Histoire de dix ans/Tome 2/Chapitre 5

(Vol 2p. 145-178).


CHAPITRE V.


Politique extérieure de la France ; son principe. — Nouveau Congrès de Vienne. — M. Gendebien à Paris. — Interpellations de M. Manguin aux ministres ; discours de M. Bignon ; émotion qu’il produit. — Congrès belge ; sa physionomie ; indépendance de la Belgique proclamée. — Protocole du 20 novembre ; protestation de M. Falk ; protestation du roi Guillaume. — Question du Luxembourg ; rôle de M. de Talleyrand à Londres. — M. Laffitte éprouve de l’éloignement pour le roi ; à quelle occasion ; lettre singulière. — communication ministérielle aux chambres ; détails caractéristiques. — Le principe de non-intervention proclamé solennellement par le président du conseil ; sensation en Europe. — Conjuration en Pologne ; Wysocki, Zaliwski, et leurs compagnons ; son portrait ; sa sécurité. — Nuit du 29 novembre à Varsovie. — Chlopicki au pouvoir ; sa profonde incapacité. — Fuite de Constantin. — Enthousiasme des Polonais ; les clubs. — Frayeurs de Chlopicki ; sa violence dans la faiblesse ; il s’empare de la dictature. — Royauté future de Czartoryski. — Les doctrinaires de Varsovie. — Lubecki part pour Saint-Pétersbourg. — Ce que la France pouvait pour la Pologne, et ses sympathies. — Entrevue étrange entre M. Biernacki et le consul de France à Varsovie, M. Durand. — La Pologne abandonnée.


Le 2 novembre, jour fixé pour l’installation de son nouveau parlement, le roi de la Grande-Bretagne, après s’être félicité du dénouement de la révolution de Paris, s’exprimait en ces termes sur la révolution de Bruxelles : « J’ai appris avec un profond regret la situation des affaires des Pays-Bas. Je déplore que l’administration éclairée du roi n’ait pu préserver ses domaines de la révolte. »

Deux jours après, M. Van de Weyer étant arrivé à Londres, avec une mission de ses collègues, lord Aberdeen et lord Wellington lui déclarèrent successivement que l’Angleterre était bien résolue à ne souffrir ni directement ni indirectement l’accession de la Belgique à la France. En prenant ce ton impérieux et menaçant, les nobles lords n’ignoraient pas que leur pays, épuisé, était hors d’état de faire la guerre. Ils comptaient donc sur la pusillanimité de notre gouvernement, sur son ignorance des faits, et, principalement, sur le désir manifesté par Louis-Philippe de se concilier la bienveillance de l’Europe monarchique. Ils ne se trompaient pas.

On a vu dans le chapitre précédent quelles causes avaient amené la formation du ministère du 3 novembre. M. Dupont (de l’Eure) en était le personnage, sinon le plus influent au moins le plus nécessaire, et il avait une âme toute française. Malheureusement, il était absorbé, ainsi que M. Laffitte, par le soin des intérêts du dedans. On lui cachait, d’ailleurs, beaucoup de choses. Le maréchal Maison, ministre des affaires étrangères, prêtait son nom à des actes dont il comprenait peu la portée. De sorte que la politique extérieure était exclusivement dirigée par la cour.

Le principe de non intervention fut, dès premiers jours du nouveau règne, adopté comme fondement de cette politique. C’était un principe étroit, peu généreux. L’empereur Alexandre avait été mieux inspiré, lorsqu’il avait pris pour point de départ, dan& le traité de la sainte alliance, la solidarité des peuple et celle des rois. Si l’intention était odieuse, si l’application fut oppressive, la pensée était grande. Mais prendre cette devise égoïste Chacun chez soi, chacun pour soi, la France ne le pouvait sans faire violence à son génie, sans abdiquer son rôle de haute tutelle à l’égard des peuples malheureux.

Cependant, à l’exception de M. Molé, qui n’aurait pas voulu que la France s’enchaînât a l’avance par l’adoption, hautement avouée, d’un principe invariable, tous les personnages importants dans le gouvernement nouveau se déclarèrent pour le principe de non intervention. Sur ce point, MM. Dupont (de l’Eure) et Laffitte pensaient comme M. Sébastiani, et Lafayette comme Louis-Philippe. Seulement, les uns croyaient que, le principe une fois admis, on le ferait respecter dans toutes ses applications, et, par exemple, que si l’Italie se soulevait, on empêcherait les Autrichiens de fondre sur elle. Les autres y mettaient moins de scrupule, et se réservaient d’agir suivant les circonstances. De là la participation du cabinet français aux actes de la conférence de Londres. Cette participation ne constituait-elle pas une flagrante violation du principe solennellement proclamé par la France ? N’était-ce pas en vertu de la loi diplomatique inaugurée en 1815 que l’Angleterre, la Russie, l’Autriche, la Prusse, s’arrogeaient le droit de disposer souverainement du sort de la Belgique ? Chose étrange ! On vivait alors en un tel tourbillon d’événements et d’idées, que ce fut à peine si on remarqua cet éclatant démenti donné par le cabinet du Palais-Royal à ses propres déclarations !

Quoi qu’il en soit, la conférence de Londres s’était mise à l’œuvre. Dans son premier protocole, en date du 4 novembre 1830, elle proposa la cessation des hostilités entre la Belgique et la Hollande, en assignant à ce dernier pays, comme ligne de l’armistice, les limites qu’il avait avant le traité de Paris du 30 mai 1814. L’acte de la conférence fut apporté à Bruxelles le 7 novembre, par MM. Cartwright et Bresson. Il fallait que le gouvernement provisoire se décidât. La situation était délicate. Adhérer à ce premier protocole, c’était reconnaître au nouveau congrès de Vienne une compétence qu’il ne serait plus ensuite possible de décliner ; c’était rendre la Belgique vassale des cinq puissances. Mais que pouvait faire le gouvernement belge ? Consulter les ministres français ? Ils répondaient : « Gardez-vous d’attaquer la Hollande, la Prusse accourrait pour la secourir. Et alors quelle situation serait la nôtre ? Nous serions forcés ou de vous désavouer, ce qui nous serait pénible, ou de tirer l’épée pour vous, avec vous, ce qui n’entre pas dans nos desseins. » Effrayé par ce langage, le gouvernement belge adhéra au protocole n°1, subissant ainsi, dans ce qu’elle avait de plus arrogant, cette dictature européenne dont les usurpations avaient la France pour victime et le gouvernement français pour complice.

Les Belges, amis de la France, n’étaient pourtant pas encore tout-à-fait découragés. M. Gendebien fut envoyé à Paris pour savoir si, dans le cas où les Belges adopteraient la forme monarchique, Louis-Philippe consentirait à leur donner pour roi le second de ses fils. L’Angleterre s’était prononcée on répondit à M. Gendebien que la Belgique ne devait compter ni sur la réunion ni sur un prince français. En même temps, on opposait toutes sortes d’entraves aux volontaires parisiens, armés pour la cause de la Belgique, et on envoyait à un négociant de Valenciennes l’ordre de refuser les fusils destinés au bataillon des amis du peuple. Tout cela était trop bizarre pour ne point provoquer des explications. M. Mauguin annonça que, le 15 novembre, il interpellerait les ministres.

