Histoire de dix ans/Tome 2/Chapitre 3

(Vol 2p. 73-114).


CHAPITRE III.


Politique extérieure. — Lettre de Louis-Philippe à l’empereur Nicolas. — Dispositions des divers cabinets de l’Europe. — Joie des Anglais. — Le roi d’Espagne ne reconnaît pas Louis-Philippe ; mot de Louis-Philippe sur Ferdinand VII ; moyens employés pour amener la reconnaissance du cabinet de Madrid ; les réfugiés Espagnols poussés sur les Pyrénées, abandonnés ensuite. — Le gouvernement des clubs. — Émeutes à Bruxelles. — Dispositions de la bourgeoisie belge. — Le prince d’Orange à Bruxelles ; son portrait. — Vues du Palais-Royal sur la Belgique. — Politique de marchands. — Nomination irrégulière de M. de Talleyrand à l’ambassade de Londres ; son portrait ; funestes effets de son influence ; son incapacité. — Réponse de Nicolas à Louis-Philippe. — Révolution en Belgique. — La Belgique intéressée à se réunir à la France ; efforts du Palais-Royal pour empêcher ce résultat ; deux partis à Bruxelles les patriotes et les orangistes. — Bombardement d’Anvers. — Exclusion des Nassau. — Scènes d’enthousiasme à Paris. — Bataillon envoyé en Belgique par la société des Amis du Peuple.


Pendant que la bourgeoisie et la royauté, momentanément unies, consolidaient leur domination, les souverains étrangers revenaient peu-à-peu de leur frayeur.

La première pensée du nouveau pouvoir avait été de se faire reconnaître. Il résolut donc de fonder sa politique sur le maintien des traités de 1815. C’était se préparer une situation terrible. Ne faudrait-il pas, d’une part, s’asservir aux étrangers pour leur plaire ; et de l’autre, avilir la nation pour la calmer ? Le cabinet du Palais-Royal n’entrevit point ces conséquences, ou, s’il les entrevit, il les brava.

Le 19 août 1850, Louis-Philippe écrivit à l’empereur de Russie pour lui notifier son avènement. Sa lettre[1] dont toutes les expressions paraissaient pesées avec soin, indiquait, à travers les formes d’une obséquiosité craintive, quelle allait être, au dehors, l’attitude du gouvernement. Pour rassurer l’Europe sur les suites de la révolution de juillet, Louis-Philippe ne la montrait que comme une résistance malheureuse, mais inévitable, à d’imprudentes agressions. Lui-même il se donnait pour le modérateur des victorieux, et le protecteur naturel des vaincus, flattant ainsi, dans ce qu’elles pouvaient avoir de plus absolu, les doctrines monarchiques du Czar. Dans le même but, l’auteur de la lettre protestait de son respect pour le souverain déchu, que, même après sa chute, il désignait par ces mots le roi Charles X; hommage rendu au principe de la légitimité ! Ce qu’il y avait de compromettant à faire l’éloge de la charte, Louis-Philippe l’atténuait en rappelant qu’elle était un fruit de l’invasion et un bienfait de l’empereur Alexandre. Enfin, il faisait dépendre adroitement de l’appui que la sainte alliance lui prêterait, la conservation de la paix en Europe ; et quoiqu’entièrement dévoué à l’Angleterre, comme on le verra plus tard, il laissait espérer à Nicolas que la catastrophe arrivée à Paris n’aurait point pour résultat de briser l’alliance projetée par le ministère Polignac, entre la France et la Russie.

L’histoire que nous allons écrire était d’avance, et tout entière, contenue dans cette lettre.

L’empereur Nicolas ne s’était pas attendu sans doute, de la part du gouvernement français, à ces marques de soumission. Car, à la première nouvelle de la révolution de juillet, il s’était mis en mesure de faire la guerre à la France. Il envoya le feld-maréchal Diébitsch à Berlin, pour y décider le roi de Prusse à une alliance offensive ; il donna l’ordre aux troupes russes de se tenir prêtes pour une campagne prochaine il fit écrire au prince de Lubecki, ministre des finances en Pologne, qu’il eût à rechercher sans délai tous les fonds nécessaires pour la mobilisation de l’armée.

Le prince de Lubecki répondit que la Pologne possédait huit millions de florins dans son trésor, et un million d’écus à Berlin ; qu’elle était prête par conséquent à entreprendre les préparatifs de guerre voulus par les circonstances[2].

D’un autre côté, le grand duc Constantin engagea le consul de France en Pologne, à prêter serment à Louis-Philippe. Ce consul était dévoué à la branche aînée des Bourbons ; et le cabinet de St.-Pétersbourg craignait de le voir remplacé par un agent des idées qui venaient de triompher à Paris.

Voilà dans quelles dispositions la lettre précitée trouva l’empereur de Russie. Elle flatta son orgueil sans fléchir son ressentiment, il ne se donna pas même la peine de dissimuler ses dédains ; et l’envoyé du Palais-Royal fut accueilli par le chef d’un peuple encore à demi barbare, avec une hauteur dont le gouvernement de la restauration lui-même n’aurait pas souffert l’injure.

L’attitude de l’Autriche ne fut pas à beaucoup près aussi hostile, parce que ses intérêts diplomatiques étaient différents. Le cabinet de Vienne n’était pas, comme celui de St.-Pétersbourg, intéressé à la destruction de l’Angleterre. Il importait peu à l’Autriche que le roi de France eût le cœur anglais, pourvu qu’il se montrât disposé à enchaîner l’esprit révolutionnaire, et à préserver de tout ébranlement le système européen, inauguré en 1815. Louis-Philippe promettait tout cela. Son avènement devait donc être salué avec joie par les souverains qui, en 1815, s’étaient partagé les dépouilles de la France, en s’appropriant les peuples secondaires, bétail humain, distribué selon la loi de leurs caprices. Sous ce rapport, la Russie elle-même devait naturellement applaudir à l’avènement de Louis-Philippe ; et c’est ce qu’elle eût fait, si ses vues sur Constantinople ne lui eussent créé dans la question un motif particulier de dépit et de haine.

M. de Metternich, d’ailleurs, faisait consister sa politique à éviter toute grande secousse. Amoureux du repos par égoïsme, il l’était aussi par incapacité. Ceux-là seuls affrontent les orages, qui se sentent la force de les maîtriser. M, de Metternich voulait jouir sans trouble d’une réputation facilement usurpée, et dont la moindre complication eût mis à nu le mensonge. Il ne se borna pas à recevoir d’une manière encourageante les assurances données par Louis-Philippe il pressa vivement le roi de Prusse de ne point faire attendre son adhésion ; et en effet, ce fut par Berlin qu’arriva la reconnaissance de l’Autriche : celle de la Prusse y était jointe.

Le roi des Pays-Bas n’avait pas hésité à reconnaître Louis-Philippe. Trop heureux de voir sur le trône de France un prince qui renonçait pour son pays à la rive gauche du Rhin et à la Belgique !

Pour ce qui est de l’Angleterre, elle considérait le dénouement des trois journées comme un des événements les plus heureux de son histoire. Grâce à l’élévation du duc d’Orléans, c’était au profit des Anglais que la révolution de juillet venait de s’accomplir. Aussi Guillaume IV fit-il au général Baudrand l’accueil le plus empressé.

La joie que ces petits succès de famille causèrent au Palais-Royal ne fut pas tout-à-fait sans mélange. Un prince d’Italie, le duc de Modène, refusa de reconnaître Louis-Philippe, et l’Espagne publia contre le gouvernement de juillet un manifeste injurieux.

Le refus du duc de Modène était singulier. Les rapports de ce prince avec le duc d’Orléans, avant la révolution de 1830, n’avaient jamais eu rien qui put faire présager une hostilité aussi violemment déclarée. Le duc de Modène, qu’on disait conspirateur, aurait dû bien plutôt s’associer à une révolution sur laquelle comptaient depuis si long-temps tous ceux qui conspiraient pour l’indépendance de l’Italie. L’insolence bizarre de son refus, et l’impunité, plus bizarre encore, que lui accorda le cabinet du Palais-Royal, donnèrent lieu à des soupçons offansants. On avait parlé de M. Misley comme d’un agent mystérieux envoyé d’Italie au duc d’Orléans, dans l’intérêt de l’indépendance italienne. Quelques esprits défiants pensèrent que, par son accession aux traités de 1815, Louis-Philippe déconcertait des espérances qu’il avait fait concevoir ; que le duc de Modène en était profondément irrité, et que son refus était la manifestation énergique d’un mécontentement dont il lui était impossible de révéler à l’Europe le secret.

