Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 339

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 496-500).


M Belford à M Lovelace.

samedi, 28 d’août.

J’assistai jeudi à l’ouverture du testament, où je suis nommé seul exécuteur, avec un legs considérable, que mon dessein est d’abandonner à la sœur du mort, parce que je ne trouve pas qu’il l’ait assez bien traitée. Il te laisse, comme à Tourville et à Mowbray, un présent fort honnête, pour vous engager tous trois à rappeler quelquefois sa mémoire.

Après avoir donné quelques ordres qui regardaient les funérailles, je partis vers le soir ; mais, étant arrivé fort tard à la ville, et les fatigues que j’avais essuyées pendant plusieurs jours et plusieurs nuits me rendant le repos absolument nécessaire, je me contentai de faire demander des nouvelles de Miss Harlove, et de la faire assurer de mon respect. M Smith, à qui mon laquais parla, me fit dire qu’il se réjouissait beaucoup de mon retour, parce qu’elle était plus mal que jamais. Il m’est impossible d’expliquer ce qu’elle vous écrit, ou de le concilier avec les faits que j’ai à vous communiquer.

J’étais hier chez Smith, dès sept heures du matin. Miss Harlove venait de sortir, dans une chaise-à-porteurs, pour se rendre à l’église voisine. Elle était trop mal, pour en avoir cherché de plus éloignée ; et Madame Lovick, qui l’avait soutenue jusqu’à la chaise, étoit allée à pied devant elle, dans la crainte qu’elle n’eût besoin de secours à l’église. Madame Smith me dit qu’elle avait été si bas, mercredi au soir, qu’elle avait demandé les secours de la religion. Le ministre de la paroisse, qui passa une demi-heure avec elle, dit, en se retirant, aux personnes de la maison : c’est un ange que vous avez chez vous : je la verrai aussi souvent qu’elle le désirera, ou que je croirai lui faire plaisir.

Elle attribue l’augmentation de sa foiblesse aux fatigues que vous lui avez causées, et à une lettre qu’elle a reçue de sa sœur, à laquelle il paraît qu’elle a fait réponse le même jour. Madame Smith me dit qu’il était venu la veille deux personnes, l’une le matin, l’autre le soir, pour s’informer de sa santé, et qu’elles paroissaient envoyées par sa famille ; mais qu’elles n’avoient pas demandé à la voir, et que leur principale curiosité avait regardé les personnes dont elle reçoit des visites, moi principalement, (quelle pouvait être leur vue ?) sa manière de vivre, sa dépense ; et que l’une des deux avait marqué de l’empressement pour savoir comment elle y pouvait fournir. Madame Smith répondit, suivant la vérité, qu’elle avait été obligée de vendre quelques-uns de ses habits, et qu’elle était à la veille d’en vendre d’autres : sur quoi l’étranger, qui étoit homme de fort bonne mine, dit à Madame Smith, en levant les mains au ciel : " grand dieu ! Quelle triste nouvelle pour quelqu’un ! Je ferai mieux de n’en pas parler ". Madame Smith le pria au contraire de ne rien dissimuler, de quelque part qu’il fût venu. Il branla la tête. " si elle meurt, reprit-il, le monde perdra sa fleur, et la famille d’où elle est sortie ne sera plus qu’une famille commune ". Cette expression me plaît assez. Vous ne serez pas fâché de savoir comment elle a passé le tems, pendant que vous l’avez forcée de quitter son logement pour vous éviter. Madame Smith m’a raconté que lundi matin, lorsqu’elle sortit pour la première fois, elle était dans une extrême foiblesse, et qu’en descendant l’escalier pour se rendre au carrosse avec sa garde, elle poussait de violens soupirs. Elle donna ordre au cocher, qui était loué pour tout le jour, de la conduire où il souhaiterait, pourvu qu’elle y pût respirer l’air. Il la mena vers Highate, où elle fit un léger déjeûner. Ensuite, étant rentrée dans sa voiture, elle se promena lentement jusqu’à midi, qu’elle s’arrêta dans une hôtellerie, pour s’y faire préparer à dîner. Elle y demanda une plume et de l’encre, et pendant deux heures elle ne cessa point d’écrire. On lui servit quelques mets, dont elle s’efforça de goûter ; mais n’ayant pu rien prendre, elle reprit sa plume pendant trois heures entières, après lesquelles, se trouvant un peu pesante, elle s’assit dans un fauteuil. à son réveil, elle ordonna au cocher de la reconduire doucement à la ville, chez une amie de Madame Lovick, où cette vertueuse veuve lui avait promis de se trouver. Mais, se sentant fort mal, elle prit la résolution de retourner assez tard à son logement, quoiqu’elle eût appris de la veuve, que vous y aviez paru, et qu’elle eût sujet d’être choquée de votre conduite. Il lui paroissait, dit-elle, impossible de vous éviter. Elle craignait de n’avoir plus que peu d’heures à vivre ; et l’impression que votre vue ferait sur elle, était capable de la faire mourir à vos yeux.