Le jour fixé arrive. Il était attendu avec impatience. M. Mauguin monte à la tribune, au milieu d’un silence universel. Il montre d’abord l’Europe partagée entre deux principes ; la France toute seule d’un côté, mais traînant le monde à sa suite, lui communiquant son repos, ou l’agitant quand elle s’agite. Passant aux choses du moment, il relève avec surprise et amertume ces mots du dernier discours prononcé par le roi d’Angleterre : Je suis déterminé avec mes alliés à maintenir les traités généraux en vertu desquels le systeme politique de l’Europe a été établi. — « Quels sont ces traités, s’écrie l’orateur ? Ceux de 1814. Mais ils assurent la possession de la Belgique à la maison d’Orange. Nous voilà conduits logiquement à prendre le parti du hollandais contre le belge ?… Triste position où nous a placés une politique imprévoyante ou compromettre la paix de l’Europe, ou combattre nos voisins les plus chers. » Après avoir fait allusion, avec une indignation contenue, à la conduite du gouvernement à l’égard des réfugiés espagnols, et manifesté quelques craintes sur les vues de l’administration relativement à la conservation d’Alger, « sommes nous enchaînés par les traités de 1814, dit M. Mauguin en se résumant ? Que faisons, que ferons-nous dans la question belge ? Quelle est notre position à l’égard de l’Espagne ? Est-il vrai que les français ne jouissent plus dans la péninsule de la protection qui leur est due ? Est-il vrai que l’armée espagnole ait violé notre territoire ? Enfin, que veut-on faire de la partie de l’Afrique que notre jeune armée a conquise ? »

Une longue interruption succède à ces apostrophes hardies. Les députés se lèvent de leurs bancs. Des groupes tumultueux se forment dans l’hémicycle. Le maréchal Maison veut répondre : il s’embarrasse dans le vague de ses réticences et balbutie.

S’emparant à son tour de la tribune, avec l’autorité que lui donnent ses antécédents diplomatiques, M. Bignon se demande d’abord quelles sont les chances pour la guerre, quelles sont les chances pour la paix. « Aurons-nous la guerre ? Immédiatement non. L’aurons-nous dans trois mois, dans six mois ? là est l’incertitude ; hâtons-nous de dire qu’il dépend de nous en grande partie de ne l’avoir pas, ou, si elle est inévitable, de n’avoir pas à la craindre. » Ensuite, comme M. Mauguin, M. Bignon attaque le discours du roi d’Angleterre. Rappelant la qualification de révolte appliquée aux événements de la Belgique, « quel gouvernement sait mieux que le gouvernement anglais, qu’un mouvement traité d’abord de révolte ; reçoit de la fortune, quand elle le seconde, le titre de glorieuse révolution ? Qui le sait mieux que la maison d’Hanovre, dont l’élévation au trône d’Angleterre n’a pas eu d’autre origine ? » Parlant de la conférence de Londres, « de quel droit, continue l’orateur, ose-t-on prétendre régler à Paris ou à Londres, ce qui convient au bon gouvernement d’une autre contrée ? On se propose de pourvoir à la sécurité des autres états ? Messieurs, n’est-ce pas cette sécurité des autres états qu’on invoquait à Troppau, à Leibach, à Vérone ? N’est-ce pas au nom de cette sécurité des autres états que des années d’exécution ont été lancées tour-à-tour sur le Piémont, sur Naples et sur l’Espagne ? Notre gouvernement a proclamé le principe de non intervention. Quel est donc l’objet des délibérations dont on parle ? N’est-ce pas déjà un oubli, une violation du principe consacré qu’un concert à établir sur les bases posées par le gouvernement anglais ? » À ces mots, un mouvement se fait dans l’assemblée. L’orateur poursuit d’une voix de plus en plus émue. Il compare le droit qu’on voudrait s’arroger d’imposer à la Belgique affranchie le joug d’une volonté étrangère, au droit exécrable qui, en divers pays, a couvert l’Europe de proscrits et dressé des échafauds à Turin, à Madrid et à Naples. Il combat en passant les prétentions de la Belgique sur le duché du Luxembourg, mais il demande que, dans les limites de la justice, la souveraineté du peuple belge soit inviolablement respectée. Et puis, l’Europe doit compter sur la modération de la France. « Supposez, en effet, Messieurs, ajoute l’orateur, qu’à la place du roi sage qui nous gouverne, la révolution du 30 juillet eût enfanté une république, ou porté au pouvoir un prince, un soldat heureux, plus jaloux de grandeur pour lui-même que de bonheur pour la France, qui eût empêché un chef téméraire de république ou de monarchie, le jour où le toscin de la guerre a sonné dans la Belgique, de s’y précipiter à la tête de troupes proclamant la liberté du genre humain, de jeter d’autres détachements sur les provinces du Rhin, qui ont été des départements français, d’exciter ou plutôt de seconder le mouvement des peuples contre leurs souverains actuels, en leur promettant des constitutions libres ? Sans doute, c’eût été livrer la France à de terribles hasards ! mais enfin la fortune couronne souvent l’audace ; et qui sait, si à l’heure où je parle, la France, poussée par un chef entreprenant dans la voie des conquêtes, et ressaisissant un territoire à sa portée, qui eût été empressé de se réunir à elle, ne serait pas déjà en état, avec son nom et ses millions de gardes nationales, de braver les vains efforts de l’Europe derrière son triple rempart du Rhin, des Alpes et des Pyrénées ? »

L’assemblée était haletante, mais quand l’orateur prononça ces mots : « Si une guerre défensive était nécessaire, toute notre jeunesse studieuse aurait bientôt quitté les livres pour le mousquet, et s’empresserait de payer sa dette à la patrie. » Oui ! oui ! cria-t-on des tribunes publiques ; les applaudissements retentissaient avec violence ; la France guerrière s’était un moment réveillée.

Le caractère modéré de M. Bignon, son âge, les emplois élevés qu’il avait occupés, sa position la veille encore officielle, son expérience des hommes et des affaires, tout contribuait à rendre imposant le viril enthousiasme de son discours. Les éloges obligés qu’il donnait au monarque n’étaient pas de nature a atténuer la portée des souvenirs de gloire réchauffés par sa parole. La France eut une heure de tressaillement, et pour la dernière fois, l’Europe ressentit un grand trouble.