On s’expliquait mieux le manifeste publié, au nom de Ferdinand VII, par M. Calomarde. L’Espagne n’ayant pas été partie prenante aux traités de Vienne, Louis-Philippe, en adhérant à ces traités, n’effaçait pas suffisamment aux yeux d’un monarque absolu, la tache de son usurpation.

Ne pouvant gagner le gouvernement espagnol, le Palais-Royal résolut de l’effrayer.

La nouvelle de la révolution de 1830 avait attiré à Paris, de tous les points de l’Europe, les plus illustres victimes de la tyrannie de Ferdinand VII. Réunis par une infortune semblable et par de communes espérances, MM. Mendizabal, Isturiz, Calatrava, San Miguel, le duc de Rivas, Martinez de la Posa, le comte de Toréno, etc…, avaient formé, à Paris, une espèce de junte, dont le but avoué était de révolutionner l’Espagne. Pour seconder cette réunion, les patriotes français en formèrent une seconde sous le nom de comité espagnol. Ce comité, qui se composait de MM. Dupont, Viardot, Marchais, Schœlcher, Chevallon, Etienne Arago, Gauja, Loëve-Weimar, Garnier-Pagès, se mit à l’œuvre avec beaucoup d’ardeur. Une souscription fut ouverte, et on recueillit des sommes considérables. Le colonel Pinto était entre les patriotes des deux nations l’intermédiaire principal. Un banquier, M. Calvo, prit en main les intérêts financiers de l’émigration espagnole. Il fut question d’ouvrir un emprunt. Fonder une caisse, enrôler les réfugiés, les envoyer aux Pyrénées, c’est à cela que s’employa l’activité du comité espagnol.

Bientôt la protection du gouvernement lui fut assurée. Seul, parmi les ministres, le général Sébastiani se montrait opposé à une intervention, même indirecte. M. Dupont étant allé le trouver pour l’inviter à s’associer aux efforts du comité, il répondit que le premier devoir du gouvernement français était d’éviter un conflit européen ; que la nouvelle royauté ne pouvait, sans se compromettre, assister les révolutionnaires espagnols ; que, pour son compte, il était bien décidé à combattre, dans le conseil, toute mesure ayant pour objet d’encourager leurs démarches ; que, comme homme, néanmoins, mais en cette qualité seulement, il ne refusait point de venir en aide à des infortunes qui le touchaient. « Mais, alors, s’écria M. Dupont, entre vous et nous, c’est la guerre, Monsieur. — Eh bien, c’est la guerre, reprit froidement le ministre. »

M. Guizot manifesta des sentiments bien opposés. Il répondit à M. Louis Viardot réclamant, au nom des réfugiés, l’appui du ministère : « Dites à ceux qui vous envoient que la France a commis un crime politique en 1823 ; qu’elle doit à l’Espagne une éclatante réparation, et que cette réparation sera donnée. »

Mais le comité sentait bien de quel poids serait dans la balance du succès l’adhésion personnelle du roi. Une audience lui fut donc demandée par MM. Dupont, Marchais et Loëve-Weimar. Au jour fixé, ces messieurs se présentèrent au Palais-Royal, où M. Odilon-Barrot leur servit d’introducteur. Le roi les accueillit avec une grâce parfaite. Il reconnut que la France était menacée d’une guerre sur les bords du Rhin ; que l’orage pouvant à toute heure gronder sur elle du côté du nord, il importait qu’au midi elle fut mise à l’abri de toute attaque. Il ajouta que la protection promise par Ferdinand VII aux carlistes du midi lui paraissait alarmante, et qu’il était par conséquent d’un haut intérêt politique de leur enlever les Pyrénées. Il ajouta qu’il n’ignorait point que cette politique le poussait à combattre des intérêts de famille. « Mais en ce qui concerne Ferdinand VII, continua-t-il, on peut le pendre si on veut ; c’est le plus grand coquin qui ait jamais existé » Les représentants du comité voyant le roi dans de semblables dispositions, crurent le moment venu de lui parler des projets des réfugiés espagnols. Ces projets consistaient à offrir la couronne d’Espagne au duc de Nemours en lui donnant pour épouse Dona Maria, ce qui aurait fait prévaloir dans l’Espagne et le Portugal réunis, l’influence française et les traditions de la politique de Louis XIV. Une pareille proposition était peu acceptable, à cause de la haine que se portent l’un à l’autre le peuple espagnol et le peuple portugais. Ce ne fut point, toutefois, par ce motif que le roi la repoussa. Il s’exprima sans détour sur le danger de céder à une tentation de ce genre. Il voyait dans l’offre d’une couronne pour un de ses fils quelque chose de singulièrement hasardé, et ne voulait point se compromettre aux yeux de l’Europe. Quant aux secours d’argent qui lui étaient demandés, il s’abstint également et de les promettre et de les refuser. Mais quelques jours après, il mit à la disposition de M. de Lafayette cent mille francs, tirés de la cassette royale, et destinés à soutenir les tentatives des révolutionnaires espagnols. Soixante mille francs furent portes à Bayonne par M. Chevallon, et M. Dupont fut chargé d’aller en remettre quarante mille à Marseille, au colonel Moreno, qui devait les faire passer au général Torrijos.

Devenus de la part du gouvernement français, l’objet d’une protection aussi directe, les réfugiés espagnols s’élancèrent, le cœur plein d’espoir, à la conquête de leur patrie. Chaque jour, des bandes de trente, quarante, cinquante hommes, partaient pour les Pyrénées, tambour battant et enseignes déployées. Des feuilles de route étaient distribuées aux volontaires par M. Girod de l’Ain, préfet de police. L’impériale des voitures publiques était toujours retenue d’avance pour les proscrits. Enfin, comme on rassemblait des fusils de toutes parts, et que l’ambassadeur d’Espagne, M. d’Ofalia, s’en plaignait, on fit de secrets dépôts d’armes, avec l’assentiment de MM. Montalivet et Guizot.

Le général Mina était à Paris, se disposant à courir aux Pyrénées. Le maréchal Gérard eut une entrevue avec ce célèbre chef de partisans, lui prodigua les témoignages de la plus vive sympathie, et promit sa cause l’appui du gouvernement français. « Mais il importe, lui dit-il, de ne rien brusquer. Partez pour Bayonne, sans retard, et jurez-moi de vous abstenir de toute entreprise, jusqu’à ce que la France se soit nettement posée à l’égard de l’Europe. Mina ne pouvait suspecter la loyauté du maréchal Gérard : il promit, et partit pour Bayonne sans faire confidence à qui que ce fut de ses espérances et de ses projets. Arrivé à Bayonne, il tint parole. Mais son inaction, dans des circonstances où le succès dépendait tout entier de la promptitude et de l’audace, ne tarda pas à faire planer sur lui les plus cruels soupçons. Les réfugiés espagnols formaient alors deux camps : d’un côté, les partisans de la France ; de l’autre, ceux de l’Angleterre. Mina est accusé de trahison par quelques-uns de ses compatriotes : on le croit vendu aux Anglais. Enchaîné par sa parole, il ne peut ni agir ni se défendre. La défiance, si naturelle aux cœurs souffrants, se glisse parmi les réfugiés, les divise, pousse ceux-ci à une précipitation dangereuse, glace l’ardeur de ceux-là. Bientôt au malheur de ces divisions vient se joindre, pour les réfugiés, un malheur plus grand encore. Ferdinand VII, frappé d’épouvante, avait fait connaître les conditions de l’appui qu’il consentait à prêter à Louis-Philippe. C’est ce qu’attendait le cabinet du Palais-Royal. Il défendit tout-à-coup les départs, suspendit les secours, se mit en mesure de dissiper les rassemblements, imposa aux autorités l’obligation d’une surveillance active, et fit voler jusqu’à Bayonne, sur l’aile du télégraphe, des ordres inhospitaliers.

