Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 271

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 380-381).


à M Patrice Mac-Donald.

au château de M, mercredi, à deux heures du matin. Cher Mac-Donald, le porteur de ces dépêches est chargé d’une lettre pour ma belle, que je me suis donné la peine de transcrire pour vous. Cette copie vous instruira plus sûrement qu’un extrait. Elle vous fera juger aussi des raisons qui m’ont fait avancer la date de celle que je vous adresse sous le nom de Tomlinson, et que vous ne manquerez pas de lui montrer comme en confidence. Je ne cesse pas, cher Donald, de faire fond sur votre adresse et sur votre zèle : à présent sur-tout, qu’il faut renoncer à l’espérance d’un commerce libre. Ce systême est impossible ; j’en ai reconnu l’illusion ; et je suis déterminé par conséquent au mariage, si ma belle ne laisse point échapper le jour. S’il passe ce jour fatal, je vous informerai, le lendemain, de mes résolutions. Votre esprit s’exercera sur l’ouverture qui regarde sa mère. C’est un fonds riche, qui peut vous fournir de quoi la toucher. Prenez, s’il est nécessaire, un ton d’autorité. Il serait bien étrange qu’une fille de dix-sept ans, l’emportât sur un homme de votre âge et de votre expérience. Feignez de sortir brusquement, si vous lui voyez quelque doute de votre honneur. Un esprit doux peut s’échauffer ; mais on le ramène aisément à son état naturel, par les apparences d’une colère plus violente que la sienne. Au fond, toutes les femmes sont poltrones, et ne se livrent à leur emportement que lorsqu’elles le peuvent sans danger. Si cette entreprise a le succès que j’espère, (et quand elle ne l’aurait pas ; pourvu qu’il n’y ait rien à vous reprocher) je vous mettrai en état de n’avoir plus besoin, pour vivre, de votre maudite contrebande, qui vous conduira tôt ou tard à quelque fatale catastrophe. Nous sommes tous assez loin de la perfection, M Mac-Donald. Cette charmante personne me rend quelquefois sérieux, en dépit de moi-même. Mais, comme les vices particuliers sont moins blâmables que les vices publics, et que la contrebande peut passer pour un vice national, je prononce hardiment que vous êtes plus méchant que moi. Ainsi je me ferai un plaisir de contribuer à votre réformation. Je vous envoie dix guinées par le courier. Ces petits présens ne sont que les arrhes d’un bienfait plus important. Je suis très-content de vous jusqu’aujourd’hui. à l’égard des habits dont vous aurez besoin pour la fête, la rue de Monmouth vous en fournira. Un habit tout-à-fait neuf ferait naître quelque soupçon. Mais vous pouvez attendre à vous occuper de ce soin, que vous vous soyez assuré du consentement de ma belle. Votre habit de campagne suffira pour la première visite. Ayez soin que vos bottes ne soient pas trop nettes. Je vous ai répété mille fois qu’on ne saurait faire trop d’attention aux minuties, dans toutes les occasions où l’artifice est employé. Que votre linge soit un peu chifonné. L’excuse est simple. Vous ne faites qu’arriver. Souvenez-vous, comme je vous l’ai dit la première fois, de porter quelquefois la main au cou, d’étendre négligemment les jambes, de badiner avec vos gants ou vos manchettes, comme si vous étiez assez important pour vous croire au-dessus de l’exacte politesse. Votre âge vous en dispense. Il n’est pas question de plaire. N’êtes-vous pas père de plusieurs filles aussi âgées qu’elle ? Trop de respect et de complaisance vous rendrait suspect. En un mot, faites l’homme de conséquence, si vous voulez être écouté sur ce pied. Il me semble que je n’ai rien de plus à vous recommander. Mon dessein est effectivement de me rendre à Slough. Adieu, honnête Donald.