comparaisons d’écriture[6]. Toutes les recherches furent vaines. Deloye et les chefs des trois premiers bureaux en rendirent compte[7]. Restait le quatrième. Le bordereau allait être classé. « On était à bout[8]. »

Sur ces entrefaites, le vendredi 5 octobre, le lieutenant-colonel d’Aboville, qui venait de succéder au colonel Roget comme sous-chef du 4e bureau, rentra de congé[9].

II

La journée du lendemain 6 fut décisive.

Ce matin-là, au 4e bureau, le lieutenant-colonel Boucher, chef du 3e, était venu causer avec le colonel Fabre. Au cours de la conversation, il est fait allusion « à un document très important qui avait été intercepté par le service des renseignements ». D’Aboville, rentré la veille, ignorait les derniers incidents ; crainte de paraître indiscret, il se retire dans son cabinet[10].

Peu après, Boucher étant parti, Fabre rappelle son sous-chef, le met au courant.

Il avait été promu sous-chef depuis deux jours ; il ne lui déplaisait pas d’inaugurer par un coup de maître ses nouvelles fonctions. Il décide, « après y avoir réfléchi », que l’auteur du bordereau est un stagiaire de l’État-Major, appartenant à l’arme de l’artillerie et très versé dans les questions techniques. « Si j’étais chargé de le trouver, je crois que j’y arriverais assez facilement. — Comment ? » interroge Fabre[11].

D’Aboville expose qu’envoyé, au commencement de l’année, à Bourges, pour y procéder à la rédaction de la consigne et à l’embarquement d’une batterie de 120 court, l’officier, qui l’y guidait, lui montra la fabrication du projectile de 120, mais refusa de lui donner des détails sur le frein de ce canon. Or, le bordereau mentionnait « une note sur le frein hydraulique du 120 et la manière dont s’est conduite la pièce ». Donc, l’auteur du bordereau est un artilleur et très informé.

Fabre eût pu objecter qu’on ignorait le contexte de la note ; que cette note peut être très documentée, mais aussi très banale ; qu’il y a deux canons de 120, le long et le court ; que rien n’indique dans la note qu’il y soit question du 120 court ; qu’au contraire, le frein du 120 court est dit hydro-pneumatique et celui du 120 long hydraulique, qui est l’expression du bordereau ; que le canon et le frein sont connus depuis longtemps[12] ; et qu’enfin un artilleur, très versé dans les questions techniques, aurait mieux connu la langue de son métier : après avoir spécifié de quel canon il s’agissait, il n’aurait point parlé de la manière dont s’est conduite mais dont s’est comportée la pièce.

D’Aboville poursuivit sa démonstration. « Il est évident que le traître a eu des relations avec la troisième direction, puisqu’il possède le nouveau Manuel de tir d’artillerie ; avec le premier bureau, puisqu’il parle des nouvelles formations de campagne ; avec le deuxième et le troisième, à cause de la note sur Madagascar ; enfin avec le troisième, puisqu’il parle des troupes de couverture et qu’il est à même d’indiquer que des modifications seront apportées à la mobilisation par le nouveau plan. »

De plus, les stagiaires seuls passent successivement par tous les bureaux ; les officiers permanents de l’État-Major n’ont que très peu de relations entre eux, et, par ordre, ne parlent point des questions qu’ils ont à traiter.

Donc, le traître ne peut être qu’un officier stagiaire, appartenant à l’artillerie ; il ne peut se trouver que dans cette triple enceinte, très resserrée.

Ici encore, Fabre eût pu objecter que le bordereau, comme il paraissait dès sa première phrase, n’était point le premier acte de trahison qui avait été commis par l’inconnu. Le traître, dans cette dernière circonstance, a livré ou promis trois notes sur l’artillerie. Dans les occasions précédentes, qu’a-t-il livré ? Les hasards de la chasse aux renseignements sont variables. Si l’on était tombé sur une lettre mentionnant des documents relatifs à la cavalerie ou à l’infanterie, D’Aboville en eût-il conclu que l’espion était un cavalier ou un fantassin ?

Le journal des Sciences militaires a publié, dans son numéro de mai, une étude sur le 6e corps et les troupes de couverture ; tout lecteur de ce journal a pu faire une note sur la couverture, et, de même, tout lecteur avisé d’un document que le ministère de la Guerre publie tous les ans sur l’emplacement des troupes. Les renseignements militaires sur Madagascar sont si peu secrets que les journaux en sont pleins[13].

Mais Fabre n’objecta rien. Les deux officiers prennent la liste des officiers d’artillerie, stagiaires à l’État-Major ; D’Aboville, antisémite notoire, tombe en arrêt devant le nom du capitaine Dreyfus[14].

Aussitôt, dans le cerveau de ces deux hommes, une nouvelle idée s’enfonce, d’un seul coup, pour s’y fixer : le Juif !

III

Quelles ont été les notes de ces divers stagiaires ? Fabre se souvient qu’elles sont toutes excellentes, mais qu’il a fait « personnellement » des réserves au sujet de Dreyfus. D’Aboville observe que Dreyfus a un caractère sournois, qu’il est peu aimé de ses camarades, qu’il est curieux et indiscret.

Voici ces notes de Dreyfus, depuis son entrée à l’École d’application (octobre 1882) : « Intelligent, rempli de bonne volonté » (1883) ; « zélé et consciencieux, intelligent et instruit, beaucoup d’entrain » (1884) ; « très actif, cavalier hardi, bon lieutenant » (1885) ; « plein d’entrain, très hardi cavalier, instruit, intelligent » (1886) ; « très intelligent, très adroit » (1887) ; « le meilleur lieutenant des groupes de batterie, continue à mériter les meilleures notes » (1888) ; « excellent lieutenant, commande sans bruit et conduit très bien son personnel » (1889) ; « s’acquitte très bien de ses fonctions, a été admis à l’École de guerre » (1890). On ne lui reproche que sa voix de commandement, défectueuse, mais qu’il parvient à améliorer. Admis à l’École de guerre avec le n° 67 sur 81, il en sort le 9e ; le général Lebelin de Dionne lui a donné la note suivante : « A obtenu le brevet d’État-Major avec la mention très bien. Très bon officier, esprit vif, saisissant rapidement les questions, ayant le travail facile et l’habitude du travail, très apte au service de l’État-Major. » Ses notes, à l’État-Major, ne sont pas moins bonnes. Pour le premier semestre de 1893, le colonel de Germiny : « Officier très intelligent, rédige très bien, a déjà des connaissances fort étendues, est en mesure de traiter bien des questions avec ses idées personnelles ; veut et doit arriver. » Et le colonel de Sancy, pour le premier semestre de 1894 : « Officier très intelligent, saisissant vite les affaires, travaillant facilement et peut-être un peu trop sûr de lui ; sait très bien l’allemand et a utilisé consciencieusement son stage au 2e bureau[15]. »

Dans l’intervalle, une seule note, non pas mauvaise, mais moins favorable, cette note du colonel Fabre pour le 2e semestre de 1893 : « Officier incomplet, très intelligent et très bien doué, mais prétentieux, et ne remplissant pas, au point de vue du caractère, de la conscience et de la manière de servir, les conditions nécessaires pour être employé à l’État-Major de l’armée. »

Seulement, la note n’émane pas en réalité du colonel Fabre ; il l’a rédigée, « d’après les renseignements qui lui avaient été fournis sur le compte de Dreyfus par le commandant Bertin et le lieutenant-colonel Roget[16] ».

L’unique grief de Roget était celui-ci : on avait fait faire aux stagiaires un travail de transport fictif ; Dreyfus avait demandé à faire le transport réel de deux corps d’armée par deux lignes de transport réelles, sous prétexte que ce serait plus intéressant. Roget refusa d’accéder à ce désir, dont il conserva une mauvaise impression. « C’est, d’ailleurs, tout ce que j’ai eu à lui reprocher, et c’était un officier remarquable sous tous les rapports[17]. »

Le commandant Bertin-Mourot, d’origine juive par sa mère, antisémite qui travaillait à faire oublier cette origine, affectait une vive animosité contre Dreyfus. Son grief valait celui de Roget : « Dreyfus était entré dans mon service sans avoir été demandé par moi. Mis au courant des grandes lignes du service sur le réseau de l’Est, auquel il semblait apporter le plus vif intérêt, il n’a pas tardé à accuser, au lieu du grand zèle qu’il montrait d’abord, une extrême nonchalance pour traiter les questions de détail du service courant. » Dès lors, quand Dreyfus quitte le 4e bureau, Bertin lui donne des notes « conçues de telle façon qu’il ne puisse jamais entrer au service des chemins de fer[18] ».

La seule note que retiennent Fabre et D’Aboville, c’est donc celle-là, due à une « mauvaise impression » de Roget, à l’antipathie du « marrane » contre le juif. Dès lors, les autres notes, toutes très bonnes, sont comme si elles n’existaient plus.

IV

Cependant, comme la conversation se prolonge, une objection vient à D’Aboville : « L’auteur du bordereau écrit à son correspondant qu’il va partir en manœuvres : Dreyfus est-il allé aux manœuvres[19] ? »

Objection capitale, obstacle insurmontable si Dreyfus n’est pas allé aux manœuvres. En effet, il n’y est pas allé. Donc, le traître, ce n’est pas lui. Tout est à recommencer. Et, bien plus, tout le système de D’Aboville s’écroule, car aucun des officiers stagiaires de l’État-Major, de cette première enceinte où il affirmait que le traître était nécessairement, aucun d’eux n’est allé aux manœuvres. Une circulaire du 17 mai 1894 les a avertis qu’ils n’iraient pas ; ils n’y sont pas allés.

Quelle joie pour ces deux officiers d’État-Major ! Le traître n’est pas un des leurs ; il n’appartient pas à l’État-Major général de la guerre ; le sanctuaire ne renferme point cet infâme !

Or, ils ne se félicitent pas d’avoir reconnu si vite leur erreur, et quelle atroce erreur ! Car l’idée fixe opère, la névrose s’est exaspérée. Fabre réfléchit, rassemble ses souvenirs ; il tourne l’obstacle : « Il s’agit d’un voyage d’État-Major qui a eu lieu, dans l’Est, au mois de juin, dont Dreyfus a été[20]. »

Il s’agit… Affirmation formelle. Et D’Aboville respire, pousse un soupir de satisfaction. Tout à l’heure, ce même texte du bordereau lui révélait un officier très versé dans les questions techniques. Comment cet officier qui sait la valeur des mots, surtout des mots de son métier, peut-il qualifier de « manœuvres » un voyage d’État-Major ? Cela est absurde. Mais cette absurdité confirme le soupçon contre le juif et ne remet pas en question la découverte des deux officiers.

V

Il ne leur manquait qu’une dernière preuve : l’écriture. Fabre a, dans le tiroir de son bureau, les feuilles de l’inspection de 1893. Il les en tire ; l’attention de D’Aboville se porte immédiatement sur la feuille de Dreyfus. Au premier examen, il découvre une ressemblance, qui lui semble frappante, entre l’écriture du capitaine et celle du bordereau.

D’Aboville place à la fenêtre le bordereau, en mettant au-dessus la feuille de notes ; les deux mots d’« artillerie » lui paraissent se superposer exactement. Et Fabre note une particularité qui le stupéfait : « L’i central, dans le bordereau, était sensiblement descendu au-dessous de la ligne horizontale formée par les autres lettres. L’i final, suivi d’un petit jambage, était écrit de la même façon sur la feuille d’inspection[21]. »

Ni D’Aboville ni Fabre ne s’aperçurent que, si l’i central du bordereau était descendu au-dessous de la ligne horizontale formée par les autres lettres, c’est qu’en cet endroit la pièce a été mal recollée ; le papier avait glissé. Cela était apparent, même sur la photographie. Ils n’en virent rien.

