Histoire de Rome Livre XXXI

Traduction sous la direction de M. Nisard, Paris Firmin Didot, 1860
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LIVRE XXXI.
SOMMAIRE DES CHAPITRES.

1. Présages de la mort de Valens et de l’invasion de l’empire par les Goths. II. Régions habitées par les les Alains et autres nations scythiques de l’Asie. Leurs mœurs. III. Les Huns s’incorporent les Alains de vive force ou par traité, et tombent avec eux sur les Goths, qu’ils chassent de leur territoire. IV. Les Thervinges, tribu la plus considérable de la nation expulsée, sont transportés en Thrace, du consentement de Valens, et sous promesse de soumission et de concours. Une autre tribu, du nom de Gruthungues, passe aussi le Danube par surprise. V. Les Thervinges, maltraités par les officiers de l’empereur, et pressés par la misère et la faim, se soulèvent, sous la conduite d’Alavive et de Friligern, et défont un corps de troupes commandé par Lupicin. VI. Motifs de la révolte de Sueride et de Colias, chefs des Goths, qui, après avoir été accueillis par les Romains, égorgent les habitants d’Andrinople, et se réunissent à Fritigern pour dévaster la Thrace. VII. Avantages remportés par Profuturus, Trajan et Richomer, contre les Goths. VIII. Les Goths, emprisonnés par les Romains dans les gorges de l’Hémus, puis relâchés, parcourent la Thrace, signalant leurs pas le pillage, le meurtre, le viol et l’incendie. Barzimère, tribun des scutaires, est massacré par eux. IX. Frigérid, général de Gratien, tue Farnobe, l’un des principaux personnages d’entre les Goths, et avec lui une multitude de Goths et de Taïfales. Le reste obtient la vie, et la concession d’un territoire sur les bords du Pó. X. Victoire remportée par les généraux de Gratien sur les Allemands Lentiens. Priarius, roi de ce peuple, y périt. Les Lentiens se rendent, et fournissent des recrues. On leur permet de retourner chez eux. XI. Sébastien surprend et accable, près de Béroé, les Goths chargés de butin ; très-peu réussissent à s’échapper. Gratien vole secourir son oncle Valens contre les Goths. XII. Valens se décide à livrer bataille, sans attendre la jonction de Gratien. XIII. Tous les Goths réunis, les Thervinges sous Fritigern, les Gruthungues sous Alathée et Safrax, se rencontrent avec les Romains en bataille rangée, mettent la cavalerie romaine en fuite, et font un grand carnage de l’infanterie, livrée à ses propres forces, et entassée dans un étroit espace. Valens perd la vie dans cette bataille ; son corps n’est pas retrouvé. XIV. Vertus et vices de Valens. XV. Les Goths vainqueurs assiégent Andrinople, où Valens avait laissé son trésor avec les insignes de l’empire, et où se trouvaient enfermés le préfet et les membres du conseil. Ils se retirent, après avoir échoué dans toutes leurs tentatives. XVI. Les Goths s’adjoignent, à prix d’argent, des bandes de Huns et d’Alains, et tentent vainement de s’emparer de Constantinople. Par quel artince le général Jales délivra des Goths les provinces orientales au delà du Taurus.