Ce fut alors que, cédant aux conseils de son désespoir, le colonel Valdès franchit la Bidassoa. Le 13 octobre, à la tête d’un petit nombre de braves, il touchait le sol sacré de son pays, aux cris mille fois répétés de vive la constitution, et sans autre garantie de succès que la justice de sa cause et son épée. La fortune lui fut d’abord favorable : autour de son drapeau, qui était celui d’un proscrit, quelques généreux Espagnols accoururent. Mais de douloureux mécomptes lui étaient réservés. Un autre chef de bande, le général Chapalangarra, était entré en Espagne avec cette conviction fatale que, pour soulever la contrée, il lui suffirait de se montrer ; et à ceux qui lui représentaient les dangers d’une aussi grande confiance, il avait répondu : « Les balles me respectent trop pour m’atteindre. D’ailleurs, qu’importe ? Je montrerai, du moins, comment sait mourir un soldat de la liberté. » En effet, ayant aperçu un poste de royalistes, il s’avança seul sur la route après avoir défendu aux siens de faire feu, et prononça quelques paroles amies. On lui répondit par une décharge : il tomba mort. Ses compagnons, trop faibles pour résister, reculèrent jusqu’à une auberge où était établi un poste de cent hommes, que les royalistes avaient fait reconnaître par un espion déguisé en marchand de gâteaux. Ce poste, vivement attaqué, se défendit avec vigueur. Là combattaient pour la cause de l’Espagne huit volontaires parisiens, dont quatre se firent tuer ; les quatre autres, après s’être battus vaillamment, parvinrent à se sauver à la nage. La troupe de Chapalangarra fut décimée et se dispersa. Premier échec qui n’était que le signal d’un grand désastre ! Privé d’un appui sur lequel il avait compté et accablé par des forces supérieures, Valdès s’était concentré à Vera, où il ne pouvait manquer d’être cerné et de périr. La nouvelle en arrive jusqu’à Mina, qui se décide alors à quitter Bayonne pour courir au secours de son frère d’armes. Il rassemble ses compagnons, trompe la surveillance de l’autorité, oppose la bonne volonté de quelques patriotes français aux douaniers qui veulent arrêter les caisses de médicaments qu’il emporte avec lui, et passe enfin la frontière après bien des obstacles et des périls. Une mésintelligence profonde existait entre Mina et Valdès. Le premier ne voulait que réduire Ferdinand VII à des concessions libérales ; le second voulait le détrôner. Mais, en s’apercevant, les deux chefs se tendirent la main, sacrifiant leurs répugnances à la patrie qui les appelait sur le même champ de bataille. Valdès restant à Vera, Mina courut à Irun, dont il se rendit maître. Malheureusement les chefs espagnols n’avaient pu prévoir, en commençant leur entreprise, tous les dangers qui les attendaient.

Il avait été convenu qu’au moment où Mina entrerait en Espagne par la Navarre, le général Placensia y entrerait par l’Aragon, de manière à tenir en échec les troupes de cette dernière province. Mais, sur l’ordre du gouvernement français, des armes envoyées au général Placensia furent saisies, cinq cents fusils et six mille cartouches, rassemblés par les soins du général Vigo furent confisqués à Maulian, et pareille confiscation eut lieu à Bagnères, chez le général Gurrea : car le gouvernement français mettait à faire échouer les efforts des patriotes espagnols autant d’ardeur qu’il en avait mis d’abord à les exciter. D’un autre côté, on informait soigneusement le gouvernement espagnol de toutes les mesures prises en France. Le capitaine général de l’Aragon apprit donc que cette province n’était pas menacée, et reçut ordre de réunir ses troupes à celles de la Navarre. Toute résistance devenait par là inutile. Mina qui, après la prise d’Irun, avait occupé les hauteurs d’Oyarzun, fut averti que Valdès, à Vera, allait se trouver enveloppé. Il lui envoya aussitôt ses cavaliers et un petit nombre de fantassins commandés par les généraux Lopèz-Banos et Butron. Avec ce renfort, Valdès disputa le terrain pied-à-pied : c’était lutter contre l’impossible. Il dut repasser la frontière, suivi de ceux de ses compagnons qui n’avaient point péri dans cette lutte inégale. Hélas ! à ces malheureux le sol de France ne fut pas moins fatal que celui de leur pays. Là, où ils croyaient trouver un asile, beaucoup ne devaient trouver qu’un tombeau. Par une violation du droit des gens, qui n’eût d’égal à son audace que le scandale de son impunité, les royalistes poursuivirent leurs ennemis jusque sur le territoire français et y fusillèrent leurs prisonniers. Plein de douleur et d’indignation, un aide-de-camp de Valdès ne voulut point conserver la vie dans cette France qu’il avait cependant aimée : il rentra en Espagne pour y mourir.

Il ne restait plus à Mina qu’une petite troupe. Il essaya de regagner la frontière. Pressé de toutes parts, poursuivi sans relâche, traqué par d’énormes chiens des Pyrénées lancés sur sa trace, il passa deux jours à gravir les montagnes, forcé bien souvent de se cacher au fond des ravins et jusque dans des fentes de rocher. Il arriva enfin à Lorda, maison située à une lieue en deçà de la frontière française. Il avait fait trente-huit lieues en quarante-deux heures ; ses mains, ses pieds étaient en sang ; et les blessures qu’il avait autrefois reçues dans la guerre de l’indépendance s’étaient rouvertes. De ses compagnons, plusieurs tombèrent aux mains des carabiniers royaux et furent massacrés. On en fusilla quelques-uns sur la place d’Irun, aux cris de Vive le roi absolu !

L’âme cruelle de Ferdinand VII s’était rassasiée de vengeances : il cessa de menacer le cabinet du Palais-Royal. Mais, dès ce moment, la France fut maudite par tous les patriotes espagnols, et il fut manifeste que, si jamais l’Espagne devenait démocratique, elle deviendrait anglaise. Or, le triomphe de la démocratie en Espagne étant inévitable, le gouvernement français venait de relever cette barrière des Pyrénées qu’avait abaissée le génie de Louis XIV.

Pendant qu’au midi la France perdait l’Espagne, la fortune semblait lui ouvrir, au nord, la voie des conquêtes pacifiques.

Il existait en France, à cette époque, deux gouvernements, celui de Louis-Philippe et celui des clubs : le premier, calculateur et réservé ; le second, actif, passionné, bruyant, et ami de l’imprévu. Le parti qui, à Paris, parlait de propagande, voulait qu’on poussât la France jusqu’au Rhin et qu’on étendît la main sur la Belgique, était en général composé d’hommes jeunes, étrangers aux affaires, peu riches, et par conséquent sans consistance dans une société tournée au mercantilisme. Néanmoins, ce parti était mieux conseillé par son ardeur que le parti contraire ne l’était par ses craintes. Grâce aux embarras de l’Europe, la prudence consistait ici à tout oser, et les plus téméraires en apparence étaient en réalité les plus sages, car la paix était également au fond de l’un et de l’autre système. Seulement, la France l’imposait à l’Europe en secouant les traités de 1815, tandis qu’en y adhérant, elle était forcée de l’implorer. Et en imposant la paix, elle en dictait les conditions ; en l’implorant, elle s’abaissait à les subir.

Malheureusement la politique propagandiste manquait d’interprètes puissants par leur position sociale. À l’exception du général Lamarque, du général de Richemont, et de M. Mauguin, qui entretenait avec les partisans de la France en Belgique une correspondance assidue, aucun homme haut placé ne se présentait pour résister avec vigueur aux tendances ultrà-pacifiques de la cour. La plupart des vieux généraux de l’empire n’aspiraient plus qu’à éteindre dans les douceurs du repos les restes de leur vie agitée. Quelques-uns d’entr’eux voyaient dans l’adoption d’une politique voulue par les nouveaux dispensateurs de la fortune, une voie plus facile ouverte à leur ambition. Dans la sphère ou s’agitaient les questions diplomatiques, la France, industrielle était tout, la France guerrière n’était plus rien.

Toutefois, le parti propagandiste mit activement à profit l’état d’hésitation où la révolution de juillet venait de plonger la France, et l’affaiblissement momentané de tous les pouvoirs. Plusieurs de ses émissaires partirent pour la Belgique. Ils y échauffèrent les esprits et y jetèrent parmi le peuple la semence des passions dont ils étaient animés eux-mêmes, si bien que dans ta nuit du 25 au 26 août 1830 ce cri avait retenti dans les rues de Bruxelles : Imitons les Parisiens. Le mouvement qui, alors, emporta quelques jeunes gens, au sortir d’une représentation de la Muette, n’eût d’abord que le caractère d’une émeute. La maison d’un journaliste ministériel, mise au pillage ; le drapeau tricolore déployé quelques boutiques d’armuriers envahies ; les vitres de la cour d’assises brisées ; l’hôtel du ministre de la justice, Van Maanen, incendié aux cris de joie de la multitude : là semblaient devoir se borner les vengeances de la nation belge contre la Hollande. C’était une protestation violente plutôt qu’un essai de révolution.