Cependant, comme la feuille ne portait, de la main de Dreyfus, que ses nom, prénom et qualité, ils consentirent à penser que « cela n’était pas suffisant encore[22] ». Il serait convenable de chercher d’autres documents de comparaison que ces douze mots.

D’Aboville se rend au réseau de l’Est, où Dreyfus a fait un stage ; « mais tout le monde était parti pour déjeuner ». Il y revint dans l’après-midi. Le capitaine Bretaud, en l’absence de Bertin, lui remit des spécimens. Il les examina avec Fabre ; leur conviction, déjà enracinée, devint certitude. Ils retrouvèrent « presque tous les mots du bordereau dans les copies de lettres[23] ».

Ils ont disparu depuis. Mais n’accusez de mensonge ni D’Aboville, ni Fabre. Ces mots, ils les ont vus, et ils les ont vus identiques dans les spécimens et dans le bordereau. Ils les ont vus des yeux du corps et des yeux de l’âme. Ils les ont vus comme toutes les mystiques ont vu les regards noyés d’amour de leur céleste amant, comme les extatiques ont vu la barbe blanche de Dieu, comme toutes les hystériques et tous les hallucinés ont vu, de leurs yeux vu.

Dès cette première heure s’opère le phénomène qui va dominer toute l’Affaire[24]. Ce ne sont plus les faits contrôlés, les choses examinées avec soin, qui forment la conviction ; c’est la conviction préétablie, souveraine, irrésistible, qui déforme les faits et les choses.

Désormais, on peut mettre ces hommes à la torture ou leur présenter le véritable auteur du bordereau, et celui-ci peut hardiment s’en reconnaître l’auteur : ils sont sûrs que le traître, c’est Dreyfus ; et ils mourront en le proclamant.

VI

Le drame, maintenant, va se précipiter avec une vertigineuse vitesse.

Les résultats de ces recherches parurent tels « que le colonel Fabre alla en rendre compte au général Gonse, et que celui-ci en prévint le général de Boisdeffre[25] ».

Boisdeffre, « très ému », mais forcé de s’absenter pendant une heure, prescrit au général Gonse « de continuer jusqu’à son retour au ministère son épreuve comparative, de ne pas ébruiter la chose et d’agir très prudemment, en raison de la gravité de l’affaire ». Le général Renouard assiste à la conférence[26].

Boisdeffre sort. Est-ce l’heure où, quotidiennement, il a coutume d’aller entretenir le Père Du Lac ? Gonse appelle dans son cabinet les colonels Sandherr, Lefort et Boucher. Le premier apporte l’original du bordereau ; les deux autres, des spécimens de l’écriture de Dreyfus. On procède à des comparaisons, « qui ne firent encore une fois, dépose Fabre, que confirmer nos appréciations ». Sandherr, antisémite passionné, « dès qu’il connut le nom de l’officier incriminé, dit que ce nom ne l’étonnait qu’à moitié ». Il s’écrie, se frappant le front : « J’aurais dû m’en douter[27] ! »

Le chef du service des renseignements déclare encore « qu’il a vu Dreyfus rôder à diverses reprises pour lui demander des renseignements et lui poser des questions auxquelles il n’avait pas répondu d’ailleurs, sur son service[28] ». Or, Sandherr connaissait si peu Dreyfus qu’un jour, rentrant au bureau, sous le porche du ministère de la Guerre, il le salua d’un nom qui n’était pas le sien.

Sandherr, comme Dreyfus, était de Mulhouse. La famille de Dreyfus y était réputée pour son patriotisme ; la sœur de Sandherr était la première mulhousienne qui s’était mariée à un Prussien.

Boisdeffre rentre à l’État-Major, « entre cinq et six heures du soir ». Informé par Gonse et par les quatre colonels, il rend compte aussitôt au ministre[29].

VII

Mercier a dit[30] « qu’il ressentit une impression terrible ». Je veux le croire. L’officier soupçonné « portait l’uniforme qu’il avait porté lui-même » ; c’était « un enfant de cette Alsace où lui-même avait passé son enfance ». Seulement, il était juif.

« Le fait, déclare Mercier, paraissait ne pas être douteux, à première vue. »

Ici, je dois croire que Mercier se calomnie lui-même, rétroactivement, et que son opinion ne fut pas faite en cinq minutes. Quel est le fait qui parut ne pas être douteux ? La similitude d’écriture ? Évidemment, les écritures se ressemblent, à première vue ; il n’était besoin toutefois que d’un examen un peu plus attentif pour découvrir, entre celle du bordereau et celle de Dreyfus, d’inquiétantes divergences. Et alors même que la similitude eût été plus grande encore, suffisait-elle à établir le crime, à supprimer le doute ?

Il n’y a point d’acte sans mobile ; quel était le mobile de celui-ci, le plus ignoble de tous, qui ne se commet que pour de l’argent ?

Boisdeffre savait que Dreyfus était riche, ambitieux, d’une haute culture intellectuelle, de conduite régulière, passionné pour son métier, sans besoins, sans vices. Il l’avait fréquenté, avait paru le goûter. Ses notes, enfin, étaient là, qui, toutes, sauf une seule, d’ailleurs point méchante et visiblement tendancieuse, parlaient pour lui. C’est cet officier, d’un si brillant avenir, qui, du soir au matin, sans raison, pour le plaisir, serait devenu espion et traître !

À cette heure, pour l’accuser, le jeter au gouffre, rien d’autre, qu’une analogie d’écriture.

Qu’est-ce que Boisdeffre a dit à Mercier ?

L’a-t-il excité ou retenu ?

Mercier a laissé raconter, plus tard[31], qu’au nom de Dreyfus, dès qu’il en fut instruit, il s’était écrié : « Je le savais déjà. » Mais ses propres dépositions démentent ce récit.

VIII

Mercier fit-il observer à Boisdeffre que les officiers qui accusaient Dreyfus n’étaient point experts, qu’il serait nécessaire de s’adresser à quelqu’un de sûr et qui posséderait quelque compétence spéciale ? Ou cette initiative vint-elle de Boisdeffre ? Toujours est-il que, ce même jour, Gonse fit appeler le commandant Du Paty de Clam[32], qui passait pour avoir des connaissances graphologiques et s’en targuait, littérateur décadent et un peu spirite. Il l’invita à examiner le bordereau et un spécimen de l’écriture du capitaine Dreyfus[33].

Du Paty aimait à se mettre en avant. Il faisait partie du 3e bureau avec le colonel Boucher et le commandant Picquart ; au jour le jour, il leur racontera ses impressions, les incidents et les rumeurs.

Chose curieuse : cette mission spéciale qui fut confiée à Du Paty, qu’il a racontée lui-même, la plaçant à cette date, et que Picquart a connue, ni Gonse, ni Boisdeffre, ni Mercier n’en parlent dans leurs nombreuses dépositions. Ils la passent sous silence. Pourquoi ? Est-ce pudeur d’avoir eu recours, en d’aussi graves circonstances, à Du Paty, devenu, par la suite, le bouc émissaire de l’État-Major ?

Du Paty ne connaissait pas, dit-il, l’écriture de Dreyfus ; Gonse lui demanda « s’il croyait que ces diverses pièces émanaient de la même personne ».

Du Paty, après examen, répondit affirmativement.

Gonse lui révèle alors « qu’il s’agit d’une trahison et qu’une enquête, faite dans les bureaux, a fait porter les soupçons sur le capitaine Dreyfus ». Sur quoi, « devant un fait aussi grave, Du Paty demande à reprendre son examen d’une façon plus approfondie[34] ».

Ainsi, dès ce premier soir, toute cette horrible accusation se concentrait dans une expertise d’écriture. Et cette expertise était confiée à un amateur.

Le colonel Boucher, chef du 3e bureau, où avait travaillé Dreyfus en dernier lieu, demanda immédiatement à Picquart de réunir « une grande quantité de ses écritures ». Picquart les étudia au passage. Bien qu’il ne fût point des amis de l’officier mis en cause, il avait gardé son sang-froid. Il fit observer au colonel que les écritures étaient, sans doute, « de même famille », mais que les divergences étaient trop nombreuses pour qu’il pût attribuer le bordereau à Dreyfus[35].

IX

Cependant la nouvelle que le traître était Dreyfus « s’était répandue, comme une traînée de poudre, parmi les officiers intéressés[36] ». Et tout de suite, chez tous, ce fut une certitude : Judas, une fois de plus, avait vendu son Dieu.

Pourquoi, sur l’heure, sans plus de réflexion, dans un débordement de passion et de haine, une aussi violente conviction qui ira croissant chez les premiers informés et dont, la contagion va empester tout l’État-Major ?

On en a vu une première raison : l’inquiétude ancienne, chez les chefs, devant la constatation de fuites répétées et mystérieuses ; puis, à partir de l’arrivée du bordereau, un malaise général, fiévreux, dans tous les services, chacun craignant de se voir accuser de négligence ou d’impéritie.

Or, la découverte du traître, quel qu’il soit, dissipe ces inquiétudes, patriotiques ou personnelles[37]. Tel que l’orage qui, malgré son horreur, paraît bienfaisant après la lourde journée où il s’est amassé, le malheur, même s’il éclate sur votre propre tête, semble, quand il frappe, moins cruel que le malheur prévu, toujours menaçant. Ici, c’est le juif qu’il atteint. Si ç’avait été un chrétien, un homme de même religion ou de même race, assurément quelques-uns se seraient d’abord étonnés, et même, après le premier mouvement, auraient pu chercher des motifs de douter. Cependant, le premier mouvement eût été de respirer avec plus d’aise. Mais il s’agit du juif, de l’intrus : combien, dès lors, ce soulagement est plus profond ! Les haines, longtemps contenues, éclatent. Quelle joie que ce soit lui ! La foi, la certitude, ces soldats les ont acquises du premier coup, parce qu’ils les désirent.

X

C’est un fait que Dreyfus n’était point aimé de ses camarades.

D’abord, il n’était point de leur monde, de la coterie d’aristocrates et de bourgeois gentilhommes qui, depuis quelques années, envahissait l’État-Major, s’y cantonnait, y dominait comme dans une satrapie. Qu’y venait faire ce fils d’industriel, de modeste extraction et qui n’en avait point honte, et qui ne cherchait point à se faire pardonner sa race, — tel Bertin, d’origine juive, ou le protestant Lauth, — en professant les opinions à la mode ou en courtisant les grands ? Puis, il était froid, réservé, car jamais homme n’a été plus incapable d’extérioriser ses sentiments ; tel qu’il apparaîtra dans les plus tragiques épreuves et dans les circonstances solennelles où le moindre cabotinage eût été pour lui le salut, tel il était déjà. Et sa fierté était grande, il avait une haute notion de son grade, de ce métier, le plus noble de tous à ses yeux, qu’il avait choisi avec une si belle ardeur, malgré sa famille et les promesses dorées de la riche usine, là-bas, à Mulhouse, dont il n’eût dépendu que de lui d’être l’un des chefs ; car ce juif, aux aspirations violemment spiritualistes, comme tant d’autres de sa race, avait, lui aussi, dédaigné une occupation lucrative pour une carrière toute de labeur austère et d’honneur. Militaire dans les moelles, avec une telle passion de sa profession où il incarnait toutes les vertus, il eût cru déchoir, ternir son uniforme, manquer à son idéal, s’il s’était abaissé à des courtisaneries indignes d’un soldat. Cet idéal, demain, dans l’affreuse misère, ce sera le pilier d’airain où il se cramponnera.

Ainsi, il n’était ni obséquieux, ni familier, mais seulement poli, tout entier à son travail et à sa vie de famille, vie simple, rangée, tranquille, entre sa jeune femme et deux petits enfants.

Il aurait dépensé un peu de son or dans des fêtes qu’il eût compté plus d’amis. Ou, s’il avait fait preuve de moins de zèle, d’un moindre désir de s’instruire et d’un moins vif amour du service, il eût fait moins d’envieux.