I. Cependant, par un fatal retour de la fortune, la rage conjurée de Bellone et des Furies allait faire éclater sur l’Orient un terrible orage, que n’annonçait que trop une effrayante succession d’effets surnaturels et de prodiges. Dès longtemps l’avenir menaçait par la voix des devins et des oracles. On vit les chiens bondir en arrière aux hurlements des loups ; jamais les oiseaux de nuit ne poussèrent des cris si lamentables ; le soleil, obscurci dès l’aurore, n’envoyait plus qu’une lumière terne et blafarde ; et par les rues d’Antioche on entendait incessamment répétée cette insolente et sinistre exclamation, devenue l’expression commune de la passion et de la plainte dans les rixes et les mouvements tumultueux du peuple : « Valens au bûcher ! ». À tous moments des voix, imitant les proclamations des crieurs publics, invitaient la populace à apporter du bois pour mettre le feu aux thermes de Valens, édifice dont le prince avait lui-même surveillé la construction ; toutes manifestations non équivoques de sa fin prochaine. De funèbres terreurs troublaient encore le repos de ses nuits ; le spectre sanglant du roi d’Arménie, les ombres des victimes sacrifiées avec Théodore, se dressaient devant son lit, répétant, d’une voix sépulcrale, des vers dont le sens fait frémir. Un aigle, avec la gorge coupée, fut trouvé mort dans les rues, signe précurseur de funérailles et de calamités publiques. Enfin, lorsqu’on abattit les vieux murs du faubourg de Chalcédoine, pour doter d’un bain nouveau la ville de Constantinople, on découvrit, au centre même des démolitions, une pierre carrée, où se lisait, en vers grecs, cette inscription fatalement significative :

« Lorsqu’on verra les naïades, amenant ici leurs liquides trésors, faire circuler par la ville une salutaire fraîcheur ; lorsqu’un mur, construit sous de funestes auspices, s’élèvera autour du palais des thermes, alors des hordes belliqueuses, venues du fond de climats lointains, franchiront en armes l’Hister aux ondes majestueuses, et porteront le ravage dans les plaines de la Mésie et de la Scythie. Arrivées aux champs pannoniens, leur rage se tournera vers une plus noble proie ; mais Mars et le Destin ont marqué là le terme de leurs efforts, et leur tombeau. »

II. Remontons au principe du mal, et disons de quelles causes diverses est née cette terrible guerre, grosse de tant de désolation et de larmes. Les Huns sont à peine mentionnés dans les annales, et seulement comme une race sauvage répandue au-delà des Palus— Méotides, sur les bords de la mer Glaciale, et d’une férocité qui passe l’imagination. Dès la naissance des enfants mâles, les Huns leur sillonnent les joues de profondes cicatrices, afin d’y détruire tout germe de duvet. Ces rejetons croissent et vieillissent imberbes, sous l’aspect hideux et dégradé des eunuques. Mais ils ont tous le corps trapu, les membres robustes, la tête volumineuse ; et un excessif développement de carrure donne à leur conformation quelque chose de surnaturel. On dirait des animaux bipèdes plutôt que des êtres humains, ou de ces bizarres figures que le caprice de l’art place en saillie sur les corniches d’un pont. Des habitudes voisines de la brute répondent à cet extérieur repoussant. Les Huns ne cuisent ni n’assaisonnent ce qu’ils mangent, et se contentent pour aliments de racines sauvages, ou de la chair du premier animal venu, qu’ils font mortifier quelque temps, sur le cheval, entre leurs cuisses. Aucun toit ne les abrite. Les maisons chez eux ne sont d’usage journalier non plus que les tombeaux ; on n’y trouverait pas même une chaumière. Ils vivent au milieu des bois et des montagnes, endurcis contre la faim, la soif et la froidure. En voyage même, ils ne traversent pas le seuil d’une habitation sans nécessité absolue, et ne s’y croient jamais en sûreté. Ils se font de toile, ou de peaux de rats des bois cousues ensemble, une espèce de tunique, qui leur sert pour toute occasion, et ne quittent ce vêtement, une fois qu’ils y ont passé la tête, que lorsqu’il tombe par lambeaux.

(6) Ils se coiffent de chapeaux à bords rabattus, et entourent de peaux de chèvres leurs jambes velues ; chaussure qui gêne la marche, et les rend peu propres à combattre à pied. Mais on les dirait cloués sur leurs chevaux, qui sont laidement mais vigoureusement conformés. C’est sur leur dos que les Huns vaquent à toute espèce de soin, assis quelquefois à la manière des femmes. À cheval jour et nuit, c’est de là qu’ils vendent et qu’ils achètent. Ils ne mettent pied à terre ni pour boire, ni pour manger, ni pour dormir, ce qu’ils font inclinés sur le maigre cou de leur monture, où ils rêvent tout à leur aise.