Et en effet, presque tous les industriels de là Belgique étaient unis à la Hollande par le lien de leurs intérêts privés : les plus hardis ne désiraient guère qu’une séparation administrative, avec le prince d’Orange pour roi. Le peuple était disposé à vouloir davantage, non par suite d’une appréciation bien nette de ses intérêts, mais parce qu’il était entretenu dans des sentiments de haine et de révolte par le clergé catholique.

Cette divergence de sentiments se manifesta dès le lendemain de l’émeute du 25 août. La première pensée de la bourgeoisie appartint au rétablissement et au maintien de l’ordre. On s’empressa d’envoyer à la Haye une députation chargée de présenter au roi Guillaume une adresse respectueuse qui se terminait par ces mots : « Pleins de confiance dans la bonté de votre majesté et dans sa justice, les citoyens de à Bruxelles n’ont député vers vous leurs concitoyens que pour acquérir la douce certitude que les maux dont on se plaint seront aussitôt réparés que connus. Les s.-s. sont convaincus qu’un des meilleurs moyens de parvenir à ce but si désiré sera la prompte convocation des états-généraux.

Bruxelles, ce 28 août 1830. »

Il est certain que la bourgeoisie belge, considérée dans ce qui constituait sa principale force, c’est-à-dire les industriels et les commerçants, était beaucoup plus portée à craindre une révolution complète qu’à là désirer : d’abord, parce qu’une semblable révolution aurait créé naturellement à la Belgique une situation violente et l’aurait précipitée dans un avenir plein d’orages ; ensuite, parce qu’une secousse aussi profonde n’était point nécessaire pour amener le redressement des griefs dont on se plaignait. Dans la deuxième chambre, 55 députés représentaient le nord, 55 députés représentaient le midi : quelques voix de plus acquises à la représentation méridionale suffisaient donc pour renverser les bases de l’union et faire passer de la Haye à Bruxelles le sceptre des Pays-Bas.

Mais la journée du 25 août venait de placer les événements sur une pente où il eût été bien difficile de les arrêter. Une vive fermentation régnait dans le peuple ; un appât nouveau venait d’être offert à des ambitions mécontentes ; le drapeau brabançon flottait à Bruxelles ; le mouvement insurrectionnel de cette ville embrassait Liège, Louvain, Namur ; et, comme pour rendre la rupture inévitable, les feuilles hollandaises demandaient avec emportement qu’on châtiât les rebelles.

Ce fut au milieu de cette anxiété générale, le 31 août 1850, que le prince d’Orange et le prince Frédéric arrivèrent à Vilvorde, à la tête de leurs troupes. Une commission est aussitôt nommée à Bruxelles pour offrir aux princes d’entrer dans la ville. Ils y consentent, à condition que le drapeau brabançon fera place aux couleurs de la maison d’Orange. A cette nouvelle, la ville de Bruxelles s’émeut ; on dépave des rues, on abat des arbres, on prépare des barricades. Une nouvelle députation part pour Vilvorde, à travers les flots d’une multitude en émoi. A onze heures du soir, les députés étaient de retour à Bruxelles ; et, à minuit, on lisait dans les corps de gardes bourgeois, au milieu d’acclamations ardentes, une proclamation ainsi conçue :

« S. A. R. le prince d’Orange viendra aujourd’hui, avec son état-major seulement et sans troupes ; il demande que la garde bourgeoise aille au-devant de lui. Les députés se sont engagés à la garantie de sa personne et à la liberté qu’il aura d’entrer en ville avec la garde bourgeoise ou de se retirer, s’il le juge convenable. »

Le lendemain, 1er septembre, le prince d’Orange fit son entrée à Bruxelles. La garde bourgeoise s’était avancée au-devant de lui, marchant en ordre de bataille pour ainsi dire, et livrant aux airs avec orgueil les couleurs brabançonnes. Au pont de Laëken, le prince d’Orange atteignit la tête de la colonne. Il n’était accompagné que de quelques aides-de-camp. Une foule innombrable se pressait sur la route qu’il avait à parcourir. A son approche, le tambour battit au champ, et les gardes lui présentèrent les armes. Il put même juger aux cris de Vive le prince ! qui retentissaient de distance en distance, qu’il n’entrait pas dans une ville ennemie. Mais lorsqu’il aperçut dans les rues d’énormes barricades et tout le sinistre appareil d’une cité en péril, il se sentit prêt à défaillir et pâlit. D’ailleurs, à mesure qu’il avançait, la voix du peuple dominait de plus en plus celle de la bourgeoisie et portait à son cœur épouvanté ces cris de guerre : Vive la liberté ! À bas Van Maanen ! Pour se rendre à son palais, il voulait suivre la rue de la Madeleine on cria : de toutes parts À l’hôtel-de-ville ! Profondément troublé, il continua sa route avec une extrême vitesse et comme en fuyant. Sur la place de la Justice, où il parut seul, ses aides-de-camp ne l’ayant pu suivre, une sentinelle donna l’alarme, et le poste, accourant, croisa sur lui la baïonnette. Ainsi la fièvre révolutionnaire avait déjà gagné Bruxelles, et le prince se trouvait engagé dans une entreprise dont le dénouement pouvait devenir terrible. Il abrégea le plus qu’il put son séjour dans une ville où déjà flottait partout le drapeau fatal à sa maison. Mais plusieurs députations s’étaient succédé auprès de lui ; il avait reçu la visite de presque tous les notables de Bruxelles ; et une commission nommée pour aviser aux mesures à prendre dans la circonstance, avait enfin prononcé le mot séparation. Ce mot laissait au prince d’Orange l’espoir d’une couronne. « À ce prix, dit-il dans une réunion où la question devait se décider, vous me serez fidèles ? — Oui ! oui ! répondirent avec enthousiasme les assistants. — Et vous ne vous réunirez pas aux Français ? — Jamais ! » Ce fut alors entre le prince et ceux qui l’entouraient un échange de paroles passionnées. L’émotion de l’assemblée était au comble, et on raconte que le prince d’Orange fondait en larmes. Le 4 septembre il quittait Bruxelles ou il ne devait plus rentrer.

Le prince d’Orange était un homme spirituel, chevaleresque, français par les manières et le langage. Il ne courait point bassement après la popularité : il l’appelait naturellement à lui. Mais son amour pour le jeu et la vivacité de ses goûts libertins avaient fourni à ses ennemis des armes dont ils se servirent contre lui avec une haine infatigable. C’est ainsi qu’on l’accusa, non sans quelque vraisemblance, d’avoir soustrait les diamants de sa femme pour payer ses dettes. Son père ne l’aimait pas. Homme d’affaires, rien ne rapprochait Guillaume d’un homme de plaisir, dont il n’approuvait pas les penchants et dont la capacité lui faisait ombrage. A son fils aîné, Guillaume préférait le prince Frédéric qui justifiait par une extrême médiocrité la tendresse paternelle, toujours défiante chez un roi. Or, ce fut, comme on le verra plus bas, la main du prince Frédéric qui brisa le dernier lien entre la Belgique et la Hollande.

Quoi qu’il en soit, la nouvelle de ces événements produisit en France une sensation profonde. Bien qu’il n’y eût aucune comparaison à établir entre la situation de la France et celle de la Belgique, les Parisiens se plurent à voir dans la révolution qui venait de commencer à Bruxelles, l’ascendant de l’exemple héroïque donné au monde par le peuple de Paris.

D’autres pensées agitaient la cour. Le roi ayant eu, à cette époque, un entretien particulier avec deux Belges qui se trouvaient en France, il ne leur dissimula point ses sympathies ; il parla de Guillaume comme d’un prince sage, libéral, et parut affligé de l’ébranlement imprimé au trône d’un monarque qui avait mis à le reconnaîre tant de grâce et d’empressement. Devant ses ministres, devant MM. Dupont (de l’Eure) et Laffitte surtout, Louis-Philippe ne pouvait guère montrer les mêmes dispositions. Mais, avec son parti pris de ne déplaire en rien à l’Europe monarchique, comment aurait-il vu éclater sans effroi un mouvement qui le poussait à prendre une décision anti-européenne ou une décision anti-française ? Car ne pas tendre les bras à la Belgique, prête à se détacher de la Hollande, c’était donner aux espérances que la révolution de juillet avait éveillées dans le peuple français un démenti bien brusque, un démenti dangereux peut-être. Et, d’un autre côté, accepter les avances de la fortune, c’était irriter à jamais l’Angleterre qui, depuis Edouard III, n’avait cessé d’agir contre l’établissement de l’influence française en Belgique.