Désir de s’instruire qui était aussi celui de se pousser ? Ce désir sévit, en effet, chez presque tous les ambitieux, — et il l’était, — chez tous les officiers qui prennent le métier au sérieux. Il existe chez le chrétien comme chez le juif, et parfois, chez celui-ci, ne se cache point assez, s’étale avec une ingénuité qui offusque.

Dreyfus ne dédaignait pas les occasions de se faire valoir, recherchait les travaux difficiles où brillaient sa science fraîchement acquise, sa vive compréhension des choses. Quelques-unes de ses études, sur les ressources financières de la mobilisation en temps de guerre, sur la folie du nombre, lui avaient valu de hautes félicitations, et la jalousie qui suit le succès à la piste. Il avait des idées très personnelles qu’il défendait avec conviction, non sans âpreté, même contre tel supérieur qui le consultait. Il avait ainsi offensé Bertin. La conscience qu’il avait de sa valeur apparaissait trop. Le colonel de Sancy le nota, avec raison, comme « peut-être trop sûr de lui ». Fabre, d’après Roget et Bertin, le nota comme « prétentieux ». Esprit de mathématicien, sans aucune imagination d’artiste, il était tenu pour sec et dur. Il était fier et réputé hautain. Comme tous ceux qui ont du caractère, il passait pour l’avoir mauvais.

Tout récemment, pendant un voyage d’État-Major que dirigeait Boisdeffre lui-même[38], un incident l’avait mis en lumière. Un soir, à Charmes, Boisdeffre avait invité ses officiers à sa table. Dreyfus y parla des dernières expériences d’artillerie faites par les commissions de Calais et de Bourges. « Il donna, raconte le général Roget[39], l’un des convives, des renseignements qu’aucun ne possédait et tellement intéressants qu’il en fut question jusqu’à la fin du dîner. » Avec quel plaisir transparent dut-il s’entendre parler, heureux d’une attention qu’il ne sentait pas grosse de rancunes et d’implacables haines ! « En sortant de table, le chef d’État-Major emmena le capitaine Dreyfus et continua à causer avec lui, seul à seul, pendant plus d’une heure, en se promenant sur le pont de la Moselle. » Les autres officiers suivaient[40], « et les jeunes gens remarquèrent fort la faveur spéciale qui était accordée à leur camarade ce jour-là ».

De cet entretien, Dreyfus gardera à Boisdeffre une reconnaissance qui le hantera pendant son long martyre. Entendez-vous les propos qu’échangent entre eux ces jeunes officiers qui suivent, à distance, le chef de l’État-Major général et l’intrigant ? Et ce petit pont de la Moselle, où ils se promènent, grandit, s’étend, immense, au-dessus de l’Océan, de l’île de Ré à l’île du Diable.

XI

Mais, surtout, il est juif.

Quand, en sortant de l’École de guerre, Dreyfus est entré à l’État-Major, Sandherr est allé trouver le général de Miribel, le conjurant de ne point laisser pénétrer ce fils de la race maudite dans le lieu saint. Picquart, chargé de répartir les stagiaires, a si bien connaissance de cet état des esprits qu’il place Dreyfus à la section des manœuvres, qui n’avait pas à s’occuper de questions secrètes, et sous les ordres d’un officier libre de préjugés, Mercier-Milon[41]. L’antisémitisme, dans ce milieu clérical, surchauffé par la lecture de la prose meurtrière de Drumont, n’a pas cessé, un instant, de le guetter.

Dès lors, quand D’Aboville a eu décidé que l’auteur du bordereau ne peut être qu’un officier stagiaire, il suffit que son nom surgisse. Fabre et D’Aboville conviennent que ce n’est point la comparaison des écritures qui a porté leurs soupçons sur Dreyfus. C’est qu’ils avaient déterminé d’abord certaines catégories où il fallait chercher le traître. Or, Dreyfus se trouvait dans le cercle fatal où ils cherchaient. Leur idée préconçue est imbécile, mais elle les mène à son nom, et leur trouvaille confirme leur système. S’il n’y avait pas eu de juif parmi les stagiaires, ils auraient réfléchi, reconnu, sans trop de peine, que le bordereau ne pouvait être l’œuvre ni d’un officier d’artillerie, parce qu’il y était parlé en termes trop incorrects des choses de l’artillerie, ni d’un stagiaire d’État-Major, parce que les stagiaires n’étaient point allés aux manœuvres où l’auteur de la trahison annonçait à son correspondant qu’il « allait partir ». Mais l’idée du juif les a pris, saisis, dominés ; et les invraisemblances s’évanouissent, et il ne s’agit plus que de trouver des interprétations congruentes, et ils les trouvent. L’important serait de fuir le mensonge ; ils le poursuivent. Les manœuvres, par exemple, — puisqu’il faut écarter celles d’automne, — ce sera ce voyage d’État-Major, en juin, où est allé Dreyfus, où il a émerveillé ses camarades par sa science, où il s’est promené avec Boisdeffre sur le pont de Charmes. C’est donc avant de partir pour ce voyage que Dreyfus aurait écrit la lettre infâme !

Or, le bordereau est de septembre ou de fin août.

Fabre et D’Aboville peuvent ne pas savoir que le bordereau est de cette date[42], qui sera déclarée, plus tard, officiellement, par tout l’État-Major. Cependant Gonse le sait déjà, et Boisdeffre, et Mercier. Donc, toute l’accusation croule au premier pas. Mais Dreyfus est juif et, pour que le mot de manœuvres puisse s’appliquer à ce voyage d’État-Major, le bordereau sera du printemps.

Quoi ! du printemps ! Et il ne serait arrivé à l’État-Major, par le cornet, — puisque telle est la version d’Henry, acceptée ou donnée par les chefs, — qu’à la fin de septembre ! La femme Bastian livre deux fois par mois son butin. Elle a vidé, régulièrement, ses cornets pendant tous les mois précédents. Et ce chiffon de papier, le bordereau, qui serait du printemps, elle ne l’aurait ramassé qu’à l’automne, avec cinq autres documents de la fin d’août et de la première quinzaine de septembre ! Mais Dreyfus est juif, et cette impossibilité n’arrête personne, ni Fabre, ni D’Aboville, ni aucun de ceux qui vont boire avidement leur dénonciation.

Le plus atroce, ce qui confond le plus, c’est que presque tous ces hommes, qui racontent eux-mêmes sur quelles apparences ils ont fait leur choix, qui s’accusent ainsi eux-mêmes, sont, au début, de bonne foi. La raison se cabrerait devant une telle auto-suggestion si l’histoire générale de l’humanité et la science pathologique, son auxiliaire inséparable, n’étaient là pour montrer mille exemples analogues. La déloyauté fondamentale, la fourberie, le mensonge, dès les premiers jours, quelque infernal complot, admettraient plus aisément. Seulement, l’explication serait fausse. La vraie, c’est que Dreyfus est juif. Phénomène peut-être involontaire chez quelques-uns, mais d’autant plus redoutable. Dès lors, par une cristallisation soudaine, tout devient preuve contre l’infortuné. Les preuves surgissent du postulat. Ce qui aurait déchargé tout autre, l’accable. Son patriotisme d’Alsacien, comédie. Son désir de s’instruire, curiosité d’espion !

Aucune contagion plus rapide que celle d’une suggestion de ce genre. Les rares cerveaux qui y résisteraient en deviendraient suspects. Les couvents de religieuses (par exemple celui de Loudun, lors de l’affaire d’Urbain Grandier) ont été visités souvent par de pareilles crises. Il suffit qu’une Ursuline se croie et se dise la maîtresse du diable pour que toutes les Ursulines jurent qu’elles ont reçu, elles aussi, ses froids embrassements. Aussi, dès que D’Aboville a nommé le juif, la vieille folie atavique se réveille et opère. Oui, c’est lui, nul autre que lui. Et tout l’État-Major s’étonne de n’avoir pas, plus tôt, flairé Judas.

Au fait, ne l’avait-on pas flairé ? On se remémore ses moindres paroles, ses moindres gestes. On en invente au besoin. Autant de preuves. Le soupçon est devenu tout de suite une certitude, puisqu’il s’agit d’un juif. Et, puisqu’il s’agit d’un juif, toute pitié est aussitôt étouffée, jusqu’à la notion élémentaire, la plus primitive, des droits de l’accusé. C’est avec une joie féroce et sainte qu’on le précipite dans l’abîme. Tous les moyens seront bons pour le perdre. Du premier jour, de la première heure, son crime, le crime du juif, éclate comme un article de foi.

Cette crise d’hystérie va s’étendre, en peu de jours, de l’État-Major à l’armée, au pays.

Alors les grands chefs se trouveront les prisonniers de la folie qu’ils ont eux-mêmes déchaînée. Y résister, ce serait se faire les complices du traître, corrompus par l’or des siens, de la Jérusalem aux coffres inépuisables. Ils entrevoient l’erreur initiale. Ils sont, eux, de sens rassis ; ils savent ; ils ont pesé l’inanité des prétendues preuves. Mais comment s’en confesser sans se taxer de légèreté, d’incurie, de précipitation, d’une horrible sottise ? Donc, à tout prix, pour se sauver eux-mêmes, il faut perdre l’infortuné. Un seul a des motifs particuliers, personnels, terribles de redouter la vérité. Mais ils ont tous un même intérêt à faire condamner l’innocent. Et de l’erreur, par une pente insensible, ils glissent tous au crime.

XII

Du samedi 6 octobre, où l’État-Major découvre la ressemblance entre l’écriture du bordereau et celle de Dreyfus, à la matinée du lundi 15, où il sera arrêté, il y a huit jours. Quelle preuve, quelle présomption nouvelle est apparue pendant cette fiévreuse semaine ? Aucune, de l’aveu même de ses accusateurs. Et ils n’en ont même pas cherché. Ils ont cherché tout juste à faire ratifier leur certitude instantanée par deux experts. Y ayant échoué, ils passeront outre. Emportés par un vent de démence, ils continuent à s’exciter les uns les autres. Une seule pensée les tient : arrêter l’homme. Dès qu’il sera pris, il avouera. S’il n’avoue pas, il sera temps encore de s’enquérir d’autres preuves. Et qui oserait douter qu’on ne les trouvera pas, alors, par douzaines ?

Du Paty ne s’était pas attardé à un long examen ; au bout de vingt-quatre heures[43], il concluait, dans une note qu’il remit à Gonse : « En résumé, malgré certaines dissemblances, il y a entre les deux écritures une ressemblance suffisante pour justifier une expertise légale[44]. »

Conclusion d’ailleurs raisonnable. Mais, si la note de Du Paty est prudente, empreinte d’une sage réserve, ses propos sont tranchants et violents. Aussi, parmi les officiers informés, la conviction accusatrice s’affirme jusqu’au paroxysme. Picquart, presque seul, continue à hésiter. À Gonse, qui le presse, il répète que les écritures sont de même famille, mais qu’il ne peut se prononcer, n’étant ni graphologue ni expert. Mais Sandherr n’hésite pas à dire à Cordier, rentré de permission[45], « qu’après recherches et investigations faites, on était fixé sur la personnalité du coupable qui était Dreyfus[46] ». Et Cordier est aussitôt convaincu, malgré l’attitude « gênée, embarrassée », d’Henry[47]. Et Mercier tient le traître, un traître juif, et une occasion unique de sauver la patrie, de reconquérir, d’un coup, sa popularité perdue.

