Histoire de dix ans,tome 4/Chapitre 2

CHAPITRE II.


Corruption des mœurs. – La Tribune attaque la Chambre et est appelée à la barre de l’assemblée ; plaidoiries, jugement. – La fête du 21 janvier abolie. — Travaux législatifs ; organisation départementale, instruction primaire, expropriation pour cause d’utilité publique. — Troubles dans Paris ; M. Rodde sur la place de la Bourse. Coalitions d’ouvriers. Société des Droits de l’Homme ; son manifeste ; sensation produite par cette publication. — Procès des 27. — Acquittement de MM. Charles Teste et Voyer d’Argenson.


L’année 1833 ne fut pas remplie tout entière par les événements que nous venons de raconter ; et, tandis que, frappées de vertige, les royautés semblaient s’abaisser sous la main de Dieu, leurs ennemis croissaient en nombre, en énergie et en audace.

Deux forces rivales étaient en présence : ici, une assemblée élective, là, un chef héréditaire. Le régime constitutionnel avait par conséquent installé l’anarchie dans les régions du pouvoir. La société avait deux têtes. Qu’en était-il résulté ? Que l’autorité, vacillant sous des efforts contraires, n’avait cessé de pencher, tantôt du côté du trône, tantôt du côté de la Chambre ; et, qu’au-dessous, la nation, partagée entre la crainte de l’oppression et celle du désordre, était devenue le prix d’un combat.

Fixer le pouvoir était donc indispensable ; mais, pour cela, il fallait que la royauté se soumit au parlement ou le soumît. Elle essaya de le soumettre. Le système des faveurs fut adopté pour corrompre la Chambre, et l’on s’occupa de l’entourer de forteresses pour arriver plus tard. à la dompter. Et, en effet, pour parer aux vices d’un régime, chef-d’œuvre de la folie humaine, ce n’était pas trop de ces deux moyens combinés : la ruse et la violence.

Le 1er avril 1833, le journal la Tribune publiait les lignes que voici :

« La Chambre s’est occupée aujourd’hui de la question des fortifications de Paris… On s’est imaginé de construire, non pas des fortifications protectrices de la capitale, mais des casernes fortifiées qui serviraient, au besoin, à s’en rendre maître. Tout a concouru à ce système. Vincennes est devenu une espèce de château féodal encombré de casemates, garni de souterrains, et bien moins propre au combat qu’à la peur, lieu d’asile pour la couardise aux abois, sorte de terrier où toute une famille pourrait se mettre à l’abri du fer et du feu. Puis on a jeté autour de Paris une ceinture qui permettra au despotisme de l’enserrer, qui pressera la capitale, la bouclera pour ainsi dire sur les reins ; et, sous le vain prétexte d’un camp retranché, donnera les positions les plus fortes à une garnison de 60 mille hommes qui menaceront incessamment et les Chambres et la presse, et tout ce qui aura quelque influence sur la marche des affaires. C’est là qu’on est arrivé. La Chambre veut aujourd’hui qu’on ne puisse fortifier Paris que moyennant l’autorisation législative. Ne dirait-on pas, à voir ce sérieux des mandataires, que ce mot a une valeur ? Comme s’ils ne voteront pas tout ce qui leur sera demandé ! O le bon billet de la Châtre que nous donne là cette Chambre prostituée !… »

Dans un second article plein d’amertume et d’ironie, la Tribune accusait plusieurs députés, et, entr’autres, M. Viennet, d’entretenir avec M. Gérin, caissier des fonds secrets, des relations dont l’honneur eût été moindre que le profit.

Le coup porta : la Tribune y comptait. Le lendemain même du jour où les articles avaient paru, M. Viennet les dénonçait à la Chambre. L’assemblée prit feu : une commission fut nommée, et M. Persil ayant présenté un rapport qui concluait à ce que les coupables fussent traduits à la barre de l’assemblée, le 8 avril la discussion commença. Soutenues par MM. Petit, Pataille, de Rémusat, Dumon, Jaubert, Duvergier de Hauranne, les conclusions du rapport de M. Persil furent vivement combattues par MM. Gaëtan de la Rochefoucauld, Laurence, Salverte, Gauthier de Rumilly, les généraux Bertrand et Lafayette, Thouvenel, Garnier-Pagès.

Les premiers affirmaient que la Chambre se devait de ne point souffrir qu’on outrageât en elle la majesté de la nation ; qu’en frappant de ses propres mains ceux qui se déclaraient si ouvertement ses ennemis, elle agissait comme corps politique, non comme autorité judiciaire ; qu’elle avait sous les yeux l’exemple de l’Angleterre, l’exemple des États-Unis, où le parlement avait usé plus d’une fois du droit de châtier les auteurs d’écrits diffamatoires ; qu’au surplus, les lois du 23 mars 1822 et du 8 octobre 1830 rendaient rassemblée juge des insultes qu’on faisait monter jusqu’à elle.

Les seconds répondaient par des raisons empreintes de sagesse et de dignité. Une assemblée de législateurs devait-elle se commettre dans la mêlée des partis, au lieu de se maintenir avec calme et sérénité au-dessus des orages de la polémique ? Que pouvait gagner un corps politique à fouler aux pieds ce principe éternel de morale qui veut que nul ne soit à la fois accusateur, juge et partie ? La Chambre serait-elle réputée plus vertueuse quand elle se serait en quelque sorte délivré à elle-même un brevet de vertu ? S’il était vrai qu’en l’outrageant on eût outragé la nation, que ne laissait-elle aux tribunaux ordinaires, à la justice du pays, le soin de punir un tel attentat ? Pour faire respecter l’inviolabilité du législateur, un arrêt valait mieux, apparemment, qu’une vengeance ! Et les orateurs de la minorité rappelaient le Journal du Commerce traîné, sous la Restauration, à la barre d’une assemblée qui, en satisfaisant sa haine, n’avait fait que se dégrader ; et montrant du doigt M. Barthe, assis au banc des ministres, ils ajoutaient, par un rapprochement aussi terrible qu’inattendu : « Voilà l’homme que le Journal du Commerce eut alors pour défenseur ! » M. Garnier-Pagès cita ce trait du grand Frédéric qui, apercevant du haut des fenêtres de son palais un groupe d’hommes occupés à lire une affiche où il était insulté, ordonna que l’affiche fût placée plus bas pour qu’on pût mieux la lire. Il invoqua aussi, pour prouver la puérilité de certaines vengeances, le souvenir de Shéridan qui, condamné par le parlement anglais à faire amende honorable et forcé de se mettre à genoux, dit en se relevant et en s’essuyant le genou : « Je n’ai jamais vu de chambre aussi sale. »

Mais il y avait parti pris de la part de la majorité, dont M. Persil, avec son âprêté ordinaire, s’était fait le champion et l’orateur. Comme il parlait, un éclat de rire se fait entendre aux extrémités de la Chambre. « Vos rires sont scandaleux, » s’écrie M. Persil avec colère et l’œil fixé sur les derniers bancs de la gauche. « Vous êtes un insolent, » réplique M. Dupont (de l’Eure). Il s’élève à ces mots un effroyable tumulte. Plusieurs députés sont debout. Le président rappelle à l’ordre Dupont (de l’Eure). Qu’on nous y rappelle tous s’écrient à l’envi la plupart des membres de l’Opposition. Alors, d’une voix ferme : « Messieurs, dit Dupont (de l’Eure), je professe la plus grande tolérance pour toutes les opinions, mais je réclame le même droit pour les miennes. Je déclare donc à M. Persil que toutes les fois que, se tournant vers moi, il traitera de scandaleux mon rire ou mes paroles, quand je n’ai ni ri, ni parlé, je dirai qu’il est un insolent. » Ce fut sous l’impression de ces débats violents que le scrutin s’ouvrit. Avant et après l’appel nominal, quarante-cinq membres déclarèrent qu’ils étaient résolus à se récuser ou à s’abstenir[1]. De ce nombre, M. Viennet, qui avait fait l’office d’accusateur, et M. Teste, contre lequel la Tribune avait dirigé de récentes et vives attaques.

Deux cent cinq voix décidèrent, contre quatre-vingt-douze, que le journal serait cité à la barre de la Chambre. Il y comparut, le 16 avril, dans la personne de M. Lionne, son gérant, et de deux de ses rédacteurs MM. Armand Marrast et Godefroi Cavaignac. La foule des spectateurs était immense. Immobiles sur leurs bancs, les députés gardaient un silence glacial et semblaient composer leurs visages. Les républicains entrèrent, le front haut, le sourire du dédain sur les lèvres. Qu’ils courussent au-devant d’une condamnation, ils ne l’ignoraient point ; mais ils trouvaient à la braver par une profession de foi pleine d’éclat, une jouissance légitime et hautaine. Un bureau avait été disposé dans l’intérieur d’une balustrade circulaire adossée aux bancs de l’extrême gauche : ce fut là que le prévenu et ses défenseurs prirent place.

M. Godefroi Cavaignac commença en ces termes : « Messieurs, nous comparaissons devant vous, mais nous ne vous reconnaissons pas le droit de nous juger. » Il continua sur ce ton, comme un homme convaincu de la sainteté de sa cause et de la supériorité de ses doctrines. Il ne se défendit point, il attaqua ; pressant et hardi, mais grave dans ses colères et modeste dans son audace. Il reconnut, d’abord, qu’en politique, être jugé par ses ennemis était une chance commune à tous les partis en lutte, ce qui rendait les prétentions de la Chambre naturelles, et ce qui les aurait rendues légitimes si cette Chambre eût véritablement représenté la souveraineté du peuple. Mais une assemblée, fille du monopole, pouvait-elle avoir l’omnipotence d’une assemblée issue du suffrage de tous les citoyens ? Au privilège qui les faisait représentants de 200, 000 électeurs dans une nation de 33, 000, 000 d’hommes, les députés pouvaient-ils joindre le privilége de l’inviolabilité ? Après tout, que reprochait-on à la Tribune ? D’avoir dit que la Chambre laisserait construire des forts autour de Paris, vendue et prostituée qu’elle était ? Mais des fonds n’avaient-ils pas été alloués, l’année précédente, pour le commencement des travaux ? Preuve trop évidente de l’état de vassalité dans lequel la Chambre vivait à l’égard du pouvoir exécutif ! Car enfin, quoi de plus étrange que de voir une assemblée fournir elle-même à une autorité rivale des moyens de dictature, des instruments de tyrannie ? Des législateurs s’entourant de l’appareil des armes, consentant à siéger sous le feu de citadelles bâties à grands frais la chose était nouvelle assurément et digne de remarque 1 Ils n’avaient pas compris de la sorte la liberté des délibérations parlementaires, les auteurs de toutes les constitutions antérieures à l’an viii, eux qui avaient décrit autour de la capitale un cercle qu’il n’était permis à aucun soldat de franchir, eux qui avaient assuré au pouvoir législatif la possession d un territoire sacré où la puissance morale de la loi reposait dans toute sa force ! Après de vives attaques contre le projet d’embastiller la capitale, M. Cavaignac se mit à suivre à travers l’histoire du dix-neuvième siècle les progrès de ce système de réaction, qui s’était produit jusqu’au 18 brumaire, contre les hommes ; sous l’Empire, contre les idées ; sous la Restauration, contre les sentiments et les intérêts du peuple ; depuis, contre les garanties publiques. Le procès même intenté à la Tribune paraissait à l’orateur républicain la suite d’un vaste plan de conspiration contre-révolutionnaire, plutôt qu’un acte de vengeance provoqué par une injure. « Quoi ! ce procès pour vous dans un temps où la société est en proie à un procès, par ma foi, bien autre quand elle plie jusque dans son axe, quand on ne sait à quel orbite doit aboutir ce monde dérouté ! Quoi ! dans cette tempête qui gronde autour de vous, vous entendez le cri d’un journaliste ! Ces soldats retenus autour de vous, quand, de Francfort à Constantinople, on sent de quoi remuer les rois. et les peuples, quand l’Allemagne fermente sous cet esprit héréditaire qui fatigua Charles-Quint et ruina Napoléon ! Ainsi, l’Europe s’échauffe au retour de l’incendie que 1830 avait attisé dans son centre, l’esprit révolutionnaire se meut de nouveau contre cette loi de sainte-alliance qui ne peut plus désormais exister qu’entre peuples, une étincelle de juillet retombe sur le foyer de la grande famille européenne ; et, cependant, vous, vous jugez ! Distraction impossible, aveuglement incroyable, si l’on n’y cherche que celui de la passion ! Non, vous ne ferez pas croire que votre colère contre nous soit l’unique mobile de ce procès ; non, lorsqu’il n’y a pas un sommeil qui ne puisse être interrompu par un courrier, vous ne nous persuaderez pas que vous vous endormiez à l’aide d’une audience. Vous êtes dans une mauvaise voie, mais vous y marchez, et ce procès termine votre session, parce qu’il commence ce qu’une autre doit exécuter. »

Par ces paroles, on le voit, M. Cavaignac agrandissait le débat ; il rattachait à un long et détestable complot contre les libertés publiques, ce qu’on aurait pu prendre pour un simple élan de colère de la part de quelques députés blessés dans leur orgueil ; en un mot, de la cause de la Tribune, il faisait celle de la nation tout entière.