Elle retourna donc chez Smith, qui lui fit lever plusieurs fois les yeux et les mains d’étonnement par le récit incroyable de vos extravagances. Ne pouvant se déterminer à souffrir la vue d’un homme si endurci, elle prit le lendemain sa chaise ordinaire, pour se faire porter au bord de la Tamise. Là, elle se mit dans un bateau avec sa garde ; car la fatigue du jour précédent ne lui permettait pas de supporter le mouvement d’un carrosse. Elle se fit conduire d’un village à l’autre, s’arrêtant, dans l’occasion, tantôt pour écrire, tantôt pour se faire préparer du thé, ou d’autres rafraîchissemens, qu’elle ne portait pas même à ses lèvres. Vers le soir, elle revint descendre aux degrés du temple, où ses bateliers lui firent venir des porteurs, qui la menèrent comme la veille, chez l’amie de Madame Lovick. Cette femme, qui l’attendait encore, lui dit que vous étiez venu la demander deux fois le même jour, et lui remit une lettre de sa sœur, dont la lecture parut la toucher beaucoup. Elle fut deux fois prête à s’évanouir. Elle pleura fort amérement, en laissant échapper quelques expressions plus vives qu’on n’en avait jamais entendu de sa bouche. Elle traita ses parens de cruels ; elle se plaignit des mauvais offices qu’on ne cessait pas de lui rendre, et des lâches rapports par lesquels on se plaisait à la noircir.

Madame Smith survint, pour l’informer que vous étiez venu une troisième fois, que vous ne vous étiez retiré qu’à neuf heures et demie, et que vous aviez promis d’être civil et respectueux ; mais elle ajouta que vous étiez absolument déterminé à la voir. " il étoit bien étrange, répondit-elle, qu’on ne lui permît pas de mourir en paix. Son sort étoit extrêmement rigoureux. Elle commençait à craindre de manquer de patience, et de trouver sa punition plus grande que sa faute ". Mais, après s’être un peu recueillie, elle s’est consolée par la certitude d’avoir peu de tems à vivre, et par l’espérance d’une meilleure vie. Toutes les circonstances de ce récit doivent vous faire conclure, avec moi, que la lettre qu’elle reçut de Madame Lovick, et sur laquelle je me souviens que vous aviez reconnu la main de sa sœur, ne pouvait pas être celle qui donna lieu à ce qu’elle vous écrivit le même soir, après son retour chez Smith. Cependant on ignore qu’elle en ait reçu d’autre. Mais comme on m’assure qu’elle vous écrivit réellement, je suis soulagé du soupçon que celle dont vous m’avez envoyé la copie pouvait être quelque nouvelle ruse, dont le mystère échappait à ma pénétration.

Mercredi matin, lorsqu’elle reçut votre réponse, on lui entendit répéter plusieurs fois que la nécessité était la mère de l’invention ; mais que l’infortune rendait témoignage à l’intégrité. Je me flatte, dit-elle encore, de n’avoir pas fait une démarche inexcusable. Ensuite, après un moment de silence, peut-être, ajouta-t-elle, me sera-t-il permis à présent de mourir en paix.

Je l’attendis jusqu’à son arrivée. Elle parut satisfaite de me voir ; mais étant très-foible, elle me dit qu’elle avait besoin de s’asseoir un moment, avant que de monter à sa chambre. Madame Lovick la soutint jusqu’à la première chaise. Je vous vois avec plaisir, me dit-elle ; je ne fais pas difficulté de l’avouer, quelque interprétation que la malignité donne à mes sentimens.

Cette expression me surprit ; mais je ne voulus pas l’interrompre.