Trois jours avant ces débats, le congrès belge s’était rassemblé. Jamais situation ne fut plus solennelle. Ces députés, réunis pour résoudre les plus graves questions qui puissent agiter le cœur des hommes, comment se sépareraient-ils ? Peut-être au bruit d’une révolution ; peut-être au milieu de quelque vaste embrasement du monde ! Car il suffisait du voisinage de la France pour assurer à la Belgique, royaume de quatre millions d’âmes, le pouvoir de tenir tous les rois attentifs au moindre de ses mouvements. La diversité des passions et des intérêts, les engagements pris ou les espérances secrètement conçues, le patriotisme exalté des uns, les calculs ambitieux des autres, donnaient à l’assemblée nouvellement élue une physionomie tout-à-fait étrange. On y remarquait l’abbé de Haërn, prêtre républicain ; M. Séron, d’une honnêteté rude et singulière ; l’impétueux M. de Robaulx ; M. Van de Weyer, apprenti diplomate et parodiste de M. de Talleyrand ; M. Lebeau qu’attendaient des triomphes de tribune ; M. Nothomb, qui s’essayait aux affaires ; M. Gendebien, que la France était fière de compter au nombre de ses partisans. La première séance du congrès fut remplie par un discours de M. de Potter, dont les derniers mots étaient : « Au nom du peuple belge, le congrès national est installé ! » Les députés applaudirent avec transport à cette déclaration de leur souveraineté toute révolutionnaire. Sur l’estrade où se trouvait autrefois le trône, il n’y avait qu’un modeste bureau. Deux drapeaux tricolores flottaient au-dessus, en signe de victoire. Les armes de l’ancien royaume des Pays-Bas avaient fait place au lion belge, portant la lance surmontée du chapeau de la liberté. Pour qui sait à quelles puissances puériles obéit le cœur humain ; cet appareil était déjà une chance de succès promise aux partisans de l’indépendance.

En effet, le 18 novembre, le congres, à l’unanimité, proclama l’indépendance de la Belgique, sauf les relations du Luxembourg avec la confédération germanique. Cette décision, pourtant, était loin de répondre à tous les intérêts, à toutes les sympathies. De tous les points des provinces wallonnes, on avait envoyé au congrès des pétitions réclamant la réunion. Mais que pouvaient les partisans de la réunion à la France, lorsqu’ils avaient contre eux le gouvernement français lui-même ?

A dater de ce jour, la Belgique passa sans retour sous le joug de la diplomatie. Son indépendance rendait son esclavage inévitable. Le congrès ayant déclaré qu’il continuait au gouvernement provisoire les hautes fonctions dont les circonstances l’avaient investi, M. de Potter donna sa démission, ne voulant tenir son autorité que du peuple, et sentant bien que le congrès allait subir les plus tristes influences. En même temps, on créait un comité diplomatique composé de MM. Van de Weyer, de Celles, Destriveaux et Nothomb, ce qui était livrer la Belgique en proie à M. de Talleyrand et aux Anglais.

Vassale de la diplomatie, la Belgique ne pouvait évidemment se constituer en république. Aussi avait-on prévu d’avance le résultat de la discussion relative à la forme du gouvernement. Et pourtant, l’abbé de Haërn disait un mot profond lorsque, dans cette discussion, il s’écriait : « Le roi est inviolable, le peuple est inviolable aussi. Que deviendront ces deux inviolabilités en présence l’une de l’autre ? » Question terrible, qu’une révolution venait de trancher à Paris, dans le sang et les ruines ! Mais rien n’est plus intolérant que les intérêts transformés en passions. L’abbé de Haërn fut écouté avec impatience. M. de Robaulx, plaidant après lui la cause de la république, excita dans l’assemblée des mouvements de fureur. Enfin, la république n’obtint que 13 voix, dans ce pays qui avait fait une si douloureuse et si longue expérience des vices de la monarchie.

Pendant que la Belgique proclamait son indépendance, la conférence de Londres, dans son protocole du 20 décembre, déclarait le royaume des Pays-Bas dissous. Le protocole, signé par M. de Talleyrand, comme par les autres plénipotentiaires, se terminait par des mots où perçait une défiance injurieuse pour le peuple français : « La conférence s’occupera de discuter et de concerter les nouveaux arrangements les plus propres à combiner l’indépendance future de la Belgique avec les stipulations des traités, avec les intérêts et la sécurité des autres puissances, et avec l’équilibre européen. »

M. Falck protesta au nom du roi des Pays-Bas, qui ajouta une protestation personnelle à celle de son ambassadeur : « Le roi des Pays-Bas, disait Guillaume, a appris avec une douleur profonde la détermination prise à l’égard de la Belgique par MM. les plénipotentiaires d’Autriche, de France, de la Grande-Bretagne, de Prusse et de Russie, réunis en conférence à Londres. Si le traité de Paris de 1814 mit la Belgique à la disposition des hauts alliés, ceux-ci, du moment ou ils eurent fixé le sort des provinces belges, renoncèrent, d’après la loi des nations, à la faculté de revenir sur leur ouvrage, et la dissolution des liens formés entre la Hollande et la Belgique sous la souveraineté de la maison de Nassau se trouva exclue de leurs attributions. L’accroissement de territoire assigné aux provinces unies fut d’ailleurs acquis à titre onéreux, moyennant le sacrifice de, plusieurs de leurs colonies, la dépense exigée pour fortifier divers endroits des provinces méridionales du royaume, et autres charges pécuniaires. La conférence se réunit, il est vrai, sur le désir du roi, mais cette circonstance n’attribuait point à la conférence le droit de donner à ses protocoles une direction opposée à l’objet pour lequel son assistance avait été demandée, et au lieu de coopérer au rétablissement de l’ordre dans les Pays-Bas, de les faire tendre au démembrement du royaume. »

Au point de vue des traités de 1815 et de la sainte alliance, qu’y avait-il à répondre à cette protestation de Guillaume ? Il était donc prouvé, à la face du monde, que les puissances signataires au traité de Vienne manquaient à leurs propres principes, foulaient aux pieds leur œuvre propre, au gré des intérêts du moment, et n’aspiraient, en mettant en avant tous ces grands mots d’équilibre européen et de paix générale, qu’à exercer sur l’Europe une sorte de haut brigandage !

Tout défavorable qu’il était à Guillaume, le protocole du 20 novembre n’en fut pas mieux accueilli à Bruxelles, parce qu’il y était dit : « Ces arrangements ne peuvent affecter en rien les droits que le roi des Pays-Bas et la confédération germanique exercent sur le grand duché de Luxembourg. » En enlevant à la Belgique la province du Luxembourg qui se considérait comme belge, avait toujours été réputée partie intégrante des provinces méridionales des Pays-Bas, et n’avait été créée grand duché en 1815 que par suite d’un échange fictif, la conférence réduisait la Belgique à un état d’impuissance absolue. Le comité diplomatique dut se résigner à une acceptation conditionnelle. Vaine déférence ! Les diplomates de Londres répondirent par une note où il était dit : « Les puissances ne sauraient reconnaître à aucun état un droit qu’elles se refusent à elles-mêmes (le droit de s’agrandir). » C’était, en deux lignes, railler la France et dépouiller la Belgique. M. de Talleyrand signait tout cela.