XIII

Cependant, et quelle que fût la certitude de tous ces hommes et leur impatience d’arrêter le misérable, il n’était pas possible d’agir sans prévenir le gouvernement. Et, tout de suite, ce problème se pose devant Mercier : l’unique présomption qui lui paraît décisive le semblera-t-elle aux autres ministres, à de simples civils ? Si des scrupules de conscience viennent à ses collègues, s’ils se refusent à tuer un homme, insoupçonné jusqu’alors, sur une simple analogie d’écriture, qu’adviendra-t-il de lui, en proie déjà à tant d’animosités, non moins discrédité à l’État-Major que devant l’opinion, si compromis que sa succession est comme ouverte ? S’il prend sur lui seul la responsabilité de déchaîner cet énorme scandale, sans autre preuve que le bordereau, il risque d’être désavoué par le ministère, brisé par le Président de la République. Et s’il résiste au torrent fou de son entourage, si le gouvernement refuse de s’engager à la légère dans une telle aventure, c’est tout l’État-Major qui va s’insurger contre lui, le dénoncer peut-être, par quelque perfide indiscrétion de presse, comme le protecteur d’un traître avéré, du riche officier juif, lui, le mari de l’Anglaise et le persécuteur de Turpin !

Qui saura jamais quel fut le conflit dans le cerveau de cet homme, à quels conseillers il s’adressa, sous quelles pressions il se détermina ? Seul, un grand poète pourrait recréer cette tempête.

L’historien ne peut que relater les faits d’où résulte le plan, savamment combiné, d’avertir le gouvernement de façon incomplète, assez toutefois pour l’engager dans l’engrenage ; puis, brusquement, par un impunissable coup d’audace, de le mettre en présence du fait accompli.

Ainsi seront ménagés tous les intérêts de Mercier. Il donne satisfaction à l’État-Major, il empêche tout désaveu de ses collègues.

Pour Dreyfus, Mercier est certain qu’il est coupable. Je dois croire qu’il en est certain. S’il ne l’est pas, il faut reviser la parole du grand tragique « qu’il n’y a point de scélérat parfait ».

XIV

Mercier suit méthodiquement son plan.

Le 9 octobre, au conseil des ministres, il demande à Guérin, garde des Sceaux, suivant ainsi le conseil de Du Paty, « de lui indiquer le nom d’un expert patenté en écriture ». Mais il ne dit pas pour quel objet. Guérin désigne Gobert, expert à la Banque de France[48].

Le lendemain, 10, Mercier avise le Président de la République ; il lui dit qu’une lettre a été saisie à l’ambassade d’Allemagne, que cette lettre émane d’un officier de l’État-Major de l’armée, que la trahison paraît démontrée. « L’officier soupçonné n’était pas aimé, d’un esprit chercheur et trop inquisitorial. » Au surplus, les documents, qui avaient été livrés, étaient « sans grande importance ». Il suffirait pour réparer le mal, « de prendre quelques mesures au ministère de la guerre[49] ».

En sortant de l’Élysée, Mercier se rendit chez le président du Conseil[50]. Il fut décidé entre eux de « procéder avec la plus grande discrétion ». Avant de saisir le conseil des ministres tout entier, on délibérera en « un petit conseil, composé des quatre ministres intéressés, c’est-à-dire du président du Conseil, du ministre des Affaires étrangères, du garde des Sceaux et du ministre de la Guerre[51] ».

Ce petit conseil eut lieu, au ministère de l’Intérieur, le jeudi 11 octobre[52]. Mercier y annonça la découverte du bordereau qu’il communiqua à ses collègues. Il leur dit que cette pièce avait été trouvée dans le panier à papiers de l’attaché militaire allemand, qu’elle était déchirée en morceaux, qu’elle avait été reconstituée et photographiée au ministère de la Guerre[53].

D’une comparaison d’écritures, il avait été amené à conclure que l’auteur de la trahison était un officier d’État-Major. Mais il refusa de le nommer[54]. Il demandait avis sur ce qu’il restait à faire[55].

Hanotaux, seul, ce jour-là, fit son devoir. Il déclara que, s’il n’y avait pas d’autre preuve que le bordereau et des expertises d’amateur, « il lui paraissait de toute impossibilité d’ouvrir une poursuite judiciaire ». Il fit, ensuite, valoir avec énergie « les considérations d’intérêt public et national qui s’opposaient à une pareille procédure ». Il s’opposa non seulement aux poursuites, mais à l’enquête[56].

Dupuy et Guérin semblent s’être tenus sur la réserve. Hanotaux, cependant, à force d’insistance, finit par obtenir de Mercier « l’engagement que, s’il ne trouvait pas d’autres preuves contre l’officier dont il s’agissait », et dont il continuait à taire le nom, « la poursuite n’aurait pas lieu[57] ».

Il fut décidé, d’autre part, que le garde des Sceaux et le ministre de l’Intérieur mettraient à la disposition du ministre de la Guerre le moyen de procéder, chez l’officier soupçonné, à une perquisition « qu’on essayerait de rendre secrète ».

Ce nom de Dreyfus, que tout l’État-Major connaissait depuis plusieurs jours, pourquoi Mercier le cachait-il, avec tant de soin, au chef de l’État, au président du Conseil, au ministre des Affaires étrangères ?

XV

Mercier n’a été autorisé par ses trois collègues qu’à procéder, dans le plus grand secret, à une perquisition. Or, cette perquisition, il ne l’ordonne pas. Ce qu’il ordonne, à peine rentré au ministère de la Guerre, ce sont les mesures préparatoires de l’arrestation de Dreyfus.

Il était pressé. Il doit partir, le lendemain, pour les manœuvres de Limoges, où il passera deux jours avec Boisdeffre (le 12 et le 13). Il n’en reviendra le 14 que pour se rendre, toujours avec Boisdeffre, aux manœuvres d’Amiens (16 et 17). Il faut que tout soit réglé avant le soir. Donc, d’urgence, il mande l’expert Gobert au ministère de la Guerre et envoie Sandherr, Henry et Du Paty à la préfecture de police, pour s’assurer, éventuellement, de son concours. Les trois officiers furent reçus par Cavard, chef du cabinet de Lépine, lui montrèrent le bordereau, les pièces de comparaison, et ajoutèrent que les preuves morales abondaient.

Mercier, quand il s’entretint avec Gobert, se borna à le mettre au courant de la situation ; « il ne parut pas avoir, à ce moment, une idée bien fixe, bien arrêtée », tout en attachant, comme de juste, une très grande importance à la mission qu’il lui confiait[58].

Le ministre envoya Gobert à Boisdeffre, qui lui tint à peu près les mêmes propos, mais parut « avoir une idée plus nettement accentuée » et une grande hâte d’aboutir[59]. Il était entouré, quand Gobert entra chez lui, d’un groupe de cinq ou six officiers qu’il fit retirer. Puis, Gonse étant survenu, l’expert le suivit dans le cabinet personnel du sous-chef d’État-Major qui lui remit le dossier préparé par Du Paty.

Les officiers, que Boisdeffre avait congédiés, entrèrent successivement chez Gonse, « comme dans un moulin[60] ». C’était Sandherr, auquel Gobert fut présenté, le colonel Fabre, le colonel Lefort, Henry[61]. « Cet aréopage » examinait les pièces, et c’était à qui ferait remarquer à l’expert les ressemblances entre les deux écritures. Ces officiers étaient « absolument d’avis »[62] que le bordereau était de l’officier soupçonné, « que la vérification dans ce sens devait être facile ». Depuis cinq jours qu’ils s’échauffaient les uns les autres, une fièvre les brûlait, évidemment sincères, à l’exception d’Henry, haletant, dans une férocité patriotique, après leur proie.

Il est remarquable que cette unanimité ardente n’ait point fait impression sur l’expert ; il en aurait pu déduire qu’il y avait d’autres preuves, décisives, de la trahison. Il se contenta de dire que le travail était aisé à faire et qu’il le ferait « le plus rapidement possible ».

Gobert, au premier coup d’œil qu’il jeta sur le bordereau, fut frappé du caractère de l’écriture, « régulière, homogène, très normale ; c’était l’indice d’un graphisme non étudié », Il s’étonna aussitôt qu’une communication de ce genre ait pu être faite dans ces conditions, évoqua le souvenir des faux papiers que le mulâtre Norton avait fabriqués, l’année précédente, contre plusieurs hommes politiques du parti républicain[63].

Gonse « le rassura », lui affirma qu’une semblable hypothèse ne pouvait être admise, vu les conditions où le document était arrivé au ministère de la Guerre. L’officier soupçonné appartenait à l’artillerie, mais Gonse ne le nomma pas.

L’expert, continuant son examen, constata l’un des caractères essentiels de l’écriture anonyme : l’illisibilité. Au contraire, l’écriture de l’officier incriminé était très lisible[64].

En conséquence, l’expert demanda « s’il n’y avait pas une enveloppe », l’adresse des lettres étant écrite toujours d’une main plus posée. Gonse éluda la demande[65]. Gobert proposa alors de faire faire la photographie du bordereau, « pour procéder d’une façon plus complète à la vérification ». Gonse répondit : « Faire faire la photographie au ministère de la Guerre, non ! Demain, tout Paris connaîtrait le bordereau[66] ».

Cette réponse de Gonse n’était pas qu’injurieuse pour les employés du ministère, tenus par le secret professionnel ; elle était encore absurde. En effet, il y avait alors plus de huit jours que le bordereau avait été photographié au ministère de la Guerre, puisque, dès le jeudi 4 octobre, le général Renouard en avait fait remettre des épreuves aux chefs des bureaux de l’État-Major et des différents services.

Gobert demanda à Gonse de faire faire la photographie qui lui était indispensable, à la préfecture de police, par Alphonse Bertillon, chef du service de l’identité judiciaire et l’un des fils de l’ingénieux inventeur de la méthode anthropométrique[67]. Cela fut accepté. C’est Gobert qui fit ainsi entrer Bertillon dans l’affaire.

Le soir même, le ministère de la Guerre réclamait, en effet, « le concours de Bertillon pour faire des reproductions et, notamment, des agrandissements[68] ».

Mercier avait également mandé Cochefert, commissaire aux délégations. Et, tout de suite, il lui nomma Dreyfus, lui donnant l’impression que la culpabilité du capitaine était avérée[69].

Il lui demanda quelques conseils « au point de vue de la procédure exceptionnelle qui pouvait être suivie, étant donné qu’il y avait des circonstances qui ne s’étaient jamais encore produites[70] ».

Ainsi, avant même qu’un seul expert eût présenté son rapport, Mercier préparait l’arrestation de Dreyfus. Il avait décidé qu’elle serait opérée à son retour des manœuvres de Limoges et avant son départ pour celles d’Amiens.

Cependant, sa conviction, de son propre aveu, n’était pas faite[71].

Il mit également Cochefert en rapport avec Du Paty, Sandherr et Henry. Et tous trois dirent au commissaire « qu’une longue enquête avait été faite par le service des renseignements », que les preuves étaient nombreuses, Sandherr parla d’un autre papier que le bordereau ; « le nom de Dreyfus y était prononcé par un agent étranger[72] ». Était-ce déjà la pièce Canaille de D… qui ne porte qu’une initiale ? Cochefert n’en demanda pas davantage. Pourquoi aurait-il douté de la parole de ces officiers ?

XVI

Ce même soir, comme Mercier avait déjà donné tous ses ordres, il fut appelé au téléphone par le ministre des Affaires étrangères qui le priait instamment de le recevoir. Hanotaux avait été « préoccupé toute la journée » du récit qui lui avait été fait, dans la matinée, au « petit conseil ». Il voulait tenter un nouvel effort auprès de son collègue[73].

Mercier répondit à Hanotaux « qu’il partait le lendemain pour les manœuvres, que cependant il le recevrait, après dîner ».

Devant le fait accompli, et plus tard, quand le crime judiciaire est devenu apparent, Hanotaux s’y est résigné. Mais, ce soir-là, il n’épargna aucun argument pour convaincre Mercier, sauf celui de jeter dans la balance son portefeuille de ministre.

Hanotaux, dans une conversation « qui dura plus d’une heure », exposa que l’idée, non seulement d’une poursuite, mais même d’une enquête, « ayant pour base le bordereau », devait être abandonnée, « Cette procédure devait nous entraîner vers les plus graves difficultés internationales. » Il s’inquiétait de la façon dont ce document avait été pris à une ambassade étrangère, « dans des papiers détournés à cette ambassade », lui avait dit Mercier.

