Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 365

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 539-541).


M Lovelace à M Belford.

à Uxbridge, samedi, 9 septembre.

Belford, il convient absolument que ma très-chère femme soit ouverte, et qu’elle soit embaumée. Ne perdons pas un instant. Je serai à Londres cette après-midi. J’ai déjà prévenu deux chirurgiens que je menerai avec moi. Je veux que tout se fasse avec la décence que le cas et la personne sacrée de mon adorable Clarisse exigent nécessairement. Nous ferons aussi tout ce qui sera possible pour garantir ses précieux restes, de toute altération : et lorsqu’elle sera réduite en poussiere, ou qu’on ne pourra la conserver plus long-temps, je la ferai placer dans le tombeau de mes ancêtres, entre mon père et ma mère. Moi, moi seul, je serai à la tête du deuil. Mais son coeur, sur lequel j’ai des droits incontestables, son cœur, que j’ai possédé si long-temps, et qui m’est plus cher que le mien, je veux le garder toute ma vie. Je le conserverai en dépit du temps et de la nature ; il sera toujours présent à ma vue ; et tous les frais de la sépulture me regardent seul.

Qui me disputerait mes droits ? à qui étoit-elle pendant sa vie ? N’est-elle pas morte à moi ? Ses détestables parens, dont la barbarie a seule causé sa mort, n’y avoient-ils pas renoncé depuis long-temps ? Elle les avait abandonnés pour me suivre. J’étais par conséquent son choix ; j’étais son mari. Qu’importe si je l’ai maltraitée ? N’en suis-je pas cruellement puni ? Et si je n’avais pas le malheur de l’être, ne m’aurait-elle pas appartenu ? Ne m’avait-elle pas pardonné ? Je suis donc rentré dans mes premiers droits ; j’y suis rétabli, comme si je ne l’avais jamais offensée. Qui me les oserait contester ? Qu’il parle, qu’il ait l’audace de se montrer.

En vertu d’un pouvoir si juste, je te décharge, Belford, toi et tout le reste du monde, des soins et des services qui regardent sa mémoire. à l’égard de son testament, c’est moi qui l’exécuterai, moi-même. Il n’y avait point de contrat, point de termes réglés entre elle et moi, et je viens de prouver qu’elle étoit ma femme. Elle n’a donc pu disposer d’elle-même indépendamment de ma volonté. Que je périsse à jamais, si je ne fais valoir mes droits contre toutes sortes d’oppositions ! En attendant, je te fais demander, par le porteur, une boucle de ses cheveux. Mais souviens-toi que je te défends la moindre démarche sans ma permission. Je veux que tous les ordres viennent de moi. Ne suis-je pas son mari ? N’ai-je pas été pardonné ? Que signifierait, autrement, le pardon que j’ai obtenu ? Les deux insupportables personnages que vous m’avez envoyés, me causent une peine mortelle. Ils me traitent comme un enfant. Quelle peut être leur vue ? Cependant ce traître de Doleman les imite. Je leur entends dire entre eux qu’ils ont envoyé prier milord de se rendre ici. C’est apparemment pour combattre mes volontés. Que peuvent-ils se proposer ? En vérité, tout le monde me paraît fou. Ils observent mes mains ; ils me considèrent d’un air égaré ; ils me tiennent un langage que j’ai quelquefois peine à comprendre. Souviens-toi que je t’écris pour te défendre de rien commencer sans mes ordres. Je défends aussi à Morden de se mêler de rien. Je m’imagine qu’il n’a point épargné contre moi les malédictions et les menaces ; mais je lui conseille de ne pas demeurer auprès d’elle, s’il veut éviter mon ressentiment. Tu m’enverras donc une boucle de ses cheveux. Tu feras préparer tout ce qui est nécessaire pour l’embaumer, et je me ferai accompagner d’un chirurgien. Tu tiendras le testament et tous les papiers prêts pour mon arrivée. Songe que je veux être en possession de son cœur dès cette nuit. Je prendrai les papiers ; mon dessein est d’en faire usage pour rendre justice à sa mémoire. à qui cet office convient-il mieux qu’à moi ? Qui peut mieux apprendre à tout l’univers ce qu’elle étoit, et quel infame je suis d’avoir été capable de la maltraiter ? Le public apprendra aussi quelle est son implacable et son odieuse famille. Tout sera exposé sans ménagement, les noms aussi peu déguisés que les faits. Comme c’est moi qui ferai la plus honteuse figure dans cet intéressant manifeste, j’ai droit de me traiter moi-même avec une liberté que tout autre ne prendrait jamais. Qui s’en plaindra ? Qui serait assez hardi pour s’y opposer ?

Hâte-toi de m’apprendre si la maudite Sinclair existe encore pour ma vengeance. Ce vieux monstre est-il mort ou vivant ? Il faut que je me signale par quelque forfait exemplaire. Je veux exterminer de la face de la terre, et ce diable incarné, et toute la cruelle famille des Harlove. Il faut des hécatombes entières, pour appaiser les manes de ma Clarisse.

Quand les articles du testament ne s’accorderaient pas avec mes volontés, je ne prétends pas moins être obéi. C’est à moi qu’il appartient d’interpréter les siennes. Ses ordres seront suivis après les miens. Elle est ma femme ; elle le sera éternellement ; je n’en aurai jamais d’autre.

Adieu, Belford. Je me prépare à te joindre : mais garde-toi, si tu fais cas de ma vie ou de la tienne, de me contredire sur tout ce qui touche ma Clarisse.

Mon humeur est tout-à-fait changée. Je ne sais plus badiner, sourire, faire le plaisant. Je suis devenu impatient, colère. Tout me blesse ; aussi n’a-t-on jamais été plus cruellement tourmenté par des impertinens.

J’ajoute, en chiffre, que je me sens dans une situation terrible. Ma cervelle est aussi bouillante qu’une chaudière sur une fournaise embrasée. De quoi donc est-il question ? Je m’en étonne. De ma vie, je ne me suis vu dans cette étrange agitation.

Au fond, Belford, je suis un exécrable mortel. Et lorsque je considère de quoi j’ai été capable à l’égard de cette femme angélique, dont j’ai détruit le repos, l’esprit, la beauté, l’honneur et la vie, je me condamne et me dévoue moi-même à l’éternelle vengeance. De quelle part puis-je attendre de la pitié ? Je crains de ne pouvoir te supporter toi-même, lorsque je vais te revoir. Tes insultantes réflexions, tes cruels reproches m’ont renversé l’esprit.

Mais on m’avertit que Milord est arrivé. Que le ciel le confonde, et ceux qui l’ont fait appeler ! ô Belford ! Je ne sais ce que j’écris.

Son cher cœur, une boucle de ses cheveux, garde-toi bien d’y manquer. N’est-elle pas à moi ? Hélas ! à qui serait-elle ? L’infortunée n’a ni père, ni mère, ni frère, ni sœur ! Elle n’a que moi… mais quoi ? Elle n’est plus !… je l’ai donc perdue ! Je l’ai perdue pour jamais ! Dieu ! Dieu ! Comment ne suis-je pas encore anéanti ?