Ce n’est pas que la réunion des deux pays, même au plus fort de l’enthousiasme excité par la révolution de juillet, se fut opérée sans obstacle. Le clergé belge, qui exerçait sur le peuple un empire absolu, détestait dans la nation française une société devenue sceptique et livrée à toutes les hardiesses de l’esprit d’examen ; les nobles n’éprouvaient que répugnance pour un pays tout couvert des ruines de l’aristocratie ; et quant aux industriels, ils étaient en général orangistes. Malgré tout cela, attirer la Belgique à nous n’eût pas été au-dessus des efforts d’une diplomatie habile. Entre le parti catholique et le parti libéral il existait en germe des divisions qui devaient éclater plus tard et dont on pouvait profiter. L’hostilité des nobles ne s’appuyait pas sur des forces assez réelles, pour qu’il fut imprudent de la dédaigner. Le penchant des industriels pour le prince d’Orange n’ayant d’autre principe que leur égoïsme mercantile, on leur aurait fait comprendre sans peine tout ce qu’ils allaient gagner à voir nos marchés s’ouvrir à leurs produits. La séparation de la Hollande et de la Belgique, combinée avec la royauté du prince d’Orange, ne pouvait être pour les Belges qu’une dépendance déguisée, et laissait perpétuellement suspendue sur leurs têtes la menace du joug hollandais. La Belgique, après tout, n’avait-elle pas été française ? N’était-ce pas la langue des Français que parlait toute la partie influente et éclairée de la nation belge ? Les provinces Wallonnes n’étaient-elles pas françaises par le cœur ? Si Bruxelles craignait de décheoir en devenant simple chef-lieu de département, n’était-il pas possible de la gagner en stipulant qu’elle deviendrait la résidence d’un prince français et la capitale d’une division administrative de la France ?

Voilà ce que pensaient les hommes que touchait la grandeur de leur pays. Mais ils avaient à combattre des intérêts puissants et obstinés. Parmi les industriels français, beaucoup redoutaient, dans le cas d’une réunion, la concurrence des fabricants de la Belgique, préférant de la sorte à l’intérêt national l’intérêt de leur fortune. M. Casimir Périer, possesseur des mines d’Anzin, aurait perdu beaucoup d’argent par la libre introduction des houilles belges. Ainsi, La France, pays de guerriers, n’avait pu renoncer à son génie sans perdre sa virilité, et elle s’était vue condamnée à l’impuissance le jour où elle avait consenti à être gouvernée par des marchands.

Ces circonstances répondaient trop bien à la politique du château, pour qu’elle ne les mît point à profit. Le samedi, 4 septembre 1850, le roi soumit au conseil une question de la plus haute gravité : la nomination du prince de Talleyrand à l’ambassade de Londres. M. Laffitte déclara qu’un tel choix lui semblait extrêmement dangereux, parce qu’il était impopulaire. M. Dupdnt (de l’Eure) se prononça d’une manière plus formelle encore. M. Molé, dont la politique était plutôt russe qu’anglaise, aurait volontiers repoussé un choix qui condamnait brusquement la France à l’alliance de l’Angleterre. M. Bignon appuyait les répugnances de MM. Dupont (de l’Eure) et Laffitte. Le roi interrompit, en conséquence, le cours des délibérations.

Le lendemain, 5 septembre, M. de Talleyrand, qui se trouvait à diner chez M. Laffitte, lui dit : « Je vous remercie de vos paroles d’hier. Je sais tout ; le roi m’a tout raconté. — Vous savez alors, répondit M. Laffitte, en quels termes j’ai parlé de votre capacité. — Passons. — J’ai ajouté que je vous croyais incapable de manquer à votre parole. — C’est de cela que je vous remercie. — Il est vrai que j’ai parlé aussi de votre impopularité. » M. de Talleyrand ne répliqua que par un sourire. Les convives l’imitèrent. Et quelques heures après, M. Laffitte apprit, de la bouche du roi, que M. de Talleyrand était ambassadeur à Londres.

aucune protestation ne s’éleva de la part du conseil. Pourtant, la décision qui venait d’être prise engageait irrévocablement la France dans une politique toute nouvelle. Nommer M. de Talleyrand à l’ambassade de Londres, c’était non-seulement lier la diplomatie française au maintien des traités de 1815, mais encore renoncer à l’alliance de la Russie pour embrasser celle de l’Angleterre.

La nomination de M. de Talleyrand aurait dû émouvoir profondément les âmes, s’il n’y avait eu alors, partout, éblouissement et vertige. Qui pouvait avoir oublié qu’avant 1814 la France était la première nation du monde ; que le Rhin commençait et finissait sur son domaine ; que l’Allemagne ayant été façonnée pour elle et par elle ; que l’Italie reconnaissait ses lois ; que la capitale du catholicisme lui appartenait ; que l’Espagne obéissait à son influence ; qu’elle était plus grande, enfin, que n’avait osé la rêver tout l’orgueil de Louis XIV ? Or, chez M. de Talleyrand s’étaient ouvertes les négociations de Paris, préliminaires à jamais honteux des honteux traités de Vienne ; chez M de Talleyrand les ennemis de la France avaient eu raison, en deux traits de plume, du génie militaire de la république, continué par le génie militaire de Bonaparte. C’était là qu’on avait décidé qu’il serait donne un million à M de Metternich, un million à M. de Nesselrode, et six cent mille francs à chacun des négociateurs subalternes, pour indemniser les diplomates étrangers du soin qu’ils prenaient de nous dépouiller. Singuliers titres pour devenir l’ambassadeur d’une révolution qui, dans la pensée du peuple, n’était qu’une protestation contre Waterloo et ses suites !

La vie de M. de Talleyrand, du reste, n’était ignorée de personne. Il s’était élevé par la protection des courtisanes qui déshonorèrent les derniers jours de la monarchie et contribuèrent à la perdre. Il était devenu évêque d’Autun, la veille du jour où la puissance de l’Eglise allait s’écrouler. Grand seigneur, on l’avait vu, au fameux anniversaire du 14 juillet, monter sur l’autel de la patrie, comme pontife de la révolution par qui mourait cette aristocratie dont il était membre. Il avait eu sa part de pouvoir, lorsque le 18 fructidor était venu frapper ses protecteurs. Il avait gagné le portefeuille des affaires étrangères à la révolution du 18 brumaire, dirigée contre Barras, son ami. En 1814, il s’était proclamé chef du gouvernement provisoire, pendant qu’à Fontainebleau, Napoléon, son bienfaiteur, méditait sur les ruines de l’Empire. Et maintenant que la dynastie à laquelle il avait offert son patronage en 1814, prenait à son tour la route de l’exil, il reparaissait sur la scène, pour y saluer encore une fois la fortune.

Cela même le désignait à l’admiration des froids ambitieux et des sceptiques que le cours de la révolution de juillet venait, en s’égarant, de porter aux affaires. C’est le propre des petites âmes et des petits esprits de croire habile l’homme qui réussit dans son égoïsme. Mais M. de Talleyrand ne fut pas même habile en ce sens, d’une manière absolue. Ecarté des affaires sous la République, disgracié sous l’Empire, exilé presque de la cour sous la Restauration, il ne sut se maintenir sous aucun des régimes dont son improbité banale avait favorisé le triomphe.

Quant à l’autre habileté, celle qui consiste à exécuter de vastes desseins avec de faibles ressources, M. de Talleyrand ne la posséda jamais. Et les diplomates étrangers n’en pouvaient douter, eux qui, à Vienne, avaient été témoins de son incapacité. Car tandis que, dans le congrès, M. de Nesselrode assurait, par l’inféodation de la Pologne à la Russie, l’influence de son maître sur le Midi ; tandis que M. de Bardemberg arrondissait la Prusse en Allemagne ; tandis que M. de Metternich agrandissait l’Autriche en Italie ; tandis que les lords Castlereagh, Cathcart et Stewart environnaient la France de barrières propres à étouner l’essor de son génie ; M. de Talleyrand ne songeait qu’à chasser Murat du trône de Naples. Aussi, quoique les rivalités des puissances offrissent des complications dont il était aisé de tirer profit M. de Talleyrand n’avait su rien obtenir, rien empêcher. Le roi de Saxe avait été dépouillé à cause de son amour pour les Français ; le Danemarck avait été châtié de sa loyauté aussi noble que constante ; en un mot, les bases de ces traités, si funestes à la France, avaient été arrêtées à Vienne telles qu’on les avait précédemment posées à Paris. Parmi les souverains étrangers, l’empereur Alexandre était le seul qui se fut montré disposé à la modération dans la victoire : M. de Talleyrand sut faire du Czar un des plus dangereux ennemis de la France.