Au reste, et malgré le mystère dont on s’étudiait à les envelopper, les manœuvres des cours n’étaient pas si secrètes, qu’il n’en transpirât quelque chose dans le public. On s’en alarmait à Paris, et les alarmes des patriotes étaient partagées, dans le sein même du conseil, par MM. Dupont (de l’Eure) et Laffitte. Sentant bien qu’on se cachait d’eux, leurs appréhensions en étaient devenues plus vives. Déjà, d’ailleurs, M. Laffitte commençait à ressentir pour le roi un éloignement qui n’était plus combattu que par le souvenir d’une longue amitié, et nous en dirons la cause, parce qu’elle montre de quelles petites circonstances dépendent les destinées d’un peuple dans les pays monarchiques.

Le roi avait acheté la forêt de Breteuil à M. Laffitte, dont la révolution de juillet avait embarrassé les affaires. Mais il importait au crédit de M. Laffitte que le plus grand secret couvrit cette vente qui, une fois ébruitée, pouvait éveiller les soupçons sur ses embarras financiers, alarmer les créanciers de sa maison, et l’exposer à des remboursements précipités. Il avait donc été convenu que l’acte de vente ne serait point enregistré.

Cependant, quelques banquiers, dont l’élévation de M. Laffitte excitait l’envie, avaient formé le dessein de le perdre. Poussé par eux, un conseiller intime de Louis-Philippe lui représenta que, dans la situation menacée où se trouvait M. Laffitte, traiter avec lui sans précautions était une imprudence ; que M. Laffitte avait trop de justesse dans l’esprit pour exiger que son royal acheteur abandonnât le soin de ses intérêts, en renonçant à la formalité protectrice de l’enregistrement.

Quoi qu’il en soit, le 18 novembre, M. Laffitte reçut de Louis-Philippe la lettre suivante :

« Mon cher M. Laffitte,

« D’après ce que m’a dit un ami commun, dont je ne vous dis rien de plus, vous devez bien savoir pourquoi j’ai profité de l’insistance de M. Jamet, à qui le secret de l’acquisition a été confié, non par moi, mais chez vous, pour faire enregistrer le sous-seing privé le plus secrètement possible. »

À la lecture de cette lettre, la surprise et la douleur de M. Laffitte furent au comble. Il cherchait en vain quel pouvait être cet ami commun qui avait conseillé au roi de taire courir au plus fidèle de ses sujets, à son ministre de prédilection, à un homme dont la main lui avait donné une couronne, les risques d’une ruine complète. Se rappelant les conditions auxquelles la vente s’était faite, il avait peine à s’expliquer leur violation subite. Il y avait pour lui, banquier rompu à la pratique des affaires, quelque chose d’inintelligible dans cette conciliation que le roi jugeait possible entre l’enregistrement et le secret. Devait-il, en ami blessé qui se venge, abandonner le ministère ? Il repoussa cette pensée. Sa retraite, entraînant celle de Dupont (de l’Eure) qui aurait sans doute saisi cette occasion avec joie, lui parut une détermination trop grave pour qu’il lui fut permis de la prendre sous l’influence d’un sentiment personnel. Il poussa la délicatesse jusqu’à se taire sur cette blessure de son cœur. Mais, dès ce moment, son affection pour le roi devint plus vigilante.

Aussi, ne tarda-t-il pas à comprendre que l’excès de sa confiance le compromettait en compromettant son pays, et il résolut, d’accord en cela avec M. Dupont (de l’Eure) de prendre enfin position vis-à-vis de la France, par une démarche éclatante. M. Thiers fut chargé de rédiger un discours que le président du conseil devait lire à la chambre et où serait clairement expliquée la politique du cabinet. Ce discours fut lu en conseil. On y faisait parler à la France un langage digne d’elle. Pendant la lecture, le roi, qui était présent, donnait les signes du plus ardent enthousiasme, se promenant à grands pas, et appuyant de la voix et du geste tous les passages belliqueux. Les deux dernières pages lui parurent seules trop passionnées. C’était l’avis de M. Laffitte : elles furent supprimées. Au moment où le conseil allait se séparer, le roi demanda le discours comme pour le relire, non sans répéter combien il en approuvait l’esprit et la lettre. Le lendemain, l’étonnement de M. Laffitte fut extrême lorsqu’on lui remit, de la part du roi, le manuscrit chargé de ratures. M. Dupont (de l’Eure) en fut particulièrement affligé. Suivi de M. Thiers, il se rendit auprès du roi, pour lui déclarer que, si les ratures n’étaient point annulées, il offrait sa démission. Le procès des ministres de Charles X n’était pas encore arrivé à son dénouement : le roi céda, et il fut convenu que le discours serait prononcé tel qu’on l’avait accepté dans le conseil.

Le bruit s’était répandu qu’une communication ministérielle allait être faite aux chambres. Le 1er décembre, une grande affluence de spectateurs encombrait les avenues du palais Bourbon. Plusieurs membres du corps diplomatique s’étaient rendus à la chambre. M. Laffitte parut à la tribune. Après avoir parlé des craintes de guerre qui s’étaient propagées, des rapports d’amitié qui existaient depuis la révolution entre le cabinet du palais-royal et les autres cabinets ; après avoir représenté le trône de Louis-Philippe, élevé par la modération puissante de la France et salué aussitôt par la modération éclairée de l’Europe, « la France, dit le président du conseil, ne permettra pas que le principe de non intervention soit violé. Mais elle s’efforcera aussi d’empêcher que l’on compromette une paix qui aurait pu être conservée. Si la guerre devient inévitable, il faut qu’il soit prouvé, à la face du monde, que nous ne l’avons pas voulue, et que nous ne l’avons faite que parce que l’on nous mettait entre la guerre et l’abandon de nos principes. Nous n’en serons que plus forts, quand à la puissance de nos armes nous joindrons la conviction de notre bon droit. Nous continuerons donc à négocier, et tout nous fait espérer que ces négociations seront heureuses. Mais en négociant, nous armerons. » Des cris d’approbation s’élevèrent. Alors, reprenant avec plus d’énergie, « Sous très-peu de temps, continua le ministre, nous aurons, outre nos places fortes approvisionnées et défendues, cinq cent mille hommes en bataille, bien armés, bien organisés, bien commandés. Un million de gardes nationaux les appuieront, et le roi, s’il en était besoin, se mettrait à la tête de la nation. » Ici, les applaudissements couvrirent la voix de l’orateur. « Nous marcherions serrés, forts de notre droit et de la puissance de nos principes. Si les tempêtes éclataient à la vue des trois couleurs et se faisaient nos auxiliaires, nous n’en serions pas comptables à l’univers. »

L’enthousiasme excité par ce discours guerrier fut immense. Dans la tribune des diplomates étrangers, on crut remarquer des visages émus. M. Laffitte put se féliciter de sa popularité, si noblement reconquise. Il avait dit à la chambre : « Nous avons pour faire la guerre un budget suffisant ; car nous pouvons disposer d’un revenu qui représente un capital d’emprunt de 14 à 1500 millions. » Le parti national était au comble de la joie. Il ne savait pas qu’on tient faiblement compte, en diplomatie, des discours qui ne s’adressent qu’à la multitude. Quelques jours après cette séance mémorable, M. Laffitte reçut de M. de Talleyrand une lettre, relative à des intérêts privés, mais dans laquelle le diplomate avait glissé ces mots d’une insolence polie : « On a beaucoup aimé ici le discours prononcé par M. Laffitte. Il m’a été utile. » C’était la première lettre que le président du conseil recevait de notre ambassadeur à Londres, depuis leur commune entrée aux affaires. M. de Talleyrand ne correspondait qu’avec le roi.