(7) C’est encore à cheval qu’ils délibèrent des intérêts de la communauté. L’autorité d’un roi leur est inconnue ; mais ils suivent tumultuairement le chef qui les mène au combat.

(8) Attaqués eux- mêmes, ils se partagent par bandes, et fondent sur l’ennemi en poussant des cris effroyables. Groupés ou dispersés, ils chargent ou fuient avec la promptitude de l’éclair, et sèment en courant le trépas. Aussi leur tactique, par sa mobilité même, est impuissante contre un rempart ou un camp retranché.

(9) Mais ce qui fait d’eux les plus redoutables guerriers de la terre, c’est qu’également sûrs de leurs coups de loin, et prodigues de leur vie dans le corps à corps, ils savent de plus, au moment où leur adversaire, cavalier ou piéton, suit des yeux les évolutions de leur épée, l’enlacer dans une courroie, qui paralyse tous ses mouvements. Leurs traits sont armés, en guise de fer, d’un os pointu, qu’ils y adaptent avec une adresse merveilleuse.

(10) Aucun d’eux ne laboure la terre, ni ne touche une charrue. Tous errent indéfiniment dans l’espace, sans toit, sans foyers, sans police, étrangers à toute habitude fixe, ou plutôt paraissant toujours fuir, à l’aide de chariots où ils ont pris domicile, où la femme s’occupe à façonner le hideux vêtement de son mari, le reçoit dans ses bras, enfante, et nourrit sa progéniture jusqu’à l’âge de puberté. Nul d’entre eux, conçu, mis au monde, et élevé en autant de lieux différents, ne peut répondre à la question : "D’où êtes-vous ? ".

(11) Inconstants et perfides dans les conventions, les Huns tournent à la moindre lueur d’avantage ; en général, ils font toute chose par emportement, et n’ont pas plus que les brutes le sentiment de ce qui est honnête ou déshonnête. Leur langage même est captieux et énigmatique. Ils n’adorent rien, ne croient à rien, et n’ont de culte que pour l’or. Leur humeur est changeante et irritable au point qu’une association entre eux, dans le cours d’une même journée, va se rompre sans provocation, et se renouer sans médiateur.

(12) À force de tuer et de piller de proche en proche, cette race indomptée par le seul instinct du brigandage fut amenée sur les frontières des Alains, qui sont les anciens Massagètes. Puisque l’occasion s’en présente, il est bon de dire aussi quelques mots sur l’origine de ce peuple et sa situation géographique.

(13) L’Hister, grossi de nombreux affluents, traverse tout le pays des Sarmates, qui s’étend jusqu’au Tanaïs, limite naturelle de l’Europe et de l’Asie. Au-delà de ce dernier fleuve, au milieu des solitudes sans terme de la Scythie, habitent les Alains, qui doivent leur nom à leurs montagnes, et l’ont, comme les Perses, imposé par la victoire à leurs voisins.

(14) De ce nombre sont les Nervi, peuplade enfoncée dans les terres, bornée par de hautes montagnes incessamment battues par l’Aquilon, et que le froid rend inaccessibles ; plus loin, les Vidini et les Gélons, race féroce et belliqueuse, qui arrache la peau à ses ennemis vaincus, pour s’en faire des vêtements ou des housses de cheval ; les Agathyrses, voisins des Gélons, qui se chamarrent le corps de couleur bleue, et en teignent jusqu’à leur chevelure, marquant le degré de distinction des individus par le nombre et les nuances plus ou moins foncées de ces taches.

(15) Viennent ensuite les Mélanchlènes et les Anthropophages, nourris, dit-on, de chair humaine ; détestable coutume qui éloigne tous voisins, et forme le désert autour d’eux. C’est pour cette cause que ces vastes régions, qui s’étendent au nord-est jusqu’au pays des Sères, ne sont que de vastes solitudes.