Après lui, M. Marrast prit la parole, et, dans un discours agressif, mordant, plein d’impétuosité, de verve, de couleur, il traça l’histoire de la corruption telle que le régime constitutionnel l’avait enfantée, telle qu’il la rendait nécessaire. Cette histoire, M. Marrast la résumait en ces termes : « La Chambre qui consentit aux tribunaux d’exception et aux cours prévotales ; la Chambre qui toléra les conspirations de police ; la Chambre qui laissa violer la Charte impunément ; la Chambre qui prodigua les trésors de l’État aux intérêts dont elle profitait la première ; la Chambre qui abandonna la sûreté individuelle des citoyens à l’arbitraire des ministres ; la Chambre qui poursuivit à outrance la liberté des opinions… qu’étaient-elles ? quel nom leur donner ? La Chambre qui accrut incessamment les traitements des fonctionnaires, qui les livra ensuite pieds et poings liés à l’administration ; la Chambre qui entassa emprunt sur emprunt, qui prodigua les fonds secrets, qui maintint tous les priviléges, qui éleva des autels aux basses passions de l’avidité, qui encourage l’agiotage par l’amortissement, qui fit tout graviter vers le centre impur de la Bourse, qui jeta honneur, dignité nationale, trésor public à la voirie des loups-cerviers ; toutes ces Chambres, messieurs… prostituées ! prostituées ! » S’attaquant à la corruption du jour, « ce n’est, poursuivait M. Marrast, un secret pour personne que ces spéculations heureuses dont on a tant abusé, l’année dernière, pour les jeux de Bourse ! Tout le monde se rappelle ces nouvelles connues de la veille et publiées seulement le lendemain, après que d’importantes opérations avaient pu être consommées, La Chambre y était-elle étrangère ? Sans doute. Et pourtant, on affichait dans l’intérieur des séances la cote des fonds, comme pendant à l’ordre du jour ! Vos intentions doivent être excellentes, messieurs, et cependant, vous avez voté dans deux ans plus de fonds secrets que la Restauration n’en a demandé pendant les six dernières années. Vous êtes parfaitement indifférents à la prime des sucres ; et cependant, cette prime s’est accrue, depuis 1830, de 7 millions à 19 ; et, chose étrange, le tiers à peu près de cette somme est partagé entre six grandes maisons, au nombre desquelles marchent en première ligne celle de certains membres que vous honorez de toute votre considération, et notamment celle d’un ministre. Et en effet, dans les ordonnances de primes pour 1832 on voit figurer : la maison Périer frères, pour 900,000 f. ; la maison Delessert, pour 600,000 f. ; la maison Humann, pour 600,000 f. ; la maison Fould, pour 600,000 f. ; la maison Santerre, pour 800,000f. ; la maison Durand, de Marseille, pour un million. » Après avoir ainsi accumulé faits sur faits, accusations sur accusations ; après avoir rappelé que la Tribune ne paraissait à la barre de l’assemblée que sur la dénonciation d’un homme qui avait eu le courage de « vanter publiquement les bienfaits de la clé d’or et les charmes des fonds secrets », M. Marrast avait atteint le terme de sa brûlante plaidoirie : il finit en s’écriant : « Si c’est une guerre contre la Tribune seule, elle est puérile ; si c’est une guerre contre la presse, vous y périrez. »

Malgré la réserve qu’elle s’était commandée, l’assemblée ne put se défendre d’une sourde agitation. Au moment où allait être rendu ce vote qui était un jugement, M. Cavaignac se leva et dit : « La Chambre sait que M. Lionne est traduit devant elle par suite d’une fiction : plus vous élèverez l’amende qui frappera le journal, plus vous diminuerez la peine de la prison, qui ne frapperait que M. Lionne, lequel ne peut être considéré comme le vrai coupable. Voici comment je voterais, et je pense que la Chambre votera ainsi : forte amende, faible prison. » Alors les défenseurs et le prévenu se retirèrent ; six tables furent placées dans l’enceinte circulaire, pour le dépouillement du scrutin ; et, l’appel nominal terminé, chaque membre alla déposer son vote dans l’urne, au milieu d’une confusion extrême. Le résultat était prévu. 204 voix sur 304 condamnèrent le gérant de la Tribune à trois ans de prison et à dix mille francs d’amende.

Mais la vengeance ne se fit pas attendre. Il y avait à la Chambre 122 députés fonctionnaires, lesquels touchaient annuellement, en traitements légaux, plus de deux millions, et cela pour des fonctions qu’ils ne pouvaient remplir, témoin M. d’Estôurmel, député du Nord et ministre à la Colombie : la Tribune mit vivement en relief ce fait monstrueux et montra que les 122 députés recevaient, en traitements qu’ils ne gagnaient point, la subsistance de plus de huit mille citoyens pauvres. Le droit sur les fers, fontes et aciers, provenant des pays étrangers, avait été, pour l’année, de 2 millions 380,000 francs, impôt énorme et désastreux levé sur l’agriculture et sur toutes les industries pour qui le fer est un élément nécessaire de production : la Tribune affirma que cet impôt n’était maintenu que parce qu’il profitait à vingt-six députés ministériels, sans compter deux ministres, associés de M. Decazes dans l’exploitation des forges nouvelles de l’Aveyron. L’accusation monta plus haut encore. Au nom de la loi violée, au nom de l’intérêt public sacrifié à des scrupules de courtisan, le ministre des finances fut sommé de faire rentrer dans les coffres de l’État une somme de 3 millions 805, 607 fr., que, depuis trop long-temps, la liste civile devait au trésor. On rappela qu’au mépris des traditions les plus inviolables de la monarchie, Louis-Philippe, le 6 août 1830, n’avait pas craint de faire donation à ses enfants de ses biens, qu’il voulait soustraire au domaine de l’État, et l’on s’étonnait que le droit d’enregistrement, payable d’avance aux termes de la loi, ne se trouvât pas, après trois ans, payé d’une manière intégrale. Le souvenir de la forêt de Breteuil vendue au roi par M. Laffitte fut aussi évoqué. Mais on dirigea contre le roi, à ce sujet, une accusation aussi injuste que mensongère : on prétendit que, pour frauder l’enregistrement, il n’avait porté qu’à 6 millions, dans l’acte de vente, ce qui en réalité lui en avait coûté 10. L’allégation était fausse[2] : elle passa pour vraie dans l’esprit des hommes prévenus ; les attaques redoublèrent de vivacité ; plus que jamais on parla de Kœsner, de ce vide de plusieurs millions qu’il avait laissé dans le trésor, et du mystère dans lequel on avait permis que cette honteuse affaire restât ensevelie ; on se demanda s’il était possible qu’à l’insu du baron Louis, ministre des finances, M. Kœsner eût risqué l’argent de tous dans les impurs tripotages de la Bourse et entretenu avec les agents de change des relations patentes, cyniques, journalières ; on alla jusqu’à étendre, plus qu’il n’était permis de le faire ouvertement, une responsabilité que M. Martin (Nord) avait concentrée tout entière sur la tête de M. Kœsner, dans un rapport qui fut le commencement de sa fortune politique. Enfin, l’on fit revivre tout ce qui, depuis 1830, se liait à des manœuvres de corruption, à des scandales de cupidité.

Un événement imprévu vint ajouter à ce débordément d’accusations. Un jour, sur la façade de la maison qui avait servi de quartier général à la révolution de juillet, ces mots parurent aux yeux du passant étonné : mise en vente de l’hôtel Laffitte. Il était donc ruiné, celui qui avait couronné roi le duc d’Orléans, celui qui, pour en venir là, n’avait pas hésité à jouer dans les péripéties d’une crise inévitable une existence si long-temps digne d’envie, celui qui, plus tard, pour consolider son ouvrage, avait consenti à tenir les rènes du gouvernement au milieu de la tempête, abandonnant ainsi le soin de ses propres affaires et faisant à sa royale créature le double sacrifice de sa popularité engagée dans les combats de la rue et de ses intérêts financiers mis en quelque sorte à la merci du hasard ! Tel fut le cri qui s’échappa soudain de toutes les bouches, lorsqu’on sut que peu de temps après l’avénement de Louis-Philippe et à quelques pas du château des Tuileries, des affiches portaient : mise en vente de l’hôtel Laffitte ! Les ennemis du roi en prirent texte pour l’accuser d’ingratitude, et ils le firent, avec cette joie secrète et cette indignation bruyante qu’on puise dans les torts ou les imprudences d’un ennemi. De leur côté, les partisans de Louis-Philippe s’évertuèrent, pour mieux absoudre le monarque, à noircir son ancien ami, auquel ils déclarèrent, dès ce moment, une odieuse guerre de mensonges. Ils prétendirent que, lorsque la révolution de juillet éclata, la maison Laffitte chancelait sur ses bases mal assurées ; que l’origine des embarras de M. Laffitte était dans les spéculations qu’il avait faites sur le 5 p. % ; que, loin de s’être montré ingrat à l’égard de M. Laffitte, le roi lui avait tendu a plusieurs reprises une main secourable, comme le disaient assez, et la forêt de Breteuil achetée dix millions bien qu’elle n’en valût pas huit, et un prêt de six millions fait à M. Laffitte par la Banque, sous la caution du roi, qui avait déjà dû s’exécuter dans trois paiements successifs pour une portion de la somme garantie. Rien n’était plus faux que ces assertions[3] ; et pourtant, un article qui avait pour but de les répandre fut rédigé à Paris, envoyé à Marseille pour qu’on en soupçonnât moins facilement la source, et publié dans le Garde National. M. Laffitte fut blessé jusqu’au fond du cœur, mais il sut se renfermer dans une réserve pleine de calme et de dignité.

Pour ce qui est de ses amis, leur sollicitude éclata d’une manière touchante. M. Guillemot, rédacteur en chef du Commerce, avait émis l’idée d’une souscription : cette idée fut acceptée par le public avec une sorte d’enthousiasme ; des listes nombreuses remplirent les colonnes des feuilles publiques un comité se forma dans le sein de la Chambre pour recueillir les souscriptions et l’on nomma M. Nitot trésorier. Cet élan inquiéta la Cour. Car, aux yeux des uns, M. Laffitte ruiné représentait la révolution de juillet trahie ; et, chez d’autres, le dévoûment à M. Laffitte n’était que de la haine à l’égard du roi. Dans la plupart des journaux de l’Opposition, le mot ingratitude avait été prononcé, sans égard pour la majesté royale. Pour faire tomber cette accusation, les hommes du château s’adressèrent à M. Laffitte lui-même. Ils lui firent savoir qu’ils étaient prêts à souscrire et à faire souscrire pour lui tous leurs amis, si, dans une lettre publique, il consentait à se déclarer entièrement étranger aux attaques dirigées contre le monarque. C’était lui demander la déclaration de ce qui était vrai. Il n’hésita point, et fit même plus qu’on n’attendait de sa loyauté. Passant noblement sous silence les grands services qu’il avait rendus au roi, pour ne parler que des services, très controversables, que le roi lui avait rendus, il adressa aux hommes du château une lettre dans laquelle il se reconnaissait l’obligé de Louis-Philippe. Mais, sur ces entrefaites, un député de Marseille, M. Reynard, lui ayant apporté 1 article du Garde National, mentionné plus haut, il retira aussitôt sa déclaration, ne voulant pas qu’on ajoutât à ses biens ce qu’on espérait, enlever à son honneur. Il en résulta que la Cour ne souscrivit point. Lui, cependant, il resta debout sur les débris de sa fortune, après avoir appris, par une expérience amère, ce que gagnent à faire des rois les hommes du peuple. Pendant que ces choses se passaient, le parlement approchait du terme de ses travaux. Il y avait dépensé une ardeur plus fastueuse que féconde. Des propositions sans nombre avaient soulevé d’inutiles débats ; et, par leurs fréquentes collisions, les deux Chambres avaient montré combien sont embarrassés les rouages du mécanisme constitutionnel.

L’abolition du deuil anniversaire du 21 janvier avait, surtout, donné lieu à ces sortes de tiraillements dont le scandale n’est jamais moindre que le danger. La Chambre élective ne voyait dans la fête expiatoire du 21 janvier qu’un outrage à la nation ; la Chambre des pairs n’y voyait qu’un hommage au principe de l’inviolabilité des rois. Après une lutte aussi vive que prolongée, les deux pouvoirs rivaux firent sortir de leur commune impuissance une loi conçue en ces termes : « La loi du 19 janvier 1816, relative à l’anniversaire du jour funeste et à jamais déplorable du 21 janvier 1793, est abrogée. » Loi pusillanime qui laissait dans le doute si ces législateurs inconséquents avaient entendu adopter la révolution ou la proscrire ! Placés devant l’échafaud sanglant de Louis XVI, ils n’osaient continuer la réhabilitation de la victime, et ils s’en dédommageaient en calomniant le bourreau !

Il serait aussi fastidieux qu’inutile de faire parcourir au lecteur le dédale des discussions sans issue qui remplirent les deux sessions de l’année 1833. Mais il importe de s’arrêter à trois décisions législatives qui eurent des conséquences graves, et où l’esprit de la bourgeoisie se montre profondément empreint.