Tel était l’état des choses, lorsqu’on apprit qu’une révolution embrasait Varsovie, révolution profonde, dont les détails méritent d’être connus : car elle tendait à renverser pour jamais les traités de 1815, et à faire passer définitivement aux mains de la France le sceptre de l’Occident.

Depuis long-temps une vive fermentation régnait en Pologne. La franc-maçonnerie politique, fondée par le généreux Dombrowski, avait fait en quelques années des progrès rapides. À l’ombre des affiliations philosophiques et littéraires, elle avait gagné la bouillante jeunesse des universités ; par la camaraderie militaire, elle avait envahi l’armée, et, par le compagnonnage, le peuple. C’était surtout à Varsovie, et dans corporation des savetiers de la vieille ville, que vivait l’esprit révolutionnaire. Or, après la révolution de juillet, cette agitation avait pris un caractère étrange, et s’était partout répandue. Bientôt, il se fit entre l’université de Cracovie et celle de Wilna un redoutable échange de sentiments courageux et d’espérances hardies. Dans toute l’étendue des palatinats, les esprits obéissaient à l’empire d’une inquiétude vague, mystérieuse, et par cela même plus ardente. Les nobles ruinés, si nombreux en Pologne, s’armaient pour des luttes inconnues ; l’attente était universelle, profonde et des bords de la Vistule à eaux du Niémen, on taillait des bois de lances.

Mais, au centre de ce vaste mouvement, s’était formée une conjuration dont le but était précis et les moyens habilement combinés. Les conjurés appartenaient à l’école des porte-enseignes, comptaient parmi eux plusieurs officiers de la garnison de Varsovie, et avaient à leur tête deux jeunes sous-lieutenants, Wysocki et Zaliwski : le premier, puissant sur la jeunesse par la fermeté de son caractère, la pureté de son âme, la dignité de sa vie ; le second, par la fougue de ses allures, son activité, sa persévérance, son audace. Zaliwski, nageur renommé, dirigeait l’école de natation du Marymont, près de Varsovie : là se réunissaient les conjurés. Il fut convenu qu’on éclaterait vers la fin de février 1831. Tout-à-coup, arrive un édit impérial qui ordonne que l’armée polonaise soit mise sur le pied de guerre. À cette nouvelle, la Pologne tout entière s’émut. Nul n’y avait oublié cette longue et glorieuse fraternité d’armes qui rendait une guerre à jamais impossible entre les compatriotes de Poniatowski et ceux de Napoléon. L’ordre donné aux Polonais de se tenir prêts à marcher contre la France, comblait, à l’égard de la Russie, la mesure de leurs ressentiments. L’avant-garde, comme le dit plus tard M. de Lafayette, résolut de se retourner contre le corps de bataille. Les conjurés, sentant la nécessité de se hâter, décidèrent qu’on agirait dans la nuit du 29 novembre. Des émissaires furent envoyés dans chaque palatinat. On prépara prudemment les ouvriers de Varsovie à se soulever au premier signal. Enfin, l’appui des généraux patriotes pouvant être décisif, on sonda leurs dispositions. Mais ils ne répondirent qu’avec une extrême réserve leur fortune était déjà faite. Les destins de la Pologne restèrent donc abandonnés au courage de quelques écoliers ayant à leur tête quelques sous-lieutenants.

Cependant, l’empereur Nicolas faisait contre l’Occident des préparatifs formidables ; il entassait dans la place de Modlin des munitions de guerre qui semblaient annoncer une longue lutte ; et ses soldats, appelés sur le Bug, n’attendaient plus qu’un ordre parti de St.-Pétersbourg pour fondre sur la France en poussant la Pologne devant eux. Les indiscrétions calculées du ministre des finances Lubecki, et les forfanteries du général Krasinski, ne prouvaient que trop la réalité des projets de la cour de St.-Pétersbourg.

Dès ce moment, Varsovie prit un aspect singulièrement sinistre. La police redoubla d’efforts. Le sombre génie de Rosniecki par qui elle était dirigée, déploya des ressources inattendues. Tout fut inutile. De jeunes conspirateurs, arrêtés presqu’au hasard, furent en vain plongés dans les cachots des Carmes : ils surent y garder, au milieu des tortures, le secret de leurs compagnons. La fureur de Rosniecki était au comble ; les courtisans de Czarewicz, saisis d’effroi, sentaient bien que le glaive d’ennemis invisibles était levé sur eux. Seul, Constantin se montrait inaccessible à la défiance, par une bizarre dérogation aux habitudes de son despotisme soupçonneux.

Au reste, le grand-duc était un de ces êtres inexplicables, qui, déjouant l’observation, déconcertent également l’amour et la haine. Sa taille, admirablement dessinée d’ailleurs, était athlétique, sa figure effrayante ; et pourtant, de ses yeux, enfoncés sous de longs sourcils fauves, jaillissaient des éclairs de bienveillance qui en tempéraient l’expression sauvage. Féroce par humeur, sensible pas accès, il avait étonné les hommes en renonçant au trône des Czars pour épouser une jeune polonaise qu’il aimait, et dont il se mit à subir l’empire, soumis comme un enfant, respectueux comme un chevalier. Savant et lettré, il ne gardait que mépris aux gens de lettres et à la science, se servant de ses propres lumières pour les railler, et parlant du génie de l’Occident, dont il semblait posséder les trésors, tantôt avec la légèreté d’un grand seigneur, tantôt avec le dédain brutal d’un barbare. Aussi se plaisait-il aux exercices militaires, aux manœuvres des camps, aux scènes de corps de garde ; et, quoiqu’il s’emportât quelquefois jusqu’à frapper des officiers, jusqu’à leur cracher au visage, il aimait l’armée polonaise, dont il était fier, l’ayant lui-même façonnée à la discipline. Il avait surtout pour le 4e régiment de ligne une espèce de tendresse farouche, qui souvent se traduisit en bouffonneries soldatesques ou en caprices de basse familiarité. Quels motifs purent endormir la vigilante tyrannie d’un tel homme, au milieu des préparatifs d’un complot dont le secret se lisait sur tant de visages ? Nul ne l’a deviné, nul ne l’a dit.

