Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 72

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 287-292).


Miss Clarisse Harlove, à Miss Howe.

dimanche au soir, 2 avril. Quel détail j’ai à vous faire, ma chère amie, et que je vais vous causer d’admiration par le changement qui est arrivé dans la conduite de mes amis ! Je n’aurais jamais cru qu’il y eût tant d’art parmi nous que j’en découvre. Ce récit ne demande pas d’autre ordre que celui des événemens. Toute la famille a été ce matin à l’église. Ils en ont ramené le docteur Lewin, après l’avoir fait inviter à venir dîner au château… peu de momens après son arrivée, le docteur m’a fait demander la permission de me voir dans mon appartement. Vous croyez sans peine qu’elle n’a point été refusée. Il est monté. Sa visite a duré près d’une heure : mais ce qui n’a pu manquer de me surprendre, il a pris soin d’éviter tout ce qui pouvait le conduire au sujet dont j’avais supposé qu’il était venu m’entretenir. Enfin, je lui ai demandé si l’on ne trouvait pas étrange que je ne parusse plus à l’église. Il m’a fait là-dessus un compliment fort civil ; mais il avait toujours eu pour règle, m’a-t-il dit, de ne pas entrer dans les affaires de famille, s’il n’y étoit appelé. Rien n’étant plus contraire à mon attente, je me suis imaginé que, dans l’opinion qu’on a de sa justice, on n’avait osé porter ma cause à son tribunal ; et je n’ai rien ajouté qui pût nous rappeler au même sujet. Lorsqu’on est venu l’avertir que le dîner était servi, il n’a pas marqué, par le moindre étonnement, qu’il fît attention que je ne descendais pas avec lui. C’est la première fois, depuis mon emprisonnement, que j’ai regretté de ne pas dîner en bas. En le conduisant jusqu’à l’escalier, une larme s’est ouvert un passage malgré moi. Il s’en est aperçu ; et son bon naturel le trahissant jusqu’à mouiller aussi ses yeux, il s’est hâté de descendre sans prononcer un seul mot ; dans la crainte, sans doute, de me faire connaître son attendrissement par l’altération de sa voix. J’ai prêté l’oreille assez soigneusement pour lui entendre louer non-seulement les bonnes qualités qu’il m’attribue, mais sur-tout la part que j’avais eue à notre conversation ; et j’ai supposé qu’ayant été prié de ne pas m’entretenir du sujet de mes peines, il voulait faire voir qu’il avait évité de toucher cet intéressant article. Je suis demeurée si mécontente, et tout à la fois si surprise de cette nouvelle méthode, que je ne me suis jamais trouvée dans le même embarras. Mais d’autres scènes étoient prêtes à l’augmenter. Ce jour devait être pour moi un jour d’événement mystérieux, et lié néanmoins avec l’avenir ; car je ne puis douter que sous ces voiles, on ne cache des vues fort importantes. Dans l’après-midi, tout le monde, à l’exception de mon frère et de ma sœur, est allé à l’église avec le docteur, qui a laissé des complimens pour moi. Je suis descendue au jardin. Mon frère et ma sœur, qui s’y promenaient aussi, m’ont observée assez long-temps, en affectant de se tenir sous mes yeux ; dans la vue, si je ne me trompe, de me rendre témoin de leur gaieté et de leur bonne intelligence. Enfin, ils sont entrés dans l’allée d’où j’étais prête à sortir, les mains l’un dans celle de l’autre, comme deux tendres amans. Votre serviteur, miss ; votre servante, monsieur. C’est tout ce qui s’est passé entre mon frère et moi. Ne trouvez-vous pas l’air un peu froid, Clary ? M’a demandé ma sœur, d’un ton assez doux, et s’arrêtant devant moi. Je me suis arrêtée aussi, et je lui ai rendu une profonde révérence pour la sienne, qui n’en étoit qu’une demie. Je ne