Le ministre de la Guerre resta « inébranlable ». Il avoua que le général Saussier, gouverneur de Paris et généralissime, avait été consulté et qu’il était, lui aussi, contraire aux poursuites, « alléguant que tout était préférable au déshonneur jeté sur un officier français et aux soupçons qui en rejailliraient sur tous les officiers ». Mais Mercier ne croyait devoir se rendre ni aux prières du ministre des Affaires étrangères, ni aux conseils du généralissime.

L’officier soupçonné était-il vraiment le traître ? Mercier affirma « qu’il avait des présomptions assez fortes » — une ressemblance d’écriture qui n’avait été constatée encore par aucun expert ! — « pour supposer la trahison ou l’espionnage ». Il devait donc « obéir à la loi qui ordonne de poursuivre ces crimes ».

C’était sa première raison, et il donna encore celle-ci :

« Le fait est déjà connu par tous les officiers qui ont été mêlés au début de l’enquête, connu des experts qui ont eu à procéder à la vérification des écritures[74]. Il est vrai qu’on ne connaissait pas le nom de l’officier. Dans ces conditions, un scandale en sens inverse se produirait, et nous serions accusés d’avoir pactisé avec l’espionnage[75]. »

Il est visible que ce même argument avait, depuis plusieurs jours, décidé Mercier. Quelqu’un le lui avait-il fait valoir ? Des officiers qui avaient été mêlés au début de l’enquête, lequel lui inspirait la crainte d’une coupable indiscrétion ?

Mercier obéissait à cette peur de la presse. L’honneur d’un soldat dépendait de la terreur qu’inspiraient quelques journaux au ministre de la Guerre ! Et non seulement l’honneur d’un soldat, mais, bientôt, le repos, la paix, l’honneur d’un grand pays, qu’il allait précipiter, pour de longues années, dans un abîme de maux.

Conflit dramatique et combien gros d’enseignements !

Hanotaux insista encore, « mais il ne put rien obtenir ». Mercier lui apprit que « des ordres étaient donnés pour qu’un officier de police judiciaire procédât à la perquisition chez l’officier soupçonné ». Cependant il ne lui parla que de perquisitions, non de l’arrestation imminente, fixée déjà par lui pour le lendemain de son retour. Il rendormait ainsi, pour quelques heures, dans l’espoir que, si la perquisition était stérile, on pourrait s’arrêter au bord du gouffre.

Or, Mercier avait décidé que la perquisition ne serait faite qu’après l’arrestation.

XVII

Pendant les deux jours[76] que dure l’absence de Mercier et de Boisdeffre, la conduite de l’opération appartient à Gonse, assisté de Du Paty. Mais Mercier a laissé des ordres précis pour brusquer l’expertise du bordereau[77].

Gobert avait à peine commencé son expertise que Gonse, dès le matin, arrivait chez lui, tant il avait hâte d’en connaître le résultat. Les instructions du ministre étaient de presser le travail ; Gonse pressait. Et il revint quelques heures après, avec le colonel Lefort[78].

Au cours de cette seconde visite[79], l’expert demanda à Gonse le nom de l’officier soupçonné : « Les coutumes de la justice civile, lui dit-il, ne permettent pas une vérification, une enquête, sous le voile de l’anonymat. » Si ses conclusions étaient accusatrices, il ne les déposerait que mis en mesure de nommer, dans son rapport, l’homme qu’il allait frapper. Si, au contraire, ses conclusions étaient négatives, il pouvait se dispenser de connaître le nom[80]. Gonse refusa de nommer l’officier[81]. Il n’était pas rentré au ministère que Gobert rencontra, parmi les pièces du dossier, des indications telles qu’il lui suffit d’ouvrir un annuaire pour savoir que l’officier s’appelait Dreyfus. Il s’y trouvait, en effet, la feuille signalétique de l’accusé, écrite par lui-même. Gonse, la veille, avait dit à Gobert qu’il s’agissait d’un officier d’artillerie. Du Paty avait découpé dans la feuille les nom et prénom de Dreyfus, mais avait laissé sa date de naissance, 10 octobre 1859, ses dates de promotion aux grades de sous-lieutenant, de lieutenant et de capitaine. Un enfant, avec la date de la dernière promotion et l’indication de l’arme, aurait eu le nom. Dans l’Annuaire pour 1894, publié chez Berger-Levrault, on prend, à la page 547, la liste des officiers d’artillerie par ancienneté de grade. On descend jusqu’à la page 568 ; on y lit, en tête de la promotion du 12 septembre 1889 : « 182. Dreyfus (Alfred), br., 14e régiment, stagiaire à l’État-Major de l’armée (1er bureau). » Comme contrôle, on prend, dans les annuaires précédents, les listes de promotion pour les grades de lieutenant et de sous-lieutenant. Gonse s’irrita des scrupules de Gobert, de son manque de complaisance. La rencontre de cet honnête homme n’était pas prévue. Mais, comme l’arrestation de Dreyfus avait été décidée de la veille, Gonse s’occupa ce même jour, pour ne pas perdre de temps, à en régler, avec Du Paty, la mise en scène.

XVIII

Dreyfus ne venait plus aux bureaux de l’État-Major depuis le 1er octobre, c’est-à-dire depuis qu’il faisait, en vertu de la circulaire du 17 mai 1894, son stage dans un corps de troupe.

Cette question : « Comment mettre la main sur Dreyfus ? » agitait Du Paty.

Elle était fort simple ; car, si l’on avait la certitude de la trahison de Dreyfus, il n’y avait qu’à le faire appréhender par quelques agents à son domicile ; il faisait son stage à Paris.

Mais comme on n’avait ni certitude ni preuve d’aucune sorte, Du Paty inventa un scénario qui, le jour où il serait révélé au public, grand lecteur de romans-feuilletons, et aux juges militaires, produirait sur les esprits, en les amusant, une vive impression.

Calcul habile et qui, en effet, pendant longtemps, se vérifia.

Dreyfus serait invité à venir, le lundi 15 octobre, à l’État-Major, sous prétexte d’une inspection générale. Il lui serait prescrit de s’y rendre en vêtements civils. Alors, Du Paty trouverait quelque autre prétexte de lui dicter une lettre, où figureraient les principaux mots du bordereau. S’il se troublait, si sa main tremblait, ce serait une preuve de sa culpabilité. S’il ne tremblait pas, si son écriture restait ferme, on lui reprocherait d’avoir dissimulé. Des témoins complaisants, Henry, seraient apostés dans l’ombre. Une glace leur renverrait la physionomie de l’officier attiré au piège. Et même, qui sait ? la dictée, peut-être, révélerait l’identité d’écriture qu’on avait demandée en vain aux autres pièces de comparaison ; ce serait la preuve qu’on cherchait et qui fuyait toujours.

Cette scène grossière de bas mélodrame avait paru admirable à l’État-Major. Même l’ignoble prétexte de l’inspection générale n’arrêta point ces soldats hallucinés. Le plan, au surplus, était stupide. Car, si Dreyfus, d’aventure, avait été coupable, cette convocation insolite l’aurait mis sur ses gardes. Averti, il aurait eu le temps de prendre la fuite.

Du Paty se rendit donc à la Préfecture de police, chez Cochefert ; il lui confirma que la culpabilité de l’accusé était avérée et lui fit part du plan qu’il avait imaginé[82].

Ainsi, pendant que Gobert travaillait en conscience à son expertise, tremblant que l’honneur et la vie d’un homme pussent dépendre d’une erreur de sa part, l’État-Major disposait toute chose pour consommer la perte du malheureux.

XIX

Mercier assiste, le 13 octobre, aux manœuvres de Limoges ; il ne repart pour Paris, avec Boisdeffre, que dans la soirée. À Paris, dans la matinée, Gobert avait remis son rapport à Gonse[83].

Ce rapport était très court. Gobert y constatait que l’écriture du bordereau et l’écriture incriminée présentent « le même type graphique » ; mais « l’analyse des détails montre, avec des analogies assez sérieuses, des dissimilitudes nombreuses et importantes, dont il convient de tenir compte ». L’écriture du document est « naturelle, normale, d’une grande rapidité » ; dès lors, « impossibilité d’un déguisement ». Il concluait :« La lettre anonyme pourrait être d’une personne autre que celle soupçonnée[84]. »

Gonse n’objecta rien, mais confia à Gobert que l’arrestation de l’officier soupçonné était décidée, quand même, pour le surlendemain, au matin, dès le retour de Mercier et de Boisdeffre, qui se rendraient le même jour à d’autres manœuvres[85].

Espérait-il que l’expert, déconcerté par cette confidence, reviendrait du coup sur ses conclusions ? Gonse est l’homme qui dira : « Quand un ministre m’a dit quelque chose, je le crois toujours. » Un pauvre diable d’expert devait bien croire, sur parole, un sous-chef d’État-Major !

Gobert ne broncha pas. Déjà le préfet de police avait été invité à demander d’urgence un autre rapport à Bertillon[86]. Et Du Paty se mit en campagne. Le premier rapport étant négatif, il était indispensable que le second fût favorable à l’accusation.

On peut s’en étonner : pourquoi, si l’État-Major a déjà pris son parti, ces expertises dont on fait sonner si haut l’importance à ceux qui en sont chargés, à Bertillon comme à Gobert, qu’on presse si vivement, comme si le feu était à la maison ?

Pure comédie ? Non. L’État-Major souhaite ardemment que ses conjectures soient confirmées par l’expertise. De là, ses efforts auprès des experts. Mais il est résolu, si leurs conclusions ne lui donnent pas satisfaction, à les négliger.

Gonse, véritable directeur du service des renseignements, chef hiérarchique de Sandherr, était des plus ardents. Il a été malmené par Mercier, d’abord pour n’avoir point su, pendant de longs mois, découvrir l’auteur des fuites qui inquiétaient l’État-Major ; puis, après l’arrivée du bordereau, pour cette nouvelle preuve de son incapacité. Quelle sera sa posture s’il lui faut avouer à Mercier que le traître, si inopinément inventé, est un innocent ?

Les mêmes sentiments animent Sandherr. L’amour-propre de Fabre et de D’Aboville, qui ont les premiers accusé Dreyfus, n’est pas moins intéressé. Et Du Paty est plus impatient encore, qui s’est introduit dans le drame, y voit une aubaine et affirme l’identité des écritures.

De là, cette âpre fièvre de ces hommes en chasse, lancés sur la piste du gibier, qui s’étaient juré de ne point le laisser échapper.

Des expertises favorables à leur thèse ne leur paraissaient point indispensables ; pourtant, elles eussent soulagé la conscience de quelques-uns.

XX

Le dossier fut remis à Bertillon, « dans la matinée du 13 octobre[87] », à la Préfecture de police. Le soir même, il déposait son rapport, « son avis lui ayant été demandé pour la même journée[88] ». Il avait eu « dix heures » pour faire son travail, « jusqu’à six heures du soir[89] ».

Bertillon n’était pas expert, il n’était pas qualifié pour une vérification d’écriture. C’est comme chef du service anthropométrique, qui comprend la photographie judiciaire, qu’il avait été désigné par Gobert à Gonse. Cependant, il n’hésita pas à accepter une mission qu’il aurait eu le devoir de décliner.

Du Paty lui remit des pièces de comparaison[90] et une photographie du bordereau. Bertillon ne « réussit » à se procurer l’original que dans l’après-midi[91].

Pourquoi Gonse et Du Paty n’avaient-ils remis à Bertillon qu’une photographie ? Était-ce dans l’espoir qu’il conclurait plus facilement à l’identité des écritures, s’il n’avait point la pièce même sous les yeux ?

Bertillon réclama, honnêtement, l’original.