Il ne faut donc pas s’étonner de la joie que produisit à Londres la nomination d’un semblable ambassadeur. M. de Talleyrand était, pour l’Angleterre, un jouet et un instrument. Eût-il été autre chose, les Anglais le connaissaient trop pour le craindre.

Fouché, qui avait déployé toute l’audace du mal, en avait eu, du moins, tout le génie. M. de Talleyrand, au contraire, était un esprit médiocre. Seulement, il avait cet avantage qu’il connaissait toutes les formes et tous les degrés de la bassesse de l’homme, l’ayant expérimentée sur lui-même. S’il faisait des actions viles, c’était tantôt avec une légèreté moqueuse, tantôt avec des airs méprisants, toujours avec l’aisance d’un gentilhomme. Il eût volontiers fait passer la vertu pour une preuve de mauvaise éducation, pour une marque de rôture ; et il était regardé comme le protecteur de chacun des pouvoirs auxquels il s’était livré tant il apportait de fatuité dans ses trahisons et savait donner d’importance à son déshonneur ! Quelques bons mots, popularisés par ses courtisans, quelques méchancetés heureuses, lui avaient acquis une réputation de salon, qui effrayait. On ne songeait pas qu’on redoutait en lui non-seulement l’esprit qu’il avait, mais encore l’esprit qu’on lui avait supposé. Il parlait peu lorsqu’il voulait poser, avait l’art de faire attendre son avis, et le donnait avec une concision étudiée, laissant croire ainsi qu’il pensait beaucoup. Il n’était pas jusqu’aux dehors de cet homme qui ne profitassent au mensonge de son rôle. Quoiqu’il fût pied-bot comme lord Byron, il y avait dans toute sa personne une sorte de grâce impertinente que nul ne pouvait égaler. Habile, d’ailleurs, à ne se point troubler, il troublait les autres par l’insolence polie de ses manières, l’impassibilité de son visage, le perpétuel sourire de ses yeux à demi-clos et leur douceur profondément ironique. Mais tout cela ; n’aurait pas suffi pour sa renommée, si l’Europe coalisée contre nous n’eût voulu rendre influent l’homme qu’elle avait choisi pour abaisser et ruiner la France. M. de Talleyrand eût la niaiserie de s’y tromper ; il ne comprit pas que nos ennemis lui avaient fait une illustration proportionnée à nos infortunes. Homme à peine digne de pitié ! Car sa réputation s’accrut de chaque opprobre éclatant, et sa prospérité résuma tous les désastres de son pays.

Le discours de M. de Talleyrand dans son audience de présentation au roi d’Angleterre fut tel que pouvaient le désirer les Anglais, et ce jour là, furent posés les fondements de l’alliance anglo-française, alliance impossible à établir d’une manière durable entre deux peuples régis depuis 1789 par les même lois économiques, et poussés par le principe de concurrence à se répandre également au-dehors, à convoiter d’une égale ardeur la conquête de débouchés nouveaux, la domination industrielle du globe, l’empire des mers ! Cette impossibilité que l’esprit étroit de M. de Talleyrand était incapable de pressentir, n’échappa certainement pas à la sagacité des hommes d’état de l’Angleterre ; mais habitués à dissimuler leurs sentiments, ils acceptèrent avec transport ; l’offre d’une alliance que la détresse de leur pays leur rendait momentanément nécessaire.

Le profit en était pour eux, tout le danger pour la France. L’empereur de Russie considéra là nomination de M. de Talleyrand comme une sorte de déclaration de guerre. Il ne lui était plus permis de douter du changement qui allait s’introduire, sous Louis-Philippe, dans la diplomatie de l’Europe, relativement à la question d’Orient. Toutefois, comme il n’était pas encore prêt pour la guerre, il crut devoir temporiser avec sa haine, dont la lettre suivante, toute méprisante quelle était, ne présentait encore qu’une expression adoucie :

« J’ai reçu des mains du général Athalin la lettre dont il a été porteur. Des événements à jamais déplorables ont placé votre majesté dans une cruelle alternative. Elle a pris une détermination qui lui a paru la seule propre à sauver la France des plus grandes calamités, et je ne me prononcerai pas sur les considérations qui ont guidé votre majesté, mais je forme des vœux pour que la Providence divine veuille bénir ses intentions et les efforts qu’elle va faire pour le bonheur du peuple français. De concert avec mes alliés, je me plais à accueillir le désir que votre majesté a exprimé d’entretenir des relations de paix et d’amitié avec tous les états d’Europe. Tant qu’elles seront basées sur les traités existants et sur la ferme volonté de respecter les droits et obligations ainsi que l’état de possession territoriale, qu’ils ont consacrés, l’Europe y trouvera une garantie de la paix, si nécessaire au repos de la France elle-même. Appelé conjointement avec mes alliés, à cultiver avec la France, sous son gouvernement, ces relations conservatrices, j’y apporterai, pour ma part, toute la sollicitude qu’elles réclament, et les dispositions dont j’aime à offrir à votre majesté l’assurance, en retour des sentiments qu’elle m’a exprimés. Je la prie d’agréer en même temps, etc., etc.

« Nicolas. »

Le ton dédaigneux de cette lettre, ses réticences pleines de menaces, l’omission insultante de ces mots monsieur mon frère que Louis-Philippe avait eu grand soin d’employer, tout cela fut un coup de foudre pour le Palais-Royal. Il ne se découragea point cependant, et ne songea plus qu’à mériter par de nouveaux efforts, surtout dans la question belge, la bienveillance des cours.

Depuis que le prince d’Orange avait quitté Bruxelles, tout y était en proie à la plus horrible confusion. Un fantôme de gouvernement y était apparu mais comme la Belgique n’avait pas encore poussé contre la dynastie des Nassau son irrévocable cri de guerre, nul pouvoir belge n’osait ni se croire ni se dire légitime. Le peuple qui, partout, se plaît aux situations violentes, parce qu’elles rompent la monotonie de ses douleurs, et que souffrir détourne de craindre, le peuple s’agitait et appelait les hasards. La haine irréfléchie long-temps couvée dans son sein, sous l’ardente excitation du clergé catholique, éclatait contre la Hollande avec une fougue qui troublait tout. Des rassemblements se formaient sur les places publiques de Bruxelles on demandait des armes de tous côtés ; on enrôlait des volontaires. Aux agitations de la capitale s’ajoutaient, pour les rendre plus terribles, celles de Liège, de Mons, de Gand, de Namur. Le désordre, comme il arrive toujours, avait enfanté ses orateurs, ses héros ; et l’anarchie était entretenue non-seulement par tous les ambitieux obscurs qui triomphaient des incertitudes du lendemain, mais encore par les orangistes qui voulaient effrayer la partie opulente de la nation et la réduire à merci.

Il faut être malheureux ou ignorant pour oser. Voyant sur sa tête un roi irrité, à ses pieds une multitude grondante, la bourgeoisie belge tremblait : elle s’efforçait d’apaiser le roi par des députations et des adresses presque suppliantes elle opposait à la multitude ses sections armées. Mais, épuisée par ce double effort, elle soupirait après la fin de la crise. Séparation administrative et maintien de la dynastie des Nassau, voilà ce qu’elle voulait.

Les états-généraux avaient été convoqués à La Haye. Guillaume ouvrit la session par un discours où le désir de la paix se traduisait en paroles altières. Les Belges y étaient considérés comme des rebelles et le roi annonçait sa volonté bien arrêtée de ne rien accorder à l’esprit de faction. Cependant la séparation des deux royaumes étant indiquée dans ce discours comme le terme de toutes les divisions, les députés belges se joignirent aux députés hollandais pour remercier Guillaume ; et l’adresse en réponse au discours d’ouverture fut votée par les états-généraux à une grande majorité.

Mais un appel trop véhément avait été fait aux passions des deux peuples, pour qu’une transaction fut possible. À La Haye, on ne parlait plus des Belges qu’avec colère ou méprît. Les députés des provinces méridionales y furent insultés, et ne tardèrent pas à comprendre qu’ils se trouvaient là en pays ennemi. La discussion de l’adresse envenima la querelle. Des orateurs hollandais émirent le vœu de recourir aux armes. Langage imprudent, qui retentit d’un bout à l’autre de la Belgique ! De part et d’autre on se hâtait vers le dénouement. Déjà le courrier des pays-Bas, à Bruxelles, tonnait contre la pusillanimité des députés belges envoyés aux états-généraux. On répandait des bruits pleins d’alarme. On s’attendait à chaque instant à voir s’ébranler les troupes commandées par le prince Frédéric. Les faits particuliers empruntaient des circonstances une gravité sinistre. Tantôt c’était un soldat belge, qui blessé dans une rixe par un soldat hollandais, avait été transporté dans les rues de Mons sur une civière, aux yeux du peuple indigné ; tantôt, c’était un jeune homme sur qui une sentinelle avait fait feu à Liège, et qui était tombé sanglant dans les bras de son frère. L’occasion était favorable pour la France. La bourgeoisie belge se sentait entraînée loin des Nassau par un mouvement devenu irrésistible. Elle glissait entre deux abîmes : l’anarchie d’un côté, la guerre de l’autre. Et, seul, le gouvernement français semblait pouvoir, tout en la sauvant des orages de l’anarchie, détourner d’elle les périls de la guerre.