On sait en quoi consiste, dans ce pays, la hiérarchie politique et administrative. Dans l’État, un roi, et, à côté, un parlement qui vote l’impôt ; dans le département, un préfet, et, à côté, un conseil général qui répartit l’impôt entre les arrondissements ; dans l’arrondissement, un sous-préfet, et, à côté, un conseil d’arrondissement qui répartit l’impôt entre les communes ; dans la commune, un maire, et, à côté, un conseil municipal qui répartit l’impôt entre les citoyens… Tels sont les principaux ressorts du gouvernement.

Ainsi, la société française est traversée en quelque sorte par deux grandes institutions parallèles : l’institution monarchique, personnifiée dans le roi, les préfets, les sous-préfets, les maires, et l’institution élective, représentée par la Chambre, les conseils généraux, les conseils d’arrondissement, les conseils municipaux.

Ces deux institutions sont-elles de nature à vivre perpétuellement face à lace ? Est-il possible qu’elles se développent sans se heurter, et qu’elles se heurtent sans enfanter des troubles mortels ? Y a-t-il sagesse à établir, à chaque degré de la hiérarchie, la lutte du pouvoir électif et du pouvoir monarchique, lutte dont les péripéties sont marquées dans notre histoire par ces dates célèbres : le 21 janvier, le 10 août, le 18 brumaire, le 29 juillet 1830, sans parler de cette autre date, la plus célèbre de toutes, qui répond au désastre de Waterloo ? Voilà ce qu’aurait dû examiner, avant toute chose, une Chambre ayant à faire une loi sur l’organisation départementale.

Mais les représentants de la bourgeoisie étaient incapables de s’élever à d’aussi hautes pensées. Supprimer le principe électif, ils ne le pouvaient pas, regardant l’élection comme la base de leur puissance ; toucher au principe monarchique, ils ne le voulaient à aucun prix, regardant la monarchie comme un privilége protecteur de leurs priviléges.

Aussi laissa t-on complétement dans l’ombre la face la plus importante du problème. Dans les débats qui s’ouvrirent sur l’organisation départementale, nul ne sut ou n’osa protester contre cette prise de possession de la société par l’anarchie. L’antagonisme de deux principes, essentiellement rivaux, et se disputant l’ordre social comme une proie, ne parut pas un mal assez profond pour qu’on le discutât : on s’abstint même d’en parler !

La discussion roula presque tout entière sur la question de savoir si les conseils d’arrondissement seraient supprimés et feraient place à des conseils cantonnaux.

C’est ce que demandaient MM. Bérard, Lherbette, de Rambuteau, Odilon Barrot. — Des relations journalières, nécessaires, ont créé, disaient-ils, l’être collectif qu’on appelle la commune ; des rapports de voisinage ont créé l’être collectif qu’on appelle le canton. Le canton, qui n’est que la réunion de plusieurs communes contiguës ou très-rapprochées, placées dans des situations analogues, ayant des besoins presque identiques, le canton a, comme la commune, une existence qui lui est propre, des intérêts auxquels il faut une représentation. Pourquoi donc refuser un conseil au canton, lorsqu’on en donne un à l’arrondissement, qui n’est qu’une agrégation de cantons séparés l’un de l’autre par la diversité des intérêts et des besoins ? Le canton est une circonscription réelle, indiquée par la nature même des choses. L’arrondissement est une circonscription arbitraire, factice, qui n’existe que sur le papier. Si les fonctions des sous-préfets étaient assimilées à celle des préfets, on concevrait qu’on plaçât un conseil auprès de ceux-là comme on en place un auprès de ceux-ci. Mais les sous-préfets ne sont bons tout au plus qu’à instruire les affaires ; ils ne décident rien, ils ne font que préparer les décisions : ce sont des instruments administratifs, non des autorités, Et, dès-lors, quel rôle assigner vis-à-vis d’eux à un conseil d’arrondissement ? Aussi l’inutilité de ces conseils est-elle manifestement prouvée par l’inanité de leurs fonctions. A part la répartition de l’impôt entre les communes, opération dont la nécessité diminue de jour en jour par les corrections apportées aux inégalités primitives, et qui, d’ailleurs, serait tout aussi bien faite par des conseils cantonnaux, à part cette répartition, de quelle utilité sont les conseils d’arrondissement ? Ils donnent des avis, ils émettent des vœux, sorte d’attribution puérile et qui ne sert qu’à compromettre la majesté du principe électif ! Que des conseils cantonnaux fussent institués, et l’on ne tarderait pas à en comprendre l’importance. Au conseil cantonnai, par exemple, toutes les communes seraient directement représentées et l’on pourrait en conséquence lui confier le soin de régler les différends qui quelquefois les divisent, surtout en ce qui concerne les chemins vicinaux. Un conseil d’arrondissement est un centre trop éloigné des divers points de la circonférence pour que sa juridiction s’exerçât sans condamner les citoyens à des déplacements considérables et onéreux. Il n’en serait pas de même du conseil cantonnal, dont les membres ne seraient presque jamais obligés de rompre trop brusquement avec les habitudes du foyer domestique, et auxquels il serait possible d’imposer, sans les accabler de fatigue, une activité proportionnée aux besoins.

À cette argumentation qui manquait d’ampleur, mais non pas de justesse, les orateurs adverses et, à leur tête, M. Mauguin, répondaient : que la suppression des conseils d’arrondissement aurait pour effet de ralentir l’action administrative ; que ce résultat, fâcheux en toute circonstance, le deviendrait surtout en temps de crise et en temps de guerre ; que si les conseils d’arrondissement n’avaient pas des attributions suffisantes, il fallait les pourvoir un peu mieux au lieu de songer à les détruire ; que l’arrondissement étant déjà une circonscription politique par le système électoral, une circonscription judiciaire par le tribunal civil, une circonscription administrative par la sous-préfecture, il était tout simple d’y placer le centre des délibérations relatives aux intérêts de localité ; qu’en un mot, ce qu’il fallait craindre surtout et éviter, c’était l’affaiblissement du pouvoir central, l’énervement de l’administration.

M. Mauguin, on le voit, opposait au système des conseils cantonnaux le grand principe de l’unité dans le pouvoir. Mais en cela il confondait deux choses essentiellement distinctes ; il oubliait que la centralisation n’est utile, féconde, nécessaire même, qu’en matière d’intérêts généraux, c’est-à-dire en matière de religion, d’enseignement, de direction morale par les fêtes ou les spectacles, d’industrie, de travaux publics ; qu’elle est au contraire étouffante et funeste, appliquée aux intérêts d’une nature spéciale, aux intérêts locaux. Nous avons eu ailleurs occasion de le remarquer : la centralisation politique, c’est la force ; la centralisation administrative, c’est tôt ou tard le despotisme. Malheur au pays où la liberté politique ne se lie pas intimement à la liberté municipale ! Car c’est par l’exercice régulier et continu de sa puissance sur tous les points du sol que le peuple s’entretient dans le sentiment de sa dignité. En perdant l’usage fréquent de ses facultés, il arrive à perdre la conscience de sa force, et de l’indifférence il tombe dans l’hébétement. Là où une autorité centrale se fait dépositaire, même des intérêts locaux, la vie publique, violemment refoulée au même lieu, y devient confuse et tumultueuse, tandis que partout ailleurs elle est inerte. Le cœur de la société bat trop vite ; et les membres, desquels s’est retiré tout le sang, restent sans vigueur et glacés. Quand, sous Dioclétien, le pouvoir central des empereurs se fut infiltré dans l’administration, quand des fonctionnaires accourus de Rome eurent fait intervenir la volonté impériale dans toutes les mesures locales : dans la construction d’une fontaine, l’affranchissement d’un esclave, la nomination d’un magistrat local, l’empire se précipita vers sa ruine. Ne trouvant plus dans le libre exercice de leur pouvoir la compensation de leurs charges, les curiales cherchèrent à se perdre dans les rangs du clergé ou de l’armée. Mouvement fatal de dissolution qui livra aux barbares, venus du nord, la société romaine, énervée, désarmée, déjà morte. Voilà ce qu’auraient dû se rappeler et M. Mauguin et le gouvernement dont il appuyait en cette occasion les doctrines. Et certes, ils n’auraient pas demandé que, sous la main d’un pouvoir central chargé d’une besogne impossible, la société demeurât complétement passive ; ils n’auraient pas demandé qu’autour de Paris, en proie à tous les désordres d’une vie surabondante, la France s’abimât dans l’impuissance et la langueur, s’ils avaient visité la plupart de nos communes, et tant de pâles cités, où à des aspirations brûlantes, à des élans de patriotisme et d’orgueil, à une vie mêlée de grandes joies et de nobles douleurs, l’excès de la centralisation administrative a fini par substituer cette symétrie, ce calme, cette stabilité morne, qui ne sont autre chose que la régularité dans l’oppression, le silence dans l’abaissement, l’immobilité dans la servitude !

Quoi qu’il en soit, la Chambre des députés, en se déclarant pour le maintien des conseils d’arrondissement, donna raison au principe de la centralisation administrative. Mais ce même principe, elle se hâta de l’abandonner en décidant qu’il y aurait 1° dans le conseil général autant de membres que l’on compterait de cantons dans le département ; 2° dans le conseil d’arrondissement, autant de membres que l’on compterait de cantons dans l’arrondissement.

Portée à la Chambre des pairs, la loi y subit des modifications importantes, mais qui, cependant, n’attaquaient point l’ensemble du système. En donnant à chaque canton un représentant au conseil général, la Chambre élective avait voulu que le nombre des conseillers ne pût dépasser le chiffre 60 : la Chambre des pairs fixa le chiffre 30 pour maximum. Fidèle aux traditions de ce libéralisme inquiet que le 18e siècle avait porté dans ses flancs, la Chambre élective, sur la notion de M. Comte, vivement appuyée par M. Dupin aîné, avait exclu les prêtres de la catégorie des éligibles la Chambre des pairs condamna cette exclusion, en dépit du jansénisme obstiné de MM. de Montlosier et Rœderer. La Chambre élective avait décidé qu’on appellerait à l’élection des membres des conseils, les citoyens inscrits sur la liste du jury, les électeurs politiques et, en outre, un citoyen sur deux cents, pris parmi les plus imposés : pour resserrer encore davantage le monopole, la Chambre des pairs décida que le droit d’élire ne serait attribué qu’aux citoyens portés sur la liste électorale et sur celle du jury, sauf à leur adjoindre les plus imposés dans les cantons qui n’auraient pas cinquante habitants inscrits sur ces listes. Quant au droit d’éligibilité, les deux Chambres en attachèrent l’exercice au paiement d’un cens de 200 francs pour le conseil général et de 150 francs pour le conseil d’arrondissement.

Les modifications de la pairie ayant été adoptées par la Chambre des députés, la loi fut votée définitivement le 10 juin 1833. Elle consacrait, dans ce qu’il a de plus vicieux, le système de la centralisation administrative ; elle maintenait dans les conseils d’arrondissement un rouage inutile, une autorité sans attributions ; enfin, elle consacrait, jusque dans la sphère des délibérations locales, ce monopole électoral, instrument d’oppression aux mains d’une bourgeoisie qui avait accaparé la fortune de la France, et n’avait proclamé la souveraineté du peuple que pour mieux la détruire.

Mais cette impuissance de la bourgeoisie à gouverner la société d’une manière équitable et forte, devait ressortir bien plus clairement encore de la loi sur l’instruction primaire. Ici tout était à créer. Pour l’enseignement des fils du pauvre, la Convention avait conçu des plans dignes de son audace et aussi vastes que son génie ; mais elle n’avait pas eu le temps de les réaliser, ayant le monde à étonner, à vaincre et à convertir. A l’Empire, impatient de combler le gouffre où les générations disparaissaient englouties, à l’Empire il n’avait fallu qu’une pépinière de soldats. Plus tard, sous la Restauration, partagée entre le fanatisme et l’hypocrisie, l’obscurantisme était devenu moyen de gouvernement et la propagation des lumières révolte. Ce n’était donc pas de réformer qu’il s’agissait après 1830, il s’agissait de fonder. Malheureusement, les hommes manquaient à l’œuvre. Et c’est ce que prouva bien le projet de loi présenté par M. Guizot sur l’instruction primaire.

Ce projet portait que l’instruction primaire comprendrait des écoles élémentaires et des écoles supérieures que, dans les premières on enseignerait aux enfants des principes de religion et de morale, la lecture, l’écriture, les éléments de la langue française et du calcul, le système légal des poids et mesures ; que, dans les secondes on enseignerait les éléments de la géométrie, le dessin linéaire, l’arpentage, des principes de science physique et d’histoire naturelle, le chant, des éléments d’histoire et de géographie ; que tout individu âgé de dix-huit ans pourrait ouvrir une école primaire, sans autres conditions qu’un certificat de moralité et de capacité délivré par le maire, sur l’attestation de trois conseillers municipaux ; qu’indépendamment des écoles privées toute commune serait tenue d’entretenir une école publique ; que l’école primaire publique serait placée sous la surveillance d’un comité local et d’un comité d’arrondissement ; qu’on n’y admettrait gratuitement que les enfants désignés par les conseils municipaux comme incapables de payer la rétribution ; que l’instituteur aurait pour minimum d’appointements : dans les écoles élémentaires deux cents francs par an, et dans les écoles supérieures quatre cents, plus une rétribution mensuelle déterminée par le conseil municipal ; qu’il serait établi, en faveur des instituteurs primaires communaux, une caisse d’épargne formée par une retenue annuelle du vingtième de leur traitement.