Quand Gobert vint, pour la première fois, dans le bureau de Gonse, on a vu les officiers entourer l’expert et l’exciter à leur faire, tout de suite, la réponse que leur fébrile impatience attendait de lui. Combien dut être plus pressant Du Paty, qui considère l’affaire comme son affaire, à qui Bertillon, s’il se prononce comme Gobert, et pour peu que Mercier ait quelque pudeur, arrachera sa proie, le juif pantelant, et les galons, la gloire de salon qui seront sa récompense !

S’il se rendit compte de la vanité de l’anthropométreur, il ne chercha pas à lui dicter son expertise ; mais, d’un mouvement tournant, il lui dit, comme Gonse à Gobert, que la culpabilité s’étayait sur d’autres preuves, que l’arrestation était décidée, irrévocablement. Cette dernière assertion, il la pouvait produire sans mensonge, puisque déjà avait été ordonnée la convocation de Dreyfus pour le 15, au matin, dans le cabinet de Boisdeffre, sous prétexte d’inspection générale, et que la lettre était écrite, prête à être portée. Un homme d’une probité vulgaire, chargé de convier Bertillon à une expertise de telle conséquence, l’un de ces bourgeois gras, sans conscience, qui se croient d’honnêtes gens, aurait laissé transpirer quelque chose de sa propre conviction et de ses propres espérances. Et l’homme qui a été envoyé à l’expert, c’est Du Paty !

Donc, tout de suite, dans le cerveau de Bertillon, entre, vague ou précise, cette première idée que l’auteur soupçonné du bordereau est déjà accablé par d’autres preuves. Il croit à la loyauté spéciale, rigoureuse entre toutes, des hommes qui portent l’uniforme, surtout des officiers, à plus forte raison des plus éminents d’entre eux. Qui n’y croyait alors ? Le ministre de la Guerre était-il capable de se risquer à la légère dans une aussi horrible aventure ? Non, évidemment. Des officiers dénonceraient-ils un camarade, sans être bien certains de leur fait ? Non, encore.

C’est sous cette impression qu’il se met à l’œuvre.

XXI

D’abord[92], dès le début de sa rapide étude, il a été frappé « par des coïncidences nombreuses, par des formes graphiques absolument anormales, et par conséquent, très caractérisées[93] ». Mais, aussi, « par la présence d’un certain nombre de divergences graphiques, de formes exceptionnelles[94] ». Et il en est tellement frappé, — notamment du double s dont l’ordre était inverse sur le bordereau et dans l’écriture authentique de Dreyfus, — qu’il s’en expliqua tout de suite avec Du Paty. Il le pria, en effet, « de faire rechercher au ministère s’il n’existait pas un scripteur présentant ces formes exceptionnelles ». Du Paty lui dit qu’il avait déjà entretenu Boisdeffre de cette particularité qui l’avait frappé ; Boisdeffre lui avait répondu « qu’on n’avait découvert, au ministère, aucun officier employant l’s long en second ; un stagiaire avait eu cette habitude ; mais il avait quitté depuis deux ans[95] ».

Quand cette recherche a-t-elle été faite ? Toutefois Bertillon ne se rassure pas ; il se demande comment « le scripteur, personne incontestablement intelligente, a pu écrire une lettre aussi criminelle, sans presque déguiser son écriture[96] ».

Observation exacte que celle de cette écriture non déguisée, libre, naturelle, spontanée, et c’est bien ainsi, d’un seul jet, selon son habitude, qu’Esterhazy fit le bordereau. Observation, au surplus, qui, à elle seule, aurait dû empêcher Bertillon de tomber dans l’erreur subséquente qui deviendra sa folie.

Mais, aussitôt, il fait une autre remarque. Hanté, de son propre aveu, par le souvenir d’un procès célèbre, du faux testament de M. de la Boussinière, qui était un décalque de l’autographiste Charpentier, il croit remarquer, sur quelque épreuve grandie, que « l’écriture portait, de-ci de-là, quelques retouches ou quelques tremblements qui, d’ordinaire, caractérisent le calquage[97] ». Le papier si léger, presque transparent, sur lequel est écrit le bordereau, semble un argument à l’appui. Tout autre motif qu’aurait eu le traître d’employer ce papier-pelure lui échappe.

Aucun autre que lui n’a jamais vu ces retouches ou tremblements, que lui-même, d’ailleurs, il éliminera de ses futures théories. Toutefois, à cette heure précise, cette illusion va le retenir, pendant quelques instants encore, sur le bord d’une affreuse erreur.

En effet, s’il est porté, dès lors, à croire que le bordereau est une pièce fabriquée, cette conclusion est favorable à Dreyfus, puisqu’il n’a pas encore imaginé l’absurde système de l’autocalquage, du scripteur reproduisant sa propre écriture, par des procédés artificiels, à l’aide d’un mot-type, selon un système « kutschique », et sans qu’on puisse découvrir une seule raison à un aussi compliqué, savant et inutile artifice.

Cette hypothèse d’un document forgé, il la fonde sur des considérations ou puériles ou inexactes. Il s’exagérait, en effet, à lui-même la similitude des deux écritures, — parce que Du Paty lui avait affirmé la culpabilité de Dreyfus. — Et il découvrait des retouches où il n’y en avait pas, — parce que le procès de la Boussinière l’obsédait.

Mais comme l’idée ne lui était pas encore venue qu’un homme, intéressé à déguiser son écriture, trouverait habile de la reproduire scientifiquement, ce soupçon qu’il avait de la fabrication artificielle du bordereau venait à la décharge de Dreyfus. Il ne l’accusait pas d’avoir décalqué sa propre écriture ; un autre, quelque scélérat inconnu, la lui aurait volée.

Comme un avis au juge qu’il prémunit contre l’erreur, il inscrit la supposition d’une forgerie en tête de son rapport : « Si l’on écarte l’hypothèse d’un document forgé avec le plus grand soin, il appert manifestement pour nous que c’est la même personne qui a écrit toutes les pièces communiquées et le document incriminé[98]. »

Ainsi, le 13 octobre, Bertillon après Gobert, le photographe après l’expert, a refusé une attestation sans réserve ; ils ont résisté aux sollicitations insidieuses de l’État-Major, Gobert à celles de Gonse. Bertillon à celles de Du Paty.

L’expert de la Banque de France avait conclu « que la lettre anonyme pourrait être d’une autre personne que celle soupçonnée » ; le chef du service anthropométrique avait évoqué l’hypothèse d’un document frauduleux. Si le rapport de Bertillon se rapprochait plus des désirs de l’État-Major que celui de Gobert, ce n’était pas l’écrasante affirmation qu’on attendait[99].

XXII

Cependant Gonse, ayant les ordres de Mercier, décide de passer outre. On en sera quitte, plus tard, pour affirmer que le rapport de Gobert était suspect, que celui de Bertillon concluait, sans réserve, à l’identité des écritures.

La veille, pendant que Gobert travaillait à son expertise, Du Paty communiquait son plan à Cochefert. Aujourd’hui, pendant que Bertillon étudie le bordereau, ce plan reçoit un commencement d’exécution.

La lettre, qui convoquait Dreyfus sous prétexte d’inspection générale, lui fut portée dans le début de l’après-midi. Elle portait la date du jour (13 octobre) et était signée de Gonse[100]. Dreyfus était absent. Le planton laissa la lettre et le reçu, puis revint vers le soir. Dreyfus était rentré et signa le reçu.

À cette même heure, Bertillon déposait son rapport.

Aussitôt, Du Paty retourne chez Cochefert, lui déclare que Bertillon, dans son rapport, « affirme qu’il y a bien identité entre les deux écritures, celle de Dreyfus et celle du bordereau[101] ». Et Cochefert comprend que « l’arrestation est absolument décidée[102] ».

XXIII

Mercier rentra à Paris dans la nuit du 13 au 14. Il se fit rendre compte des derniers incidents, vit que tout était bien et convoqua, pour le soir, à 6 heures, une dernière réunion « où seraient décidés les détails de l’arrestation[103] ».

La réunion comprenait, avec le ministre, le général de Boisdeffre, le général Gonse, le colonel Sandherr, Du Paty et Cochefert.

Mercier ratifia d’abord le plan de Du Paty, « l’épreuve de la dictée ». Il décida ensuite que Dreyfus serait appréhendé de toutes manières, qu’il se troublât ou non. Il donna à Du Paty « l’ordre ferme de l’arrêter, indépendamment de l’épreuve[104] ».

La scène aura lieu dans le propre cabinet du général de Boisdeffre ; Cochefert y assistera avec son secrétaire[105] ; Gribelin, en civil, servira de greffier à Du Paty.

Cochefert dicta la réquisition ministérielle qui l’investissait lui-même[106]. Mercier signa l’ordonnance qui désignait Du Paty « pour procéder, en qualité d’officier de police judiciaire, à l’instruction à suivre contre le capitaine Dreyfus, inculpé de haute trahison[107] ».

L’ordonnance visait les articles 76 et suivants du Code pénal qui sont relatifs à la trahison. Le fait poursuivi était qualifié à tort de « haute trahison », crime spécial qui ne peut être commis que par le Président de la République[108].

Les instructions de Mercier furent très précises. Du Paty procédera, sitôt la dictée terminée, à un interrogatoire sommaire de Dreyfus. Après l’interrogatoire, il le remettra aux mains du commandant Henry pour être incarcéré au Cherche-Midi. Il se rendra aussitôt au domicile de l’accusé pour y perquisitionner avec Cochefert. Défense de révéler à Mme Dreyfus le local où son mari sera retenu. Il invitera formellement Mme Dreyfus « à ne pas ébruiter l’arrestation de son mari[109] ».

Mercier signa lui-même l’ordre d’écrou qui fut remis à Henry[110] et l’ordre de perquisition ainsi motivé : « Attendu qu’il résulte des documents parvenus que Dreyfus (Alfred) se serait rendu coupable de haute trahison et que des faits d’espionnage seraient établis à sa charge[111]… » Ce pluriel était un mensonge.

On envisagea l’hypothèse où Dreyfus, pris au piège, ferait, sans tarder, « des aveux complets ». On escomptait ces aveux. Il fut convenu qu’un revolver d’ordonnance, chargé d’une balle, serait placé, dans le cabinet de Boisdeffre, à proximité de Dreyfus, « afin qu’il pût se faire justice lui-même[112] ».

Cela parut à Cochefert « conforme aux traditions d’honneur de l’armée ».

Mais on considéra aussi l’hypothèse où Dreyfus protesterait de son innocence. Mercier avait précisément consulté Saussier, ainsi qu’il l’avait avoué, il y a quatre jours, à Hanotaux[113]. Le généralissime s’était opposé aux poursuites. Comme gouverneur de Paris, il y était le chef de la justice militaire, et les prisons militaires dépendaient de lui. Mercier défendit d’avertir Saussier. Il avait pris l’engagement formel, quatre jours auparavant, au petit conseil, « de ne pas poursuivre, s’il ne trouvait pas d’autres preuves que le bordereau »[114]. Il n’avait pas d’autres présomptions et, quand même, ordonnait l’arrestation. Le Président de la République, les ministres, le généralissime seraient tous mis en présence du fait accompli.

Contre Saussier, Mercier prit encore une autre précaution. Il fit porter, à l’issue de la réunion, un pli officiel au commandant Forzinetti, directeur de la prison du Cherche-Midi, « l’informant que, le lendemain 15, un officier supérieur, attaché à l’État-Major général de l’armée, se présenterait pour lui faire une communication confidentielle[115] ». C’était l’annonce de la visite du lieutenant-colonel D’Aboville, chargé de préparer l’incarcération de Dreyfus dans le plus profond secret. D’Aboville reçut des instructions détaillées et l’ordre « d’enjoindre à Forzinetti de ne pas rendre compte au gouverneur de l’arrestation de Dreyfus »[116]. Violation formelle de la règle ; Mercier, lui-même, signa l’ordre.

Jamais acte de justice n’a été préparé de la sorte. C’est un crime qu’on machine ainsi. Et les procédés employés crient que la conscience de ces hommes est inquiète.