Nul doute que, dans cette occurrence, la Belgique ne fut devenue française, si le cabinet du Palais-Royal se fût proposé pour but la grandeur de la France. Mais Les progrès de la révolution en Belgique étaient pour le gouvernement français un sujet d’effroi, non d’espoir. Louis-Philippe craignait également et d’avoir à refuser la Belgique, parce que c’était braver Paris, et d’avoir à la prendre, parce que c’était offenser Londres. Les agents du Palais-Royal en Belgique travaillaient donc à glacer le mouvement, loin de l’exciter. Quant à Lafayette, il aurait pu aisément déjouer ces tristes efforts. Malheureusement, son activité se dépensait en vains discours. D’ailleurs, la réunion de la Belgique à la France avait quelque chose dont souffrait son désintéressement puéril. Il aurait désiré voir la Belgique se constituer en république, sans croire, toutefois, que la France dût, par une intervention directe, aider à ce résultat. Dans une entrevue avec M. de Potter, qui se trouvât alors à Paris, il lui avait demandé une note sur l’état de la Belgique et tout s’était borné là.

On voit combien était critique la situation de la bourgeoisie belge ainsi abandonnée à ses terreurs. Un fait, peu important en lui-même, vint mettre en relief le trouble qui la possédait. Comme on parlait sans cesse à Bruxelles de la prochaine apparition des troupes du prince Frédéric, quelques volontaires résolurent de se lancer en éclaireurs sur la route de Vilvorde. Ils partent, et craignant que la diligence qui les suit ne donne, en les dépassant, avis de leur marche, ils la forcent à rebrousser chemin. Arrivés à Terwueren, ils désarment quelques maréchaussées, et regagnent Bruxelles sans autre accident. À cette nouvelle, grande rumeur à l’hôtel-de-ville ; l’audace des volontaires est fortement blâmée dans une proclamation. Le peuple s’irrite à son tour, crie à la trahison, se précipite sur l’hôtel-de-ville, y prend des armes, attaque plusieurs postes. La garde bourgeoise fait feu sur un rassemblement d’ouvriers : trois hommes tombent dangereusement frappés. L’effroi est dans la ville. Et le lendemain, une proclamation du prince Frédéric apprenait aux Belges que les troupes hollandaises s’avançaient sur la demande des meilleurs citoyens et pour décharger la garde bourgeoise d’un service pénible.

En effet, des dragons hollandais ne tardèrent pas à paraître sur la chaussée de Schaërbeck. Aussitôt le tocsin sonne à Ste.-Gudule. On bat la générale. Femmes, enfants, vieillards, travaillent aux barricades. Il y eût en ce moment un de ces éclairs d’enthousiasme que produit quelquefois l’approche des grands dangers. Les citoyens s’embrassaient dans les rues, et se promettaient de mourir plutôt que de subir le joug. Des volontaires liégeois étaient accourus à Bruxelles : mêlés aux habitants de cette ville, ils se portent au-devant de l’ennemi, ét se précipitent avec ardeur sur les cavaliers hollandais dont quelques-uns sont tués presqu’à bout portant.

Le 23 septembre, les troupes hollandaises, au nombre de neuf ou dix mille, se présentèrent, et vers huit heures du soir, elles pénétraient dans la ville par les portes de Schaërbeck et de Louvain. Il faut croire qu’à l’aspect de cette cité frémissante et prête au combat, qu’au glas du tocsin se mêlant aux détonations de la mousqueterie, les hollandais furent saisis de vertige. Car, au lieu de marcher droit sur des barricades imparfaitement construites, de s’emparer des postes importants, de dominer toute ta ville, ils se dirigèrent vers le parc, où ils se retranchèrent avec leur artillerie. Là ils furent assaillis pendant trois jours par les tirailleurs belges, maîtres de la place Royale et postés dans les maisons voisines. Pendant trois jours, les braconniers wallons, connus par leur adresse, ne cessèrent de porter la mort dans les rangs de l’armée ennemie, dont l’artillerie ne cessa de foudroyer la ville. Les Hollandais abandonnèrent enfin Bruxelles, emportant leurs morts dans des charriots, et laissant, pour souvenirs de leur passage, le parc ravagé comme un champ de bataille, le pavé couvert de cadavres, et la cendre des maisons qu’avait dévorées le feu des obusiers.

Un coup mortel venait d’être porté à la famille des Nassau. Impitoyables et vaincus, leur crime était double. L’horreur produite par leur tentative avortée s’accrut bientôt de celle qu’inspirèrent les plus sombres récits. Les Hollandais, disait-on, avaient commis des atrocités ; ils avaient pillé plusieurs hôtels de la place d’Orange, après avoir assommé les propriétaires à coups de crosse ; on les y avait vus tirer par les soupiraux des caves sur de pauvres paysans inoffensifs ; ils avaient traîné l’aubergiste du Pavillon Royal à la queue d’un cheval, envahi brutalement des pensionnats de jeunes filles, incendié seize maisons entre la porte de Schaërbeck et celle de Louvain. On citait un Belge, nommé Hauregard, auquel ils avaient coupé les bras et les jambes, et dont ils avaient jeté le tronc sanglant dans un fossé. Le prince Frédéric était représenté animant ses soldats au carnage, et disant à ses artilleurs, avec le sourire sur les lèvres : « Courage, mes enfants ! bombardez cette méchante ville. Je vous en garantis le pillage. » Vrais ou supposés, ces affreux détails étaient avidement accueillis par la haine, toujours crédule, et ils rendaient une réconciliation désormais bien difficile.

Il ne restait donc plus à la Belgique, que deux partis à prendre : se déclarer indépendante, ou se jeter entre les bras de la France.

De ces deux partis, le premier paraissait bien hasardeux. En se détachant violemment de la Hollande, la Belgique brisait les traités de 1815. Le souffrirait-on en Europe ? Et, si on ne le souffrait pas, comment les Belges, privés de l’assistance des Français, maintiendraient-ils leur indépendance ? La guerre semblait imminente. Du sein même des négociations, pour peu que la France eût nourri des espérances de conquête, un orage universel pouvait sortir. Que deviendrait alors la Belgique ? Ne serait-elle pas, ce qu’elle avait été déjà si souvent, l’arène sanglante où les nations du premier ordre viendraient se disputer l’empire du monde ? Ne devait-elle pas se donner, pour n’être pas conquise ? Voilà ce que pensaient les hommes qui, tels que MM. Gendebien et Séron, avaient une âme inaccessible aux mesquines jalousies, et préféraient, pour leur patrie, l’éclat d’une existence forte, régulière, respectée, au frivole avantage d’une nationalité impuissante, condamnée à un rôle éternellement subalterne, ne vivant que des embarras de la diplomatie européenne, et soumise, dans tous les cas, au premier caprice des batailles. Ces considérations s’appuyaient sur des intérêts pressants. Privée tout-à-coup des riches débouchés que lui fournissaient les colonies hollandaises, la Belgique ne pouvait se donner à la France, sans que la France se donnât à la Belgique. La réunion des deux pays n’avait rien du caractère d’une conquête, et n’aurait fait, en décuplant leur puissance, que sceller entr’eux un noble pacte de fraternité. Il fallait, d’ailleurs, un gouvernement à la Belgique déclarée indépendant. Nouvelle source de difficultés. Car, république, l’Europe pesait sur elle et l’écrasait ; monarchie, la diplomatie l’asservissait, en lui imposant un roi. Enfin, comme si la fortune eût voulu montrer tout ce que pouvait cacher de tempêtes cette indépendance si difficile à fixer, la Belgique, depuis son affranchissement, était accablée de toutes sortes de maux. Des pensées redoutables étaient éveillées dans le peuple par les encouragements que donne à l’audace tout changement de règne, et par l’espoir de la licence impunie. Des hordes de malfaiteurs parcouraient les campagnes ; on avait dévalisé des voyageurs, dépouillé de riches négociants, dévasté des fabriques ; les propriétés étaient menacées ; l’anarchie gagnait de proche en proche. Et pour faire face aux dangers de cette situation, il n’y avait qu’un gouvernement qui s’était créé lui-même, gouvernement d’hommes nouveaux que sa nécessité rendait possible, non populaire, et qui était sans force parce qu’il était sans prestige.

