Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 98

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 417-420).


Miss Clarisse Harlove à Miss Howe. Jeudi, 13 avril, après-midi. Je ne vous cacherai pas, ma très-chère et très-obligeante amie, que je me reproche, avec une douleur extrême, cette mauvaise intelligence entre votre mère et vous, à laquelle j’ai le malheur de donner occasion. Hélas ! Combien d’infortunés j’ai faits à la fois ! Si je n’avais pour ma consolation le témoignage de mon cœur, et la pensée que ma faute ne vient pas d’une coupable précipitation, je me regarderais comme la plus misérable de toutes les femmes. Avec cette satisfaction même, que je suis rigoureusement punie, par la perte de ma réputation, qui m’est plus précieuse que la vie ! Et par les cruelles incertitudes qui, ne cessant point de combattre mes espérances, déchirent mon ame, et la remplissent de trouble et d’affliction ! Il me semble, ma chère amie, que vous devez obéir à votre mère, et rompre tout commerce avec une si malheureuse créature. Prenez-y garde ; vous allez tomber dans le même désordre, qui est la source de mon infortune. Elle a commencé par une correspondance défendue, que je me suis cru libre d’interrompre à mon gré. J’ai toujours pris plaisir à faire usage de ma plume ; et ce goût m’a peut-être aveuglée sur le danger. à la vérité j’avais aussi des motifs qui me paroissaient louables ; et pendant quelque tems, j’étais autorisée par la permission et les instances même de tous mes proches. Je me sens donc quelquefois prête à discontinuer un commerce si cher, dans la vue de rendre votre mère plus tranquille. Cependant quel mal peut-elle craindre d’une lettre, que nous nous écrirons par intervalles, lorsque les miennes ne seront remplies que de l’aveu et du regret de mes fautes ; lorsqu’elle connaît si bien votre prudence et votre discrétion ; enfin lorsque vous êtes si éloignée de suivre mon malheureux exemple ? Je vous rends grâces de vos tendres offres. Soyez sûre qu’il n’y a personne au monde à qui je voulusse avoir obligation plutôt qu’à vous. M Lovelace serait le dernier. Ne vous figurez donc pas que je pense à lui donner cette sorte de droit sur ma reconnaissance. Mais j’espère, malgré tout ce que vous m’écrivez, qu’on ne refusera pas de m’envoyer mes habits et la petite somme que j’ai laissée. Mes amis, ou du moins quelques-uns d’entr’eux, ne seront point assez inconsidérés pour m’exposer à des embarras si vils. Peut-être ne se hâteront-ils pas de m’obliger ; mais quand ils me feraient attendre long-temps cette grâce, je ne suis point encore menacée de manquer. Je n’ai pas cru, comme vous le jugez bien, devoir disputer avec M Lovelace pour la dépense du voyage et des logemens, jusqu’à ce que ma retraite soit fixée. Mais je compte de mettre bientôt fin à cette espèce même d’obligation. Il est vrai qu’après la visite que mon oncle a rendue à votre mère, pour l’exciter contre une nièce qu’il a si tendrement aimée, je ne dois pas me flatter beaucoup d’une prompte réconciliation. Mais le devoir ne m’oblige-t-il pas de la tenter ? Dois-je augmenter ma faute par des apparences de ressentiment et d’obstination ? Leur colère doit leur paraître juste, puisqu’ils supposent ma fuite préméditée, et qu’on leur a persuadé que je suis capable de m’en faire un triomphe avec l’objet de leur haine. Lorsque j’aurai fait tout ce qui dépend de moi pour me rétablir dans leur affection, j’aurai moins de reproches à me faire à moi-même. Ces considérations me font balancer à suivre votre avis par rapport au mariage ; sur-tout pendant que je vois M Lovelace si fidèle à toutes mes conditions, qu’il appelle mes loix. D’ailleurs, les sentimens de mes amis, que vous me présentez si déclarés contre la médiation de ma famille, ne me disposent pas à chercher la protection de Miladi Lawrance. Je suis portée à me reposer uniquement sur M Morden. En m’établissant dans un état supportable d’indépendance, jusqu’à son retour d’Italie, je me promets une heureuse fin par cette voie. Cependant, si je ne puis engager M Lovelace à s’éloigner, quels termes de réconciliation proposer à mes amis ? S’il me quitte, et qu’ils emploient la force pour se saisir de moi, comme vous êtes persuadée qu’ils le feraient s’ils le craignaient moins, leurs plus sévères