m’en aperçois pas, ma sœur, lui ai-je répondu. Elle s’est remise à marcher. Je lui ai fait une autre révérence, et j’ai continué ma promenade vers ma volière. Mais, prenant tous deux un chemin plus court, ils y sont arrivés avant moi. Vous devriez, Clary, m’a dit mon frère, me faire présent de quelques-uns de vos oiseaux, pour ma basse-cour d’écosse. Ils sont à votre service, mon frère. Je vais choisir pour vous, a dit ma sœur ; et tandis que je leur jetais à manger, ils en ont pris une demi douzaine. J’ignore quel était leur dessein, et s’ils en ont eu d’autre que de montrer devant moi beaucoup de bonne humeur et d’affection mutuelle. Après le service divin, mes oncles ont pensé aussi à me donner quelque signe d’attention. Ils m’ont fait avertir, par Betty, qu’ils voulaient prendre le thé avec moi dans mon propre appartement. C’est à présent, me suis-je dit à moi-même, que les préliminaires vont commencer pour mardi. Cependant ils ont changé l’ordre du thé, et mon oncle Jules est le seul qui soit monté chez moi. L’air dont il est entré tenait également de la froideur et de l’affection. Je me suis avancée avec empressement, et je lui ai demandé sa faveur. Point de crainte, m’a-t-il dit, point d’inquiétude, ma nièce ; soyez sûre désormais de la faveur de tout le monde : nous touchons à l’heureuse fin, chère Clary. J’étais impatient de vous voir. Je ne pouvais me refuser plus long-temps cette satisfaction : et m’embrassant, il m’a nommée sa charmante nièce. Cependant il a constamment évité de toucher au point intéressant. Tout va prendre une face nouvelle. Tout va s’arranger heureusement. Les plaintes vont finir. Vous êtes aimée de tout le monde : j’ai voulu d’avance vous faire ma cour, c’est son expression obligeante, vous voir, vous dire mille choses tendres. Le passé doit être oublié comme s’il n’était jamais arrivé. J’ai hasardé quelques mots sur le déshonneur que je reçois de ma prison. Il m’a interrompue : du déshonneur, ma chère ? Ah ! Ce ne sera jamais votre partage ; votre réputation est trop bien établie. Je mourais d’envie de vous voir, a-t-il répété ; je n’ai vu personne de la moitié si aimable, depuis cette longue séparation. Il a recommencé à baiser mes joues, que je sentais brûlantes de chagrin et d’impatience. Je ne pouvais soutenir d’être jouée si cruellement. De quelle reconnaissance étois-je capable pour une visite qui ne me semblait qu’une ruse trop humble, dans la vue de m’engager adroitement pour mardi, ou de me faire paraître inexcusable aux yeux de tout le monde ? ô frère artificieux ! Je reconnais tes inventions. Là-dessus, ma colère me faisait rappeler son triomphe et celui de ma sœur, lorsqu’ils avoient affecté de me suivre, de se marquer tant d’amitié, et qu’en me nommant Clary et leur sœur, avec une condescendance forcée, j’avais cru voir dans leurs yeux plus d’aversion que de tendresse. Croyez-vous qu’avec ces réflexions, j’aie pu regarder la visite de mon oncle comme une grande faveur ? J’en ai jugé comme je le devais ; et le voyant attentif à prévenir toutes sortes d’explications, j’ai affecté de suivre son exemple, et de ne lui parler que de choses indifférentes. Il a continué sur le même ton ; observant tout ce qui était autour de moi, tantôt un de mes petits ouvrages, tantôt un autre, comme s’il les eût vus pour la première fois ; baisant, par intervalles, la main qui les avait peints ou brodés ; moins pour les admirer, que pour écarter par cette diversion ce qu’il avait de plus présent dans l’esprit, et moi dans le cœur. En sortant, il a paru comme frappé d’une réflexion qui lui survenoit. Comment puis-je vous laisser