Le 29 novembre arriva. Il était convenu entre les conjurés que le signal de l’insurrection serait donne au midi, par l’incendie de la brasserie de Solec ; et, au nord par celui de quelques maisons voisines de l’arsenal.

Les troupes russes se composaient d’un corps de Volhyniens, d’un corps de Lithuaniens, commandés par le général polonais Zymirski, et de trois régiments de cavalerie. Les gardes Volhyniennes et Lithuaniennes campaient au nord de Varsovie, dans le voisinage de l’arsenal. Les cavaliers occupaient, au midi, les casernes de Lazienki, voisines de l’école des porte-enseignes, et du Belvéder, résidence de Constantin. Ce fut donc principalement sur l’arsenal et le Belvéder que dût se porter l’attention des conjurés.

En effet, vers six heures du soir, dix-huit jeunes gens sortent de l’école des portes enseignes, fondent sur la demeure du grand-duc, terrassent les sentinelles, et pénètrent, la baïonnette au bout du fusil, les uns dans les appartements, les autres dans les jardins. L’alarme se répand ; les valets effarés courent ça et là ; le général Gendre et le vice-président de police, Lubowiski, essaient de s’enfuir et tombent percés de coups. Le grand-duc, couché sur un lit de repos, n’a que le temps de jeter un manteau sur ses épaules nues, et se dérobe par miracle aux vengeances des assaillants, tandis qu’à genoux dans une salle du rez-de-chaussée, la belle duchesse de Lowicz prie pour les jours du prince qui l’a préférée à un empire. Furieux d’avoir manqué leur victime, les dix-huit conjurés courent rejoindre leurs camarades, et tous, sous la conduite de Wysocki, ils se dirigent vers les casernes de la cavalerie, qu’ils espèrent surprendre. Les cuirassiers russes étaient déjà rangés en bataille. L’aventureuse phalange se précipite alors vers la grande rue du Nouveau-Monde, où l’attendent, à la tête de leurs compagnies, les sous-lieutenants engagés dans le complot. Mais, partout règne un profond silence. Solec, qui devrait être en flammes, n’a jeté qu’une faible et passagère lueur. Les jeunes gens s’étonnent ; ils craignent une trahison, et leurs angoisses redoublent à la vue d’un escadron de lanciers qui s’est mis à leur poursuite. Les écuries de Radziwill étaient sur leur passage : ils s’y retranchent, au nombre de 200, et, après une lutte vigoureuse, parviennent à repousser les lanciers. Au même instant, des décharges de mousqueterie retentissent au loin ; un incendie brille au nord. C’est le signal convenu entre Wisocki et Zaliwski. Pleins d’enthousiasme et d’espérance, les porte-enseignes poussent en avant, rencontrent à l’entrée du Nouveau-Monde un régiment de hussards, l’enfoncent ; et, entonnant l’hymne national Non, Pologne, tu n’es pas sans défenseurs, ils s’élancent vers le centre de la ville.

L’insurrection en avait gagné la partie septentrionale. Enlevé par deux sous-lieutenants, un bataillon du quatrième de ligne se dirigeait vers l’arsenal, dont les avenues se trouvaient déjà occupées par les grenadiers du cinquième qui, à la voix du jeune Lipowski, avaient prononcé le serment de mourir pour la cause de la Pologne indépendante. De son côté, l’infanterie russe s’était ébranlée ; et pendant que le général Zymirski, se décidant pour la neutralité, conduisait les Lithuaniens au champ de Mars, de manière à les isoler, deux bataillons Volhyniens se précipitaient, en poussant d’horribles imprécations, l’un à la rencontre du quatrième de ligne, l’autre à la rencontre des grenadiers de Lipowski. Il y eût là un double combat, un combat terrible, dont l’embrasement des maisons de Nowolipie éclairait les désastres. Mais, du fond de la vieille ville, la foule roulait en colonnes mugissantes, et les élèves de l’école d’artillerie, gagnés à la cause de l’indépendance, arrivaient sur le champ de bataille avec deux pièces de canon. Les Volhyniens plièrent enfin et se retirèrent en désordre vers le champ de Mars, abandonnant l’arsenal, dont les portes furent aussitôt enfoncées, et qui livra au peuple plus de cinquante mille fusils.

L’insurrection fut partout, alors. Le cri aux armes ! aux armes ! avait fait place à des chants de victoire. Les grenadiers jetaient au vent leurs plumets noirs. Les ouvriers, en armes, parcouraient les rues dans une exaltation qui tenait du délire. Les soldats russes abandonnaient leurs postes de toutes parts et cherchaient dans ce pêle-mêle immense à rejoindre leurs corps. Une invincible terreur s’était répandue dans les demeures des riches, et surtout dans les boutiques de la rue des Franciscains, quartier des juifs. La plupart des généraux se cachaient. Chlopicki, dont le nom était déjà dans toutes les bouches, et qui devait jouer si inglorieusement le plus glorieux des rôles Chlopicki n’osait sortir du palais du primat, où il s’était retiré. Quant aux ministres du grand-duc, rassemblés au palais de la Banque ils y délibéraient dans la plus vive agitation.

Au centre de la ville, cependant, la garde à cheval polonaise, commandée par le général Kurnatwski, s’était prononcée en faveur du grand-duc, et elle chassait le peuple devant elle, lorsque les sapeurs, accourant à la hâte, la refoulèrent au fond du faubourg de Cracovie. Le grand-duc n’avait plus qu’un parti à prendre : celui de fondre sur la ville à la tête de ses trois régiments de cavalerie, dont les soldats de Kurnatwski formaient l’avant-garde. Mais cette soudaine tempête semblait l’avoir frappé de vertige. Dans ce camp où il s’était rendu fuyant son palais ensanglanté, il errait devant le front des troupes, en proie à un désespoir violent et stupide. C’en était fait de son règne. Le jour se leva sur Varsovie indépendante.

La nuit mémorable du 29 novembre venait de couvrir de son ombre des scènes héroïques, mais aussi, de tristes massacres. Plusieurs généraux polonais y furent égorgés, et, entr’autres, le vieux Stanislas Potocki. Il haranguait les grenadiers et cherchait à les détacher de la cause de l’insurrection, quand la multitude indignée se précipita sur lui, le renversa de cheval, et ne le laissa aux mains des gendarmes que frappé mortellement. Le ministre Hauke fut tué d’un coup de pistolet. Les généraux Trembicki et Siemiontkowski éprouvèrent un sort non moins funeste. L’insurrection avait surpris ce dernier jouant aux cartes, dans sa maison, avec le général Skrzynecki si célèbre depuis. Au bruit de la fusillade, il sortit, voulut rappeler avec insulte aux soldats leurs serments de fidélité, et alla tomber mort non loin de la statue de Kopernik.