Ce projet fut accueilli avec acclamation. Il trahissait pourtant une extrême pauvreté de vues.

L’éducation ne saurait être nationale qu’à la condition d’être une dette de la part de l’État, un devoir de la part du citoyen. Il faut donc qu’elle soit tout à la fois gratuite et obligatoire. Obligatoire, on n’aurait pu la rendre telle en France sans toucher à l’organisation du travail, parce que, sous l’influence d’un régime aussi insensé que barbare, le travailleur pauvre en était réduit presque partout à considérer ses enfants comme un supplément de salaire et avait trop besoin de leurs services pour avoir souci de leur instruction. Forcer le père à mourir de faim, pour instruire le fils, n’eût été qu’une dérision cruelle. Mais cela même aurait dû faire sentir combien toute réforme partielle est absurde, et qu’il n’y a d’amélioration véritable que celle qui se lie à un ensemble de réformes constituant une rénovation sociale, profonde, hardie et complète. M. Guizot n’était pas en état de le comprendre.

Son projet renfermait un autre vice. Lorsqu’un pouvoir a un but, il se doit d’y pousser la société avec unité de vues, avec suite, avec vigueur. En matière d’enseignement, la centralisation ne saurait être trop forte. Permettre, dans un pays déchiré par les factions, la folle concurrence des écoles privées, c’est inoculer aux générations nouvelles le venin des discordes civiles, c’est donner aux partis rivaux le moyen de se continuer, de se perpétuer au milieu d’une confusion croissante d’opinions et de principes, c’est semer dans le chaos. Sacerdoce sublime quand l’État y pourvoit, l’éducation du peuple n’est plus, quand elle est abandonnée au caprice individuel, qu’une spéculation pleine de dangers ; et ce qu’on appelle la liberté de l’enseignement n’est que la gestation de l’anarchie. Sous ce rapport, l’œuvre de M. Guizot était d’une portée funeste. Mais elle avait d’autres défauts non moins graves quoique moins éclatants.

En créant aux instituteurs communaux une existence précaire et misérable, le gouvernement appelait des hommes sans mérite et sans consistance à une des plus hautes fonctions de l’État. Encore n’avait-on songé à offrir à ces instituteurs aucune perspective. Or, qu’attendre d’hommes isolés, parqués, pour ainsi dire, dans leurs bourgs ou dans leurs villages, connues à jamais dans leur misère, n’appartenant à aucune association hiérarchique, et n’ayant en conséquence ni l’orgueil fécond que donne l’esprit de corps, ni les excitations qui se puisent dans l’espoir de l’avancement ? Comment ces hommes auraient-ils pu lutter, dans la carrière de l’enseignement, contre les Frères de l’École chrétienne, association compacte, persévérante, et soutenue par le clergé ?

Le travail de M. Guizot était donc sans valeur. Combien n’étàît pas plus élevé, plus profond, plus digne d’un homme d’État le rapport que Lakanal avait présenté à la Convention, le 26 juin 1793, rapport qui contenait des dispositions semblables à celles-ci : « Tout citoyen pourra ouvrir des cours particuliers, mais il y aura auprès du corps législatif une commission centrale chargée de veiller, sur toute là face de la république, à l’uniformité de l’enseignement. — A certains jours de l’année, les enfants et leur instituteur iront, sous la conduite d’un magistrat, visiter les hôpitaux et les prisons. Ces jours-là ils suppléeront dans leurs travaux domestiques les citoyens pauvres qui seraient atteints d’infirmité ou de maladie. — L’instituteur portera, dans l’exercice de ses fonctions et à toutes les fêtes nationales, une médaille avec cette inscription : celui qui instruit est un second père, etc., etc… » Grandes pensées qui suffisent pour révéler une grande époque[4] !

Mais, depuis que le gouvernement de ce noble pays de France était tombé aux mains d’une oligarchie de financiers et de marchands, tout s’était étrangement rapetissé. Aussi le projet de M. Guizot fut-il favorablement accueilli. Adopté presque sans restrictions par les commissions des deux Chambres, il n’eut à subir dans le parlement que des attaques plus violentes qu’approfondies. M. Salverte demandait qu’au programme de l’instruction primaire on ajoutât la connaissance des droits et des devoirs du citoyen : cette proposition, si patriotique et si sensée, fut rejetée comme inutile. Et, qui le croirait ? dans un débat duquel dépendait si étroitement l’avenir du peuple, on ne s’émut que pour savoir si, dans le comité local de surveillance, le curé serait admis à côté du maire et des habitants notables. Résolue contre le clergé par la Chambre élective ; et en sa faveur par la Chambre des pairs, la question allait jeter dans le parlement un nouveau brandon de discorde, lorsqu’enfin la Chambre élective céda. La discussion fut close alors, et l’on vota définitivement l’adoption d’un système qu’on n’avait pas même pris la peine d’étudier. Puis l’on aborda, sans l’avoir étudiée davantage, la loi sur l’expropriation pour cause d’utilité publique.

L’extension abusive du droit de propriété a couvert la terre de révolutions et de crimes. L’abolition de l’esclavage sur une grande partie du globe, l’affranchissement des serfs, la chute de toutes les tyrannies féodales, la suppression des lois de substitution et de primogéniture, ont tour-à-tour témoigné de l’impatience du monde à porter le joug de la force victorieuse, mensongèrement transformée en domination légitime. Qu’est-ce que l’histoire, sinon le récit de la longue et violente révolte du genre humain contre le droit, mal défini et mal réglé, de celui qui « le premier ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire » ?

Mais à de certains abus il faut un jour pour naître, plusieurs siècles pour mourir. En dépit de tous ces formidables essais de rénovation auxquels la France avait été soumise, en dépit de ce dogme de la fraternité humaine emprunté à la législation sublime de l’évangile, et proclamé hautement par le 19e siècle, au plus fort d’une tempête sans exemple et sans nom, le droit de propriété n’avait pas cessé d’être un despotisme absorbant et jaloux. Ce despotisme, il avait vu fléchir devant lui, en mainte occasion, Napoléon lui-même ; la Restauration l’avait respecté jusqu’au scandale ; et le mal était devenu si grand, après la révolution de juillet, qu’aucune entreprise de route, de canal, de chemin de fer, n’était plus possible en France, tant on y méconnaissait ce principe posé par l’immortel auteur du contrat social : « Le droit que chacun a sur son propre fonds est subordonné au droit que la communauté a sur tous. »

Vaincre, la loi à la main, des résistances aussi aveugles qu’obstinées, était donc devenu indispensable. Le gouvernement dut s’y résoudre. Jusque-là, deux systèmes avait été successivement en vigueur et n’avaient eu que des résultats déplorables. En attribuant au conseil de préfecture le droit de statuer sur l’indemnité due au citoyen exproprié, la loi du 6 septembre 1807 avait mis trop complétement à la merci de l’administration l’intérêt privé. La loi du 8 mars 1810, au contraire, en remplaçant la juridiction de l’autorité administrative par celle de l’autorité judiciaire, avait pourvu d’une manière insuffisante à l’intérêt général. Il fallait sortir de ces deux voies également dangereuses, et faire du nouveau.

Doués d’une intelligence plus ferme, les ministres n’auraient pu réfléchir sur la matière, sans s’apercevoir qu’il y avait une grande lacune dans la constitution du pays, et qu’il était urgent de créer, non seulement pour le cas particulier dont on avait à s’occuper, mais pour tous les autres cas analogues, une autorité chargée de tenir la balance entre l’administration et les citoyens. Les tribunaux ont pour mission de régler les différends des citoyens entre eux, et non les différends qui s’élèvent entre un citoyen et l’administration ; le conseil d’Etat, tel qu’il fonctionne aujourd’hui, n’est qu’une sorte de bureau consultatif, placé immédiatement sous la dépendance des ministres : que faire donc, en présence des difficultés qui peuvent naître, soit de l’interprétation, soit de l’exécution des lois ? Si l’administration s’abstient, le pouvoir abdique ; si elle prononce dans sa propre cause, la loi disparaît sous une interprétation capricieuse, le despotisme est fondé.

Voilà ce qui aurait dû frapper le gouvernement. Il aurait du comprendre que lorsqu’entre les ministres, représentants supposés de l’intérêt général, et les citoyens, représentants de l’intérêt privé, il n’existe aucune autorité spécialement investie du droit de statuer sur l’Interprétation et l’exécution de la loi, il arrive toujours de deux choses l’une, ou que le pouvoir reste atteint de paralysie, ou que la liberté succombe.

Ces importantes vérités ne furent pas même entrevues. Dans le projet de loi qu’il présenta aux Chambres, le gouvernement proposa de substituer, et à la juridiction administrative consacrée par la loi du 16 septembre 1807, et à la juridiction judiciaire reconnue par la loi du 8 mars 1810, l’autorité d’un jury composé des principaux propriétaires de la contrée où l’expropriation aurait été jugée nécessaire. Système pitoyable qui conviait des propriétaires à exagérer, au gré de leur avidité commune, le prix des propriétés dont l’État avait besoin ! Système inique, anti-social, qui, dans tout conflit entre l’intérêt privé et l’intérêt général, abandonnait la décision aux représentants naturels de l’intérêt privé[5] ! Ce n’est pas tout : comme s’ils eussent craint de ne pas avoir assez complètement sacrifié l’État à l’égoïsme individuel, les ministres eurent soin d’embarrasser l’expropriation pour cause d’utilité publique de formes si lentes, si minutieuses, si compliquées, qu’elles devaient en mainte occasion apporter un obstacle invincible à l’exécution des travaux publics.

Et cependant le projet fut adopté par les deux Chambres, après une discussion qui montra combien était dépourvue de grandeur et d’équité la domination de la bourgeoisie. Il était dit, par exemple, dans le projet, que, lorsque l’exécution des travaux exécutés sur une partie de la propriété serait de nature à augmenter la valeur des autres parties, cette augmentation entrerait en ligne de compte dans l’évaluation de l’indemnité. Rien de plus juste assurément ; car, puisqu’on tenait compte des dépréciations, pourquoi n’aurait-on pas tenu compte de la plus-value ? Eh bien, ce principe de la plus-value, M. Molé osa, dans la Chambre des pairs, l’appeler un principe redoutable, odieux ; et, pour prouver qu’il était injuste, M. Villemain fit remarquer qu’il rendait les propriétaires spéculateurs malgré eux, et leur offrait comme paiement une chance de profit dont ils pouvaient, à la rigueur, ne pas se soucier ! On doit cette justice au gouvernement qu’il ne négligea rien pour défendre le principe en question contre d’aussi grossiers sophismes. Vains efforts ! Il fut décidé que la prise en considération de la plus-value, au lieu d’être impérative, serait simplement facultative de la part des jurés-propriétaires. C’était l’annuler.

La loi sur l’expropriation pour cause d’utilité publique fut adoptée définitivement le 20 juin 1833 elle comblait la mesure des usurpations de la bourgeoisie. « Les lois, a dit Rousseau dans le Contrat social, sont toujours utiles à ceux qui possèdent, et nuisibles à ceux qui n’ont rien ; d’où il suit que l’état social n’est avantageux aux hommes qu’autant qu’ils ont tous quelque chose, et qu’aucun d’eux n’a rien de trop. »

La session de 1833 finissait à peine : soudain l’alarme est semée dans les esprits. On raconte que des travaux, depuis long-temps redoutés, sont poursuivis avec une ardeur menaçante ; que, malgré l’opinion, malgré la Chambre, le pouvoir élevé autour de la capitale des forts qui serviront à la contenir ou à la détruire. À cette nouvelle étrange, Paris tout entier s’agite les journaux de l’Opposition, d’un commun accord, s’indignent et protestent le National rappelle la Restauration, ses noirs projets, le système des fortifications proposé en 1826 par M. de Clermont-Tonnerre. On touchait à l’anniversaire des trois journées : chacun crut toucher à la révolte. Intimidé, le ministère fit déclarer par tous ses organes que les inquiétudes de la population étaient mal fondées, et le Moniteur annonça officiellement la suspension des travaux.

Ces déclarations avaient été accueillies avec défiance ; elles suffirent néanmoins et conjurèrent l’orage. Le gouvernement, d’ailleurs, tenait en réserve, pour la fête prochaine, un coup de théâtre dont il savait bien que l’effet serait irrésistible sur une race de soldats. Le 29 juillet, tandis que, chantant, par mégarde sans doute, l’hymne de la liberté reconquise, la foule se pressait vers la place Vendôme, un voile se détacha tout-à-coup du haut de la spirale de bronze, et la statue de l’homme impérial fut aperçue debout sur la colonne formée de la matière de ses victoires. D’immenses acclamations s’élevèrent. En un instant, tous ces hommes avaient oublié leurs misères présentes et leur indignation de la veille. Car les peuples ont, comme les enfants, des colères qu’on apaise avec des hochets.

Quoi qu’il en soit, la polémique soulevée par le projet d’embastiller Paris ne tarda pas à prendre un autre cours. Mais le gouvernement n’avait pas cessé de couver cette idée fatale, que nous verrons plus tard se reproduire et prévaloir. Toutes les fois que la force n’existe pas dans le pouvoir par l’unité, il faut qu’elle s’y introduise par la violence.

