Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 266

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 375-376).


M Lovelace, à Miss Clarisse Harlove.

au château de M, samedi au soir, 24 de juin. Si ma très-chère Clarisse ne regarde pas comme un effet de l’amour, et d’une terreur inspirée par l’amour, la misérable figure qu’elle m’a vu faire cette nuit, elle est fort éloignée de me rendre justice. J’ai voulu essayer, jusqu’au dernier moment, si ma soumission pourrait me faire obtenir d’elle la promesse d’être à moi jeudi prochain, puisque cette faveur m’était refusée plutôt, et si j’avais eu le bonheur de l’obtenir, elle aurait été libre de partir pour Hamstead, ou pour tout autre lieu qu’il lui aurait plu de choisir. Mais, après avoir perdu l’espérance de la fléchir, comment pouvais-je lui laisser cette liberté, sans m’exposer à la perdre pour toujours ? Je vous avouerai, madame, qu’ayant trouvé hier, après midi, le papier que Dorcas avait perdu, je fis confesser aussi-tôt à cette fille qu’elle s’était engagée à favoriser votre évasion. Si mes instances avoient pu vous déterminer pour jeudi, je n’aurais fait aucun usage de cette découverte, et je me serais reposé sur votre parole, avec une parfaite confiance. Mais vous trouvant inflexible, j’ai pris la résolution de tenter en me ressentant de la trahison de Dorcas, si je ne pourrais pas obtenir ma grâce, pour condition de la sienne ; ou de prendre occasion de cet incident, pour révoquer le consentement que j’avais donné à votre départ, puisque je n’en pouvais attendre que des suites fatales à mon amour. Ce dessein, à la vérité, sent l’artifice. Aussi vous êtes-vous aperçue que je n’ai pu me défendre d’une vive confusion, lorsque vous me l’avez reproché avec tant de force et de noblesse. Mais j’ose me flatter, madame, que vous ne punirez pas trop sévérement un projet dont je reconnais la bassesse. Il ne menaçait pas votre honneur ; et, dans le cours de l’exécution, vous avez dû reconnaître tout à la fois, que je ne suis pas capable de désavouer mes fautes, et que vous avez sur moi plus de pouvoir qu’une femme n’en eut jamais sur un homme. En un mot, vous m’avez vu fléchir également sous le joug de la conscience et de l’amour. Je n’entreprendrai pas de justifier le parti auquel je me suis attaché, de vous laisser où vous êtes, jusqu’à ce que vous m’ayez promis de vous trouver à l’autel avec moi ; ou jusqu’à mon retour, qui me procurera l’honneur de vous y conduire moi-même. Je sens que cette conduite peut vous paraître un peu tyrannique ; mais, comme les suites de votre inflexible rigueur deviendraient nécessairement funestes à nous-mêmes et à nos deux familles, je vous conjure, madame, de pardonner cette petite violence à la nécessité, et de permettre que la solemnité de jeudi renferme un acte d’oubli général pour toutes les offenses passées. Voici les ordres que j’ai laissés aux gens de la maison. " vous ne trouverez que de l’obéissance dans tout ce qui peut s’accorder avec l’espérance que j’ai de vous retrouver mercredi, en arrivant à la ville. Madame Sinclair et ses nièces ayant mérité votre disgrace, ne paraîtront point devant vous, si vous ne les faites appeler. Dorcas ne se présentera point pour vous servir, jusqu’à ce qu’elle ait pleinement justifié sa conduite. Ce sera Mabel qui prendra sa place ; il me semble que, jusqu’à présent, vous n’avez marqué aucun dégoût pour cette fille. J’ai laissé Will près de vous pour recevoir vos commandemens. S’il se rend coupable de quelque impertinence ou de quelque défaut d’attention, le congé que vous prendrez la peine de lui donner sera ratifié pour jamais ". à l’égard des lettres qui peuvent arriver pour vous, ou que vous auriez dessein de faire partir, je vous supplie très-humblement d’approuver qu’elles soient retenues jusqu’à mon retour. Mais je vous assure, madame, que le cachet des unes et des autres sera fidèlement respecté, et qu’elles vous seront remises immédiatement après la célébration, ou même auparavant, si vous le désirez. Dans l’intervalle, je m’informerai de la santé de Miss Howe ; je saurai apparemment ce qui peut avoir causé son silence, et je vous en rendrai compte. Je vous envoie cette lettre par un exprès qui attendra vos ordres, dans l’humble espérance où je suis que vous m’accorderez quelques lignes de réponse, sur cet heureux jeudi qui m’occupe uniquement. Encore une fois, ma très-chère vie, considérez bien notre situation commune. Faites réflexion que nous n’avons plus un moment à perdre. J’écris, par le même exprès, à M Belford, votre admirateur, et mon ami, qui connaît tous les secrets de mon cœur. Je le prie de vous voir, si vous lui faites l’honneur d’agréer sa visite ; et de savoir de vous-même quel fond je puis faire sur vos dispositions pour jeudi. Sûrement, ma chère, jamais l’incertitude ne peut vous avoir causé d’aussi cruels tourmens qu’à moi. Milord est extrêmement mal. Le docteur Swan n’en espère rien. Ma seule consolation, en perdant un oncle à qui j’étais si cher, sera de me trouver, par l’augmentation de ma fortune, plus en état que jamais de faire éclater une passion qui doit faire le bonheur de ma vie, et la vérité de tous les sentimens avec lesquels je suis,

Lovelace.