(16) Il y a aussi les Alains orientaux, voisins du territoire des Amazones, dont les innombrables et populeuses tribus pénètrent, m’a- t-on dit, jusqu’à cette contrée centrale de l’Asie où coule le Gange, fleuve qui sépare en deux les Indes, et court s’absorber dans l’océan Austral.

(17) Distribués sur deux continents, tous ces peuples, dont je m’abstiens d’énumérer les dénominations diverses, bien que séparés par d’immenses espaces où s’écoule leur existence vagabonde, ont fini par se confondre sous le nom générique d’Alains.

(18) Ils n’ont point de maisons, point d’agriculture, ne se nourrissent que de viande et surtout de lait, et, à l’aide de chariots couverts en écorce, changent de place incessamment au travers de plaines sans fin. Arrivent-ils en un lieu propre à la pâture, ils rangent leurs chariots en cercle, et prennent leur sauvage repas. Ils rechargent, aussitôt le pâturage épuisé, et remettent en mouvement ces cités roulantes, où les couples s’unissent, où les enfants naissent et sont élevés, où s’accomplissent, en un mot, pour ces peuples tous les actes de la vie. Ils sont chez eux, en quelque lieu que le sort les pousse,

(19) chassant toujours devant eux des troupeaux de gros et de menu bétail, mais prenant un soin particulier de la race du cheval. Dans ces contrées l’herbe se renouvelle sans cesse, et les campagnes sont couvertes d’arbres à fruit ; aussi cette population nomade trouve-t- elle à chaque halte la subsistance de l’homme et des bêtes. C’est l’effet de l’humidité du sol, et du grand nombre de cours d’eau qui l’arrosent.

(20) Les infirmes d’âge ou de sexe s’occupent, au dedans et autour des chariots, des soins qui n’exigent pas de force corporelle. Mais les hommes faits, rompus dès l’enfance à l’équitation, regardent comme un déshonneur de se servir de leurs pieds. La guerre n’a pas de condition dont ils n’aient fait un rigoureux apprentissage ; aussi sont-ils excellents soldats. Si les Perses sont guerriers par essence, c’est que le sang scythe originairement a coulé dans leurs veines.

(21) Les Alains sont généralement beaux et de belle taille, et leurs cheveux tirent sur le blond. Leur regard est plutôt martial que féroce. Pour la rapidité de l’attaque et l’humeur belliqueuse, ils ne cèdent en rien aux Huns. Mais ils sont plus civilisés dans leur manière de s’habiller et de se nourrir. Les rives du Bosphore Cimmérien et des Palus-Méotides sont le théâtre ordinaire de leurs courses et de leurs chasses, qu’ils poussent quelquefois jusqu’en Arménie et en Médie.

(22) Cette jouissance que les esprits doux et paisibles trouvent dans le repos, ils la placent, eux, dans les périls et dans la guerre. Le suprême bonheur à leurs yeux est de laisser sa vie sur un champ de bataille. Mourir de vieillesse, ou par accident, est un opprobre pour lequel il n’est pas assez d’outrages. Tuer un homme est un héroïsme pour lequel ils n’ont pas assez d’éloges. Le plus glorieux des trophées est la chevelure d’un ennemi, servant de caparaçon au cheval du vainqueur.

(23) La religion chez eux n’a ni temple ni édifice consacré, pas même une chapelle de chaume. Un glaive nu, fiché en terre, devient l’emblème de Mars ; c’est la divinité suprême, et l’autel de leur dévotion barbare.

(24) Ils ont un mode singulier de divination : c’est de réunir en faisceau des baguettes d’osier, qu’ils ont soin de choisir droites ; et, en les séparant ensuite à certain jour marqué, ils y trouvent, à l’aide de quelque pratique de magie, une manifestation de l’avenir.

(25) L’esclavage est inconnu parmi eux. Tous sont nés de sang libre. Ils choisissent encore aujourd’hui pour chefs les guerriers reconnus les plus braves et les plus habiles.


Traduction sous la direction de M. Nisard, Paris Firmin Didot, 1860
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