Déjà, en effet, la monarchie semblait avoir épuisé ses ressources. Un de ses partisans les plus téméraires, M. Viennet, venait de prononcer, du haut de la tribune, ces mots d’une franchise grossière : la légalité actuelle nous tue ; l’administration, de toutes parts se plaignait de l’impuissance de ses caprices, et la société vacillait éperdue entre l’arbitraire et l’esprit de révolte.

L’ardeur des passions populaires était entretenue, à cette époque, par les crieurs publics, agents actifs des feuilles démocratiques et moniteurs ambulants de l’insurrection. Mais, devant eux, la loi était muette et le pouvoir désarmé. Le préfet de police, M. Gisquet, eut recours au despotisme. Le droit de timbre, d’après la législation existante, ne devait peser que sur les journaux et sur les papiers-nouvelles M. Gisquet l’étendit aux brochures et fit arrêter tout distributeur rebelle à l’établissement de cet impôt forcé. Assignée devant les tribunaux, la police fut condamnée par eux de la manière la plus humiliante et la plus formelle ; mais elle se crut assez forte pour braver la justice, et les arrestations continuèrent.

Alors se passa, au centre de Paris, une scène plus émouvante que celle par laquelle Hampden avait ouvert fa révolution d’Angleterre.

Parmi les journaux consacrés, en 1833, à la propagande des idées démocratiques, le Populaire et le Bon Sens étaient particulièrement menacés par le nouveau système de persécutions que la police avait adopté. Rédigé avec beaucoup de hardiesse et de verdeur par M. Cabet, le Populaire agissait puissamment sur la partie vive de la nation. Le Bon Sens était plus timide, mais il se distinguait, entre tous les journaux, par l’appel incessant et direct qu’il faisait à l’intelligence du peuple. Non content de publier presque chaque jour et à plusieurs milliers d’exemplaires les brochures qu’il jugeait utiles à la cause du prolétariat, le Bon Sens s’était imposé la loi d’admettre, dans des colonnes réservées sous le titre de Tribune des Prolétaires, les œuvres sorties de la plume des ouvriers. Beaucoup d’entre eux parurent dans cette arène intellectuelle, et il se trouva que des tailleurs, des cordonniers, des ébénistes, cachaient des hommes d’État, des philosophes, des poètes. Il devenait ainsi manifeste que le régime inauguré en 1789 n’avait pas enfanté la liberté véritable, puisque tant de facultés précieuses étaient restées sans emploi, puisque tant d’aptitudes avaient été déplacées et les fonctions sociales distribuées au gré du hasard, puisque des hommes d’élite s’étaient vus plongés vivants dans le tombeau des ateliers modernes, puisqu’enfin la société, victime d’un système d’exclusion et d’étouffement, avait été condamnée à perdre des trésors d’intelligence et de poésie enfouis à jamais dans le sein du peuple Telle était la démonstration glorieuse qu’avait entreprise le Bon Sens, sous la direction de MM. Cauchois-Lemaire et Rodde.

Un patriotisme réfléchi et plein de réserve, beaucoup de fermeté dans la modération et d’urbanité dans les attaques, un esprit fin et délicat, un style sculpté avec soin, un talent composé de bon goût, d’ironie subtile et d’atticisme, voilà par quelles qualités se faisait remarquer M. Cauchois-Lemaire.

M. Rodde, au contraire, était un homme d’une impétuosité sans égale, et n’ayant jamais su l’art des ménagements. Il ne connaissait pas la peur et la comprenait à peine. Son style était brutal, quoique ennobli souvent par la passion sa sensibilité, violente et sauvage, éclatait tour-à-tour en élans de tendresse, de générosité, et en invincibles transports de colère. Du reste, par une sorte de contradiction bizarre, il était aussi modéré dans ses opinions que fougueux dans ses sentiments. Ennemi de toutes les idées trop hardies et de tous les partis extrêmes, il s’était toujours tenu un peu à l’écart des républicains, bien qu’il combattît leurs adversaires avec une énergie indomptable ; timide par l’esprit, audacieux par le cœur.

A un homme de cette trempe, l’affaire des crieurs publics offrait une occasion admirable de se montrer tout entier. Apprenant que, malgré les décisions de la justice et en violation des lois, la police faisait arrêter les distributeurs, M. Rodde écrivit à tous les journaux, le 8 octobre 1833, que, le dimanche suivant, à deux heures après midi, il irait sur la place de la Bourse distribuer les brochures dont on avait arbitrairement saisi plusieurs exemplaires. Sa résolution était prise, et il la faisait connaître à tous ; il allait défendre son droit jusqu’à la mort.

A cette nouvelle, plusieurs amis de M. Rodde courent chez lui pour le détourner de son dessein. On lui représente qu’après avoir bravé avec tant d’insolence l’autorité de la magistrature, la police osera tout ; que la résistance annoncée ne peut avoir qu’une issue sanglante ; qu’il sera inévitablement meurtrier, puis victime, et qu’il va mettre Paris en feu. C’était l’avis de la plupart, l’avis d’Armand Carrel lui-même.

Cependant, au jour indiqué, une foule immense stationnait, dès midi, sur la place de la Bourse. Quelques élèves de l’École polytechnique et un grand nombre de gardes nationaux en costume parcouraient la place d’un air inquiet. Jamais attente n’avait été plus solennelle. Les fenêtres étaient garnies de spectateurs. Comment allait finir cette lutte étrange ? Déjà le bruit courait, dans certains groupes, que M. Rodde ne paraîtrait pas, lorsque tout-à-coup, à deux heures précises, un grand mouvement se fit dans la foule, et l’on vit, au milieu du peuple ému, s’avancer un homme à la taille athlétique, à la démarche hautaine, au regard enflammé. Deux pistolets étaient dans la boîte que portait cet homme, et il avait le costume des crieurs publics une blouse amaranthe et un chapeau verni sur lequel on lisait ces mots Publications patriotiques. L’air fut ébranlé de mille cris : Vive le défenseur de la liberté ! Vive M. Rodde ! Respect à la loi ! Les chapeaux étaient levés en l’air ; les mouchoirs étaient agités aux fenêtres ; des gardes nationaux se pressaient autour de l’intrépide distributeur, prêts à le défendre ou à le venger. Mais le pouvoir avait eu peur de sa propre violence. La distribution se fit sans obstacle. Ayant de la sorte accompli sa promesse, M. Rodde voulut se retirer. Il l’essaya en vain. Entouré, entraîné, porté par la multitude, il dut chercher refuge dans la maison Lointier. Un instant après il paraissait sur le balcon et conjurait le peuple de se montrer, en cette circonstance, digne et capable de la liberté. A la nuit tombante, la foule avait disparu. Un calme profond régnait dans Paris et l’on n’entendait plus, sur la place de la Bourse et aux environs, que le pas mesuré des patrouilles vigilantes.

Mais à cette société où tout n’était que haine, oppression et désordre, chaque jour apportait un sujet nouveau d’inquiétude. Vers la fin du mois d’octobre des coalitions d’ouvriers s’étaient formées sur tous les points du royaume, et J’en passait de l’anarchie politique à l’anarchie sociale. A Lyon, les ouvriers charrons et les ouvriers tireurs d’or cessèrent leurs travaux. A Caen, les ouvriers menuisiers s’ameutèrent, réclamant une réduction du temps de travail. Au Mans, les ouvriers tailleurs avaient déserté leurs ateliers ; les maîtres appelèrent des ouvriers étrangers et prirent des arrangements avec eux. Plus heureux que leurs frères du Mans, les porcelainiers de Limoges parvinrent à faire adopter leur tarifa Mais ce fut à Paris, surtout, que ce mouvement de la classe laborieuse éclata d’une manière poignante et redoutable. Les ouvriers bijoutiers demandaient une diminution d’une heure dans la journée de travail. Le 20 octobre, ils se réunirent, au nombre de douze ou quinze cents, à la barrière des Amandiers, et là ils décidèrent qu’ils formeraient une association de secours mutuels qu’ils se grouperaient en divisions de vingt membres dont chacune choisirait un délégué, et que les délégués réunis nommeraient une commission de cinq membres chargée de traiter avec les fabricants. Le 27 octobre, une réunion d’ouvriers cordonniers eut lieu à la barrière du Maine, et une commission fut nommée pour proposer et débattre une augmentation de salaire. Les garçons boulangers, dont le travail est si rude et la vie si courte, avaient aussi élevé la voix pour que l’existence leur fût mesurée avec moins de cruauté et d’avarice ; ils consentirent, néanmoins, à travailler au taux de l’ancien tarif pendant tout le temps nécessaire à l’établissement d’un tarif nouveau, et les syndics de la boulangerie furent choisis comme arbitres. Enfin, et pour terminer cette lamentable énumération, le 28 octobre, une assemblée de plus de trois mille tailleurs, réunie à la Rotonde, barrière du Maine, décidait ce qui suit :

« Considérant que, par une circulaire en date du 28 octobre courant, les maîtres-tailleurs ont été invités à se réunir entre eux pour s’entendre contre les ouvriers que, par suite de cette coalition autorisée par la police, plusieurs ateliers de maîtres-tailleurs ont été fermés, l’assemblée arrête les mesures ci-après : 1° la société philantropique des ouvriers tailleurs vote à l’unanimité qu’elle met à la disposition de son conseil les fonds de la société, pour créer un établissement de travail ; 2° l’établissement ne vendra, strictement, que le prix courant de la marchandise, prise de première main ; 3° le conseil de la société philantropique réglera les intérêts de l’établissement, et des mesures seront prises pour en faire l’ouverture avant la fin de la semaine ; 4° les ouvriers sont organisés par compagnie de vingt pour la distribution des secours qui leur sont nécessaires ; dans chaque compagnie, les ouvriers de cette corporation provisoire se nourriront à l’instar des militaires. Les ouvriers travaillant chez les maîtres dont l’ouvrage ne peut éprouver aucune augmentation, s’engagent volontairement à apporter leurs dons, par versement fixe, pour les ouvriers sans travail. »

Ainsi, le principe inhumain de la concurrence portait ses fruits Ainsi, sous le gouvernement imbécile du laissez-faire et du laissez-passer, la guerre commençait entre le maître et l’ouvrier, guerre petite à son origine, mais d’une portée sublime et formidable ; car elle devait avoir pour résultat final de compléter les victoires de l’Évangile, par l’abolition du prolétariat, seconde forme de l’esclavage.

Cette portée des coalitions, les ministres avaient la vue trop courte pour l’apercevoir. Dans les symptômes d’une prochaine révolte du monde, dans les premiers tressaillements d’une race proclamée libre et pourtant asservie, leur ignorance ne vit que quelques tentatives factieuses, et un vaste système d’arrestations s’organisa.

Une association républicaine s’était formée pour la défense de la liberté individuelle et de la liberté de la presse ; et cette association comprenait divers comités[6]. Le comité d’enquête fut chargé de recueillir tous les faits relatifs aux arrestations ; et ces faits furent exposés, dans un rapport aussi poignant qu’énergique, par M. Pagnerre, l’un des secrétaires du comité d’enquête. Le rapport reçut une publicité considérable, souleva une polémique ardente… Mais on dissipa les réunions d’ouvriers par la force ; on contint les mécontents par la menace. De pauvres journaliers furent traités en malfaiteurs ; les prisons se remplirent, et les ministres crurent avoir pourvu suffisamment au salut de la civilisation menacée !

Mais ce qui échappait à la sagacité du gouvernement, ses ennemis le mettaient en relief avec un zèle infatigable, tantôt découvrant les plaies, tantôt cherchant les remèdes.

Déjà au mois de février 1833, un grand citoyen, M. Charles Teste, avait publié un projet de constitution qui avait pour bases les deux articles que voici : « Tous les biens mobiliers ou immobiliers renfermés dans le territoire national, ou possédés ailleurs par les membres de la société, appartiennent au peuple qui, seul, peut en régler la répartition. — Le travail est une dette que tout citoyen valide doit à la société ; l’oisiveté doit être flétrie comme un larcin et comme une source intarissable de mauvaises mœurs. » Toutes les dispositions du projet portaient l’empreinte de ce courageux et noble puritanisme. C’est ainsi que M. Charles Teste établissait des comités de réformateurs chargés de veiller sur les mœurs publiques et de faire dépendre de l’accomplissement des devoirs d’honnête homme l’exercice des droits de citoyen. Mais de semblables dispositions n’étaient de nature ni à être acceptées, ni à être comprises, au milieu d’une civilisation profondément corrompue. Et. M. Charles Teste lui-même était si loin de se faire illusion sur 1 état des esprits, que, pour ménager le voltérianisme de plusieurs de ses amis, il s’était abstenu de donner pour fondement à sa constitution le sentiment religieux, qu’il savait être la source de toute poésie, de toute force et de toute grandeur.

