Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 383

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 571-572).


M Morden à M Belford.

monsieur,

nous sommes si mauvaise compagnie les uns pour les autres, que je n’ai pas de meilleur parti à prendre que celui de me retirer dans mon appartement, et d’écrire.

Environ neuf heures et demie, on me fit avertir pour déjeûner : la lugubre assemblée se formait lentement ; chacun prenait sa place d’un air d’affliction ; les visages étoient haves et abbatus ; on ne voyait que des yeux fatigués de répandre des pleurs.

L’on se demandait comment on avait passé la nuit, d’un ton qui annonçait la réponse fâcheuse à laquelle on s’attendoit.

L’inconsolable mère dit qu’elle ne connaîtrait plus le repos.

Au moment que nous étions rangés et tranquilles sur nos siéges, la cloche s’est fait entendre ; on a ouvert la porte des cours, et le bruit d’un carrosse roulant sur le pavé, a causé une émotion générale.

Je crois, monsieur, vous avoir ouï dire que vous n’aviez jamais vu Miss Howe. C’est une jeune dame dont les grâces se font d’abord remarquer ; une sombre mélancolie répandait ses nuages autour d’elle ; cependant, au travers de ces ombres, on voyait de temps en tems s’échapper les rayons d’un feu et d’une vivacité singulière : son attachement à ma chère cousine m’a inspiré pour elle une amitié, je puis dire un respect, que je conserverai toujours. Je ne pensais pas, me dit-elle en me donnant la main, rentrer jamais dans cette maison ; mais, morte ou vivante, ma chère Clarisse m’entraîne après elle. Nous entrâmes dans le petit parloir, où, jetant les yeux sur le cercueil, elle retira sa main de dedans la mienne, écarta précipitamment le dessus du cercueil, qui étoit défait, ôta le voile qui couvrait le visage, et, comme hors d’elle-même, leva ses mains jointes en haut, fixant tour à tour ses yeux sur le corps et vers le ciel, trop lent à la venger. Enfin, elle rompit le silence. Voyez-vous, dit-elle, voyez-vous la gloire et l’honneur de son sexe ? La voyez-vous, jetée dans les bras de la mort par l’exécration et la honte du vôtre ?

ô ma bienheureuse amie ! Ma chère compagne ! Lumière qui me conduisait !… baisant sa bouche à chaque nouveau nom qu’elle lui donnoit… quoi ! Toute la vie de ma Clarisse… après une petite pause et un profond soupir, elle se tourna vers moi, puis vers son amie… mais c’est elle ; peut-elle être réellement morte ? Non, non ; réveille-toi, ma tendre, ma chère amie : ne serais-tu qu’un argile insensible ? Ah ! Laisse-moi te rappeler à la vie ; partage le souffle qui m’anime… et lui donnant un baiser… que la chaleur de mes lèvres réchauffe les tiennes ! Elles sont glacées ! Elles sont muettes ! Soupirant encore du fond du cœur, comme déçue de l’espérance de l’entendre parler : est-il donc possible que la perfection finisse ainsi ? Est-il donc vrai que tu m’aies quittée, quittée pour jamais ? ô cruelle Clarisse !

Un silence de quelques instans succéda : paroissant revenir à elle-même, elle me regarda.

Pardonnez, me dit-elle, pardonnez, M Morden, à mon égarement ; je ne suis plus à moi, je n’y serai plus : vous ne connaissiez pas l’excellence, non, vous ne connaissiez pas la moitié des perfections que voilà dans les bras de la mort… ceci ne peut être… ce ne peut être tout ce qui me reste de ma Clarisse. Elle fit une autre pause. Une larme, ma hère, donne une larme seulement à l’état où je suis… mais non, cette tristesse silencieuse, ces ombres de la mort qui couvrent ton front… hélas ! Moi-même trouvé-je des pleurs ? Elles me refusent leurs secours ; mon cœur ne peut plus contenir ma douleur, j’y succombe ! Pourquoi, M Morden, l’a-t-on envoyée ici ? Pourquoi ne me l’a-t-on pas envoyée ? Elle n’a point de père, point de mère, point de parens : ne l’avoient-ils pas tous renoncée pour leur parente ? Pourquoi ne me l’a-t-on pas envoyée ? J’étais son amie, mon cœur lui appartenoit. Qui a plus de droit que moi aux restes de celle que je chérissais ? De vains noms, sans sentiment, seraient-ils de meilleurs titres que mon amour ?

