Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 309

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 446-447).


M Belford à M Lovelace.

à Edgware, lundi, 24 juillet.

Quelle peine tu prends pour te persuader que la mauvaise santé de Miss Harlove vient de sa dernière disgrâce et de l’implacable ressentiment de sa famille ! L’un et l’autre ne viennent-ils pas de toi dans l’origine ? Quel embarras pour une bonne tête qui entreprend d’excuser les effets d’un mauvais cœur ! Mais il n’est pas surprenant que celui qui est capable d’une mauvaise action préméditée, se satisfasse par une mauvaise excuse. Cependant, quelle opinion doit-il avoir des autres, s’il croit pouvoir leur en imposer aussi facilement qu’il s’en impose à lui-même ? En vain tu rejettes sur l’orgueil et l’obstination, la nécessité où tu l’as réduite de se défaire de ses habits. Quel autre parti prendrait-elle, avec la noblesse de ses sentimens ? Ses implacables parens lui refusent les petites sommes qu’elle a laissées derrière elle, et souhaiteraient, comme sa sœur le déclare avec audace, de la voir dans le dernier besoin. Ils ne seront donc pas affligés de son embarras ; et peut-être prendront-ils plaisir à le publier, comme une justification du ciel pour la dureté de leurs coeurs. Tu ne saurais supposer qu’elle voulût recevoir de toi les moindres secours. En accepter de moi, ce serait, dans son opinion, les recevoir de toi-même. La mère de Miss Howe est une femme avare ; et je doute que sa fille puisse rien sans sa participation. D’ailleurs Miss Harlove est absolument persuadée que les effets dont elle veut disposer, ne lui seront jamais d’aucun usage. N’ayant rien appris de la ville qui m’oblige d’y retourner aujourd’hui, je ferai le plaisir au pauvre Belton, de lui tenir compagnie jusqu’à demain, et peut-être jusqu’à mercredi. Ce malheureux homme voudrait me voir sans cesse à son côté. Que je le plains ! Il est dans un abattement qui fait pitié. Rien ne le divertit. Mais quel service puis-je lui rendre ? Quelle consolation suis-je capable de lui présenter, soit dans sa vie passée, soit dans la perspective de l’avenir ? Nos liaisons et nos amitiés, Lovelace, ne portent que sur la vie et la santé. Lorsque les maladies arrivent, nous jetons les yeux autour de nous, et les uns sur les autres, comme des oiseaux effrayés à la vue du milan qui est prêt à fondre sur eux. Que nous sommes foibles alors, avec toutes nos affectations de courage ! Tu crois voir, dis-tu, que je pense de bonne heure à la réformation ; je souhaite que tu devines juste. La différence extrême que je remarque entre la conduite de cette admirable femme dans le cours de sa maladie, et celle du pauvre Belton dans la sienne, me fait connaître, avec la dernière clarté, que les libertins sont les poltrons réels, et que les gens de bien sont les véritables héros. Tôt ou tard nous l’éprouverons nous-mêmes, si nous ne sommes pas enlevés par quelque accident soudain. Miss Harlove s’enferma hier à six heures du soir, dans le dessein de ne voir personne aujourd’hui jusqu’à la même heure. Pourquoi ? Parce que c’est aujourd’hui le jour de sa naissance, qu’elle veut célébrer par des exercices de piété. Le jour de sa naissance ! Une fleur qui ne fait que s’épanouir, et qui décline déjà vers sa fin ! Tous ses autres jours de naissance ont sans doute été plus heureux. Quelles doivent être ses réflexions ! Quelles doivent être les tiennes ! Ta raillerie s’exerce sur mes aspirations, sur ce que tu appelles mes prosternemens, et sur la manière dont je lui ai présenté le billet de banque. Le respect, dans cette occasion, agissait trop fortement sur moi. J’appréhendais trop de lui déplaire, pour lui faire cette offre avec des grâces plus convenables à mes intentions. Si l’action était grossière, elle était modeste. Mais je conçois qu’elle n’en est que plus ridicule aux yeux d’un homme qui n’entend pas mieux la délicatesse et la modestie dans la manière d’obliger, qu’en amour. Apprends qu’on peut dire du respect inviolable, ce que le poëte a dit de la sincère affection : " je parle ; j’ignore ce que je dis. Ah ! Parlez, parlez de même ; et si je ne vous réponds pas autrement, nous en aurons montré plus d’amour. L’amour est un enfant qui parle un langage mal suivi ; mais c’est alors qu’il se fait le mieux entendre ". L’application est juste au respect modeste qui fait trembler un humble adorateur devant l’autel sur lequel il veut faire son offrande, et qui lui fait jeter mal-adroitement, derrière l’autel, l’encens qu’il devait mettre dessus. Mais, comment une ame qui a pu traiter brutalement la délicatesse même, serait-elle capable ici de m’entendre ?