Dans les récits qu’ils en feront plus tard, après avoir prêté serment de dire toute la vérité. Mercier, si prolixe, Gonse, qui ne l’est pas moins, Boisdeffre, qui pèse ses mots, glissent sur ces préparatifs, ou les passent sous silence, ou les cachent sous des inexactitudes voulues. Ils ont tout osé ; mais ils n’osent plus avouer leur coup d’audace.

À cet endroit de leur récit, ils accumulent, pour faire croire qu’ils les avaient déjà réunies alors, toutes les prétendues preuves qu’ils ont rassemblées par la suite, qui ne sont pas les mêmes en 1898 qu’en 1894, en 1899 qu’en 1898, qui se contredisent, dont aucune ne s’applique à Dreyfus et dont plusieurs sont des faux[117].

Grossier artifice, mais qui n’en a fait que plus de dupes !

Mercier allègue « que le bordereau révélait un service de trahison organisé » — ce qui est exact, — « et que, dès lors, il fallait agir vite[118] ». Il prétend, contre toute vraisemblance, qu’il eût été impossible d’organiser une étroite surveillance, de gagner le temps nécessaire pour réunir, si Dreyfus était le traître, des preuves plus complètes[119].

Soit, la surveillance était difficile, et il fallait agir vite. Mais pourquoi agir à l’insu du chef de l’État, des autres ministres, du généralissime ? Pourquoi ce mystère, si ce n’est pour l’accomplissement d’un acte qu’on sait mauvais, que d’autres, plus prudents ou plus équitables, empêcheraient, qu’on veut perpétrer quand même ?

Et le même soir, le colonel Boucher, qui le racontera le lendemain à Picquart, avait, rentrant chez lui, croisé Dreyfus, son voisin ; il avait échangé un salut avec lui ; et il avait ressenti un trouble étrange de cette rencontre avec l’infortuné qui ne se doutait de rien, qui était déjà frappé au cœur.

    Cordier (II, 497), le général Mercier n’aurait été avisé que le surlendemain 8 octobre. Cordier rapporte que, rentré de permission le dimanche 7, il apprit le 8, de Sandherr, l’affaire du bordereau. Sandherr lui dit : « On vient de trouver le nom du coupable » ; et il le nomma : « mais le ministre ne le sait pas encore ; le général de Boisdeffre le lui dira dans l’après-midi. » Ni Mercier, ni Boisdeffre ne précisent ; ils restent dans le vague.

  1. Rennes, I, 570, Fabre.
  2. Cass., I, 763 ; Rennes, III, 360, Tomps.
  3. Rennes, I, 570, Fabre.
  4. Cass., I, 181, Cavaignac ; Cass., I, 126, et Rennes, I, 375, Picquart.
  5. Rennes, I, 373, Picquart : « Si on avait réfléchi, si le sentiment de la responsabilité n’avait pas été si poignant, on aurait pu se dire qu’en dehors du ministère,… » etc. Et Picquart ajoute : « Mais nous, et j’en suis, nous ne pensions pas à cela à ce moment. »
  6. Rennes, III, 57, Deloye.
  7. « Si le lieutenant-colonel d’Aboville était rentré de permission quelques jours plus tard, il est probable que son chef de bureau aurait rendu compte, comme ses trois camarades, de l’inanité de ses recherches, et que le bordereau aurait été classé dans les cartons du service des renseignements avec les innombrables documents recueillis par ce service. » (Cass., Zurlinden, I, 41.)
  8. Rennes, I., 87, Mercier : « Ce ne fut que presque à bout de recherches que le colonel Fabre… » Dans le compte rendu revisé par Mercier (Paris, chez Noizette), il insiste encore plus « Ce ne fut que tout à fait presque à bout… » (page 25.)
  9. Sa nomination avait paru au Journal officiel du 4.
  10. Rennes, I, 571, Fabre ; I, 575, D’Aboville.
  11. Rennes, I, 575, D’Aboville. — Je suis, pas à pas et mot à mot, le propre récit de D’Aboville, identique à celui de Fabre, mais plus détaillé. Mêmes dépositions, plus sommaires, à l’instruction de 1894 (Cass., II, 38 et 39).
  12. Le frein hydro-pneumatique du 120, étudié en 1888 (Cass., I, 474, Sebert), avait été adopté en 1890 et ne subit aucun changement de 1890 à 1894. Des journaux rendirent compte des essais qui en furent faits. (Matin du 8 septembre 1891, reproduit par l’Allgemeine Militærzeitung de Darmstadt du 19 septembre ; etc.). Les cours de l’École d’application (1892-1893), où le frein est décrit (p. 77 et 122), sont à la disposition des officiers. (Cass., I, 530 et suiv., Hartmann.) Les tables de construction en furent envoyées, le 8 juin 1894, à la section technique d’artillerie (Cass., II, 323, Deloye). Le Figaro du 24 mai 1899 a publié le texte d’une brochure officielle, Batterie de campagne du 120 court, qui fut distribuée en février 1894 aux officiers du 26e d’artillerie, par les soins du colonel. Cette plaquette comprend deux dessins détaillés du frein. — Pour le canon même, des centaines d’officiers, même de réserve, le virent tirer et surent comment la pièce s’était « comportée », notamment, en mai 1894, à Châlons (Cass., I, 613, Bruyerre).
  13. Cass., I, 541 et 543, Hartmann. — En juin 1894, le capitaine Jeannot publie dans le Mémorial de l’artillerie de la marine une étude « géographique et militaire » sur Madagascar. Le 15 août 1894, la France militaire énumère une série d’articles sur le même sujet.
  14. Alfred Dreyfus, né à Mulhouse, le 19 octobre 1859, « d’une vieille famille alsacienne ». (Revision du procès de Rennes, rapport Baudouin, 68).
     Son père, né à Rissheim (Haut-Rhin), « mourut dans la même localité le 12 mai 1891 ». Il avait opté en 1871 pour la nationalité française.
     Alfred Dreyfus fut reçu en 1882 à l’École polytechnique ; il en sortit dans l’artillerie. Il avait épousé, en avril 1890, la fille d’un négociant en diamants, Lucie Hadamard.
  15. Rennes, II, 59.
  16. Cass., II, 41 (Instruction D’Ormescheville) et Rennes, I, 573, Fabre ; I, 317, Roget.
  17. Cass., I, 95, Roget.
  18. Cass., II, 43, Bertin-Mourot.
  19. Rennes, I, 580, D’Aboville. — De même à l’instruction D’Ormescheville. (Cass., II, 40.)
  20. Rennes, I, 580, D’Aboville. — Voltaire (Lettre de Donat Calas) rappelle ces paroles de D’Aguesseau : « Qui croirait qu’une première impression peut décider quelquefois de la vie ou de la mort ? Le juge se prévient, l’inspiration s’allume, et son zèle même le séduit. Moins juge qu’accusateur, il ne voit plus que ce qui sert à condamner, et il sacrifie aux raisonnements de l’honneur celui qu’il aurait sauvé, s’il n’avait admis que les preuves de la loi. » (Ed. de 1785, xxxvi, p. 116.)
  21. Rennes, I, 571, Fabre.
  22. Rennes, I, 577, D’Aboville.
  23. Ibid., 578.
  24. Rennes, III, 767, Labori, Notes de plaidoirie.
  25. Rennes, I, 578, D’Aboville. — « Je montai immédiatement, dépose Fabre (I, 571), rendre compte au général Gonse. »
  26. Rennes, I, 572, Fabre.
  27. Rennes, I, 578, D’Aboville.
  28. Rennes, I, 572, Fabre.
  29. C’est la version du colonel Fabre (I, 572). — Selon le colonel
  30. Rennes, I, 87, Mercier.
  31. Éclair au 14 septembre 1896.
  32. Cass., I, 122, Picquart,
  33. Rennes, III, 505, Du Paty, commission rogatoire.
  34. Rennes, III, 505, Du Paty.
  35. Cass., I, 126 ; Rennes, I, 376, Picquart.
  36. Rennes, I, 376, Picquart.
  37. Rennes, I, 375, Picquart : « Je dois dire — c’est bien humain — que c’est avec un sentiment de satisfaction, de soulagement plutôt, que nous avons appris… », etc.
  38. 27 juin – 4 juillet 1894.
  39. Cass., I, 85, Roget.
  40. Ibid. : « Nous suivions par derrière d’ailleurs… »
  41. Rennes, I, 373, Picquart.
  42. Procès Zola, II, 111, Gonse et Pellieux.
  43. 7 octobre 1894.
  44. Selon Du Paty (Rennes, III, 506), « cette note, qui établissait sa bonne foi, a disparu des archives de la section de statistique ». Mais, dit-il, « elle a été vue par MM. les généraux de Boisdeffre et Gonse, et par M. Gribelin qui peuvent en témoigner ». Pourquoi, comment cette note a-t-elle disparu des archives ? Pourquoi le fait même de cette expertise de Du Paty a-t-il été dissimulé par les grands chefs ?
  45. 8 octobre.
  46. Cass., I, 295, Cordier.
  47. Rennes, II, 498, Cordier
  48. Ce premier incident est relaté par Hanotaux dans la note qu’il rédigea, le 7 décembre 1894, sur l’affaire Dreyfus, qu’il confia à M. Nisard pour « la mettre dans l’armoire de la direction diplomatique » et dont il a donné lecture à Rennes, le 14 août 1899. Le récit d’Hanotaux, contemporain des événements, est, par cela même, préférable aux versions ultérieures des intéressés. À la fin de sa note, Hanotaux mentionne « qu’il raconta les faits, au fur et à mesure, à Nisard, directeur des Affaires politiques ». — Gobert confirme (Rennes, II, 294) qu’il a été désigné à Mercier par le garde des Sceaux ; la carte du ministre était jointe à l’avis qui l’invitait, le surlendemain, à se rendre immédiatement au ministère de la guerre. Guérin, dans ses deux dépositions, devant la Cour de cassation et à Rennes, passe l’incident sous silence ; il confessa, d’ailleurs, lui-même, l’incertitude de ses souvenirs. De même Dupuy, dans sa déposition du 26 décembre 1898 (Cass., I, 657). Mercier fixe la désignation de Gobert par Guérin au « petit conseil » du 11 octobre (Rennes, I, 88).
  49. Casimir-Perier affirme « l’exactitude absolue de sa mémoire », notamment sur la déclaration de Mercier que les documents communiqués étaient sans grande importance, déclaration faite « spontanément ou sur interrogation ». (Cass., I, 328 ; Rennes, I, 61.) Mercier nie « avoir dit cela au Président de la République ». (Rennes, I, 61, 150.) Il prétend qu’il lui porta le bordereau et les pièces de comparaison, que le Président fut « frappé extrêmement de leur similitude », et qu’il approuva sa procédure (I, 87). Casimir-Perier prenait des notes au jour le jour ; sa déposition en est la reproduction parlée.
  50. Rennes, I, 88, Mercier. — Voir Appendice II.
  51. Ibid.
  52. Rennes, I, 219, Hanotaux (Note du 7 décembre 1894).
  53. Rennes, I, 231, Guérin. — « Mercier, écrit Hanotaux, précisa l’objet de son enquête. »
  54. Rennes, I, 219, Hanotaux.
  55. Ibid.
  56. Rennes, I, 222, Hanotaux : « J’ai été seul, au conseil, de l’avis de ne pas procéder, je ne dis pas seulement aux poursuites, mais à une enquête, car c’était là l’objet de ma préoccupation. »
  57. Rennes, I, 219, Hanotaux. — Voir Appendice II.
  58. Mercier dépose qu’il montra à Gobert le bordereau et les pièces de comparaison ; l’expert aurait dit aussitôt « que le doute n’était pas possible ». (Rennes, I, 88.) D’après Gobert (Cass., I, 269 ; Rennes, I, 299), le bordereau ne lui fut pas montré par Mercier, mais par Gonse. Comment ne pas observer que jamais expert, s’il a quelque conscience, ne prononce ainsi à première vue ? Le récit de Gobert paraît vraisemblable, exact ; il n’est nullement hostile à Mercier. L’hésitation qu’il lui attribue, si elle n’était pas feinte, serait honorable.
  59. Rennes, II, 300, Gobert.
  60. Ibid, 316.
  61. Gobert a cru se souvenir que D’Aboville en était (Rennes II, 316), mais D’Aboville le nie.
  62. Cass., I, 270 ; Rennes, II, 316, Gobert.
  63. Cass., I, 269, Gobert.
  64. Rennes, II, 300, Gobert.
  65. Rennes, II, 301, Gobert. — L’expert suppose que Gonse le soupçonna de vouloir connaître le nom du destinataire.
  66. Ibid.
  67. Rennes, III, 178, Sébert.
  68. Rennes, II, 302, Gobert.
  69. Rennes, I, 582, Cochefert.
  70. Rennes., I, 582, Cochefert.
  71. Rennes., II, 202 : « Le Président : Les charges que vous possédiez à ce moment étaient-elles de nature à entraîner votre conviction ? — Mercier : Non, puisqu’il n’y avait pas eu d’enquête faite ; il n’y avait que des présomptions jusqu’alors. »
  72. Rennes, I, 585, Cochefert.
  73. Cass., I, 642, et Rennes, I, 220, Hanotaux.
  74. Gobert connaissait le bordereau depuis une heure, et n’avait pas encore commencé son expertise.
  75. Rennes, I, 220, Hanotaux (Note du 7 décembre 1894).
  76. 12 et 13 octobre.
  77. Chose curieuse : Mercier, dans toutes ses dépositions, s’est tu sur son absence, raconte les incidents comme s’il était resté à Paris, surveillant l’expertise, se faisant rendre compte et intervenant de minute en minute. Comment expliquer ce mensonge de Mercier ? Sans doute, plutôt que d’avouer qu’il a outrepassé le mandat de ses collègues et, une heure après avoir promis de s’y conformer, violé sa parole, il préfère s’attribuer une intervention directe et personnelle dans des faits qu’il travestit à plaisir. Tout son récit n’est, d’ailleurs, qu’un long roman (Rennes, I, 88, 89). Il s’y efforce de faire croire que cette enquête bousculée, qui a duré trente-six heures, s’est poursuivie pendant plusieurs jours, assez longtemps pour que les juifs fussent avertis et achetassent, à prix d’or, la conscience de Gobert ; sur quoi, le ministre, patriote toujours en éveil, a bien été contraint de disqualifier Gobert et de faire expertiser le bordereau par Bertillon, qui n’était même pas expert.
  78. Sur la matérialité des faits, notamment sur ces deux visites dans la journée du 12, Gonse (Rennes, II, 315) est d’accord entièrement avec Gobert (Cass., I, 270 ; Rennes, II, 303). Donc, d’après Gonse comme d’après Gobert, Mercier altère la vérité quand il dépose (Rennes, I, 89) que l’expert, « deux jours après avoir reçu le bordereau et les pièces de comparaison, vint au ministère et demanda à savoir le nom de l’officier soupçonné » ; puis, que, « quelques jours après, on alla chez lui et qu’il prévint qu’il croyait savoir qui c’était, mais que son travail n’était pas encore fini ». — Mercier, puisqu’il était alors absent de Paris, a encore dénaturé les faits quand il a dit à la Cour de cassation : « Quand je fais réclamer son rapport à Gobert, il questionne, demande quel est l’auteur du bordereau. »