Ah ! Monsieur, reprit-elle, j’ai plus souffert que vous ne pouvez vous l’imaginer. Votre ami, qui ne m’a pas voulu laisser vivre avec honneur, ne veut pas non plus que je meure en paix. Vous me voyez : ne me trouvez-vous pas extrêmement changée depuis votre départ ? Mais je suis bien éloignée de m’en faire un sujet d’affliction. Cependant, si j’avais quelque attachement à la vie, je dois dire que votre ami, votre barbare ami, sert beaucoup à me l’abréger.

Sa foiblesse était si visible dans le mouvement de sa respiration, et dans le son de sa voix, son action si touchante, que j’en fus pénétré jusqu’au fond du cœur. Les deux femmes et la garde tournèrent la tête en pleurant. Depuis quatre jours, madame, m’efforçai-je de répondre, j’ai eu devant les yeux une scène extrêmement affligeante. Le pauvre Belton n’est plus. Il passa hier dans un autre monde, après une si terrible agonie, que l’impression qui m’en reste me trouble encore la vue et l’imagination. (je ne voulais pas qu’elle attribuât les marques de ma douleur à l’abattement où je la voyais, dans la crainte d’affoiblir son courage.)

un spectacle de cette nature, interrompit-elle, est bien plus propre à fortifier l’ame. Mais, puisque vous y avez été si sensible, je souhaiterais que vous en eussiez fait une vive peinture à votre joyeux ami. Qui sait quel effet elle aurait pu produire sur lui, de la part et dans le cas d’un associé ? Je l’ai fait, répliquai-je : et je me figure que ce n’est pas tout-àfait sans fruit. Sa dernière conduite dans cette maison, reprit-elle, et sa cruelle obstination à me poursuivre, donnent peu d’espérance que les objets graves et sérieux fassent jamais d’impression sur lui. Notre entretien continua sur les derniers momens de notre ami ; et j’admirai son esprit dans le tour de ses réflexions. Pendant qu’un sujet si touchant lui faisait oublier ses propres maux, un homme à cheval lui apporta une lettre de Miss Howe. Elle se retira dans son appartement pour la lire. Le médecin, qu’on avait fait avertir de son retour, arriva dans l’intervalle, et confirma mes craintes sur le danger de sa situation. Il avait appris de nouveaux exemples de la rigueur de sa famille et de vos persécutions. Pour tous les trésors du monde, me dit-il, je ne voudrais pas être son père, ni l’homme qui l’a jetée dans cet affreux état. Le poison de la douleur a pris l’ascendant. Elle en mourra. Je ne vois aucune ressource. Mais je suis effrayé pour ceux qui ont à se reprocher sa mort.

Lorsqu’elle eut appris qu’il demandait à la voir, elle nous fit prier tous deux de monter. Elle nous reçut avec toutes les grâces qu’aucun changement ne lui fera jamais perdre ; et se hâtant de satisfaire à diverses questions sur l’état de sa santé, elle passa aux remerciemens les plus vifs et les plus tendres, pour des soins et des témoignages d’affection que sa fortune présente ne la mettait point en état de reconnaître. Elle nous tint un discours si touchant, que, ne trouvant pas d’expressions pour y répondre, nous fûmes réduits, le médecin et moi, à nous regarder mutuellement, dans un transport de surprise et d’admiration. Ensuite, sans nous laisser le temps de revenir à nous-mêmes : comme il me reste, dit-elle au médecin, quelques préparations à faire, et que je ne voudrais pas entreprendre ce que le temps ne me permettrait pas d’achever, je vous demande en grâce de vous expliquer nettement sur ma situation. Vous connaissez mon régime, et vous pouvez compter que je ne ferai rien pour abréger ma vie : dans quel temps me donnez-vous l’espérance d’être délivrée de toutes mes peines ?

Le médecin parut hésiter. Il me regardait d’un œil incertain. Ne craignez pas de me répondre, lui dit-elle, avec autant de fermeté que de douceur. Dites-moi combien vous jugez qu’il me reste de temps à vivre ? Et, croyez-moi, monsieur, plus il sera court, plus votre réponse paraîtra consolante.

étonnante question ! Lui répondit-il. Quel mêlange de plaisir et d’horreur faites-vous éprouver à ceux qui ont le bonheur de conserver avec vous, et de voir tant de charmes dont la nature vous a partagée ! Ce que vous avez souffert depuis quelques jours, a fait un tort extrême à votre santé ; et si vous étiez exposée à de nouvelles peines de cette nature, je ne répondrais pas que vous fussiez capable de les soutenir… il n’acheva point.

