Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 315

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 457-460).


M Lovelace, à M Belford.

mardi, premier d’août.

Je suis au désespoir. Un messager de Miss Howe apporta samedi à mes cousines une lettre qui ne me fut communiquée qu’hier au soir à l’arrivée de mes deux tantes, et sur laquelle milord les avait fait prier de se rendre ici pour me soumettre encore une fois à ce redoutable tribunal. Jamais ours n’essuya une aussi rude chasse que ton pauvre ami. Et pourquoi ? Pour seconder la cruauté de Miss Harlove ; car ai-je commis quelque nouvelle offense ? N’étais-je pas prêt à recevoir ma grâce à toutes les conditions qu’elle aurait voulu m’imposer ? Est-il beau de me punir de mon infortune ? Tous mes proches sont des insensés qui ne jugent que par l’événement, des gens à qui j’ai honte d’appartenir.

La lettre de Miss Howe contenait diverses réflexions de Miss Harlove, qui aboutissent à me rejeter entiérement ; et dans des termes si violens, si positifs ! Elle prétend néanmoins que la raison a plus de part à son refus que le ressentiment : mensonge aussi noir qu’il y en ait jamais eu ; et, pour preuve de sa modération, elle assure qu’elle est capable de me pardonner, et qu’elle me pardonne, à condition que je cesserai de la chagriner. Toute la lettre est tournée de manière à lui attirer plus d’admiration, mais à me rendre plus détestable. Ce qu’on raconte des agitations et de l’enthousiasme des quakres, n’approche pas de la scène que mes tendres parentes m’ont donnée, à la lecture de cette lettre et de quelques passages tirés de celles de ma belle implacable. Que de lamentations pour la perte d’une si charmante nièce ! Que d’applaudissemens donnés à sa vertu, à sa grandeur d’ame, à la noblesse de ses sentimens ! Combien de fois n’a-t-on pas répété la menace de me déshériter ! Moi, qui n’ai pas besoin de leurs reproches, pour sentir la pointe de mes remords et la rage de me voir abandonné ! Moi qui ne l’admire pas moins qu’eux ! Que diable dire ? Je me suis écrié, en les regardant d’un air furieux : " n’est-ce donc pas assez d’essuyer des mépris et des refus ? Puis-je apporter remède à son esprit implacable ? Mon intention ne serait-elle pas de réparer tous les maux que je lui ai fait souffrir " ? Il s’en est peu fallu que je ne les aie tous donnés au diable, avec elle même et Miss Howe pour compagnie ; et j’ai juré de bon coeur qu’elle n’en serait pas moins à moi. Je te le jure à toi-même. Dût-elle en mourir la semaine d’après, le nœud sera formé. Il le sera, j’en jure par le maître du ciel ; et Clarisse Harlove rendra l’ame avec le nom de Lovelace. Tu peux lui faire cette déclaration, si tu veux. Mais n’oublie pas de lui dire en même tems, que je n’ai aucune vue sur sa fortune, et que je la résignerai solemnellement en faveur de qui elle voudra, avec toutes mes prétentions, si elle meurt sans être mère. Je n’ai pas l’ame si basse, que sa fortune puisse me tenter. Qu’elle examine donc, pour elle-même, s’il ne lui est pas plus honorable de quitter ce monde avec le nom de Lovelace, qu’avec celui d’Harlove.

Mais ne t’imagine pas que je me repose entièrement, d’une cause si chère à mon cœur, sur un avocat qui a plus d’admiration pour ma partie que pour son client. Je me rendrai à Londres, dans peu de jours, avec la résolution de me jeter à ses pieds. Je serai accompagné d’un prêtre aussi résolu que moi ; et la cérémonie sera exécutée, quelles qu’en puissent être les suites.

Si, pour éviter cette extrêmité, elle voulait se rendre à l’une des deux églises dont la permission de l’évêque nous laisse le choix (cette permission est entre ses mains, et, grâces au ciel ! Elle ne me l’a pas renvoyée avec mes lettres), je promets de ne lui causer aucun trouble, mais de me trouver au pied de l’autel dans l’église qu’elle aura choisie ; et je m’engage à lui envoyer mes deux cousines pour l’accompagner, ou même à lui mener mes deux tantes et milord M, de la main desquels je me ferai un second bonheur de la recevoir.

Ou, s’il lui était plus agréable, je garantis qu’au premier mot, l’une ou l’autre de mes deux tantes, et toutes deux, s’il le faut, entreprendront le voyage de Londres pour l’amener ici ; et notre mariage sera célébré dans la chapelle du château, sous les yeux de toute ma famille.

Ne trahis pas mon espérance, cher Belford. Emploie vivement et de bonne foi toute la force de ton éloquence, pour la faire consentir au choix d’une de ces trois méthodes. Il faut qu’elle en choisisse une ; il le faut, te dis-je, ou que je sois confondu.