De tous ceux qui avaient préparé l’insurrection, un seul n’y put figurer. Au milieu de sa patrie en feu, Lelewel eut la douleur d’être retenu au chevet de son père agonisant, dont, cette nuit-là même, il reçut le dernier soupir.

Le lendemain, 30 novembre, le cri de l’indépendance sortait de toutes les bouches ; l’aigle-blanc disparaissait partout de la façade des monuments publics ; l’ancien conseil administratif s’adjoignait en toute hâte des citoyens populaires ; on foulait avec transport ces rues teintes de sang ; on pleurait de joie et d’orgueil Varsovie était libre. Et pendant ce temps, rassemblée aux portes du palais des finances, une multitude innombrable criait : Chlopicki ! nous voulons Chlopicki ! On le cherchait partout, et en vain : il se cachait. Le général Pac dut prendre, en attendant, le commandement des troupes.

Chlopicki était un général élevé à l’école de Napoléon ; il avait servi avec éclat en Espagne, sous le maréchal Suchet ; plus tard il avait opposé aux caprices du grand-duc Constantin une résistance altière : c’étaient ses seuls titres à tant de popularité. Mais les hommes du peuple sont aisément touchés par les apparences de la force et Chlopicki leur plaisait par sa haute stature, son visage martial, la brusquerie impérieuse de son geste et son ton bref. Malheureusement, ces dehors cachaient l’esprit le plus médiocre, le moins propre aux révolutions. Soldat borné, Chlopicki ne croyait qu’à la puissance grossière du nombre combiné avec la discipline, il niait les victoires possibles de l’audace, et souriait avec mépris quand on lui parlait de ce que peuvent les croyances vives, l’ardeur des longs ressentiments, l’enthousiasme de la liberté, l’élan des masses. Aux premiers bruits de cette révolution qui le voulait pour chef, il prit un compas, et mesurant sur la carte l’étendue de l’empire des czars, il secoua la tête en disant : « Si la Pologne ose résister, elle est perdue. »

Il accepta donc le commandement pour négocier, non pour combattre ; pour fléchir l’empereur, non pour délivrer la Pologne. Et il y fut aidé par le prince Lubecki, homme sans foi, mais habile, qui n’eut pas de peine à dominer complétement le vieux général, et se servit de lui pour se maintenir pendant quelques jours entre deux trahisons.

Le grand-duc Constantin campait à peu de distance de Varsovie, à la tête d’un corps d’environ huit mille hommes. Anéantir ce corps était facile ; l’attaquer était nécessaire, car toute révolution qui a peur d’aller trop loin est une révolution avortée. Chlopicki aima mieux parlementer. Faute énorme au début d’une révolte, faute irréparable Une députation composée du comte Ladislas Ostrowski, des princes Lubecki et Czartoryski, et du républicain Lelewel se rendit au village de Wierzbna où elle trouva le grand-duc entouré de ses principaux officiers. Constantin était à côté de la duchesse de Lowicz. A l’aspect des députés, il se leva comme pour leur faire honneur, prompt à dissimuler sa colère. Mais, quoique polonaise et d’un caractère naturellement très-doux, la duchesse de Lowicz ne put contenir sa douleur, qui s’échappa en plaintes amères. Lubecki répondit avec le calme d’un sceptique qui subit la loi des faits sans amour et sans haine. Ostrowski fut digne, Lelewel ironique et inflexible. Quant aux résultats de l’entrevue, ils devaient être nuls. Le grand-duc, en consentant à la rentrée des gardes polonaises dans Varsovie, ne faisait que céder à la force des choses ; et il trahissait la vérité en donnant à entendre que, si on respectait sa retraite, les Polonais n’auraient pas à redouter les vengeances de son retour.

Ce fut à la suite de cette entrevue, que les gardes polonais qui avaient suivi l’étendard du Czarewicz, rentrèrent dans Varsovie, ainsi que les patriotiques brigades des généraux Skrzynecki et Szembeck. Ce spectacle avait quelque chose d’imposant et de terrible. Au milieu des Polonais, encore frémissants de leur glorieuse victoire, marchaient, tête baissée, ceux qu’un moment d’erreur avait enlevés à la défense de leur patrie. On remarquait parmi les généraux trop fidèles à la cause du grand-duc, Zymirski dont le sang, versé plus tard sur le champ de bataille, devait expier la faute, et Krasinski, l’un des plus orgueilleux suppôts de la tyrannie russe. Lorsque ce dernier parut sur la place de la Banque, une clameur menaçante retentit, et mille bras, prêts à frapper, se levèrent sur sa tête. Lui, tombant à genoux, il demandait grâce. Chlopicki accourut et le sauva.

Il ne restait plus à Constantin d’autre parti à prendre que celui d’une prompte fuite. Il donna l’ordre de la retraite. Ses soldats, saisis de stupeur et d’effroi, marchaient en silence, tournant de temps en temps les yeux vers cette voluptueuse cité de Varsovie où plusieurs d’entr’eux laissaient, pour ne plus les revoir peut-être, leurs femmes et leurs enfants.

La fièvre héroïque qui, pendant les premiers jours, anima la capitale de la Pologne, n’a rien d’analogue dans l’histoire. En Lithuanie ! avait-on dit. Et le peuple, avec son admirable instinct, le peuple répétait, En Lithuanie Un club patriotique, que présidait Bronikowski, entretenait par des discours véhéments l’ardeur révolutionnaire. Les plus hardis, et par cela même les plus intelligents, disaient que la révolution ne pouvait être sauvée qu’à force de vigueur ; qu’il fallait attaquer pour n’avoir pas à se défendre que Chlopicki en laissant échapper le grand-duc, s’était placé sur la pente des trahisons ; que, pour faire trembler la Russie, dénuée de ressources financières, affaiblie par ses dernières guerres contre les Turcs, et ravagée par la peste, il suffisait de lui ôter le temps de se reconnaître, en poussant droit au Niémen et en soufflant la propagande comme un vaste incendie dans toutes les provinces polonaises. Le peuple applaudissait à l’énergie de ces convictions, et, les regards fixés sur la France, n ne demandait qu’à tirer l’épée, sur de vaincre. L’élan fut prodigieux. On fit d’incalculables sacrifices. Les moines venaient offrir aux greniers publics une partie de leurs rations. Les femmes donnaient au trésor leurs boucles d’oreilles et leurs bijoux. Les citoyens riches levaient à leurs frais des escadrons. Jamais pareils dangers n’enfantèrent pareilles ressources.