Combien de temps, monsieur, combien ? Je me crois menacée encore de quelques petits chagrins. Je l’appréhende du moins ; mais il n’y en a qu’un pour lequel je me défie de mes forces. Combien donc, monsieur ?

Il demeura sans répondre.

Quinze jours, monsieur ?

Il continua de se taire.

Dix jours ? Une semaine ? Dites, monsieur ; combien ? (avec un charmant sourire, quoique d’un air fort pressant.)

puisqu’il faut m’expliquer, madame, si quelque heureux événement ne vous rend point la vie, je crains… je crains… vous craignez, monsieur ? Ne craignez point. Combien ?

Je crains que dans quinze jours ou trois semaines le monde ne perde son plus parfait ornement.

Quinze jours ou trois semaines, monsieur !… mais que la volonté du ciel soit remplie ! J’aurai donc plus de temps que je n’en ai besoin, pour exécuter ce que je me suis proposé ; du moins, si je conserve quelque force de corps et d’esprit.

Son cœur se satisfit encore par des effusions de reconnaissance ; après quoi, priant le médecin de lui procurer certaines gouttes, qui servaient, lui dit-elle, à ranimer ses esprits lorsqu’elle se trouvait trop abattue, elle nous demanda la liberté de passer dans son cabinet pour écrire quelques lettres.

Le médecin se retira. Je rejoignis les femmes de la maison, et j’appris d’elles que Madame Lovick devait lui apporter aujourd’hui vingt-cinq guinées, sur quelques nouvelles pièces de sa garderobe. Elles me dirent qu’ayant pris la liberté de lui faire un reproche de cette facilité à se défaire de ses habits, avec tant de désavantage, et sans qu’elle parût pressée d’argent, elle leur avait fait une réponse fort étrangère. Après sa mort, aucun de ses amis ne ferait usage de ses robes. Elle avait d’ailleurs quantité de choses plus précieuses à laisser : " à l’égard du besoin qu’elle avait d’argent, elle voulait bien leur confier qu’elle était résolue d’acheter une maison ".

Une maison, madame ? Répliqua Madame Lovick. Je ne comprends pas quel est votre dessein.

" je vais donc m’expliquer, reprit-elle. Ce n’est point une femme, c’est un homme que j’ai choisi pour l’exécution de mon testament ; et croyez-vous que je veuille lui laisser aucun soin qui regarde ma personne ? Vous me comprenez à présent ".

Madame Lovick se mit à pleurer. Des larmes ! Lui dit cette admirable fille, en les essuyant de son propre mouchoir, et l’honorant d’un baiser ; pourquoi cette obligeante foiblesse en faveur d’une étrangère, avec laquelle vous vous êtes liée si nouvellement ? Chère et bonne Madame Lovick, ne vous alarmez point d’un objet dont je m’entretiens avec complaisance.

Ainsi, Lovelace, il est trop clair que la maison qu’elle veut acheter est son cercueil. Quelle présence et quelle fermeté d’esprit, quelle tranquillité de cœur, dans les occupations les plus funestes ! Voilà ce qui mérite le nom de grandeur d’ame. Toi, moi, avec notre vaine bravoure, et ce faux courage, qui n’est réel que pour offenser, serions-nous capables d’une constance si noble ? Pauvre Belton ! Quelle différence entr’elle et vous !

Madame Lovick m’a dit qu’elle lui avait parlé d’une lettre qu’elle a reçue, pendant mon absence, du docteur Lewin, son ministre favori, et d’une réponse qu’elle s’est hâtée de lui faire. Mais elle ignore le sujet de l’une et de l’autre.

La longueur de celle-ci m’oblige de remettre à demain mon départ pour Epsom. Elle te forcera de reconnaître qu’elle sera bientôt la conclusion de tes outrages contre la plus divine de toutes les femmes. Mais je veux différer quelque temps à te l’envoyer, de peur que, sous prétexte de faire tes plaintes de l’erreur où l’on t’a jeté, tu n’en prennes occasion de renouveler tes importunes visites.

J’aurais dû vous dire que Miss Harlove a pris soin de m’expliquer quel est cet unique sujet de chagrin pour lequel elle se défie de ses forces. C’est le résultat qu’elle appréhende d’une visite que le colonel Morden est dans le dessein de vous rendre.