    De même Boisdeffre, qui avait accompagné Mercier à Limoges : « Le ministre craignit qu’avec ces indiscrétions et ces lenteurs (de Gobert) il fût possible au prévenu de faire disparaître toutes les preuves. Il s’adressa à M. Bertillon. » (Cass., I, 260.) « Le ministre s’étonne de l’attitude de Gobert et s’en émeut à bon droit. Il craint les conséquences de ce retard et les indiscrétions qui peuvent se produire. Il s’est décidé à demander un nouvel expert. » (Rennes, I, 519.)

    Ces longs retards que Mercier et Boisdeffre indiquent par ces mots, « deux jours après », « quelques jours après », — ce qui fait, au moins, une semaine, — tout cela se place, en réalité, entre le soir du 11 octobre et la matinée du 13, à 9 heures.

    Mercier (ou Henry) avait déjà donné, en 1894, cette chronologie mensongère à Bexon d’Ormescheville, qui l’allongea encore dans son acte d’accusation contre Dreyfus.

  79. Rennes, II, 316, Gobert. — Gonse (II, 315) prétend que l’incident se produisit au cours de sa première visite et qu’il serait revenu, dans l’après-midi, avec Lefort, pour avoir un témoin.
  80. Cass., I, 270 ; Rennes, I, 303, Gobert.
  81. Gonse prétend (Rennes, II, 315) avoir été, dès lors, impressionné fâcheusement et que Gobert voulut savoir, ce qui est nié par l’expert (Ibid.), où le bordereau avait été pris. — On verra plus loin le parti que Mercier, Du Paty, D’Ormescheville ont tiré de l’incident et les accusations dont Gobert fut l’objet de leur part, jusqu’au procès de Rennes. Si Gobert avait conclu à la culpabilité, l’incident n’eût jamais été relevé.
  82. Cette visite de Du Paty à Cochefert, racontée par celui-ci au procès de Rennes (I, 583), ne peut se placer qu’à cette date du vendredi 12 octobre. En effet, le jeudi 11, Cochefert avait eu sa première entrevue avec Mercier qui l’avait mis en rapport avec Du Paty. Le samedi 13, la lettre de convocation sera adressée à Dreyfus et Du Paty réglera avec Cochefert, qui vint à cet effet au ministère, les derniers détails de l’opération.
  83. Cass., I, 278 ; Rennes, II, 305, Gobert.
  84. Cass., II, 289. Le rapport est adressé au ministre.
  85. Rennes, II, 305. — Le fait est nié par Gonse (II, 316).
  86. Cass., I, 482 ; Rennes, II, 321, Bertillon : « Je fus mandé au cabinet du préfet de police, vers 9 heures du matin. » Mercier était à Limoges ; il dépose cependant : « C’était donc une opinion neutre (celle de Gobert), dont il n’y avait pas à tenir compte. J’ai demandé un autre expert au ministre de l’Intérieur ; il me désigna Bertillon. » (Rennes, I, 89.) Ainsi, Mercier a connu le rapport de Gobert avant qu’il fût déposé, s’est décidé, en conséquence, à demander un autre expert au ministre de l’Intérieur et a chargé Bertillon de ce second rapport, dès 9 heures du matin, pendant que Gobert conférait encore avec Gonse ; et, tout cela, du champ de manœuvres de Limoges !
  87. Rennes, II, 321, Bertillon.
  88. Ibid., 322.
  89. Mercier avoue « cette rapide expertise » de Bertillon ; mais il n’en est convenu qu’à Rennes (I, 89). Il avait cherché, en 1894. à la dissimuler aux juges de Dreyfus (Voir plus loin, p. 313).
  90. Cass., I, 490. — Bertillon, à Rennes, ne parlera plus de Du Paty.
  91. Rennes, II, 322, Bertillon.
  92. Bertillon a raconté lui-même son expertise, à la Cour de cassation et à Rennes. Je suis son récit.
  93. Rennes, II, 322, Bertillon.
  94. Cass., I, 489, 490, Bertillon.
  95. Cass., I, 489 ; Rennes, II, 336, Bertillon.
  96. Rennes, II, 322, Bertillon.
  97. Rennes, II, 322, Bertillon.
  98. Rennes, II, 822. — C’est l’évidence, rien qu’à la lecture, que l’hypothèse de la forgerie arrive ici comme un élément à la décharge de Dreyfus. Bertillon, sans doute, affirmera à Rennes, en réponse à une question de Labori, « qu’il ne s’est jamais occupé de savoir si son opinion était favorable ou non à l’accusé ». (II, 378.) Mais, dans l’audience précédente (II, 324), alors qu’il n’entrevoyait pas, dans son cerveau obscurci, les conséquences de son aveu, il avait fait cette déclaration ; « La question que je me posai, lorsque je fus informé, le surlendemain lundi, de l’arrestation de l’auteur présumé du bordereau, et lorsqu’on me fit connaître, sous le sceau du secret, ses nom et qualités, fut celle-ci : « N’était-il pas possible qu’à l’exemple du faux testament de la Boussinière, le bordereau eût été créé de pièces et de morceaux par un criminel inconnu, qui aurait eu pour but de perdre un ennemi personnel ? »
  99. Le rapport de Bertillon n’en sera pas moins allégué par Mercier et par Boisdeffre comme ayant été la cause déterminante de l’arrestation précipitée de Dreyfus. — Mercier : « M. Bertillon déclara qu’il y avait identité entre le bordereau et les pièces de comparaison ; il fallait agir et je donnai l’ordre d’arrestation le 14 octobre. » (Cass., I, 4.) « La conclusion de M. Bertillon fut que les écritures étaient identiques ; je me décidai alors à procéder à l’arrestation de Dreyfus. » (Rennes, I, 89.) — Boisdeffre : « Devant les affirmations catégoriques de M. Bertillon, le général Mercier estima qu’on devait mettre en arrestation préventive le capitaine Dreyfus. » (Cass., I, 260.) « Devant les affirmations catégoriques de M. Bertillon… » (Rennes, I, 519.)

    Ces paroles ont été prononcées sous la foi du serment ; elles n’étonneront que ceux qui ignorent la morale des Jésuites. « Le serment, dit Marotte, n’oblige pas quand on ne peut l’accomplir sans encourir un grave dommage. » « Capien, homme saint et docte, dit le Père Lacroix, pense que le mensonge officieux est quelquefois permis. » — Le général de Boisdeffre avait pour confesseur le Père Du Lac.

  100. La convocation est autographiée ; elle est ainsi conçue : « Paris, le 13 octobre 1894. Convocation. Le général de division, chef d’État-Major général de l’armée, passera l’inspection de MM. les Officiers stagiaires dans la journée du lundi 15 octobre courant. M. le capitaine Dreyfus, actuellement au 39e régiment d’infanterie à Paris, est invité à se présenter à cette date et à 9 heures du matin au cabinet de M. le chef d’État-Major général de l’armée, tenue bourgeoise. » Les mots en italique sont écrits à la main sur l’ordre de convocation. Il n’y eut aucune inspection à la date du 15 octobre.
  101. Cochefert place cette déclaration, qui ne lui laissait aucun doute, « vendredi ou samedi », le jour où Bertillon remit son rapport. (Rennes, I, 583.) Nous savons que c’est le samedi 13.
  102. Rennes, I, 583, Cochefert.
  103. Rennes, III, 506, Du Paty. — Voir Appendice III.
  104. Ibid.
  105. Rennes, I, 583 ; III, 520, Cochefert.
  106. Rennes, I, 583, Cochefert.
  107. Cass., III, 4, rapport Ballot-Beaupré. (Ordonnance datée du 14 octobre, signée : Mercier ; cote 1 du dossier)
  108. Art. 6 de la Constitution.
  109. Rennes, III, 506, Du Paty.
  110. Cass., I, 317 ; Rennes, III, 104, Forzinetti ; Rapport de Du Paty (31 octobre) à Mercier.
  111. Revision, audience du 27 octobre 1898, Rapport Bard, 23.
  112. Rennes, III, 520, Cochefert.
  113. Rennes, I, 220, Hanotaux.
  114. Ibid., 219.
  115. Cass., I, 317 ; Rennes, III, 103, Forzinetti.
  116. Ibid.
  117. Bien plus : Mercier, à Rennes, avoue que sa conviction n’était pas faite : « Puisqu’il n’y avait pas encore eu d’enquête, il n’y avait encore que des présomptions. » (II, 200.)
  118. Cass., I, 5 ; de même à Rennes, II, 200.
  119. Rennes, II, 200, Mercier.