Il fallait pourtant que cette civilisation égarée retrouvât son chemin car elle marchait évidemment vers quelque horrible catastrophe. Dans des écrits où malheureusement l’autorité de la science était affaiblie par les couleurs trop vives de la passion et de la haine, les républicains établirent que, depuis plusieurs siècles, le prix des objets de subsistance s’était accru dans une proportion beaucoup plus forte que le taux des salaires ; que le peuple n’avait gagné à l’abolition du servage qu’un sentiment de dignité qui lui rendait plus amer son asservissement réel ; que le mouvement de la population, dans les hôpitaux, avait pris un développement monstrueux ; que, dans l’espace de moins d’un demi-siècle, et sous l’influence du régime des tours rendu nécessaire par l’accroissement des infanticides, le rapport des enfants trouvés à la population avait plus que triplé ; que, dans l’espace de dix ans, le nombre des détenus pour dettes avait suivi la même progression ; que, de 1811 à 1833, le nombre des faillites avait quintuplé ; que, de 1809 à 1831, les engagements du mont-de-piété s’étaient accrus de 70 pour cent ; que la consommation annuelle de la viande, qui, d’après Lavoisier, était de 40 livres par personne en 1789 ; et, d’après Sauvepain, de 14 livres 3/4 en 1806 ; et, d’après Chaptal, de 11 livres 1/3 en 1812, avait fini par tomber au-dessous de 8 livres, chiffre de cette consommation en 1826 ; et que le peuple descendait ainsi, par une pente irrésistible, vers l’extrême misère, c’est-à-dire, vers les bouleversements ou la mort.

Sur ces entrefaites, la Société des Droits de l’Homme publia un manifeste brûlant. Faible d’abord, elle avait pris possession de la France rapidement et avec empire. En 1833, sa puissance, à Paris, reposait sur l’ardeur de plus de trois mille sectionnaires, orateurs de club ou combattants ; et elle agitait la province par une foule de sociétés qui, sur les principaux points du royaume, s’étaient formées en son nom et à son image. Entretenir l’élan imprimé au peuple en 1830, alimenter l’enthousiasme, préparer les moyens d’attaque en élaborant les idées nouvelles, tenir en haleine l’opinion et souiller sans cesse aux âmes atteintes de langueur la colère, le courage, l’espérance, tel était son but, et elle y avait marché la tête haute, avec une énergie, avec un vouloir extraordinaires. Souscriptions en faveur des prisonniers politiques ou des journaux condamnés, prédications populaires, voyages, correspondances, tout était mis en œuvre. De sorte que la révolte avait, au milieu même de l’État, son gouvernement, son administration, ses divisions géographiques, son armée.

C’était un grand désordre, sans doute ; mais il y avait là, du moins, un élément de vitalité, un principe de force. Des idées de dévoûment s’associaient à ces projets de rébellion ; dans cette lutte de tous les instants, le sentiment de la fraternité s’exaltait, on s’y exerçait à jouer avec le péril, on y vivait enfin d’une vie pleine de sève. La Société des Droits de l’Homme était nécessaire en ce sens qu’elle réagissait contre l’action énervante qui, sous une oligarchie de gens d’affaires, tendait à précipiter la nation dans les sordides anxiétés de l’égoïsme et l’hébêtement de la peur. La France était poussée par le régime victorieux dans des voies si impures, que l’agitation y était devenue indispensable pour ajourner l’abaissement des caractères : l’anarchie faisait contrepoids.

Vers le milieu de l’année, d’assez graves dissidences avaient partagé en deux camps la Société des Droits de l’Homme ; les uns voulaient rompre brusquement avec les préjugés qu’il s’agissait de détruire et les tyrannies qu’on avait juré de renverser les autres recommandaient, comme plus sûres, les voies de la persuasion, les voies indirectes. Après de longs balancements, les deux partis se rapprochèrent ; un comité central fut nommé en vue d’une direction plus décidée ; et dans ce comité, composé de MM. Voyer-d’Argenson, Guinard, Berrier-Fontaine, Lebon, Vignerte, Godefroi-Cavaignac, Kersausie, Audry de Puyraveau, Beaumont, Desjardins et Titot, on arrêta qu’une solennelle déclaration de principes serait publiée et adressée à tous les journaux patriotiques, à toutes les associations, à tous les réfugiés politiques.

Le programme de la Société des Droits de l’Homme demandait : un pouvoir central, électif temporaire, responsable, doué d’une grande force et agissant avec unité ; — la souveraineté du peuple mise en action par le suffrage universel ; — la liberté des communes, restreinte par le droit accordé au gouvernement de surveiller au moyen de ses délégués les votes et la compétence des corps municipaux ; — un système d’éducation publique tendant à élever les générations dans une communauté d’idées, compatible avec le progrès ; — l’organisation du crédit de l’État ; – l’institution du jury généralisée l’émancipation de la classe ouvrière, par une meilleure division du travail, une répartition plus équitable des produits et l’association ; — une fédération de l’Europe, fondée sur la communauté des principes d’où découle la souveraineté du peuple, sur la liberté absolue du commerce et sur une entière égalité de rapports.

Ces vues étaient développées et justifiées dans un exposé aussi lumineux qu’incisif. Puis, venait la Déclaration des Droits de l’Homme, telle que l’avait présentée à la Convention Maximilien Robespierre[7].

L’évocation de ce nom fameux et terrible fit scandale. De fait, il y avait eu deux hommes dans Robespierre : le philosophe et le tribun. Comme philosophe, il n’avait pas été certainement aussi hardi que Jean-Jacques Rousseau, que Mably, que Fénelon. Mais, comme tribun, il avait amassé contre lui un trésor de vengeances ; supérieur par le dévoûment à ces guerriers de l’ancienne Rome qui se dévouaient aux dieux infernaux, lui, dans un but héroïque et avec une magnanimité farouche, il avait voué son nom à l’exécration des siècles à venir, il avait été de ceux qui disaient : « Périssent nos mémoires, plutôt que les idées qui feront le salut du monde » ; et il s’était rendu responsable du chaos, jusqu’au jour où, voulant retenir la révolution qui se noyait dans le sang, il disparut entraîné par elle. Vaincu dont l’histoire fut écrite par les vainqueurs, Robespierre avait laissé une mémoire maudite : en essayant de la réhabiliter, la Société des Droits de l’Homme commettait une imprudence et multipliait les obstacles à vaincre.

La publication du manifeste fut donc accueillie avec des sentiments divers mais également passionnés. De presque toutes les villes importantes du royaume, de tous les quartiers de Paris, la Société des Droits de l’Homme reçut des adresses d’adhésion. Et, d’un autre côté, les écrivains de la Cour, les publicistes de la bourgeoisie, se répandirent contre le manifeste en malédictions et en injures. La Déclaration des Droits de l’Homme portait, article 6 : « La propriété est le droit qu’a chaque citoyen de jouir à son gré de la portion de bien qui lui est garantie par la loi. » Cette définition si juste[8] devint le sujet de commentaires empoisonnés. « Vous l’avouez donc enfin, s’écrièrent avec un effroi simulé les partisans de la monarchie, ce qu’il vous faut, c’est le partage des biens. Continuateurs de Robespierre, c’est la loi agraire que vous demandez ! »

Les mots de loi agraire, de partage de biens, retentirent bientôt en France, du nord au midi, de l’est à l’ouest ; et, pour donner plus de solennité à l’accusation, M. Dupin aîné lut à l’audience de rentrée de la Cour de Cassation, un discours dans lequel il présentait la république comme menaçant « de mettre chaque propriétaire à la portion congrue. »

Jamais calomnie plus téméraire n’avait été lancée contre un parti dans un langage plus grossier. Pour toute réponse, les feuilles républicaines rappelèrent en quels termes Robespierre avait développé devant la Convention la définition donnée par lui au droit de propriété :

« Je vous proposerai d’abord quelques articles nécessaires pour compléter vos théories sur la propriété ! … Que ce mot n’alarme personne ; âmes de boue qui n’estimez que l’or, je ne veux point toucher à vos trésors, quelque impure qu’en soit la source. Vous devez savoir que cette loi agraire, dont vous avez tant parlé, n’est qu’un fantôme créé par les fripons pour épouvanter le imbéciles… Il s’agit bien plus de rendre la pauvreté honorable que de proscrire l’opulence ; la chaumière de Fabricius n’a rien à envier au palais de Crassus : j’aimerais bien autant, pour mon compte être l’un des fils d’Aristide, élevé dans le Prytanée aux dépens de la république, que l’héritier présomptif de Xercès, né dans la fange des Cours, pour occuper un trône décoré de l’avilissement du peuple, et brillant de la misère publique. Posons donc de bonne foi les principes du droit de propriété : il le faut d’autant plus qu’il n’en est point que les vices des hommes aient cherché à envelopper de nuages plus épais. Demandez à ce marchand de chair humaine ce que c’est que la propriété… Il vous dira, en montrant cette longue bière qu’il appelle un navire, où il a encaissé et serré des hommes qui paraissent vivants : Voilà mes propriétés je les ai achetées tant par tête. Interrogez le gentilhomme qui avait des terres, des vassaux, et qui croit l’univers bouleversé depuis qu’il n’en a plus… Il vous donnera de la propriété des idées à peu près semblables. Interrogez les augustes membres de la dynastie capétienne… ils vous diront que la plus sacrée de toutes les propriétés est sans contredit le droit héréditaire dont ils ont joui de toute antiquité, d’opprimer, d’avilir et de s’assurer légalement et monarchiquement les vingt-cinq millions d’hommes qui habitaient le territoire de la France, sous leur bon plaisir. »

Au reste, la définition qui, présentée sous le nom de Robespierre, semblait si menaçante à M. Dupin, elle appartenait à Mirabeau, comme le fit très-bien observer Armand Carrel. « Qu’est-ce que la propriété, avait dit Mirabeau, soutenant, contre l’abbé Maury, dans l’Assemblée Constituante, que les biens du clergé devaient être déclarés biens nationaux ? La propriété est un bien acquis en vertu des lois. » Et l’abbé Maury avait répondu : « Si notre propriété est légitime depuis quatorze siècles, elle doit l’être à jamais car une propriété est nécessairement inamovible, et il y a contradiction entre ces deux termes : propriété et amovibilité. »

Sieyès, à son tour, avait prononcé, en défendant les dîmes du clergé, ces paroles célèbres : « Les dîmes sont placées dans la classe des propriétés légitimes, bien que nuisibles à la chose publique. Vous voulez être libres et vous ne savez pas être justes. »

On le voit, en attaquant le caractère social donné à la propriété par la Déclaration des Droits de l’Homme ; en affirmant, après l’abbé Maury, après Sieyès, que la propriété n’était qu’un droit inhérent à l’individu, M. Dupin ne prenait pas garde qu’il condamnait, et la révolution de 1789, et les travaux de l’Assemblée Constituante, et tout ce qui avait amené le triomphe de cette bourgeoisie dont il se portait, lui, M. Dupin, l’avocat et le champion ! Car enfin, s’il était vrai que la loi ne dût pas, même dans l’intérêt et pour le salut de la société, limiter, régler, restreindre dans son extension inique, et exagérée ce droit inhérent à l’individu ; s’il était vrai, selon l’affirmation monstrueuse et impie de Sieyès, qu’une propriété pût être « légitime, quoique nuisible à la chose publique » ; la bourgeoisie s’était donc rendue coupable d’une affreuse spoliation, lorsqu’en 1789 elle avait aboli les droits féodaux, les jurandes, les banalités, les dîmes, les substitutions ; lorsqu’elle avait mis législativement des bornes à la faculté des donations entre vifs et testamentaires ; lorsqu’elle avait décrété le partage égal des héritages ; lorsque naguère encore, ses représentants avaient fait une loi Sur l’EXPROPRIATION POUR CAUSE D’UTILITÉ PUBLIQUE !

Ainsi éclatait la mauvaise foi des dominateurs du jour. Oppresseurs, fils d’opprimés, ils reniaient dans l’ivresse de leur fortune le principe même de leur élévation ; et ils ne rougissaient pas de s’armer contre le prolétariat d’une doctrine qu’ils avaient déclarée Infâme lorsque la noblesse s’en était servie contre eux. Enseignement grave et qui donne à la publication du manifeste de la Société des Droits de l’Homme une véritable importance historique !

Mais, sous un autre aspect, l’importance de cette publication ne fut pas moindre ; et il en résulta, au sein du parti démocratique, des débats du plus haut intérêt.

Le manifeste ne se prononçait qu’avec réserve sur la liberté de la presse et la liberté individuelle ; et l’on y insistait beaucoup, au contraire, sur la nécessite d’organiser vigoureusement le pouvoir. Une fraction notable du parti républicain en prit ombrage. La Tribune appuya le manifeste sans l’adopter entièrement ; et il fut critiqué, comme n’ayant pas assez tenu compte du principe de liberté par trois hommes d’un patriotisme éprouvé et d’un talent incontestable : Armand Carrel, rédacteur du National ;, M. Anselme Pététin, rédacteur du Précurseur de Lyon ; et M. Martin Maillefer, rédacteur du Peuple souverain de Marseille. De quel côté se trouvait la vérité ?