Ainsi, tout semblait inviter la Belgique à devenir française. Il y allait des plus chers intérêts de la France, et ce dénouement était inévitable, si pour l’empêcher, le cabinet du Palais-Royal n’eût déployé une activité sans égale.

Parmi les personnages influents de la Belgique nouvelle, les uns étaient des républicains qui, comme M. de Potter, ne voulaient point faire partie d’un peuple retombé sous le joug monarchique. Les autres étaient, comme MM. Van de Weyer et Nothomb, des hommes à demi sceptiques, impatients de leur précédente obscurité, sans esprit de système, et faisant volontiers consister la capacité des affaires dans une froide soumission aux décrets de la force. Ces derniers, le gouvernement français les aurait mis sans peine dans les intérêts de la France, n’ayant pour cela qu’à leur prouver sa puissance, et à leur promettre un rôle. Il agissait dans un sens opposé, et les eut naturellement contre lui : c’était là ce qu’il voulait.

Grâce à cette conduite, inouïe certainement dans les fastes de la diplomatie, un véritable parti français ne put se former en Belgique, bien que de ce côté se trouvassent en même temps la logique des faits, les apparentes décisions du sort, la grandeur et l’avenir de deux peuples. La lutte s’engagea donc, à Bruxelles, entre les patriotes, partisans chaleureux d’une nationalité belge, et les orangistes, qui avaient contribué à combattre la suprématie hollandaise, mais qui, ne croyant pas à la possibilité d’une Belgique indépendante, désiraient le maintien de la dynastie des Nassau, avec des institutions modifiées. Les hommes de finance, beaucoup d’industriels, la plupart des anciens employés du royaume des Pays-Bas, formaient le parti orangiste. Le parti patriote comprenait les catholiques, les jeunes libéraux, et s’appuyait sur les sympathies populaires. Les orangistes étaient plus riches, plus prévoyants ; les patriotes plus actifs, plus nombreux et plus passionnés. Entre ces deux opinions rivales flottaient les hommes qui, préoccupés de leur fortune particulière, se tenaient à la disposition des vainqueurs.

Nous avons dit qu’un gouvernement provisoire s’était établi à Bruxelles, le lendemain de la révolution de septembre. Il se composait de MM. le baron E. d’Hoogvorst, Charles Rogier, Jolly de Coppin, Vanderlinden, Nicolaï, Félix de Mérode, Gendebien, Van de Weyer. Quatre jours après son installation, il s’était adjoint M. de Potter. N’osant décider lui-même aucune des grandes questions que la révolution venait de poser, ce gouvernement de passage se hâta de convoquer le congrès, auquel il réservait le droit de fixer le destin de la Belgique. Seulement, il publia une proclamation ambigüe dans laquelle il déclarait que la Belgique constituerait un état indépendant. Une commission fut ensuite chargée par lui de rédiger un projet de constitution. Tous les membres de cette commission, à l’exception de M. Tielemans, se prononcèrent pour la monarchie, et la rédaction du projet fut confiée à MM. Devaux et Nothomb. Quand celui-ci en donna lecture au gouvernement provisoire, « Ce n’était pas la peine, dit M. de Potter avec amertume, de verser tant de sang pour si peu de chose. »

Cependant, Guillaume avait appelé aux armes ses sujet fidèles, et les Prussiens se disposaient à le seconder, quand M. Molé leur déclara que, s’ils mettaient le pied sur le territoire belge, une armée française y paraîtrait aussitôt. Il n’en fallut pas d’avantage pour intimider la Prusse. Le succès de cette honorable fermeté aurait dû prouver au cabinet du Palais-Royal combien une politique courageuse était alors facile, profitable, et même prudente.

Peu confiant dans ses propres forces, Guillaume eut recours au gouvernement anglais. Le royaume des Pays-Bas étant une création diplomatique, Guillaume en appelait naturellement à la diplomatie : dans une note remise à lord Anerdeen par M. Falck, et datée du 5 octobre 1830, il était dit :

« Comme l’assistance des alliés du roi pourra seule rétablir la tranquillité dans les provinces méridionales des Pays-Bas, j’ai reçu l’ordre de demander qu’il plaise à sa majesté britannique de commander à cette fin l’envoi immédiat du nombre nécessaire de troupes dans les provinces méridionales des Pays-Bas, dont l’arrivée retardée pourrait compromettre gravement les intérêts de ces provinces et ceux de l’Europe entière. En m’acquittant, par la présente, des intentions de mon gouvernement, j’ai l’honneur d’informer votre excellence qu’une semblable communication est adressée à la Prusse, à l’Autriche et à la Russie, qui, ayant également signé les huit articles constitutifs du royaume des Pays-Bas, son appelées, ainsi que l’Angleterre, à soutenir le royaume des Pays-Bas, et l’état actuel de l’Europe. »

Dans sa réponse, en date du 17 octobre, lord Aberdeen refusait comme tardif l’envoi des troupes, mais il annonçait la prochaine réunion des plénipotentiaires des cinq cours.

Cette réunion eut lieu, en effet : la Prusse y était représentée par le comte de Bulow, la grande Bretagne par lord Aberdeen, la Russie par le comte Matuszewic. Elle prit le nom de conférence, et n’était qu’une continuation du congrès de Vienne. Aussi, ce fut avec un étonnement inexprimable que l’Europe y vit la France représentée par M. de Talleyrand. Car nous devenions par là complices de toutes les mesures prises par nos ennemis contre nous-mêmes. La conférence se tint à Londres, comme pour mieux prouver que c’était à l’Angleterre qu’appartenait le droit de régler le sort du monde.

Le prince d’Orange, de l’aveu de son père, avait établi à Anvers une espèce de contre-gouvernement. Il fit répandre une proclamation dans laquelle il reconnaissait l’indépendance de la Belgique. Or, l’incertitude des esprits était si grande encore dans ce pays, que reffet de la proclamation du prince y fut prodigieux. Le gouvernement provisoire affecta de la dédaigner, mais la cause du prince d’Orange était loin d’être perdue. « Des actes populaires, dirent à un envoyé du prince, MM. Van de Weyer et Félix de Mérode, pourraient peut-être détourner une solidarité qui pèse sur tous les membres de la maison de Nassau. »

Un événement grave vint simplifier la situation. Dans la nuit du 27 au 28 octobre, on entendit à Bruxelles comme un bruit lointain et formidable. Les membres du gouvernement provisoire avaient établi leur siège dans l’ancien palais des états-généraux. Du haut du péristyte, ils aperçurent à l’horizon une lueur sanglante, semblable à celle d’un vaste incendie. C’était la ville d’Anver que le prince d’Orange avait abandonnée et que le général Chassé faisait bombarder. L’indignation des Belges fut extrème. Coupable ou non du bombardement d’Anvers, le prince d’Orange resta chargé du crime d’avoir livré aux flammes la plus florissante cité de la Belgique, et la seule qui se fut jusque-là montrée fidèle à la Hollande.

Le moment approchait où la Belgique allait se trouver complètement affranchie. Les Hollandais avaient été chassés de ville en ville, de poste en poste. Dans un des nombreux engagements qui eurent lieu, le comte Frédéric de Mérode fut mortellement blessé. Les feuilles, belges publièrent les détails de son agonie. Ils étaient touchants et de nature à produite en France une grande impression. Sur le point d’expirer, le comte Frédéric se tourna vers un de ses amis, et dit d’une voix éteinte : « Lui aussi est un brave. Dans les journées de juillet, officier de cuirassiers, il n’a pas voulu tirer i’épée contre ses frères. » Et il rendit le dernier soupir.

Ces nouvelles firent éclater à Paris des scènes d’enthousiasme. Les sociétés populaires, surtout, se livrèrent à l’orgueil. On ouvrit des souscriptions en faveur des blessés de septembre. Les club envoyèrent à Bruxelles leurs émissaires. La société des Amis du Peuple leva un bataillon à ses frères, et le fit partir en lui donnant un nom, un chef, un étendard.



  1. Voir aux documents historiques.
  2. Documents tirés du portefeuille du grand-duc Constantin, et produits par Lafayette à la séance du 22 mars 1831.