traitemens, leurs plus rigoureuses contraintes ne seront-elles pas justifiées par ma fuite ? Et tandis qu’il est avec moi, tandis que je le vois, comme vous l’observez, sans être mariée, à quelle censure ne suis-je pas exposée ? Quoi ! Pour sauver les malheureux restes de ma réputation aux yeux du public, il faudra donc que j’observe les favorables dispositions de cet homme-là ? Je vous rendrai compte, aussi exactement que vous le souhaitez, de tout ce qui se passe entre nous. Jusqu’à présent je n’ai rien remarqué dans sa conduite qui mérite beaucoup de reproche. Cependant je ne saurais dire que le respect qu’il me marque, soit un respect aisé, libre, naturel ; quoiqu’il ne me soit pas plus facile d’expliquer ce qui lui manque. Il y a sans doute un fond d’arrogance et de présomption dans son caractère. Il n’est pas même aussi poli qu’on pourrait l’attendre de sa naissance, de son éducation et de ses autres avantages. En un mot, ses manières sont celles d’un homme, qui a toujours été trop accoutumé à suivre sa propre volonté, pour se faire une étude de s’accomoder à celle d’autrui. Vous me conseillez de lui donner quelques marques de confiance. Je serai toujours disposée à suivre vos avis, et à lui accorder ce qu’il méritera. Mais, trompée, comme je soupçonne de l’avoir été par ses ruses, non-seulement malgré mes résolutions, mais même contre mon penchant, doit-il s’attendre, ou peut-on espérer pour lui, que je le traite si tôt avec autant de complaisance que si je me reconnaissais obligée à son zèle, pour m’avoir enlevée ? Ce serait lui donner lieu de penser que j’ai usé de dissimulation avant mon départ, ou que j’en use depuis. Ah ! Ma chère, je m’arracherais volontiers les cheveux, lorsque, relisant l’article de votre lettre où vous parlez de ce fatal mercredi, que j’ai redouté peut-être plus que je ne le devais, je considère que j’ai été le jouet d’un vil artifice, et vraisemblablement par le ministère de ce misérable Léman ! Quelle noirceur dans leur méchanceté ! Et que cet odieux attentat doit avoir été médité à loisir ! Ne serait-ce pas me trahir moi-même, que de manquer de vigilance avec un homme de ce caractère ? Cependant quelle vie pour un esprit aussi ouvert, aussi naturellement éloigné du soupçon, que le mien ! Je dois les plus vifs remerciemens à M Hickman, pour l’assistance obligeante qu’il veut bien prêter à notre commerce. Il y a si peu d’apparence qu’il ait besoin de cette occasion pour augmenter ses progrès dans le cœur de la fille, que je serais extrêmement fâchée qu’elle pût lui devenir nuisible dans l’esprit de la mère. Je suis dans un état de dépendance et d’obligation. Ainsi je dois demeurer contente de tout ce que je ne saurais empêcher. Que n’ai-je le pouvoir d’obliger ? Ce pouvoir autrefois si précieux pour moi ! Ce que je veux dire, ma chère, c’est que mon indiscrétion doit avoir diminué l’influence que j’avais sur vous. Cependant, je ne veux pas m’abandonner moi-même, ni renoncer au droit que vous m’aviez accordé, de vous dire ce que je pense de votre conduite sur les points que je ne saurais approuver. Permettez donc que, malgré la rigueur de votre mère pour une infortunée qui n’est pas coupable dans l’intention, je vous reproche, dans la conduite que vous tenez avec elle, une vivacité que je trouve inexcusable ; sans parler, pour cette fois, de la liberté excessive avec laquelle vous traitez indifféremment tous mes proches. J’en suis véritablement affligée. Si vous ne voulez pas, pour l’amour de vous-même, supprimer les plaintes et les termes d’impatience qui vous échappent à chaque ligne, faites-le, je vous en supplie, pour l’amour de moi. Votre mère peut craindre que mon exemple, comme un dangereux levain, ne soit capable de fermenter dans l’esprit de sa fille bien-aimée : et cette crainte ne peut-elle pas lui inspirer une haine irréconciliable pour moi ? Je joins à ma lettre une copie de celle que j’ai écrite à ma sœur, et que vous souhaitez de lire. Observez que, sans demander formellement ma terre, et sans m’adresser à mes curateurs, je propose de m’y retirer. Avec quelle joie ne tiendrais-je pas ma promesse, si l’offre que je renouvelle était acceptée ? Je m’imagine que, par quantité de raisons, vous jugerez, comme moi, qu’il ne convenait pas d’avouer que j’ai été entraînée contre mon inclination.