Qu’on suppose deux hommes prêts à se mettre en route : l’un, bien portant, alerte, vigoureux ; l’autre, malade et blessé. Avant la révolution de 1789, le pouvoir, au lieu de tendre la main au second, ne songeait qu’à faire marcher le premier plus à l’aise encore et plus vite. En 1789, ce fut autre chose : le pouvoir fut enchaîné, et l’on dit aux deux hommes : « La route est libre ; vos droits sont égaux marchez. » Et cependant le faible pouvait répondre : « Mais qu’importe que la route soit déblayée ? Ne voyez-vous pas que je suis malade ; que le sang coule de mes blessures ; que le poids de mon propre corps m’épuise et que mes pieds nus se meurtrissent sur les cailloux du chemin ? Qu’aucune protection spéciale ne soit accordée à mon voisin, il peut s’en passer, car il est ingambe et fort ; mais moi ? … Que me parlez-vous de droits égaux ? C’est une raillerie cruelle ! »

Voilà le langage qu’en 1789 auraient pu tenir les prolétaires. Ne trouvaient-ils pas en effet la bourgeoisie en possession de tous les instruments de travail, en possession du sol, du numéraire, du crédit, des ressources que donne la culture de l’intelligence ? Quant à eux, n’ayant ni propriétés, ni capitaux, ni avances, ni éducation, ne pouvant économiser sur le labeur de la veille de quoi subir sans danger le chômage du lendemain, quel prix devaient-ils attacher au don de la liberté, définie métaphysiquement et considérée comme un droit ? Que leur importait le droit d’écrire et de discuter, à eux qui n’en avaient ni la faculté, ni le loisir ? Que leur importait le droit de vivre à l’abri des vexations du roi ou des courtisans, à eux qui échappaient à ces vexations par leur obscurité même et leur misère ? Que leur importait le droit d’être athée à eux qui, pour ne pas maudire la vie, avaient besoin de croire à Dieu ? Que leur importait le droit de s’élever en faisant fortune, à eux qui manquaient des instruments nécessaires pour s’enrichir ? La liberté politique, la liberté de conscience, la liberté d’industrie, conquêtes si profitables a la bourgeoisie, n’étaient donc pour eux que des conquêtes imaginaires, dérisoires, puisqu’ayant le droit d’en profiter, ils n’en avaient pas la faculté.

C’est ce qui ne tarda pas à être compris. Sous la Convention, des penseurs audacieux purent se lever et dire : pour qui donc la révolution a-t-elle été faite ? Est-ce pour cette foule gémissante des prolétaires qui a si puissamment aidé la bourgeoisie à renverser la Bastille, à vaincre les Suisses, à dompter l’Europe des rois, à sauver la France-révolutionnaire ? On les a d’abord appelés esclaves, puis vilains ; aujourd’hui on les appelle pauvres : en changeant de qualification leur condition a-t-elle changé de nature ? De droit, ils sont libres ; de fait, ils sont esclaves.

La conséquence était facile à tirer. Au lieu de cette liberté, nouveau moyen d’oppression fourni à ceux qui étaient en état d’en faire usage et qui pour les autres n’était qu’un leurre, les vrais amis du peuple voulurent un gouvernement tutélaire et fort, afin que sa force servît à protéger les faibles, et changeât le droit en faculté. De là cette admirable et auguste définition : « La liberté est le pouvoir qui appartient à l’homme d’exercer à son gré toutes ses facultés ; elle a la justice pour règle, les droits d’autrui pour bornes, la nature pour principe et la loi pour sauve-garde[9]. »

Après 1830, l’état social étant ce qu’on l’avait fait en 1789, le problème restait évidemment tel que l’auteur de la définition précédente l’avait posé : la grande question était toujours de rendre les prolétaires libres de fait, ce qui revenait à leur donner des moyens de développement, des instruments de travail ? Or, qui leur donnerait tout cela sinon un gouvernement démocratique assez fort pour faire prévaloir l’association sur la concurrence, et la commandite du crédit de l’État sur celle du crédit individuel ?

C’était donc à la réhabilitation du principe d’autorité que les démocrates devaient s’employer de préférence, ou, si l’on veut, ils devaient se préoccuper beaucoup moins de chercher des garanties aux libertés existantes que d’appeler le peuple à en faire usage.

Ces doctrines étaient celles de la Société des Droits de l’Homme ; c’étaient les bonnes, et elles survécurent dans le parti aux attaques dirigées contre elles par des hommes droits et sincères, mais qu’aveuglaient, les traditions de cette école libérale qui avait fait du mot droit une déception sans exemple, et du mot liberté la plus lâche tyrannie qui fut jamais.

Quoi qu’il en soit, l’émotion produite par le manifeste se révéla non-seulement par une polémique ardente, mais par des scènes d’un caractère étrange. Le gouvernement aurait voulu faire exclure de la Chambre comme indignes, deux députés, signataires du manifeste : MM. Voyer-d’Argenson et Audry de Puyraveau. Ils furent, en effet, dénoncés du haut de la tribune. Mais, par l’énergie de leur langage, par la fermeté de leur attitude, ils continrent les haines soulevées contre eux ; et le parti auquel ils appartenaient fut si peu intimidé par ce déchaînement des passions ennemies, qu’un autre député, M. De Ludre, se hâta de faire connaître, par la voie des journaux, l’adhésion qu’il avait donnée au manifeste.

Le procès intenté quelque temps après a vingtsept membres de la Société des Droits de l’Homme, montra mieux encore combien la lutte était implacable, combien les cœurs étaient ulcérés. Les vingt-sept comparaissaient devant la Cour d’Assises, sous la prévention d’avoir formé, lors du dernier anniversaire des trois journées, un complot contre la sûreté de l’État. Les témoins entendus, M. Delapalme commence son réquisitoire. Il discute les faits généraux de l’accusation, et, bientôt, examinant les doctrines des prévenus, il leur reproche d’avoir demandé la loi agraire. L’injustice de cette accusation était flagrante, et, après les débats qui duraient depuis si long-temps, rien ne pouvait servir d’excuse à une pareille calomnie. Un frémissement d’indignation parcourt le banc des prévenus, et, se levant tout-à-coup, un témoin s’écrie d’une voix forte : « Tu en as menti, misérable ! » A ces mots, une confusion inexprimable règne dans l’assemblée. On demande le coupable. « C’est moi, dit M. Vignerte. » Et les accusés de s’écrier : « C’est bien, Vignerte ! Il a raison, nous pensons comme lui. Accusez-nous, frappez-nous, mais ne nous calomniez pas. » M. Vignerte est conduit au pied de la Cour ainsi qu’un autre membre de son parti, M. Petit-Jean. Le président à celui-ci : « Est-ce vous qui avez interrompu M. l’avocat général ? – Non. – Pourquoi vous a-t-on arrêté ? – Parce que je pense comme M. Vignerte. Ce qu’a dit l’accusateur public est faux. Nous avons nos bras pour travailler et ne voulons de la propriété de personne. » Se tournant alors vers M. Vignerte : « Est-ce vous, lui dit le président, qui avez prononcé ces paroles : Vous en avez menti ! – J’ai dit : Tu en as menti, misérable ! — Qu’avez-vous à répondre pour votre justification. — Je ne me justifie pas. » La Cour délibère, et, après quelques minutes, séance tenante, condamne Vignerte à trois ans de prison. Défendus avec beaucoup d’éloquence et d’énergie par MM. Dupont, Moulin, Pinart et Michel (de Bourges), les accusés furent déclarés non coupables par le jury. Mais la Cour, dont cette décision enchaînait la sévérité à l’égard des prévenus, la Cour, sur les réquisitoires de M. Delapalme, frappa les avocats comme ayant outragé le ministère public et MM. Dupont, Pinart, Michel (de Bourges) furent suspendus de l’exercice de leur profession : le premier pour une année, les deux autres pour six mois.

Le même jour, MM. Voyer-d’Argenson et Charles Teste étaient acquittés. On les avait traînés devant les tribunaux pour avoir publié une brochure qui respirait l’amour du peuple et le sentiment de la charité évangélique.

Voilà dans quel déplorable état de trouble vivait la société. Heureuse encore si elle n’avait pas été condamnée à un plus sombre destin ! Car à tant de convulsions qui, du moins, annonçaient la vie, devaient succéder un abattement honteux et un lourd sommeil semblable à la mort.

  1. Ce furent MM. Anglade, d’Argenson, Audry de Puyraveau, Auguis, Bastide d’Isard, Bavoux, B~rard, Bertrand, Boudet, Briqueville, Chaigneau, Corcelles, Coulmann, Demarcay, Dubois-Aymé, Dulong, Dupont (de l’Eure), Duris-Dufresne, Garnier-Pagès, Girardin, Havin Joly, Laboissière, le général Lafayette, George Lafayette, Larabit, Lenouvel, Leprévost, Levaillant, de Ludre, Laguette-Mornay, Luminais, Renouvier, Roussilhe, Senné, Tardieu, Teste, Viennet.
  2. Nous nous sommes fait montrer l’acte de vente.
  3. Il est temps que, sur ce débat célèbre, la vérité soit enfin connue. Mais il faut reprendre les choses d’un peu plus haut.

    Quelque ébranlement qu’eût imprimé au crédit commercial de M. Laffitte cette révolution à laquelle il n’avait su trouver qu’un dénoûment dynastique, sa maison était trop solidement assise pour ne pas résister au choc qui alors renversa tant de fortunes. Mais c’était trop peu d’avoir créé une royauté, il importait de la soutenir. Nous avons raconté les agitations qui remplirent les premiers jours de la révolution. L’émeute allait frapper à toute heure aux portes du Palais-Royal. Sur les places publiques, dans les rues, on n’entendait que le bruit du rappel se mêlant aux clameurs d’une foule en délire. L’atmosphère, s’il est permis de s’exprimer ainsi, était chargée de passions ; et les courriers lancés sur toutes les routes de l’Europe n’apportaient pas une nouvelle qui ne contint un soulèvement. Le premier ministère allait tomber d’impuissance et de peur le sol tremblait de toutes parts autour du trône nouveau la famille royale était éplorée le roi croyait entendre déjà sonner l’heure de sa chute, si voisine de son avènement : on eut recours à M. Laffitte.

    L’empressement grossier qu’on mit plus tard à envahir le pouvoir, on le mettait alors à s’en éloigner. Mais M. Laffitte avait des raisons particulières pour fuir le tourbillon des affaires publiques sa maison avait besoin de son activité, de ses soins ses associés le pressaient de renoncer à des grandeurs au fond desquelles devait, selon toute apparence, se trouver sa ruine. M. Laffitte, à cette époque, était président de la chambre des députés ; et, quoique ministre sans portefeuille, nul, parmi les membres du conseil, n’était plus occupé que lui. Il voulut rentrer dans la vie privée. Le roi, auquel il était encore nécessaire, n’épargna rien pour le retenir et ce fut alors qu’eut lieu la vente de la forêt de Breteuil. Le prix en fut fixé à dix millions mais afin que le roi, dans tous les cas, ne s’engageât point au-delà de ce qui était raisonnable, on stipula dans l’acte que l’acheteur aurait le droit de faire expertiser la forêt, droit que le vendeur ne se réservait pas à lui-même.

    S’il y eut là un service rendu à M. Laffitte, ce service fut chèrement payé. Car il ne servit qu’à engager M. Laffitte plus avant dans les affaires publiques. La présidence effective du conseil lui fut offerte ; il refusa d’abord. Résistance vaine ! Il y avait quelque chose d’irrésistible dans les supplications du roi. —Pourquoi lui avait-on donné une couronne, si l’on avait entendu le livrer ensuite sans défense à tant de haines conjurées ? M. Laffitte, qui avait tant fait pour lui, refuserait-il de lui donner, au moment du péril, sa popularité pour rempart ? Nul ne consentait à être ministre ; nul ne pouvait apporter la royauté, en entrant aux affaires, une force morale assez grande. Le roi des Français n’avait donc plus qu’a descendre de son trône solitaire, de son trône ébranlé ! Fallait-il « qu’il se retira à Neuilly ou qu’il se précipitât dans la Seine ? » — M. Laffitte céda, se vit traité comme un sauveur par le monarque, par madame Adélaïde, par toute la famille royale ; et le ministère du 3 novembre s’installa.