ici, ma chère, vous dont la présence répand la joie dans cette maison ? Il est vrai qu’on ne vous attend point en bas ; mais je suis tenté de surprendre votre père et votre maman… si je croyais du moins qu’il n’arrivât rien de désagréable ! Ma nièce, ma chère Clary, qu’en dites-vous ? (auriez-vous cru, chère Miss Howe, que mon oncle fût capable de cette dissimulation ?) voulez-vous descendre avec moi ? Voulez-vous voir votre père ? Aurez-vous le courage de soutenir son premier mécontentement, à la vue d’une chère fille, d’une chère nièce, qui a causé tant d’embarras à tout le monde ? Pouvez-vous promettre que l’avenir ?… il s’est aperçu que ma patience commençait à se lasser. Au fond, ma chère, a-t-il repris, si vous ne vous sentez pas encore une parfaite résignation, je ne voudrais pas vous engager dans une démarche… mon cœur, partagé entre le respect et le ressentiment, était si plein, que j’avais peine à respirer. Vous savez, ma chère amie, que je n’ai jamais pu supporter d’être bassement traitée. Et quoi, monsieur ! Lui ai-je dit, en exclamations entrecoupées : vous, mon oncle ! Vous ! Comment se peut-il, monsieur… comment pouvez-vous… votre pauvre amie, ma chère, n’a pas eu la force de donner plus de liaison à ses idées. J’avoue, chère Clary, a répondu mon oncle, que, si vous n’êtes pas déterminée à la soumission, le meilleur parti est de demeurer où vous êtes. Mais après le témoignage que vous avez donné… le témoignage que j’ai donné ! Quel témoignage, monsieur ? Eh bien, eh bien, chère nièce, si vous êtes si sensible au chagrin d’avoir été renfermée, il vaut mieux demeurer encore où vous êtes. Mais cette petite disgrâce finira bientôt. Adieu, ma chère Clary. Je n’ajoute que deux mots : soyez sincère dans votre soumission, et continuez de m’aimer comme vous avez toujours fait ; je vous réponds que les bienfaits de votre grand-père ne surpasseront pas les miens. Il s’est hâté de descendre, sans me laisser le tems de répliquer, comme dans la joie d’être échappé et d’avoir fini son rôle. Ne voyez-vous pas, ma chère, à quel point ils sont déterminés, et combien j’ai raison de trembler pour mardi ? Il est évident pour moi qu’ils croient avoir obtenu quelque avantage par le consentement que j’ai donné à cette entrevue. Quand il m’en serait resté quelque doute, les nouvelles impertinences de Betty achèveraient de le détruire. Elle ne cesse de me complimenter sur ce qu’elle appelle le grand jour, et sur la visite de mon oncle. Les difficultés, dit-elle, sont plus d’à demi vaincues. Elle est sûre que je n’aurais pas consenti à voir M Solmes, si je n’étais résolue de l’accepter. Elle va se trouver plus d’occupation qu’elle n’en a eu depuis quelque tems. Les préparatifs de nôce lui plaisent beaucoup ; qui sait si mon mariage ne sera pas bientôt suivi d’un autre ? J’ai trouvé, dans le cours de l’après-midi, une réplique de M Lovelace à ma dernière réponse. Elle est remplie de promesses, remplie de reconnaissance, d’ éternelle reconnaissance ; c’est son expression favorite, entre plusieurs autres qui ne sentent pas moins l’hyperbole. Cependant, de toutes les lettres d’homme que j’ai vues, les siennes sont celles où j’ai trouvé le moins de ces magnifiques absurdités. Je n’en aurais pas plus d’estime pour lui, s’il affectait d’en employer beaucoup. Ce langage me paraît d’un esprit borné, qui croit une femme folle, ou qui espère la rendre telle. " il se plaint de mon indifférence, qui ne lui permet de fonder l’espoir de me faire agréer ses soins que sur les mauvais traitemens que je reçois de mes amis. Au reproche que je lui ai fait de son caractère impétueux, il