Témoin de ce mouvement, Lubechi crut un moment à la possibilité du succès, et voulant savoir ce dont pouvait être capable ce Chlopicki qu’il avait d’abord effrayé, il lui parla déporter la guerre en Lithuanie, si la guerre lui semblait inévitable. Mais, comme tous les esprits étroits Chlopicki avait fini par prendre pour des inspirations qui lui étaient propres, toutes les frayeurs qu’on avait su lui inspirer, et il apportait à taxer de folie toute mesure énergique l’inexorable violence de son caractère. Irrité de l’immense désordre qui éclatait autour de lui et dont le côté sublime lui échappait, il ne pouvait regarder sans colère cette multitude armée qui roulait sous ses fenêtres en chantant des hymnes de guerre et de liberté. Les hommages même dont on l’endurait, les cris où se mêlait le culte de son nom, lui causaient une impatience brutale. Il ne tarda pas à prendre son parti. Au gouvernement mixte formé dans la nuit du 29 novembre avait succédé un septemvirat dont le prince Czartoryski et le republicain Lelewel faisaient partie. Chlopicki ordonne un jour une revue des troupes au champ de Mars, se rend au palais du gouvernement, entre tout-à-coup dans la salle des délibérations, annonce à ses collègues, d’une voix ferme et avec un geste dominateur, qu’il s’empare de la dictature, et court aussitôt se faire proclamer dictateur par les soldats. La fermeture des clubs, l’intimidation des patriotes sincères, le ralentissement des efforts patriotiques, le réveil de l’aristocratie et ses menées, tels firent les conséquences immédiates de cet autre 18 brumaire. Puis, pour donner le change à l’opinion, détourner les esprits d’une guerre offensive, et employer, en l’absorbant, l’activité populaire dont il redoutait les manifestations, le dictateur fit travailler aux fortifications de la ville. Le zèle qu’on déploya dans ces travaux fut admirable mais on s’accoutumait de la sorte à voir la Pologne dans Varsovie. Or, elle ne pouvait se défendre qu’à la condition d’être partout où il y aurait place pour un champ de bataille et pour un camp.

Chose étrange ! la popularité du dictateur résista long-temps à ses fautes. Le peuple, avec une obstination de confiance sans exemple dans les fastes de la sottise humaine, ne cessait d’appeler Chlopicki le sauveur de la patrie. La diète, convoquée dès les premiers jours de l’insurrection s’étant rassemblée sur ces entrefaites, et Chlopicki ayant voulu, dans un accès d’humeur, déposer la dictature, il fallut presque le supplier de la reprendre. On se contentait de placer au-dessus de la dévorante autorité qu’on lui livrait une délégation de surveillance.

Le dictateur brûlait de faire la paix avec l’empereur de Russie. De son côté, le prince Lubecki avait compris que, faute de se précipiter, la révolution allait périr. Calculateur égoïste, impassible, il s’offrit pour négociateur, sans autre but que d’aller reprendre sa place dans la faveur du maître et accompagné de M. Jezierski, il se mit en route pour St-Pétersbourg.

Son départ abandonnait Varsovie à l’empire de la médiocrité. Comme il arrive toujours, les héros du 29 novembre, Wisocky, Zaliwski, avaient vu finir leur rôle avec le danger ; et l’effervescence du peuple n’était pas encore calmée, que déjà l’aristocratie[1] nouait ses intrigues, se disciplinait, envahissait les affaires par la diplomatie. Le prince Czartoryski se laissa porter à la tête de ce mouvement par inertie autant que par vanité. Quelques hommes entreprenants eurent pour lui de l’ambition ; ils lui créèrent une royauté dans leurs discours artificieux. On le nomma ministre des affaires étrangères ; mais le véritable ministre fut le comte Malachowski, aristocrate actif, intelligent, résolu.

Ainsi, pendant que Chlopicki s’étudiait à glacer au dedans l’esprit révolutionnaire, la révolution allait être représentée, au dehors, par Czartoryski, prince honnête, loyal, mais bercé dans les préjugés aristocratiques, et encore tout plein des souvenirs de l’amitié d’Alexandre. Et comme si ce n’était pas assez de tant d’ennemis, la démocratie polonaise avait encore à combattre le parti constitutionnel, guidé par Vincent Nemoiowski, traducteur des œuvres de Benjamin Constant, dont il avait popularisé en Pologne les stériles doctrines.

Le soulèvement de Varsovie, connu à Paris, y fut applaudi avec ivresse. L’héroïsme des Polonais fut célébré sur tous les théâtres ; on s’abordait dans les rues avec ce mot : La Pologne est libre. Ce fut en France une fête nationale, une seconde révolution de juillet. Appui à nos frères de Pologne ! disait-on de toutes parts.

De fait, si le sens des détails que nous venons de rapporter a été bien saisi, on comprendra combien la France pouvait aisément et efficacement aider la révolution polonaise. Le gouvernement n’avait besoin ni de faire marcher une armée au secours de Varsovie, ni même de parler à l’empereur le langage de la menace ; il eût suffi pour sauver la Pologne, d’y envoyer, en même temps que quelques généraux français, des agents chargés sous main d’appuyer, au nom de la France, le parti démocratique, seul capable de tenir tête aux circonstances par sa hardiesse et son élan. Ce parti, alors, reprenait le dessus ; les intrigues de l’aristocratie étaient déjouées ; la Pologne soulevée s’armait de la propagande, arme des audacieux ; on s’élançait vers la Lithuanie, et Chlopicki tombait, à moins que, se voyant encouragé par la France, il n’eût changé de système, et déployé, pour fortifier, pour étendre la révolution, l’énergie sincère qu’il mit à en paralyser les ressources et à en comprimer la fougue.

Mais tels n’étaient pas les desseins du PalaisRoyal. Si la cour parut d’abord s’associer aux sympathies de la France, ce fut uniquement parce qu’il y aurait eu danger à les braver. L’attitude prise en public on se hâta de la démentir dans les instructions secrètes adressées aux agents extérieurs.

Quelque temps après le 29 novembre, un membre de la diète eut une entrevue avec le consul français. « Que devons-nous attendre des sympathies du gouvernement de juillet ? demanda M. Biernacki. — Rien, répondit froidement le consul. — Mais si la fortune nous secondait, si nos succès venaient prouver à l’Europe tout ce qu’il y a d’énergique dans notre vouloir et de sérieux dans notre affranchissement ? — Je vous répète, monsieur, que vous n’avez à espérer du cabinet que je représentent ni encouragement ni appui. — Vous chargez-vous, au moins, d’être notre intermédiaire auprès de votre gouvernement ? — Non, monsieur. — De lui faire tenir nos dépêches ? Elles seront ouvertes et lues par l’Autriche. — Que doit donc, selon vous, faire la Pologne ? — Se soumettre. » M. Biernacki se retira plein de surprise et d’indignation.

Ainsi se vérifiait déjà, pour la Pologne, grâce à l’égoïsme des gouvernements, cette populaire et touchante formule de son désespoir : « Dieu est trop haut et la France trop loin. »

Ce que les Polonais pouvaient, si tout appui même indirect, ne leur eût manqué, on en jugera par les prodiges de leur longue lutte, éternel sujet d’admiration pour le monde, et pour la France, éternel sujet de douleur !



  1. En Pologne, aristocratie et noblesse sont deux choses fort distinctes : il ne faut pas l’oublier. Voir ce que nous avons dit cet égard, au 1er Chapitre.