    Cependant les affaires privées de M. Laffitte ne tardèrent pas, comme il l’avait prévu, à souffrir de son rôle ministériel. D’ailleurs, une circonstance imprévue le poussait à quitter la scène politique. Lors de la vente de la forêt de Breteuil, il avait été convenu verbalement, entre le roi et M. Laffitte, que l’acte ne serait point enregistré. Nous avons raconté (Voir le 2e volume, page 158) comment fut violée cette clause importante du contrat. L’enregistrement ébruita la vente : on crut la maison Laffitte embarrassée. Les demandes de remboursement affluèrent ; et, pressé de toutes parts M. Laffitte dût emprunter sept millions à la banque de France. La crise qui troublait le monde commercial et qui, par ses motifs que nous venons de dire, pesait plus spécialement sur la maison Laffitte, avait rendu cette ressource insuffisante. M. Laffitte résolut de nouveau d’abandonner son portefeuille. Mais M. Casimir Périer, qui se réservait pour des temps moins orageux, M. Casimir Périer intervint. Invoquant tour-à-tour l’intérêt du monarque et celui de la France, il conjura M. Laffitte de rester au timon des affaires. « La Banque, lui dit-il, vous prêtera encore six millions, et le roi vous servira de caution. » M. Casimir Périer savait, en effet, par les associés de M. Laffitte, que, pour se soutenir, sa maison n’avait pas besoin d’une somme plus considérable. M. Laffitte repoussa long-temps, et avec beaucoup de fermeté, les avances qui lui étaient faites ; mais le roi l’avait mandé au château : il dut s’y rendre. Il était nuit. M. Laffitte trouva le roi au moment de se coucher, sur deux matelas que supportait un canapé. Louis-Philippe reçut son ministre avec cette affectation de familiarité qui lui était ordinaire, et il le supplia si affectueusement d’accepter la garantie offerte, que M. Laffitte finit par y consentir. Les deux amis se séparèrent après s’être tendrement embrassés. Le lendemain tout était conclu : la Banque prêtait six millions à M. Laffitte, et le roi s’engageait comme caution envers la Banque. Le traité portait que la garantie, s’il devenait nécessaire de l’invoquer, se diviserait en cinq paiements annuels, dont les quatre premiers seraient de treize cent mille francs, et le dernier de huit cent mille. Du reste, le roi, dans tout ceci, ne sortait pas des bornes prescrites par la prudence ; car M. Laffitte avait remis à la Banque une masse de bonnes valeurs qui, réalisées, dépassaient de beaucoup les sommes qui constituaient l’emprunt. Quoi qu’il en soit, la première échéance étant venue, et la Banque s’étant adressée au roi, il paya trois cent mille francs, mais sur quatre cent mille qu’il devait à M. Laffitte pour la forge de la Bonneville. La Banque ne put obtenir davantage. Elle insista ; un procès eut lieu, et la liste civile soutint, par l’organe de M. Dupin, que la caution du roi étant pure et simple, la Banque devait commencer par discuter le débiteur principal. Ces conclusions étaient rigoureuses à l’égard de M. Laffitte, mais enfin elles étaient légales. La Banque perdit son procès et se vit amenée, par décisions judiciaire, à poursuivre M. Laffitte. Elle aurait voulu s’épargner un tel éclat ; et, comme les valeurs que M. Laffitte lui avait remises formaient à ses yeux une garantie à peu près sûre, elle proposa au roi de le décharger de sa caution de six millions, s’il consentait à la remplacer par une de deux millions seulement, laquelle ne portera pas intérêt et ne devait être invoquée qu’au bout de dix ans. Cette offre, qu’il était si peu dangereux d’accepter, fut néanmoins refusée formellement. La Banque revint à M. Laffitte : il lui était impossible de payer ; il mit son hôtel en vente ! Il est vrai que, deux ans après, un arrangement étant survenu entre la Banque, la maison Laffitte et le roi, celui-ci donna, pour se libérer de la garantie, une somme de douze cent mille francs. Mais M. Laffitte ne pouvait y voir, ni un don royal, ni un dédommagement des énormes sacrifices que lui avaient coûtés quelques mois de ministère.

  4. Le rapport de Lakanal n’était, au reste, qu’une ébauche lorsqu’il fut présenté à la Convention. C’était un travail qui avait évidemment besoin d’être complété. Ainsi, le chiffre des appointements de l’instituteur y est laissé en blanc, et l’on ne s’y prononce pas sur cette question importante : instruction primaire est-elle obligatoire ?
  5. Cet absurde système a porté les fruits qu’on en devait attendre. Depuis, on a vu des jurys de propriétaires condamner l’État à payer aux propriétaires dépossédés pour cause d’utilité publique, une indemnité beaucoup plus considérable que celle que ces propriétaires dépossédés avaient eux-mêmes demandée ! Ce fait dispense de tout commentaire.
  6. Ces comités se composaient de MM. Lafayette, Garnier Pagès, Cormenin, Voyer d’Argenson, Joly, Audry de Puyraveau, Cabet, députés ; A. Carrel A. Marrast, Guinard J. Bernard, Pagnerre Dupent, Marie, Boussi, Rittiez, Audriat, Boissaye, Conseil, Desjardins. G. Cavaignac, Marchais, Fenet, E. Arago.
  7. Voici le texte de cette déclaration dont tant de gens parlent sans la connaître :

    Art. 1er. Le but de toute association politique est le maintien des droits naturels et imprescriptibles de l’homme, et le développement de toutes ses facultés.

    2. Les principaux droits de l’homme sont ceux de pourvoir à la conservation de l’existence et de la liberté.

    3. Ces droits appartiennent également à tous les hommes, quelle que soit la différence de leurs forces physiques et morales.

    L’égalité des droits est établie par la nature la société loin d’y porter atteinte, ne fait que la garantir contre l’abus de la force, qui la rend illusoire.

    4. La liberté est le pouvoir qui appartient à l’homme d’exercer, à son gré, toutes ses facultés elle a la justice pour règle, les droits d’autrui pour bornes, la nature pour principe et la loi pour sauve-garde.

    5. Le droit de s’assembler paisiblement, le droit de manifester ses opinions, soit par la voie de la presse, soit de toute autre manière, sont des conséquences si nécessaires du principe de la liberté de l’homme que la nécessité de les énoncer suppose ou la présence ou le souvenir récent du despotisme. 6. La propriété est le droit qu’a chaque citoyen de jouir et de disposer, à son gré, de la portion de bien qui lui est garantie par la loi.

    7. Le droit de propriété est borné, comme tous les autres, par l’obligation de respecter les droits d’autrui.

    8. Il ne peut préjudicier ni à la sûreté, ni à la liberté, ni à l’existence, ni à la propriété de nos semblables.

    9. Tout trafic qui viole ce principe est essentiellement illicite et immoral.

    10. La société est obligée de pourvoir à la subsistance de tous ses membres, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d’exister à ceux qui sont hors d’état de travailler.

    11. Les secours indispensables à celui qui manque du nécessaire sont une dette de celui qui possède le superflu. Il appartient à la loi de déterminer la manière dont cette dette doit être acquittée.

    12. Les citoyens dont les revenus n’excèdent point ce qui est nécessaire à leur subsistance sont dispensés de contribuer aux dépenses publiques ; les autres doivent les supporter progressivement selon l’étendue de leur fortune.

    13. La société doit favoriser de tout son pouvoir les progrès de la raison publique, et mettre l’instruction à la portée de tous les citoyens.

    14. Le peuple est le souverain ; le gouvernement est son ouvrage et sa propriété ; les fonctionnaires publics sont ses commis.

    Le peuple peut, quand il lui plait, changer son gouvernement et révoquer ses mandataires.

    15. La loi est l’expression libre et solennelle de la volonté du peuple.

    16. La loi doit être égaie pour tous.

    17. La loi ne peut défendre que ce qui est nuisible à la société ; elle ne peut ordonner que ce qui lui est utile.

    18. Toute loi qui viole les droits imprescriptibles de l’homme est essentiellement injuste et, tyrannique ette n’est point une loi.

    19. Dans tout état libre, la loi doit surtout défendre la liberté publique et individuelle contre l’autorité de ceux qui gouvernent.

    Toute institution qui ne suppose pas le peuple bon et le magistrat corruptible, est vicieuse.

    20. Aucune portion du peuple ne peut exercer la puissance du peuple entier mais le vœu qu’elle exprime doit être respecté comme le vœu d’une portion du peuple qui doit concourir à la volonté générale. Chaque section du souverain assemble doit jouir du droit d’exprimer sa volonté avec une entière liberté elle est essentiellement indépendante de toutes les autorités constituées, et maitresse de régler sa police et ses délibérations.

    21. Tous les bons citoyens sont admissibles à toutes les fonctions publiques, sans aucune autre distinction que celle des vertus et des talents sans aucun autre titre que la confiance du peuple.

    22. Tous les citoyens ont un droit égal de concourir à la nomination des mandataires du peuple et à la formation de la loi.

    23. Pour que ces droits ne soient point illusoires, et l’égalité chimérique, la société doit salariet les fonctionnaires publics, et faire en sorte que les citoyens qui vivent de leur travail puissent assister aux assemblées publiques où la loi les appelle, sans compromettre leur existence ni celle de leur famille.

    24. Tout citoyen doit obéir religieusement aux magistrats et aux agents du gouvernement, lorsqu’ils sont les organes ou les exécuteurs de la loi.

    25. Mais tout acte contre la liberté contre la sûreté ou contre la propriété d’un homme, exercé par qui que ce soit, même au nom de la loi, hors des cas déterminés par elle et des formes qu’elle prescrit, est arbitraire et nul le respect même de la loi défend de s’y soumettre et si on veut l’exécuter par la violence il est permis de le repousser par la force.

    26. Le droit de présenter des pétitions aux dépositaires de l’autorité publique appartient à tout individu ; ceux à qui elles sont adressées doivent statuer sur les points qui en font l’objet ; mais ils ne peuvent jamais ni en interdire, ni en restreindre, ni en condamner l’exercice. 27. La résistance à l’oppression est la conséquence des autres droits de l’homme et du citoyen.

    28. Il y a oppression contre le corps social, lorsqu’un seul de ses membres est opprimé.

    Il y a oppression contre chaque membre du corps social, lorsque le corps social est opprimé.

    29. Lorsque le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs.

    30. Quand la garantie sociale manque à un citoyen, il rentre dans le droit naturel de défendre lui-même tous ses droits.

    31. Dans l’un et l’autre cas, assujettir à des formes légales la résistance à l’oppression, est le dernier raHnement de la tyrannie.

    32. Les fonctions publiques ne peuvent être considérées comme des distinctions, ni comme des récompenses, mais comme des devoirs publics.

    33. Les délits des mandataires du peuple doivent être sévèrement et facilement punis. Nul n’a le droit de se prétendre plus inviolable que les autres citoyens.

    34. Le peuple a le droit de connaître toutes les opérations de ses mandataires ils doivent lui rendre un compte fidèle de leur gestion, et subir son jugement avec respect.

    35. Les hommes de tous les pays sont frères, et les différents peuples doivent s’entr’aider, selon leur pouvoir, comme les citoyens du même état.

    36. Celui qui opprime une seule nation se déclare l’ennemi de toutes.

    37. Ceux qui font la guerre à un peuple pour arrêter les progrès de la liberté et anéantir les droits de l’homme doivent être poursuivis partout, non comme des ennemis ordinaires, mais comme des assassins et comme des brigands rebelles.

    38. Les aristocrates, les tyrans, quels qu’ils soient, sont des esclaves révoltés contre le souverain de la terre, qui est le genre humain, et contre le législateur de l’univers, qui est la nature.

  8. Cette définition est d’une telle exactitude, qu’on ne conçoit pas qu’elle ait pu être attaquée, surtout par des légistes comme M. Dupin car :

    1° La loi civile pourrait ne pas admettre le droit successif, mais elle l’accepte ; en l’acceptant, elle le crée, et se réserve le droit de le modifier, en consultant les intérêts politiques et économiques de la société.

    Mais soit que la loi ordonne l’égalité absolue dans les partages entre les enfants ou les héritiers d’un citoyen, soit qu’elle autorise dans la succession un prélèvement quelconque appelé du nom de majorat ou de tout autre nom, et que le partage du reste de la succession soit soumis à la règle générale de l’égalité, toujours est-il que, dans une hérédité donnée, chacun reçoit une part, une portion de biens, portion que la loi lui garantit. Le droit de propriété de l’héritier qui vient d’appréhender sa part dans une succession, ne peut donc se traduire autrement que par ces mots Le droit de jouir de la portion de biens qui lui est garantie par la loi. Tout autre traduction ne serait pas exacte.

    La définition du droit de propriété, telle qu’elle est donnée par la déclaration de Robespierre, est donc seule conciliable avec les modifications que les lois de succession apportent à chaque propriété après la mort de chaque citoyen.

    2° Le droit naturel pur, tel qu’il est conçu à priori par ses professeurs, serait inconciliable avec tout état social. Aussi, les philosophes de cette école disent-ils que dans l’état de société, l’homme fait le sacrifice d’une portion de sa liberté, pour que l’autre portion lui soit garantie. Dès-lors la liberté sociale devrait être rationnellement définie ainsi : la portion de liberté garantie par loi. Le droit absolu de propriété serait, comme la liberté absolue, incompatible avec l’état de-société. Aussi, l’homme social est obligé de faire le sacrifice d’une portion de sa propriété, comme il fait le sacrifice d’une portion de sa liberté pour que l’autre portion de sa propriété lui soit garantie. Dès-lors, le droit de propriété, dans l’état de société ne doit être défini rationnement qu’en ces termes : le droit de jouir de la portion de biens garantie par la loi.

    3° La définition considère la propriété sous son aspect véritablement utile à l’homme.

    Le droit de propriété réellement utile à un homme, ce n’est pas le droit de se dire propriétaire de telle terre ou de tel capital, mais c’est la jouissance libre et garantie des revenus et des fruits de cette terre ou de ce capital. Un exemple va rendre la pensée sensible : si la loi garantissait votre droit de propriété sur une terre, mais si, en même temps, elle frappait le revenu d’un impôt qui l’absorbât, la loi ne vous garantirait qu’un droit de propriété vague et inutile, un parchemin. La propriété utile consiste donc principalement dans la jouissance et la libre disposition du revenu.

    Mais jamais personne n’a mis en doute, je pense, que la société n’eût le droit de prélever une portion annuelle du revenu sous le nom d’impôt ou de contribution. Dès-lors la société ne laisse aux propriétaires, ne garantit aux propriétaires qu’une portion du revenu, c’est-à-dire, de la propriété utile.

    La propriété est donc encore, même pour les partisans du droit naturel, le droit de jouir de la portion de biens, de la portion de revenus garantie par la loi.

  9. Qu’on rapproche de cette définition celle-ci donnée par M. Dupin ainé (consultation contre les Jésuites) : « La liberté est le droit de faire tout ce que la loi ne défend pas. »

    Quelle niaiserie ! Et si la tyrannie est dans la loi elle-même.