J’entends Charlotte qui frappe à la porte de mon cabinet. Que diable me veut-elle ? Point de reproche, s’il lui plaît : je n’en souffre pas davantage. Entrez, entrez, petite fille. Ma cousine Charlotte me voyant écrire avec trop d’attention pour en faire beaucoup à sa visite, et devinant le sujet de ma lettre, a souhaité absolument de voir ce que j’avais écrit. J’ai eu cette complaisance pour elle. Le ton dont je te presse lui a causé tant de satisfaction, qu’elle m’a offert d’écrire elle-même à Miss Harlove ; et j’ai accepté son offre, en lui permettant de me traiter comme elle le trouvera bon. Je t’enverrai, dans ma lettre, une copie de la sienne. Après l’avoir écrite, elle a cru me devoir des excuses, pour la manière dont elle me traite. J’ai donné des applaudissemens à son style ; et la voyant prête à m’embrasser, dans la joie qu’elle avait de mon approbation, je lui ai donné deux baisers pour la remercier de ses injures, en l’assurant que j’en espérais beaucoup de succès, et que je rendais grâces au ciel de lui avoir inspiré cette idée. Tout le monde l’approuve ici comme moi, et paraît charmé de la patience avec laquelle j’ai souffert d’être maltraité. S’il n’arrive point de changement dans mes espérances, tout le blâme retombera sur l’opiniâtreté de la chère Clarisse. On doutera de cette douceur et de cette disposition à pardonner, dont elle fait tant de parade ; et la pitié, dont elle est en pleine possession, passera peut-être sur moi. Ainsi, mettant toute ma confiance dans cette lettre, je suspends mes autres alternatives et mon voyage de Londres, jusqu’à la réponse que ma souveraine fera sans doute à Miss Montaigu. Mais si tu vois qu’elle persiste, et qu’elle ne prenne pas du moins quelque temps pour délibérer, tu peux lui communiquer ce que je t’envoie, avant l’arrivée de ma cousine ; et si son obstination ne diminue pas, ne manque point de l’assurer que je veux la voir, que je la verrai, mais avec les plus parfaits sentimens d’honneur et d’humilité. Enfin, si je ne puis la toucher en ma faveur, je quitte l’Angleterre, et peut-être pour n’y revenir jamais.

Je suis fâché que, dans un temps si critique, tu sois aussi employé que tu me le dis, à servir Belton. Si ses affaires demandent mon assistance, parle, et je vole à tes ordres. Tout occupé, tout rempli que je suis de cette perverse beauté, j’obéis au premier signe. Je compte sur ton zèle et sur le caractère de ton amitié. Ne perds pas un moment ; et reviens donner tous tes soins aux plus chers intérêts d’un ami qui en perd le repos nuit et jour.

Je joins ici la lettre de Miss Montaigu. à Miss Clarisse Harlove.

mardi, premier d’août.

Très-chère miss,

toute notre famille est infiniment sensible aux injures que vous avez reçues d’un homme que votre seule alliance peut rendre digne du degré dans lequel il nous appartient. Si, par un miracle d’indulgence et de bonté, vous nous faisiez à tous la grâce d’oublier sa méchanceté et son ingratitude, pour accepter la qualité de notre parente, vous nous rendriez la plus heureuse famille du monde : et je puis vous garantir que milord M, miladi Sadleir, miladi Lawrance et ma sœur, qui font profession d’admirer vos vertus et la noblesse de votre ame, ne cesseraient jamais de vous aimer, de vous respecter, et d’apporter tous leurs soins à réparer ce que vous avez souffert de M Lovelace. C’est une faveur néanmoins que nous n’aurions pas la hardiesse de vous demander, si nous n’étions bien sûrs que son repentir est égal à l’offense, et qu’en implorant à genoux votre généreuse pitié, il se liera par des sermens éternels d’honneur et d’amour. Ainsi, ma chère cousine (quel charme pour nous, si cet agréable style nous est permis !), notre intérêt commun, celui d’une ame que vous pouvez sauver de sa perte, et, souffrez que je le dise, celui de votre réputation même, doivent être capables de toucher votre cœur. Si, pour encourager nos espérances, vous m’assurez seulement que vous ne serez pas fâchée de me voir, et si vous permettez que j’aie l’honneur de vous connaître personnellement, comme nous vous connaissons depuis long-temps par l’éclat de votre mérite, je ne tarderai pas deux jours à me rendre auprès de vous, pour recevoir, de votre bouche, des ordres que nous ferons gloire d’exécuter fidèlement. Je vous demande, ma chère cousine (car nous ne pouvons nous refuser le plaisir de vous donner un nom si doux), je vous demande la permission d’entreprendre exprès le voyage de Londres, et de mettre milord M et mes tantes dans le pouvoir de vous faire toutes les réparations dont ils sont capables, pour les outrages que la plus respectable personne du monde a reçus du plus audacieux et du plus coupable de tous les hommes. Quels droits n’acquerrez-vous pas sur notre reconnaissance, et particulièrement sur celle de votre très-humble,

Charl Montaigu.