Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 286

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 401-402).


Miss Clarisse Harlove, à Miss Howe.

jeudi, 13 de juillet. Quel regret n’ai-je pas, ma chère Miss Howe, d’être la malheureuse occasion de vos craintes ? Quelle étendue, quelle contagion dans mes fautes ! Mais si j’apprends que ce méchant homme entreprenne jamais quelque chose contre vous ou contre M Hickman, je vous assure que je consentirai à le poursuivre en justice, quand je devrais mourir à la vue du tribunal. Je reconnais sur ce point toute la justice des raisons de votre mère ; mais elle me permettra de répondre que mon histoire a des circonstances qui m’obligent de penser autrement. Je vous ai promis d’entrer quelque jour dans l’explication de mes véritables idées. Pour cette fois, votre messager peut vous assurer qu’il m’a vue. Je lui ai parlé de l’imposture par laquelle il s’est laissé tromper à Hamstead ; et je suis fâchée de pouvoir dire, avec raison, que s’il n’avait pas été si simple, et tout-à-la-fois si rempli de lui-même, il n’aurait pas donné si grossièrement dans le piège. Madame Bévis peut alléguer la même excuse en sa faveur ; c’est une femme de bon naturel, mais inconsidérée, qui n’étant point accoutumée au commerce de ces lâches trompeurs, a laissé prendre avantage de son caractère simple et crédule. Il me semble que je ne puis être moins connue que dans la retraite où je suis ; je m’y crois en sûreté. S’il reste quelque danger, c’est le matin, lorsque je vais à l’église ou que j’en reviens. Mais je fais ce petit voyage de très-bonne heure, et vraisemblablement ce n’est point à l’église que je rencontrerai les misérables dont j’ai eu le bonheur de me délivrer. D’ailleurs, je me place dans le banc le plus obscur, soigneusement enveloppée dans ma mante , et le visage à demi couvert. La parure, ma chère, ne s’attire pas beaucoup mes soins : toute mon attention se borne à la propreté. L’homme chez qui je suis logée se nomme Smith ; c’est un marchand gantier qui vend aussi des bas, des rubans, du tabac d’Espagne, et d’autres marchandises. Sa femme, qui garde ordinairement la boutique, est d’un caractère vertueux et prudent : ils vivent entr’eux dans une parfaite intelligence ; ce qui prouve, dans mes idées, qu’ils ont tous deux le cœur droit ; car lorsqu’un mari et sa femme vivent mal ensemble, c’est une preuve que, soit dans le fond du caractère ou dans les mœurs, ils se connaissent mutuellement quelque défaut essentiel qui ne donnerait pas pour eux aux étrangers plus de goût qu’ils n’en ont l’un pour l’autre, s’il était aussi bien connu du public. Deux chambres au premier étage, meublées avec plus de propreté que de richesse, composent mon appartement. Le second est occupé par une digne veuve, nommée Madame Lovick , qui, sans être bien partagée du côté de la fortune, ne s’attire pas moins de respect, suivant le témoignage de Madame Smith, par sa prudence que par sa piété. Je me propose de lier une étroite connaissance avec elle. Je vous dois, ma chère, les plus tendres remerciemens pour vos sages avis et vos consolations. Ma confiance au secours du ciel me fait espérer qu’il soutiendra mes forces contre cette espèce de désespoir ou d’abattement, dont la religion fait un crime, sur-tout lorsque, pour m’en défendre, je puis penser, comme vous le dites, que mon malheur ne vient ni de ma légèreté, ni d’aucun égarement volontaire. Cependant la disposition implacable de ma famille, que j’aime avec la plus parfaite tendresse ; mes alarmes du côté de ce méchant homme, qui ne me laissera pas sans doute un moment de repos ; la situation où je me trouve réduite à mon âge, sans protection, avec peu de connaissance du monde ; mes réflexions sur le scandale que j’ai causé, jointes au douloureux sentiment des outrages que j’ai reçus d’un homme dont je n’avais pas mérité cet excès de barbarie et d’ingratitude ; toutes ces raisons ensemble produiront infailliblement l’effet auquel je ne puis me défendre d’aspirer, plus lentement peut-être que je ne le desire, parce que la bonté de ma constitution résistera quelque tems malgré moi : heureuse si d’autres principes peuvent m’élever dans l’intervalle au dessus de toutes les considérations mondaines, et m’apprendre à chercher mon bonheur dans une source plus pure ! Actuellement ma tête est dans un extrême désordre ; mes idées n’ont pas encore été bien nettes, depuis la violence que mon esprit et mon cœur ont essuyée par les détestables artifices dont je suis la victime. Cependant il peut me rester d’autres combats à soutenir. Je sens quelquefois que je ne suis point assez soumise à ma condition : le ciel n’a pas achevé son ouvrage, si c’est ma patience qu’il veut éprouver. Je le bénirai de toutes les peines dont sa bonté ne me fera qu’une épreuve : mais comment regarder cette terrible partie de la malédiction de mon père ?… arrêtons : ce mal même, le plus redoutable de tous les maux, ce coup de foudre ne peut-il pas tourner à mon avantage, par les efforts qu’il me fera redoubler pour m’en garantir ? Je n’ajouterai, ma chère, que des remerciemens à votre mère, de l’indulgence qu’elle a pour nous, et des complimens tels que je les dois à M Hickman. Pour vous, qui êtes ma tendre amie, et la plus chère partie de moi-même, (car, hélas ! Quel cas dois-je faire de l’autre ?) croyez-moi jusqu’à ma dernière heure, et même au delà, s’il est possible, votre, etc. Cl Harlove.