répond que, dans l’impossibilité absolue de se justifier, il a trop d’ingénuité pour l’entreprendre : que je le rends muet d’ailleurs, par une interprétation trop dure, qui me fait attribuer l’aveu de ses défauts à l’indifférence que je lui suppose pour sa réputation, plutôt qu’au désir de se corriger : qu’entre les objections qu’on a répandues jusqu’à présent contre ses mœurs, il n’en connaît point encore de justes, mais que désormais il est résolu de le prévenir. Quelles sont ses promesses demande-t-il ? C’est de se réformer par mon exemple : et quelle occasion aurait-il de les remplir, s’il n’avait point de vices, ou du moins, de vices considérables à réformer ? Il espère que l’aveu de ses fautes ne passera aux yeux de personne pour un mauvais signe, quoique ma sévère vertu m’en ait fait prendre cette idée. " il est persuadé qu’à la rigueur mon reproche est juste, sur les intelligences qu’il entretient, par voie de représailles, jusques dans le sein de ma famille. Aussi son caractère ne le porte-t-il guère à pénétrer dans les affaires d’autrui. Mais il se flatte que les circonstances peuvent le rendre excusable, sur-tout, lorsqu’il est devenu si important pour lui de connaître les mouvemens d’une famille déterminée à l’emporter contre moi, par le motif d’une injuste animosité qui ne regarde que lui. Pour se conduire avec la vertu d’un ange, dit-il, il faut avoir à faire à des anges : il n’a point encore appris la difficile leçon de rendre le bien pour le mal ; et s’il doit l’apprendre quelque jour, ce ne sera point par les traitemens que je reçois de certains esprits, qui prendraient plaisir, s’il s’abaissait devant eux, à le fouler aux pieds comme moi. " il s’excuse assez mal sur la liberté avec laquelle il lui est arrivé quelquefois de tourner en ridicule l’état du mariage. C’est une matière, dit-il, qu’il n’a pas traitée depuis quelque temps avec si peu de respect. Il reconnaît d’ailleurs qu’elle est rebattue, triviale ; que c’est un lieu commun, si vide de sens et si usé, qu’il meurt de honte de s’y être quelquefois arrêté. Il le traite de raillerie stupide contre les loix et le bon ordre de la société, qui rejaillit sur les ancêtres du mauvais plaisant ; et plus criminelle encore dans un homme tel que lui, qui peut faire valoir son origine et ses alliances, que dans ceux qui n’ont pas la même obligation à leur naissance. Il me promet de s’observer plus soigneusement dans ses paroles et dans ses actions, pour devenir plus digne de mon estime, et pour me convaincre que, s’il a jamais le bonheur auquel il aspire, les fondemens se trouveront jetés dans son ame pour l’édifice d’honneur et de vertu que j’y élèverai par mon exemple. " il me regarde comme perdue sans ressource, si je suis une fois menée chez mon oncle. Il représente avec les plus fortes couleurs la situation du lieu, les fossés qui l’environnent, la chapelle, l’animosité implacable de mon frère et de ma sœur, leur empire sur tout le reste de ma famille ; et, ce qui ne m’effraie pas moins, il me fait entendre ouvertement qu’il périra plutôt que de m’y laisser conduire. " vos obligeantes, vos généreuses sollicitations, ma chère amie, me feront trouver, dans la faveur de votre mère, l’unique moyen d’éviter des extrémités si cruelles. Je fuirai sous sa protection, si sa bonté l’y fait consentir. J’exécuterai toutes mes promesses. Je n’entretiendrai point de correspondances. Je ne vous quitterai pas un moment. Je ne verrai personne. Il faut que je ferme ma lettre, et qu’elle parte sur le champ. Hélas ! Il n’est pas nécessaire de vous dire que je suis toute à vous. Clarisse Harlove.