Elle baisa encore une fois la bouche, le front et les joues de son amie ; un soupir, qui semblait lui déchirer le cœur, l’interrompit. D’où vient, d’où vient, reprit-elle, m’a-t-on refusé la consolation de voir la plus aimée, la plus chère de mes compagnes, avant qu’elle devînt celle des anges ? Je renvoyais, je me laissais trop aisément persuader de différer une visite que mon cœur me rendait nécessaire. Que de regrets n’en aurai-je pas ! ô ma bienheureuse Clarisse ! Qui sait, si je fusse allée vers toi, quel effet auraient produit mes consolations ? Elle jeta un regard autour d’elle, comme si elle eût craint d’appercevoir quelqu’un de la famille. Encore un baiser, mon ange, mon amie, chère compagne que je perds, et que je regretterai toujours, encore un baiser, et je pars, je vole hors de cette horrible demeure ; jamais je ne l’aimai que pour toi. Adieu donc, ma très-chère Clarisse ! Tu es heureuse, je n’en doute pas ; ta dernière lettre m’en assuroit. Puissé-je te rejoindre et me réunir avec toi dans des lieux plus saints, où l’insolence n’ose attenter à l’innocence, et où des maîtres cruels, sous le nom de parens, ne gênent pas la vertu par d’impérieux commandemens !

Elle fit un silence : incapable de sortir, quoiqu’elle y fût déterminée, son désespoir, son angoisse combattaient sa volonté, l’attendrissement succéda aux agitations ; un torrent de larmes vint à son secours. Sans ces pleurs que je répands, j’allais mourir de douleur, dit-elle d’une voix plus radoucie. Mes yeux en verseraient sans cesse, que je voudrais en verser encore pour ma chère Clarisse. Hélas ! Ses conseils firent pour moi ce que les miens n’ont pu faire pour elle.

Pardonnez, monsieur, me dit-elle en se tournant vers moi, qui me sentais ému autant qu’elle-même, pardonnez ; j’aimais cette chère personne comme femme n’aima jamais une autre femme. Excusez l’emportement de ma douleur. Est-ce donc ainsi que la gloire de son sexe a été la victime du vice et de la dureté ? Madame, lui dis-je, ils en sont punis, ils en sont bien punis. Qu’ils en soient punis ! Reprit-elle ; si je les plaignois… que je suis malheureuse (regardant le corps) de ne l’avoir pas vue avant que ces paupières couvrissent ces yeux, et que ces lèvres fussent fermées ! Quelles paroles !… quelle douceur !… quelle amie j’ai perdue !

Elle se mit alors à examiner le dessus du cercueil. Frappée du sens des emblèmes, sa douleur reprit de nouvelles forces ; et quoiqu’elle essuyât plusieurs fois ses yeux, elle ne fut pas capable de lire l’inscription et les textes de l’écriture qui l’accompagnoient. Enfin, elle me dit : faites-moi la grâce de m’écrire ce que c’est que ces emblèmes et cette écriture ; et, si vous le pouvez, réservez-moi une boucle de ses cheveux.

Je lui répondis que l’exécuteur testamentaire de Clarisse ferait l’un et l’autre, et lui enverrait une copie du testament ; qu’elle y trouverait des marques de souvenir en faveur d’une personne qui l’appelle son amie, sa soeur… c’est avec justice, repartit Miss Howe, qu’elle me nomme ainsi ; nous n’avions qu’un coeur et qu’une ame. Mais à présent que ma plus chère moitié vient de m’être enlevée, hélas ! Que deviendrai-je ?

Dans ce moment, un domestique a passé près de la porte. Elle a regardé, craignant, pour la seconde fois, que ce ne fût quelqu’un de la famille. Puis elle a dit : encore un dernier adieu…, un dernier adieu… ; hélas ! Elle a renouvelé ses embrassemens ; elle baisait le visage, les mains l’une après l’autre. Enfin elle m’a présenté la sienne, s’est précipitée hors de la chambre, et a gagné son carrosse, où elle s’est abandonnée de nouveau à toute sa douleur. Ses pleurs et ses soupirs lui ôtoient la voix. Elle m’a fait un signe de tête. Déjà les chevaux étoient hors de la cour, je la perdais de vue.

Quand je suis rentré, la compagnie a remarqué mon émotion. M James Harlove leur faisait le rapport de ce que je lui avais dit la veille. Ma présence a interrompu leur discours ; je m’en suis aperçu : je leur ai laissé le champ libre pour consulter.

Je finis cette lettre : le souvenir de la scène touchante que je viens de décrire, m’a laissé dans une incapacité aussi grande de continuer, que je l’étais d’entrer en conversation avec mes cousins, le moment après en avoir été le témoin.

Je suis, monsieur,

votre très-humble et très-obéissant serviteur.